Je ne suis pas Harry ! Hourra !

Chapitre 4 : May

3481 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/08/2024 12:30

 

Donc, Maïté fut allongée sur le sol poussiéreux d'un couloir, au pied d'un majestueux escalier, son visage reposant sur un porte-parapluies en forme de pied de troll. Elle ne se dépêcha pas de se redresser. D’une part cela aurait été présomptueux de sa part, car ses jambes étaient molles comme de la guimauve après le déplacement. D'autre part, elle avait besoin d'un instant pour observer les alentours et comprendre où elle avait atterri après ce nouveau retournement du destin facétieux.

Elle était probablement au Black House, qui correspondait presque parfaitement à la description de l'œuvre originale. Presque, mais pas tout à fait. « Je pourrais jouer au jeu des sept erreurs ici », pensa-t-elle en inclinant légèrement la tête.

« La première erreur : l'elfe de maison ne concorde pas du tout à la représentation du roman. Il est étrange, mais digne et possède une magie inhabituelle. La deuxième : Black House, n'est pas du tout sombre malgré son apparence négligée, et il est en outre très spacieux. Rien que dans le hall d'entrée, j’aurais pu y loger toute ma chaumière alpine, et il resterait encore de la place. »

Maïté fut interrompue dans son analyse comparative par la voix tonitruante de Sirius :

-         Kreattur ! Le fainéant, que Mordrèd t'’emporte ! Pourquoi notre hôte est en train d'embrasser le porte-parapluies au lieu de se rendre, ou être transporté, à l'aile des invités pour choisir une chambre à son goût ?

-         Parce que c'est un faiblard, et Kreattur n'est pas un cheval de trait ! Ni un cuisinier, ni un technicien des surfaces, d'ailleurs. Kreattur est un bibliothécaire et il ne sait pas ni cuisiner, ni ranger, ni laver, ni repasser, ni installer les invités ! Chuchota l'elfe, en regardant le maître des lieux droit dans les yeux.

« Technicien des surfaces » ! Maïté, qui commençait tout juste à se persuader d'être vraiment réincarnée, se pencha à nouveau vers l'idée séduisante d'une petite chambre douillette au sein d'un hôpital psychiatrique, tellement cela sonnait absurde dans la bouche d'une créature visiblement magique. L'Elfe ne pouvait pas dire cela, et pourtant… Encore une bizarrerie frappa l'esprit de Maïté : pourquoi Kreattur était-il tout seul à s'occuper de cette grande demeure et de son maître ?

Elle décida de clarifier la situation plus tard, mais pour le moment, elle voulait juste se laver, changer de vêtements, peut-être manger et enfin s'allonger sur une surface plane, de préférence un lit, pour se reposer enfin. À l'instar de l'ineffable Scarlett, la reine de procrastination, elle se promit : « J'y penserai demain » (1)

Kreattur, qui jouait au jeu du premier à baisser les yeux avec Sirius, soupira finalement, claqua des mains, et Maïté fut soulevée du sol en abandonnant à contrecœur la jambe de troll à laquelle elle commençait presque s'attacher.

-         Gentil damoiseau, ami, as-tu besoin de l'aide ou peux-tu te tenir debout tout seul ? S'enquit Sirius, qui la regardait avec une inquiétude non feinte, tituber en cherchant un appui.

Maïté comprit, avec un certain regret, qu'il lui fallait abandonner toute l'idée d'un repas ou d'un bain au profit d'un lit. Et si le lit se faisait attendre, le sol du couloir comme couche et la jambe de troll en guise oreiller seraient tout à fait convenables. Elle était complètement épuisée, ses yeux se fermèrent d'eux-mêmes et elle ne sut même pas, qui la porta et la déshabilla pour l'installer sur quelque chose de beaucoup plus confortable que le parquet de l'entrée.

***

Maïté rêvait et son rêve fut étrange :

Elle voyait une toute petite fille attachée à la manière africaine sur le dos de sa maman, qui s'affairait dans la maison. Elle était bien installée et le battement régulier de cœur de sa mère, qu'elle entendait en perméance, la rassurait.

Elle voyait un tout petit garçon s'époumonant dans un lit, il avait soif, faim, il avait besoin d’un change et personne pour le consoler.

Maïté se sentit étourdie, elle était cette fillette, elle était ce petit garçon.

Les images de ses deux vies continuèrent à défiler la plongeant dans le désarroi.

La voilà à l'âge de trois ans offrant un collier de nouilles et une carte à ses parents émus.

Le voici, au même âge, en train de manger des nouilles fades sous le regard désintéressé de mère de la famille d'accueil. Elle n'est pas malveillante, juste indifférente. Elle s'occupe de lui, car c'est son travail.

Elle a onze ans et marche fièrement entre ses parents en les tenant par la main. C'est sa première participation à une manif et elle écoute avec ferveur les slogans : « Un enfant si je veux, quand je veux ! » (2). Elle est fermement convaincue d'être un enfant aimé et désiré.

Il a onze ans et déambule dans une ruelle étroite, tenant fermement quelques pièces dans sa main. C’est sa tutrice de la famille d’accueil qui les lui a données en disant : « J'attends un ami, va t'amuser, et que je ne te revois pas de sitôt ». Il sait qu'elle ne l'aime pas beaucoup, mais avoir un peu d'argent est toujours une bonne chose. Il se voit, déjà, en train d’acheter des bonbons. Un coup violent le jette au sol, il ressent une douleur atroce dans sa jambe gauche, il a même l'impression d'entendre un craquement. On lui arrache les pièces, personne ne vient à son secours.

La sarabande continue : elle va à l'école à Paris et il y va à Londres. Elle est bonne élève, il est cancre. Les premiers sortis, les premiers copains, le verre inaugural, la clope initiale. Tiens, ils l'ont fumé au même âge. C'est le premier point commun, la ronde des événements ralentit, et Maïté entend une petite voix qui l'encourage : « Bravo ma fille, tu avances dans la bonne direction, recherche les ressemblances plutôt que les divergences. Vous avez bien plus en commun qu'un simple souvenir d'une cigarette. »

Maïté éthérée dans son songe, s'assoit et réfléchit : « Alors, cherchons les similitudes, on commence par où ? Peut-être par la playlist, qu'en penses-tu May ? » Elle passa en revue les souvenirs de May : « Voyons, voir : Beatles, Bee Gees, Bob Marley, Supertramp, Queen et curieusement Sheila et Claude François. À 90% en plein dans le mille. Pour moi, je remplacerai seulement Sheila et Clo-Clo par Sardou et Brassens ! »

En voyant les nombreux moments du passé, celle qui avait été Maïté, marqua une pause puis dit : « Passons à la liste de lecture et aux livres favoris : Le Livre de la jungle, Peter Pan, Alice au pays des merveilles, Les Trois Mousquetaires, Dune, Moby Dick, Les Rois maudits, Bilbo le Hobbit, Le Seigneur des Anneaux, ainsi que les lois de la robotique d'Asimov. Oh ! "1984" d'Orwell, chapeau May, à ton âge je ne l'avais pas encore lu ! » Elle resta songeuse un instant : « Existe-t-il réellement cet univers de la « double pensée » tel que décrit dans le « 1984 » ? Avec ces concepts selon lesquels « La guerre, c'est la paix », « la liberté, c'est l'esclavage » et « l'ignorance, c'est la force » ? » (3) Maïté espérait vraiment que ce ne soit pas le cas.

Elle continua de fouiller passionnément dans les souvenirs des lectures, il lui semblait même de sentir l'odeur inimitable propre à toutes les bibliothèques de monde. D'ailleurs, pourquoi « semblait » ? En regardant autour d'elle, Maïté réalisa qu'elle était bel et bien dans une bibliothèque, ou plutôt dans la quintessence de toutes les bibliothèques. Avec un catalogue de cartes à l'ancienne qui côtoyait un ordinateur de pointe. Sur le bureau, un encrier et des plumes en bon voisinage avec les stylos Bic. Et une multitude de livres, allant des parchemins les plus anciens aux fichiers sur les clés USB.

Des étagères étaient partout, occupant tout l'espace visible et s'étendant à l'infini. Trois d'entre elles se trouvaient juste en face : celle de gauche était étiquetée « Maïté », celle de droite « May », et au milieu trônait une bibliothèque vide, aussi incongrue dans ce « rêve de bibliophile », qu'une dent solitaire dans la bouche flasque d'une centenaire.

La créature, qui fut dans le temps Maïté, s'approcha de rayon qui portait son nom et essaya d'en retirer le premier livre, au titre accrocheur : « Je suis une femme », peine perdue le satané bouquin ne bougea pas. En se fiant à son instinct, elle prit celui qui s’intitulait : « Je suis un homme » sur le gradin de May pour le placer sur la tablette vide. Elle se sentit immédiatement mieux.

Ensuite, vint le tour des ouvrages « Je parle, écrit et pense en anglais » et « Je parle, écrit et pense en français », qui une fois posés côte à côte, brillèrent d'une lueur éphémère pour créer ensemble le volume « Je suis bilingue ».

L'âme de « la rêveuse », en se sentant devenir de plus en plus matérielle avec chaque tome déplacé, continua son travail avec l'entrain. Les connaissances acquises à l'école et à l'université, les œuvres lus, les endroits visités, les compétences, les expériences variées, les préférences et les diverses passions, tant pour l'un, que pour l'autre, trouvèrent leur place sur le rayonnage, parfois se regroupant en un seul volume, parfois conservant leur individualité. Ainsi, les sept tomes de « Harry Potter » et les innombrables fanfictions se démarquèrent des autres histoires et occupèrent une tablette à part.

Également, en voyant le titre « Je joue de la guitare et je compose des quatrains ridicules » prendre place près de : « j’aime la musique classique », elle ajouta dans un élan de facétie au fonds commun « Je tricote, je couds, je fais du crochet et de la broderie », ainsi que « Je suis talentueuse en cuisine et je connais de nombreuses recettes ».

Finalement, le dur labeur prit fin. Celle, qui avait été Maïté, observa le fruit de ses efforts, et ressentit une étrange satisfaction. Le résultat fut surprenant, le nouveau « May » aurait des compétences variées et les goûts véritablement éclectiques. Fatiguée, mais contente, elle s'étendit sur le sol pour se reposer et referma les yeux qu'elle rouvrit presque aussitôt.

L'être qui contemplait le baldaquin bleu, tendu au-dessus d'un grand lit douillet, n'était plus tout à fait Maïté, mais ne devint pas, non plus, totalement May. Il sourit en regardant un rayon de soleil se déplacer dans la chambre en illuminant successivement une commode, un fauteuil, un bureau, pour terminer sa course sur la guitare qui émettait un doux ronronnement au pied du lit.

Il se sentait bien. Son corps lui appartenait, et il s'y sentait à l'aise. Fini avec le sentiment de porter des vêtements trop grands, faits pour quelqu'un d'autre, fini l'inconfort. Le jeune homme examina son corps, et ne constata rien d'anormal, même le « petit problème matinal », qui, d'ailleurs, n'était pas si petit que ça, n'avait rien d'étrange pour lui.

En revanche la guitare qui ronronnait et s'étirait en tentant, infructueusement, de se rouler en boulle, constitua une surprise. Puis les événements qui s’étaient déroulés la veille lui revinrent, telle une avalanche, manquant de l'engloutir. Le jeune homme suffoqua, puis secoua la tête et, avec l’effort presque surhumain, se détendit. Le moment de faire le bilan était arrivé, en amenant avec lui son lot des questions et des réflexions.


L’intermède N°1


Lieu : quelque part, hors de temps et de l'espace.

Décor : Réplique de Salon de l'appartement situé au 221B Baker Street à Londres. (4)

Personnages : Sherlock Holmes, Docteur Watson et... Nazgûl.

Disposition : Holmes et Watson occupent les fauteuils près de la cheminée, Nazgûl se tient debout devant eux.

***

Holmes regarda avec désapprobation Nazgûl, tira sur la pipe et prononça :

-         Je pensais qu'on avait convenu d’avoir l’apparence et porter des vêtements adaptés aux décors de nos rendez-vous, plutôt que ces nippes de carnaval.

À ces mots il pointa Nazgûl avec le doigt.

-         C'est le cadeau d'une admiratrice, j'y tiens énormément, mais si ça peut te faire plaisir...

Il fit l'air d'épousseter sa tenue et se transforma, sous les yeux indifférents de ses contradicteurs en une femme d'une beauté époustouflante et minauda les présentations tout en tendant le bras vers le Docteur Watson pour le baisemain :

-         Irène Adler. (5) Gentlemans, lequel d'entre vous, aura la courtoisie de céder son fauteuil à une dame ?

-         Et où as-tu vu une dame, dit Watson mélancoliquement.

-         Goujat !

Irène, qui sembla offensée, fit un imperceptible geste des doigts avant de s'asseoir directement sur l'air, défiant ainsi toutes les lois de la physique. Elle croisa les jambes, ajusta sa jupe et lança un regard glacial à ses interlocuteurs.

Sherlock, nullement gêné d'être ainsi observé, posa la question :

-         Alors, ma chère Irène, ou en est ta mission ? Je te rappellerai que tu t'es portée volontaire...

-         Volontaire nommé d'office, maugréa Irène doucement, puis continua plus fort et avec une certaine emphase. - Ma Mission, comme il se doit, est un franc succès ! J'ai trouvé un corps en déshérence et une âme belle et magnanime. Le corps idéal, l'âme la plus pure. L'âme a volontairement et de tout cœur accepta la noble tâche de sauver le monde et a investi ce corps exceptionnel. J'ai contribué à son apostolat en lui accordant quelques pouvoirs magiques...

Watson eu un petit rire sarcastique avant de s'adresser à Holmes :

-         Qu'en penses-tu ?

Ce dernier prit son temps pour vider sa pipe, en tapotant sur le pare-feu de la cheminée. Ensuite, il la remplit à nouveau en tassant bien le tabac et annonça :

-         En suivant ma méthode déductive, je dirai : « un beau ramassis de sornettes ». Je pense que notre ami commun, a bien failli foirer sa mission et, en désespoir de cause, a chopé la première âme venue, lui avait fait « prendre les vessies pour des lanternes » pour la balancer dans le feu de l'action et s'en est lavé les mains, comme à son habitude. Puis, en voyant les conséquences désastreuses probables, il a fini par intervenir, dépassant largement ce qui est autorisé par nos conventions.

Irène eue l'air penaud :

-         Juste une petite phrase pour orienter cette âme dans la bonne direction : elle était si proche de la folie ! Vous ne devriez pas faire payer cela, à tout un univers, qui est plutôt agréable, et dont la seule faute est d'avoir un voisin monstrueux. Ce monde ne mérite vraiment pas l'invasion de créatures issues d'une réalité créée par l'imagination maladive de Lovecraft (6).

Holmes et Watson s'entre-regardèrent et prononcèrent en chœur et avec une certaine jubilation :

-         Ne pas faire payer ? Alors, jouons !

Une petite table pourvue d'un échiquier apparut aussitôt devant l'âtre et un pion noir bougea tout seul de e7 à e5 en se transformant au passage d'abord en Nazgûl, puis en gros chien et pour finir, en homme nu tenant une baguette magique dans la main.

Holmes se caressa le menton. Ensuite, il déplaça un pion blanc de e2 à e4. Soudain, le pion prit l'apparence d'un hibou. À son tour, Watson toucha la figurine, et une lettre cachetée fut attachée à la patte de l'oiseau.

-         Et aucun moyen de s’en passer ? Vous vous ennuyiez à ce point ? Demanda Irène avec lassitude, en contemplant l’échiquier.

-         Il ne s’agit pas précisément d’ennui, mais les habitants de cet univers nous ont quelque peu négligés. Ils ne m’apprécient pas comme il se doit, et ils ne l'honorent pas comme il le faut, dit Sherlock en montrant du doigt Docteur Watson. - Toi, bien sûr, tu es le moins concerné, tu es toujours soit redouté, soit admiré, car toute créature de n'importe quel monde te rencontrera un jour. Il est grand temps de donner une leçon à ces malotrus, s'ils parviennent à se reprendre, c'est parfait, sinon...

-         « Les jeux sont faits, rien ne va plus », termina sa phrase Watson.

Au même instant l’air se troubla et l'image du salon douillet et confortable s'effaça en emportant Holmes et Watson avec elle, laissant seulement l'échiquier et l'entité, qui retrouva son apparence de Nazgûl, penché au-dessus. Un rire spectral retentit et une voix venant de partout persifla :

-         Malgré le fait que tu joues les noirs, comme d'habitude, nous t'avons laissé le coup initial. Sois en reconnaissant et rappelle-toi notre bonté.

Nazgul tapa de pied et cria dans le vide :

-         Rira bien, qui rira le dernier ! Le prochain coup est pour moi ! Tenez-vous le, pour dit, et ajouta en chantonnant :

« Mes biens chers frères, mes biens chères sœurs

 Reprenez avec moi tous en chœur »

Ayant esquissé un pas de dance, l'entité disparut à son tour, emportée par le rythme effréné de "Pas de boogie-woogie" (7).

Seule l'image de l'échiquier persista quelque temps avant de se dissoudre dans l'infini.

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1.      « J'y penserai demain » - Réplique de Scarlett O’Hara dans le roman de Margaret Mitchell « Autant en emporte le vent ».

2.      « Un enfant si je veux, quand je veux ! » - Le slogan de la Manifestation en soutien de la loi Weil. Cet événement s'est déroulé à Paris en 1979 et avait rassemblé 50 000 personnes.

3.      « La guerre, c'est la paix », « la liberté, c'est l'esclavage », « l'ignorance, c'est la force » - Citations de roman de George Orwell « 1984 » publié pour la première fois le 8 juin 1949. Dans le contexte de la guerre froide, l'auteur britannique y dépeint un monde futuriste dans lequel les libertés sont limitées, la vérité manipulée et les citoyens surveillés de près par un régime dont une des représentations est un personnage mythique du nom de Big Brother.

4.      221B Baker Street à Londres – l’adresse de Sherlock Holmes, personnage de l’œuvre de Sir Arthur Conan Doyle.

5.      Irène Adler – Personnage d’une des nouvelles sur Sherlock Holmes « Le scandale en Bohême ». 

6.      Howard Phillips Lovecraft – né le 20 août 1890 à Providence et mort le 15 mars 1937 dans la même ville, est un écrivain américain connu pour ses récits fantastiques, d'horreur et de science-fiction.

7.      « Pas de boogie-woogie » – chanson écrite et interprétée par d'Eddy Mitchell en 1988.

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