Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 35 : Dans la tête de Grog

7629 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 3 mois

35. Dans la tête de Grog


Le lendemain, après un autre sommeil agité par des cris de loups, Kelly se rendit comme convenu à l'infirmerie pour rendre visite à Naomi, avant même de prendre son petit déjeuner. En chemin, elle tomba par hasard sur le professeur Doubledose, qui en profita pour lui expliquer comment allait se dérouler la suite de leur « punition pharaonique » : ils auraient des retenues chaque soir par tranches de deux ou trois heures, chacun avec un professeur différent. Naomi, qui ne les débuterait que quand sa jambe serait parfaitement rétablie, serait avec Pourrave, Kelly avec Grog, et John avec Fistwick.


- J'ai fait une fleur à Ebay, lui chuchota Doubledose. En l'envoyant en retenue avec Fistule, je lui ai épargné le fait d'avoir à passer ses dernières soirées de l'année avec Poséidon…


Kelly sourit. Elle faillit suggérer au directeur de revenir sur sa décision, car peut-être qu'avoir John avec lui pendant de longues heures permettrait à McGonnadie d'assimiler la leçon qu'elle lui avait administré la veille, mais c'était un pari risqué. Elle hésita également à lui parler du fait qu'ils iraient bientôt ensemble à l'enterrement de Dumbledore, mais plusieurs élèves se trouvaient à proximité, et l'ordre lui avait été donné de ne pas ébruiter l'offre qui lui avait été faite. Elle se contenta de souhaiter une bonne journée à Doubledose et de poursuivre son chemin à l'infirmerie.


- Naomi, c'est moi ! dit-elle d'une voix claironnante en entrant dans la grande pièce.


Mais Naomi ne lui répondit pas. En fait, il n'y avait personne dans l'immense pièce immaculée. Quand Madame Patatchaude aperçut Kelly, elle lui lança d'une voix égale :


- Elle est plus là, ta copine. Elle voulait absolument s'en aller, qu'elle m'a dit ; elle m'a réclamé une paire de béquille et elle s'est barrée dès 7 heures. Sa jambe devrait finir de se ressouder toute seule, le traitement que je lui ai filé fonctionne du tonnerre.


L'infirmière sortit une cigarette de son paquet, la porta à sa bouche et l'alluma avant de retourner à son bureau en claquant la porte.


Kelly resta un instant dans l'infirmerie, immobile et silencieuse, complètement interloquée. Avant d'aller se coucher, Maria Talbec lui avait pourtant certifié que Naomi avait reçu son message, et que celle-ci s'en était montré ravie. Mais alors pourquoi Naomi avait quitté prématurément l'infirmerie sans attendre sa visite ? Si elle avait eu quelque chose d’urgent à faire, elle se serait débrouillée pour prévenir Kelly…


Ces questions se bousculèrent dans la tête de Kelly durant tout le trajet qui la mena à la Cantina Grande pour le petit déjeuner. À la table des Dragondebronze, il y avait John qui mangeait en solitaire, exactement comme Kelly hier soir. Elle se tortilla sur elle-même ; elle n'avait guère oublié le baiser que John avait voulu lui donner, et le désastreux échange qui avait suivi, où son ami s'était enfui sans dire un mot au moment où il avait appris que rien ne serait jamais possible entre eux deux. Elle ne l'avait plus vu de tout le restant de la journée d'hier à cause de ça. Mais John et Kelly ne pourraient pas s'ignorer éternellement. Et puis, malgré le froid jeté qui risquait de durer encore longtemps, ils restaient amis…


Après avoir expiré avec force pour se donner du courage, Kelly se dirigea enfin vers sa place habituelle, et fit face à John. En la voyant devant lui, celui-ci pâlit. Ses yeux s'agitèrent dans tous les sens, comme s'il cherchait une porte de sortie. Mais Kelly ne le laisserait pas se défiler ; qu'importe ce qui avait pu se passer la veille, John et elle devaient être ensemble ce matin.


- Salut, marmonna-t-il finalement.


- Salut… ça va ? hésita Kelly.


- Moyen-bof...


Il ne développa pas plus sa réponse. Apparemment, il n'avait trouvé aucune source de réconfort depuis la veille. Kelly grimaça, puis s'assit et commença à manger ses toasts. Ce ne fut qu'au bout de quelques minutes que John et elle commencèrent à discuter, très timidement. Et leur conversation n’avait rien de très passionnant : on aurait dit qu'ils étaient de simples connaissances. Aucune allusion ne fut faite quant à ce qui s'était passé hier. Kelly savait pourtant qu'ils devraient en reparler un jour. Néanmoins, ce matin, quelque chose d'autre la taraudait...


- John, ce matin, j'ai voulu aller voir Naomi à l'infirmerie, mais elle s'était déjà tirée, raconta-t-elle soudainement. Et elle n'est même pas là au petit déjeuner. Je trouve ça bizarre...


John se figea, une gorgée de chocolat dans la bouche. Deux secondes plus tard, il l'avala bruyamment et presque de travers. Kelly attendit une réponse de sa part, mais il resta muet. Elle fronça légèrement les sourcils et renchérit :


- Tu as une idée de ce qui se passe ?


- Non, aucune.


Il avait répondu d'une voix abrupte qui n'avait rien de naturelle. Tout comme le geste brusque avec lequel il se servit un verre de jus de citrouille. Kelly eut un mouvement de recul sur sa chaise, décontenancée. John était beaucoup trop crispé pour quelqu'un qui aurait dit l'entière vérité…


Peu après, ils quittèrent la Cantina Grande pour se rendre à leur cours de métamorphose. Mais John traînait le pas, et Kelly le distança rapidement : très agacée, elle ne l'attendait pas. Une fois arrivée au premier étage, elle vit au loin les derniers de la quarantaine d'élèves de toutes les maisons entrer en classe. Parmi eux, il y avait Naomi, qui se déplaçait effectivement avec les deux béquilles prêtées par Madame Patatchaude.


- Naomi ! la héla Kelly avec un sourire.


La jeune fille à lunettes se retourna brusquement. Kelly s'attendait à ce qu'elle lui rende son enthousiasme, mais à la place, c'était une indifférence glacée qui se lisait sur son visage. Tout en continuant d'avancer à grands pas, Kelly sentit ses lèvres retomber toutes seules.


- Enfin je te trouve ! Je t'ai loupée ce matin à l'inf…


Mais Naomi ne l'attendit pas. Elle rentra aussitôt dans la salle de classe aussi vite qu'elle le put, le bruit de ses béquilles résonnant avec fracas dans le couloir. Prise de court, Kelly s'arrêta net de marcher.


- Naomi ? s'exclama-t-elle. Hé, Naomi !


Mais elle ne lui répondit toujours pas et disparut dans la salle de métamorphose. Déroutée, Kelly courut pour la rattraper ; mais quand elle fut entrée, elle ne pouvait déjà plus aller parler à Naomi. Au lieu de s'asseoir sur une des longues tables au centre où ils passaient généralement le cours tous les trois, elle s'était installée au dernier rang à côté de Milosz, qui en était ouvertement surpris. Kelly resta debout, incapable de bouger. Un instant après, John arriva derrière elle, et s'aperçut à son tour que Naomi ne s'était pas installée à sa place habituelle. Kelly et lui s'échangèrent un regard désorienté. Depuis son bureau, McGonnadie aussi s'était rendu compte que quelque chose n'allait pas : ses yeux plissés se posaient alternativement sur eux deux et sur Naomi. Néanmoins, il ne fit aucun commentaire et fit signe à John et Kelly d'aller s'asseoir.


Comme ils étaient en fin d'année, ils n'entamèrent l'étude d'aucun nouveau sortilège durant le cours, qui consista en un passage en revue de tous ceux qu'ils avaient pratiqués les dix derniers mois. C'était tant mieux : Kelly pouvait se permettre de n'écouter que d'une oreille. Qu'est-ce qui prenait à Naomi de la fuir ainsi ? Elle ne pouvait rien avoir fait de mal à Naomi, elles n'avaient pu ni se parler ni même se voir depuis leur expédition chez les loups-garous. Était-ce parce que Kelly n'avait pas passé la soirée d'hier avec elle, comme John ? Non, elle n'était pas aussi susceptible…


A la fin du cours de métamorphose, Naomi en partit tout aussi vite, évitant soigneusement le regard de Kelly, pour se rendre à leur cours d'histoire de la magie. Kelly aurait très bien pu la rattraper, mais elle était tellement désemparée qu'elle n'en trouva pas la volonté. Elle préféra attendre le repas de midi ; Naomi ne pourrait cette fois pas l'ignorer, puisqu'elle ne pourrait pas faire autrement que de se trouver près de Kelly. Et tant pis s'il fallait faire un scandale en public.


Mais au déjeuner, Naomi ne s'assit même pas à la table des Dragondebronze. Elle alla manger parmi les Becdeperroquet, aux côtés de Katerina Van der Praoüt et de Ruriko Shimizu, réservant un doigt d'honneur à un Viagrid déjà bien pompette quand il vint lui dire en chancelant que sa place n'était pas à cette table.


Le repas fut en conséquence particulièrement lugubre. Kelly était déboussolée par l'attitude de Naomi, et en plus, la gêne avec John était toujours bien présente. Elle risquait quelques regards vers ce dernier : il n'affichait pas la même expression étonnée qu'elle. A la place, il avait le visage fermé, dont l'impassibilité ne parvenait pas à cacher une étrange impression de culpabilité. Kelly le soupçonnait toujours de lui cacher quelque chose.


Lors du cours de botanique de l'après-midi, au lieu de se mettre avec John et Kelly comme elle le faisait d'ordinaire, Naomi se joignit à nouveau à Katerina et Ruriko. A présent, Kelly était scandalisée en plus d'être perdue. Si Naomi avait un grief avec elle, elle n'avait qu'à se manifester, elle n'avait pas à se comporter d'une manière aussi déplacée ! Et d'ailleurs, pourquoi évitait-elle John de la même manière ?


Par-delà ses songes, Kelly entendait en écho une voix foutraque et mal timbrée proférer des paroles indistinctes… une voix qui contrastait avec une autre qu'elle avait entendu il y a deux jours. Et pourtant, elle appartenait à la même personne.


- John, il y a une question que je me pose… lui chuchota-t-elle au bout d'un moment.


- Oui ?


- Pourrave… quand je vois comment il était sérieux, lucide et même… impressionnant, ce... ce soir-là, dans la montagne. Tu penses qu'en fait, en public, il fait semblant d'être con ?


Hésitant, John lança un regard au professeur Pourrave, qui avait actuellement la tête coincée dans la bouche de pétales d'un Lincheur dans laquelle il avait voulu jeter un chewing-gum.


- Je pense qu'il y a quand même une part de vérité… marmonna-t-il dans un soupir.


Après la fin du cours de botanique à 16 heures, Kelly prit une pause avant d'aller à sa retenue en classe de potions. John ayant toujours aussi peu de conversation, elle discuta distraitement de Crève-Ball avec Gudrun, car dans quelques mois, elles reprendraient ce sport : cette année, c'était l'équipe de PatrickSébastos qui avait remporté la coupe, et avait donc gagné le droit de ne pas participer à la saison prochaine.


Quand Kelly pénétra dans la salle de potions à 17 heures, Grog, assis derrière son bureau, leva un sourcil et marmonna en guise de bonjour :


- Tiens, tiens, voilà Clara Zetkin...


Kelly ignora cette provocation. Elle baissa la tête, en signe de soumission : elle préférait à présent se faire la plus discrète possible durant ces heures qu'elle passerait avec Grog. Moins ils se parleraient, mieux elle se porterait. Le professeur de potions lui montra du doigt une paillasse, où était installé un chaudron rempli d'eau, entouré d'une multitude d'ustensiles, de livres, de pots, de flacons et autres récipients contenant des ingrédients, ainsi qu'un parchemin qui flottait dans les airs au-dessus de la marmite. Kelly s'approcha de ce qui était de toute évidence son poste de travail pour ces heures de retenues et attendit les instructions.


- Powder, j'ai besoin de toi pour préparer à l'avance des potions pour les cours de l'année prochaine, annonça Grog. Celles qui me servent pour faire la démonstration à mes élèves, tu vois ? Ce serait bien que tu t'occupes de celles des premières et deuxièmes années, ça ne devrait pas t'être trop difficile. Je t'ai préparé une liste, et tu as tous les bouquins de recettes dont tu as besoin à ta disposition. Commence par celle de ton choix.


Kelly saisit le parchemin et consulta la liste de Grog. Écoutant sa conscience, elle repoussa au plus tard possible toutes les décoctions explosives et autres potions horribles et dangereuses, et décida de commencer par une qui lui avait été enseignée en deuxième année, la Solution Smectagol, excellente pour régler les problèmes de constipation, mais qui, si elle était mal préparée, avait pour effet secondaire de faire marcher à quatre pattes. Kelly alluma un feu sous son chaudron et se lança dans la concoction, faisant particulièrement attention : si elle ratait ses potions, non seulement les élèves de l'an prochain verraient leurs cours compromis, mais en plus, Grog serait capable de lui donner des retenues supplémentaires...


La tâche aurait pu être plus futile et ennuyeuse, mais elle demeurait pesante pour Kelly. D'ordinaire, quand elle préparait ses potions, elle avait toujours un ou une camarade à côté d'elle, avec qui elle pouvait rigoler en cours. Mais durant cette retenue, elle n'avait pour compagnie qu'un silence morne. De plus, Grog fumait en permanence dans sa salle de classe, et l'odeur du tabac, qui d'habitude était diluée par les effluves qui s'échappaient des nombreux chaudrons, incommodait fortement Kelly.


Une fois sa Solution Smectagol achevée, Kelly, qui estimait qu'elle terminerait un chaudron par heure, se lança dans la préparation d'une potion de Guérison des furoncles des premières années, et s'aperçut en lisant la recette qu'il lui manquait un ingrédient.


- Professeur, où est-ce qu'il y a de la bave de sangsue géante ? demanda-t-elle.


- Dans la réserve, dernière étagère, répondit-il en désignant du pouce une porte derrière son bureau, tout au fond de la pièce.


Kelly ne s'était jamais rendue dans la réserve de la salle de potions. Elle découvrit une pièce longiligne mal éclairée qui sentait le renfermé, où six étagères fourmillaient de produits en tout genre : des graines de Tentacula Vénéneuse, des crins de Licorne, des yeux de scarabée… et, tout en haut de la sixième étagère, une bouteille pleine de bave de sangsue géante. Kelly faillit tomber de l'échelle branlante dont elle disposait quand elle dut aller la chercher. Mais depuis son perchoir, elle vit une petite porte derrière l'étagère, où perçait une fenêtre avec des barreaux. Il n'y aurait rien eu de particulièrement intrigant si une lumière argentée n'avait pas brillé intensément à travers cette ouverture.


Inexplicablement attirée par ce faisceau, Kelly descendit de l'échelle au bois pourri, contourna la grande étagère, et ouvrit cette porte. Elle y découvrit une grande bassine de pierre posée sur une table, dont les bords épais étaient gravés d'étranges symboles. Une curieuse substance argentée, indéfinissable, à la fois un peu liquide et vaguement gazeuse, y reposait. C'était la source de lumière. Kelly se pencha au-dessus du récipient, et vit qu'au milieu de la matière qu'il contenait, il projetait l'image animée d'un individu, comme une vidéo. C'était Grog.


Il avait l'air plus jeune, une bonne dizaine d'années en moins. Il était vautré sur un fauteuil défoncé, tout seul au beau milieu d'un salon crasseux et en désordre, aux murs jaunis et fissurés. Le visage bouffi, il avait l'air complètement déprimé. Il fumait une cigarette consommée aux trois quarts, et tenait mollement dans sa main une bouteille de gin bien entamée. Il porta le goulot à ses lèvres, avala une grande rasade avant de lâcher un rot monumental qui fit trembler la bassine de pierre. Puis, il jeta au loin son mégot sans même l'éteindre, et sortit péniblement de la poche arrière de son pantalon sale une photo dont Kelly ne voyait que le dos, et devant laquelle il se mit à verser des larmes.


L'image dans la bassine tourbillonna soudain, disparaissant petit à petit pour montrer à Kelly une autre scène. Grog avait quelques années de plus, se rapprochant de celui qu'elle connaissait. Il se trouvait dans une pièce presque vide aux murs de pierre, aux allures moyenâgeuses. Amorphe, l'expression ahurie, il contemplait un grand et étrange miroir que Kelly avait l’impression d’avoir déjà vu. Elle comprit qu'il se trouvait à Poudlard quand elle vit, au fond de la pièce, le professeur Dumbledore qui observait Grog avec l'un de ses regards perçants si caractéristiques.


Kelly comprit alors que le récipient était une Pensine, un objet magique qui permettait de stocker les souvenirs d'une personne si elle avait envie de se vider la tête, pour qu'elle puisse en disposer à sa guise et les consulter quand elle le voulait. Au-dessus d'elle, il y avait une petite armoire, dont les portes, fendillées à quelques endroits, laissaient entrevoir la même lumière argentée que la Pensine. Kelly regarda derrière d'elle, pour vérifier que Grog n'était pas dans le coin, et ouvrit l'armoire.


Des dizaines de petites fioles, contenant toutes la même substance scintillante indescriptible, y étaient entreposées dans des alcôves. En dessous de chacune de ces niches était collée une étiquette, comportant une mention composée d'un mois, et d'une année, remontant jusqu'à 1968. La vérité apparut à Kelly : Grog conservait ici ses souvenirs, et les classait par ordre chronologique. Elle retroussa les lèvres, troublée. C'était une véritable bibliothèque qui se trouvait sous ses yeux…


- Powder, qu'est-ce que tu fous ? résonna tout à coup la voix de Grog depuis la salle de classe.


Kelly sursauta et referma en toute hâte l'armoire aux souvenirs.


- Rien, professeur, j'ai juste eu un moment d'absence, prétendit-elle.


- T'es pas là pour glander. Achève ton travail.


Revenue à sa paillasse, Kelly fabriqua sa potion anti-furoncles dans le plus grand trouble. Elle ne cessait de songer à la Pensine. Elle ignorait pourquoi Grog faisait un tel étalage de ses propres pensées, mais cela pouvait lui être utile… la mémoire du professeur de potions pouvait justement répondre à certaines questions qu'elle se posait…


Quand la retenue du jour prit fin à 19 heures, Grog lui signifia qu'il l'attendait demain à 16 heures, au même endroit. Avant d'aller dîner, Kelly se rendit d'abord à la salle commune des Dragondebronze pour se changer : ses vêtements empestaient à cause de la préparation des potions. En entrant dans le grand salon, elle vit au sommet de l'escalier qui menait au dortoir des filles une personne qui lui tournait le dos. Elle avait des cheveux bruns raides et filandreux, et était appuyée sur des béquilles.


- Naomi ! l'appela Kelly, bien décidée à lui parler.


Celle-ci tourna la tête pour voir qui l'appelait. Voyant de qui il s'agissait, son visage se durcit de colère, et elle continua sa route sans dire un mot, accélérant le pas autant qu'elle le pouvait. Excédée, Kelly fonça vers l'escalier, grimpa les marches quatre à quatre, et, quand elle fut arrivée dans le dortoir, qui était complètement désert - tout le monde étant parti dîner -, elle passa devant Naomi, se plaça droit en face d'elle. Alors que cette dernière faisait un mouvement pour passer à côté, Kelly tira sa baguette magique et la pointa sans aucune hésitation contre le torse de sa meilleure amie, l'empêchant de se défiler. Naomi la regarda d'un air méprisant, puis tonna :


- Laisse-moi passer, Kelly Powder.


- Ça suffit maintenant ! s'écria-t-elle avec colère. Tu vas me dire pourquoi tu m'as évitée toute la journée ! Qu'est-ce que j'ai fait ?


- Rien. Tu n'as rien fait, répondit-elle d'une voix furieuse.


Elle jeta par terre ses béquilles, prit une profonde inspiration, et hurla de toute ses forces au visage de Kelly :


- TU N'AS RIEN EU A FAIRE POUR QU'IL T'AIME !


Puis, elle se jeta sur un lit proche et éclata en sanglots, la tête enfoncée dans la couette.


Mortifiée, Kelly laissa tomber son bras, desserrant l'étreinte de ses doigts sur sa baguette, manquant de la lâcher.


- Tu… tu parles de John ? bredouilla-t-elle.


Naomi ne fit aucun signe pour confirmer. Ce n'était pas nécessaire.


- C'est toi qu'il a choisi… dit-elle d'une voix étouffée par la couette.


- Alors, depuis tout ce temps… ? souffla Kelly.


Naomi tourna la tête, la face à présent visible, et acquiesça de quelques hochements de tête désordonnés. Kelly faillit tomber à genoux. Tout était clair, à présent. Quand John était allé la voir la veille à l'infirmerie, Naomi s'était jetée à l'eau et lui avait avoué ses sentiments… mais celui-ci lui avait répondu qu'il soupirait pour Kelly. Et le connaissant, il n'avait pas dû être très délicat dans sa manière de faire comprendre à Naomi qu'elle n'avait aucune chance avec lui… Et pour ça, elle éprouvait la plus grande rancoeur de sa vie contre Kelly. Sans avoir eu besoin de le séduire, sa meilleure amie était l'élue du cœur de celui qu'elle aimait depuis des années…


Naomi se redressa lentement, et se tint assise au bord du lit, les bras croisés et ses lunettes posées de travers sur son nez pointu. La voix toujours ravagée par la colère, elle déclara :


- Oh, ne t'en fais pas, tu n'as rien à craindre de moi. Je ne viendrai pas m'interposer. Je vais m'en aller, vous laisser tranquille. Je m'en voudrais de ne pas vous laisser vivre votre amour...


Kelly inspira avec force, et s'assit également sur le lit dont le propriétaire lui était totalement inconnu. Puis elle posa sa main sur l'épaule de Naomi et la serra doucement. Cette dernière ne la repoussa pas, mais lui coula tout de même un dédaigneux regard de côté. Kelly lui dit de la voix la plus ferme possible :


- Naomi, ça n'arrivera pas.


- C'est pas la peine de me promettre ça pour me faire plaisir, bougonna-t-elle.


- Ça n'arrivera pas, je te dis, répéta Kelly, à présent irritée.


- Pourquoi ? Parce que tu préfères que vous restiez amis, c'est ça ? ironisa la pauvre éplorée.


- Non. Parce que je ne sortirai jamais avec un garçon.


Naomi laissa sa mâchoire tomber et ses yeux s'arrondir. Elle tourna lentement la tête vers Kelly et, le souffle court, articula :


- Kelly… qu'est-ce que… ?


- J'aime les filles, Naomi.


Les lèvres de cette dernière se mirent à trembloter avec force. Son souffle devint saccadé ; elle paraissait à deux doigts de s'évanouir. Confuse, Kelly baissa lentement les yeux, comme en signe d'excuse. Une seconde plus tard, Naomi lui tomba dans les bras et se remit à pleurer toutes les larmes de son corps. Ses lunettes chutèrent sur les genoux de Kelly au moment où elle enfouissait sa tête dans la chemise de cette dernière. Kelly la serra contre elle en lui caressant tendrement le dos, compatissante. Morte de honte, Naomi sanglota de nombreuses minutes.


- Oh, Kelly, je suis désolée… tellement désolée… gargouilla-t-elle misérablement.


- C'est rien, Naomi… Je t'en prie, calme-toi... la conjura Kelly.


- Je suis une conne… une pauvre conne…


- Mais non, mais non… c'est normal que tu te laisses emporter…


- Je m'en prends à toi… alors que ce n'est pas de ta faute… si John t'aime…


- Je ne suis pas fâchée, Naomi, assura Kelly.


Naomi dégagea lentement sa tête, toujours agitée de sanglots. Elle renifla de nombreuses fois, tandis que Kelly tâchait de contrôler son embarras. Naomi lui demanda alors d'une voix cassée :


- Y'a… y'a quelque chose que je peux faire pour me faire pardonner ?


Kelly s'apprêtait à dire qu'elle n'avait rien à se faire pardonner, quand une idée lui vint en tête. En fait, Naomi pouvait lui rendre un grand service… Elle relâcha son étreinte, regarda son amie droit dans les yeux et lui dit d'une voix décidée :


- Demain, à 16 heures, je suis à nouveau en retenue avec Grog, et j'ai besoin d'être seule pendant un petit moment. Il faudrait que tu trouves un moyen de l'attirer hors de sa salle de classe, et que tu le retiennes le temps que je fasse ce que j'ai à faire. Vers 16 heures 30, ce serait parfait.


Désarçonnée à la fois par le ton autoritaire de Kelly et par sa demande énigmatique, Naomi eut un hoquet. Son visage respirait l'incompréhension, mais Kelly ne broncha pas et ne donna pas davantage d'explications pour le moment. Il y avait des choses qu'elle avait besoin de savoir. Après un instant de mutisme, Naomi, toujours chancelante, récupéra ses lunettes, les rechaussa maladroitement, se racla la gorge et dit péniblement :


- D… d'accord. Je vais me débrouiller, je te le promets. Je te dois ça...


- Allez, viens, on va manger, murmura Kelly en s'efforçant de sourire d'un air bienveillant.


Naomi essuya ses dernières larmes, et, après s'être changée, Kelly l'aida à se relever et à descendre l'escalier en colimaçon. Elle ne cessait de marmonner des paroles coupables, de s'insulter de tous les noms. Kelly n'y prêtait pas attention : elle espérait que la présence de Naomi lui ferait passer un meilleur moment à la Cantina Grande que les deux précédents… peut-être que quand John et Naomi s'apercevraient qu'il était possible que tous trois surmontent cette crise, ils se pardonneraient et leurs discussions reprendraient comme avant. Malheureusement, l'effet inverse se produisit : encore plus tétanisé par la présence non pas d'une, mais de deux filles avec qui il s'était fourvoyé en l'espace d'à peine une journée, il ne décrocha pas un mot, les yeux plongés dans son assiette. Aussitôt déprimée, Naomi ne brisa guère la glace, elle non plus. Exaspérée, Kelly mangea sans appétit, plantant sa fourchette avec rage dans ses aliments. Cette fois, elle aurait vraiment aimé que d'autres personnes de Dragondebronze lui proposent de venir manger avec eux...


Le lendemain, après un petit déjeuner tout aussi triste, les cours de la matinée se déroulèrent sans histoire. Naomi paraissait soucieuse : elle devait probablement réfléchir au moyen d'accomplir la mission qui lui avait été confiée. En après-midi, Kelly se rendit à la bibliothèque, pour y consulter un livre traitant d'artefacts magiques liés à la pensée – elle y aurait volontiers rajouté quelques pages au sujet de la Cuillère d'Imène Lalaoud, avec pour forte recommandation de ne pas s'en approcher. Elle lut en long, en large et en travers le chapitre sur la Pensine, pour apprendre à la manipuler, et surtout à récupérer les souvenirs qu'elle verserait dedans : si elle n'y parvenait pas, Grog s'apercevrait un jour ou l'autre que certains de ses flacons étaient vides. Un petit paragraphe attira également son attention : il expliquait que si les souvenirs conservés avaient été altérés par un sortilège d'Amnésie, des traces seraient visibles lors de leur visionnage (« présence de brume blanche », « voix caverneuses », et autres). Kelly sourit : les souvenirs de Grog ne pourraient pas lui mentir…


La retenue d'aujourd'hui allait durer plus longtemps que la veille : trois heures au lieu de deux. Après cela, elle aurait deux heures pour manger avant son cours d'astrologie. Quand elle arriva dans les cachots, Grog la salua d'un grognement et lui désigna son poste de travail. Consultant la liste flottante, Kelly choisit exprès de préparer une potion Pète-le-feu -qui faisait sortir des flammes par l'anus-, pour les deuxième année : celle-ci avait en effet la particularité d'avoir besoin d'être laissée reposer toute une demi-heure, sans aucune intervention, le temps que le mélange prenne effet…


La première partie de la retenue se déroula aussi silencieusement que celle de la veille. Grog se trouvait justement dans la réserve ; Kelly ignorait ce qu'il y faisait, mais il avait l'air à la fois sérieusement affairé et en même temps énervé, car elle l'entendait émettre des grommellements rageurs. Elle arriva enfin au moment de la recette où il fallait laisser la mixture reposer tranquillement. Cinq minutes s'écoulèrent, et l'inquiétude la gagna : et si Naomi n'avait trouvé aucun moyen de faire sortir le professeur Grog de sa salle de classe ? Ou bien, si cela intervenait après le moment de répit que la préparation de la potion Pète-le-feu lui octroyait ? Si c'était le cas, elle serait obligée d'aller plonger dans la Pensine à un moment où elle serait censée être en train de préparer une autre mixture, et Grog risquait de se douter de quelque chose s'il voyait que Kelly n'avait strictement rien fait pendant son absence… Quand tout à coup, quelqu'un tambourina à la porte en bois en s'écriant :


- Professeur Grog ! Vite, ouvrez-moi, c'est important !


Alors que Kelly s'immobilisait, Grog sortit avec mauvaise humeur de sa réserve, ouvrit la porte d'un geste brusque, où il découvrit un élève de Becdeperroquet de petite taille, avec des cheveux noirs et une barbiche. Son directeur de maison maugréa d'une voix forte :


- Quoi ? Vous aussi, vous êtes un descendant de Rackham le Rouge ?


- Euh… pardon ?


- Ahem… non, rien. Bon, qu'est-ce qu'il y a ?


Kelly tendit l'oreille. C'était le moment crucial. Naomi avait-elle trouvé un moyen d'attirer l'attention de Grog hors de sa classe ?


- La Kagoule est en train de foutre le bordel dans notre salle commune, professeur ! s'exclama l'élève de Becdeperroquet, médusé.


- Quoi ? Mais qu'est-ce qui lui prend ? Et comment elle est entrée, d'abord ?


- Personne ne le sait, mais elle a l'air hyper joyeuse, en tout cas. Elle renverse les lits, mange les canapés et pisse sur les tapis. Il faudrait que vous veniez nous aider à la maîtriser, personne n'y parvient !


- Très bien, j'arrive. Powder, continue ton travail, envoya Grog à Kelly. Et n'essaie pas de sortir de cette pièce, car j'en serai informé...


Avant de suivre son élève dans le couloir d'un pas pressé en proférant des jurons, Grog tapota l'embrasure de la porte du bout de sa baguette magique, et un fin liseré de lumière en parcourut tout l'encadrement. C'était probablement un sortilège qui déclencherait une alarme si quelqu'un franchissait la porte de l'intérieur. Mais Kelly n'avait nullement l'intention de sortir…


Naomi avait fait merveille. Kelly, impressionnée, ignorait comment elle avait réussi à convaincre la Kagoule d'aller dévaster la salle commune des Becdeperroquet, mais le timing était parfait. Remerciant son amie du fond du cœur, elle trouva un miroir, et s'en servit pour regarder dans le couloir des cachots sans avoir besoin d'y passer la main, pour vérifier si Grog ne revenait pas précipitamment dans la salle. Aucune personne n'apparut durant la minute qui suivit, si bien qu'elle jugea la situation suffisamment sûre, et elle pénétra dans la réserve.


La Pensine était toujours là, aussi brillante et bouillonnante de souvenirs que la veille. Kelly ouvrit l'étagère au-dessus, et trouva l'alcôve comportant la mention Juin 1975. Néanmoins, il lui était impossible de savoir laquelle des fioles détenait les informations qu'elle recherchait. En tout cas, les souvenirs dont elle avait besoin dataient de la fin du mois. Elle sélectionna donc les trois derniers flacons, les déboucha et versa intégralement leur contenu dans la Pensine. Sans perdre un instant, elle reposa les fioles vides et plongea la tête la première dans la bassine.


C'était comme si elle était tombée dans un puits sans fond. Elle chutait à toute vitesse au milieu d'un tourbillon noir qui avait remplacé le paysage. Cela ne dura que quelques secondes : Kelly se retrouva bientôt en spectatrice dans une vaste salle circulaire, où deux individus étaient assis de part et d'autre d'une grande table noire.


Bien qu'il n'avait pas encore la décoration très personnelle que lui avait donné Doubledose – à la place des tags, des affiches et des bannières grunge, on voyait toutes sortes de bibelots flotter dans les airs -, Kelly reconnut le bureau directorial de Lettockar. Grog y était assis sur un fauteuil vieillot, triturant nerveusement ses mains entre ses jambes. Du haut de ses dix-huit ans, il avait les cheveux coupés court, un front parcouru de boutons d'acné, mais était complètement imberbe. Un homme très âgé se trouvait en face de lui. Il avait des cheveux blancs coiffés en arrière, des yeux d'un très beau bleu, et Kelly ne parvenait pas à compter le nombre de rides sur son visage mal rasé. Kognak Komonenko. Il avait l'expression insondable, mais son regard posé sur son élève était brûlant. Ses mains, couvertes par des gants noirs, étaient jointes devant sa bouche. Kelly s'attendait à l'entendre parler d'une voix chevrotante et éraillée, mais à sa grande surprise, ce fut une voix mélodieuse et autoritaire qui sortit de sa gorge :


- Dites-moi, M. Grog, qu'étiez-vous donc allé faire avec mademoiselle White hier après-midi, dans les cachots ?


- R… rien. On est allé… flâner en amoureux…rien d'autre, monsieur.


- Monsieur le directeur, rectifia Komonenko d'une voix doucereuse. Ce n'est pas ce qu'a dit votre professeur de potions. Il vous a surpris dans une situation très embarrassante. Vous avez fait bien plus que flâner, jeune homme...


Les yeux de Grog se levèrent bizarrement vers le plafond du bureau, et Kelly hoqueta de peur quand elle vit ce qui avait attiré son regard. Elle était bien là. L'Acromentule apprivoisée de Kognak Komonenko étaient suspendue à une toile hexagonale aux filaments épais collés aux quatre coins du plafond. Elle avait la taille d'un jeune poulain. Ses huit yeux luisants fixaient Grog, guettant le moindre de ses mouvements, ses affreuses pattes avant bougeant distraitement dans le vide. Le jeune homme déglutit bruyamment et grommela d'une voix fuyante :


- Oui, bon… on a couché, voilà…


- Et sans sourciller ! ricana Komonenko, ses yeux bleus foudroyant son élève. Vous vous livrez au stupre et à la débauche dans mon établissement, et vous vous imaginez que je vais laisser passer cela ? J'espère que vous avez conscience qu'il n'est pas certain que vous et votre petite amie puissiez terminer vos études à Lettockar…


- Mais j'ai… j'ai fait de mal à personne, professeur Komonenko… bégaya Grog, terrorisé.


- Monsieur le directeur, asséna le concerné d'un ton très sec.


A ces mots, l'Acromentule émit depuis sa toile une multitude de cliquetis et de sifflements furieux et menaçants. Grog sursauta sur son fauteuil, son visage ruisselant de sueur braqué sur le monstre, qui, vraisemblablement, réagissait en fonction des émotions et des propos de son propriétaire, lequel semblait maniaquement attaché aux titres et marques de respect. Les lèvres de Komonenko s'étirèrent en un abominable sourire satisfait devant la terreur de son élève. Outrée, Kelly mourrait d'envie de le gifler, mais, puisqu'elle était dans un souvenir, sa main n'aurait fait que traverser la joue de cet homme du passé, comme un fantôme...


Tout à coup, quelqu'un toqua à la porte du bureau. Komonenko se pencha sur le côté, plissa ses yeux bleus, et congédia Grog d'un geste négligent de la main.


- Veuillez me laisser, je déciderai une autre fois du sort qui vous conviendra. Entrez, mademoiselle Seviethine… ajouta-t-il en s'adressant à la porte encore fermée.


Alors, tout le décor se brouilla, se désagrégea autour de Kelly. Le souvenir prenait fin, et un autre se mettait en place : elle voyait apparaître petit à petit un autre endroit, plus spacieux, qui lui était également familier. Au milieu d'un large couloir bondé d'élèves du quatrième étage, Grog était à nouveau là, avec trois amis vêtus du même uniforme que lui, que Kelly reconnut sans peine. Fistwick, qui faisait de une à deux têtes de moins que ses camarades, était encore plus gros que lorsqu'il atteindrait la quarantaine, et était coiffé d'un béret gris foncé. McGonnadie portait déjà des lunettes, avait les cheveux plus longs, et une petite touffe de poils bruns ornait son menton. Pourrave, lui, avait déjà une barbe très fournie, et une grande mèche de cheveux partant sur la droite tombait devant son visage. Les quatre adolescents avaient l'air très soucieux.


- J'arrive pas à croire qu'il soit aussi zen, dit McGonnadie d'une voix furieuse, plus juvénile mais déjà grinçante. Cette saloperie a bouffé la petite Seviethine et il ne fait absolument rien...


- Tu crois que c'est parce qu'elle était russe que ça lui fait ni chaud ni froid ? demanda Grog.


- Quel rapport ? s'étonna Pourrave pendant que McGonnadie haussait les épaules.


Fistwick soupira et répondit avec lassitude :


- Pepino, ça fait vingt fois qu'on t'explique l'histoire que m'a raconté Doubledose… Tu ne te souviens pas de l'histoire de Komonenko ? C'est le dernier rescapé d'un pogrom en Ukraine. Il avait pas 8 ans que toute sa famille et tout son village ont été exterminés par les soldats du tsar. C'est pour ça qu'il déteste les russes. Il en a pas un super souvenir…


- Mais bordel, Marina avait à peine 13 ans... gronda McGonnadie, les poings serrés.


- A propos de Doubledose, où est-ce qu'il est passé ? interrogea Grog. Ça fait plusieurs jours qu'on l'a pas v...


Mais sa phrase fut interrompue par une voix grave qui s'éleva depuis l'angle de la grande allée, faisant se retourner Kelly et les quatre futurs enseignants.


- Flipendo.


Des cris suivirent l'incantation, et tout un groupe d'élèves fut propulsé à terre ou contre les murs sous la force d'un sortilège. Kognak Komonenko apparut alors, la baguette à la main, marchant d'un pas souple au milieu des adolescents qu'il venait de culbuter. Grand de presque deux mètres, il était vêtu d’un vieux manteau de cuir brun clair avec de la fourrure noire au col et aux manches, et des bottes dont les semelles dures claquaient avec résonance sur le sol de pierre.


La plupart des personnes présentes dans le couloir s'écartèrent précipitamment, mais quelques retardataires subirent malheureusement le même sort que leurs congénères : renversés par un Flipendo marmonné par leur propre directeur. Kelly était choquée : Komonenko utilisait des sortilèges Repoustout pour écarter les personnes se trouvant sur son chemin, sans même leur adresser un regard. Elle s'attendait à ce que les élèves collés aux murs fixent leur directeur du même regard écœuré qu'elle, mais au passage de Komonenko, leurs yeux se posaient sur le plafond. En les imitant, Kelly vit avec horreur l'araignée géante y marcher, son corps velu à l'envers, marchant au même rythme que son maître. Cette posture inversée de son animal de compagnie renforçait l'aura de démence que Komonenko irradiait avec force.


Quand il les eut dépassés, Grog, Fistwick, Pourrave et McGonnadie suivirent des yeux leur directeur et son Acromentule avec aversion. Kelly ne les comprenait que trop bien. Tout chez cet homme transpirait l'antipathie et la folie ; que ce soient ses vêtements archaïques, la violence de ses gestes les plus anodins, ou son affection tordue pour un animal mortellement dangereux, et qui avait sur les pattes le sang d'une élève que Komonenko était censé protéger. Si Kelly l'avait eu comme directeur, elle l'aurait détesté, ces quelques minutes passées à l'observer l'en avaient convaincue. Elle ne pensait pas rencontrer un jour un homme qui parvienne à lui faire éprouver de la pitié pour Suppurus Grog...


Le décor s'estompa à nouveau, pour laisser place à un autre très différent. Cette fois, les quatre amis étaient dans la cour du château, au premier rang d'une foule immense, qui observait avec angoisse deux sorciers qui se tenaient à quelques mètres l'un de l'autre, se menaçant mutuellement de leurs baguettes magiques. Kognak Komonenko et Niger Doubledose. Ce dernier avait encore les cheveux bruns, qu'il ne dissimulait guère sous une capuche. Son visage était moins creusé et sa barbe moins épaisse ; en revanche, il avait déjà ses deux profondes cicatrices sur sa joue gauche.


C'était le fameux duel qui avait opposé les deux plus grands sorciers de Lettockar de l'époque, et dont Doubledose était sorti vainqueur. Komonenko avait le visage enlaidi par la rage, et sa main qui tenait sa baguette tremblotait. Il envoya un sortilège qui prit la forme d'une étoile bleue marine, tournoyant comme un shuriken. D'un coup de baguette, Doubledose la métamorphosa en branche de gui. Furieux, Komonenko s'écria d'une voix sifflante :


- Avada Kedavra !


Un éclair de lumière verte fut projeté du bout de sa baguette vers son adversaire. Doubledose garda tout son sang-froid, et au moyen d'un Charme du Bouclier, s'abrita de l'attaque de Komonenko. Les élèves et les professeurs avaient tous la bouche béante, choqués d'avoir vu leur directeur employer un Sortilège de la Mort. Manifestement, celui-ci n'en éprouvait aucune honte, puisqu'il en envoya deux autres, que Doubledose neutralisa de la même manière. A présent en colère, le professeur de sortilèges répliqua en beuglant de sa voix rocailleuse :


- Irhamnoz Lifriama !


Une espèce de grande bouche aux lèvres rouges naquit devant sa baguette magique, et elle vomit dans un grand cri un énorme laser bleu ciel. Hébété, Komonenko ne put rien faire et reçut le sortilège de plein fouet, criant à plein poumons, disparaissant dans la lumière azurée.


Quand le laser s'évanouit, toute la foule retint son souffle, le regard posé sur sa victime. Komonenko était tombé à genoux, vaincu. Ses vêtements étaient en lambeaux, et son corps était noirci de brûlures. Sa baguette magique se consumait dans sa main, et fut réduite en cendres qui se dispersèrent au vent sous son regard anéanti. Regard qui se tourna ensuite vers l'homme qui l'avait terrassé. Doubledose renifla, lui tourna le dos, rangea sa propre baguette et déclara d'une voix impérieuse :


- Bien, maintenant, je vais vous demander de quitter Lettockar et de ne jamais y revenir, Kognak Komonenko.


- Monsieur le dir… caqueta celui-ci, trouvant encore le moyen d'être offensé.


- Ah ben non, plus maintenant.


Komonenko ferma la bouche. Son visage, devenant tout rouge, se mua en l'expression la plus estomaquée que Kelly ait jamais vue. Ses yeux étaient exorbités, ses bajoues étaient comme givrées, et ses rides s'étiraient au point qu'on avait l'impression que sa peau allait se déchirer. Soudain, il s'arrêta brusquement de respirer, porta sa main à son cœur… avant de tomber en avant et s'écrouler sur le sol, face contre terre. En entendant le bruit de sa chute, Doubledose pivota la tête et s'étonna en voyant son prédécesseur effondré :


- Bah ! Qu'est-ce qui lui arrive, à cet ahuri ?


Une Madame Patatchaude beaucoup plus jeune mais au visage déjà entamé par le tabagisme se détacha de la foule et s'approcha du corps inerte de Kognak Komonenko. Après un bref examen, elle expliqua d'un ton indifférent à son nouveau directeur :


- Ben, il est mort.


Le cœur de Komonenko avait donc bien lâché au moment où il avait réalisé qu'il avait perdu son titre de directeur auquel il s'était accroché jusqu'au bout. Dans un grand bruit de chuchotements, les témoins du triste spectacle se regardèrent les uns les autres, profondément gênés. Doubledose se gratta le menton et se racla la gorge, ne sachant visiblement pas trop quoi faire. Finalement, il secoua la tête, se plaça devant l'assemblée, et s'écria en écartant les bras d'un air triomphal :


- Bon, du coup, c'est moi le boss maintenant !


Au moment où un tonnerre d'acclamations, d'applaudissement et de cris de joies rauques retentissait, Kelly fut comme aspirée par le haut : ses pieds quittèrent le sol, et elle s'envola dans les airs comme une fusée. Le même tourbillon noir qui était apparu lors de sa plongée se forma autour d'elle, et une poignée de seconde plus tard, Kelly était revenue, médusée, dans la réserve malodorante de la salle de potions.

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