Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 33 : L'extinction des feux

5646 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 3 mois

33. L’extinction des feux


Le lendemain, à 9 heures 30, Kelly et John quittèrent leurs lits de l’infirmerie où ils avaient passé la nuit après que le professeur Pourrave les ait ramenés au château, et se rendirent à la tour de Dragondebronze, la mort dans l’âme, pour aller chercher leurs affaires avant leurs cours de potions. Naomi, incapable de se déplacer, allait rester encore deux jours alitée. Sur leur chemin, de nombreuses têtes se tournaient vers eux, mais ils n’y prêtèrent pas attention. Peu leur importait que toute l’école soit au courant de leur escapade d’hier soir. Leur échec retentissant les avait détruits, rendus incapables de toute réaction.


Toute la nuit de Kelly avait été hantée par des hurlements de loup qui résonnaient et des visions du sordide endroit où ils avaient frôlé la mort. La cruauté de Raksha Roma, le rituel sacrificiel, la pluie de coups qu’ils avaient reçus, sa précieuse baguette magique qu’elle avait failli perdre à jamais… Tout ce cauchemar pour rien. Le professeur Pourrave leur avait montré qu’ils s’étaient plantés sur toute la ligne, depuis le début. Le Bonnet de Gilluc leur aurait sûrement attiré plus de mal que de bien, comme les trois autres Reliques d’ailleurs. Deux années de recherche, de persévérance, d’amertume et mêmes de souffrances… foutues en l’air. La quête des Reliques ne méritait pas tout cela. Et pire que tout, c’était un professeur de Lettockar, un de ceux qu’elle avait juré de combattre, qui leur avait sauvé la vie.


Kelly et John s’installèrent côte à côte dans la salle des potions, sans décrocher le moindre mot. Quand elle leva la tête vers le professeur Grog, qui présidait la salle, Kelly remarqua avec étonnement qu’il avait l’air anxieux, perdu. Quelque chose le tracassait profondément. Il commença à faire son cours d’une voix absente quand tout à coup, on frappa à la porte.


- Entrez, dit machinalement Grog, toujours perdu dans ses pensées.


La porte s’ouvrit et Pepino Pourrave pénétra dans la salle. Il balaya du regard l’assistance qui l’observait avec intérêt et dit très sérieusement :


- Suppurus, le directeur m’envoie chercher John Ebay et Kelly Powder : il veut les voir dans son bureau immédiatement. Il te prie de l’excuser d’avoir à les dispenser de cours.


Une pointe acérée s’enfonça dans le cœur de Kelly. Une convocation par Doubledose. Rien que dans le titre, cela augurait un moment d’intense souffrance. Décontenancé, Grog acquiesça d’un signe de tête et fit signe à Kelly et John d’obéir. Ces derniers rassemblèrent leurs affaires et sortirent de classe.


Le professeur Pourrave les entraîna dans les hauteurs du château. En chemin, sentant la consternation de ses deux élèves, il engagea la conversation.


- Bon… ça va, depuis cette nuit ?


- Douloureusement, mais on s’en remettra, je pense, répondit Kelly.


- Tant mieux, tant mieux…


- Merci encore, pour hier soir, professeur, ajouta-t-elle après un instant d’hésitation.


- Pas de quoi, répondit-il avec un sourire aimable. On n’allait quand même pas vous laisser vous faire tuer… Shengen a suffit pour cette année, je pense, ajouta-t-il en prenant subitement un air sombre.


- Qu’est-ce que le directeur nous veut, au juste ? questionna John.


- Vous pensez bien qu’on n’allait pas en rester là par rapport à ce qui s’est passé ? Il est temps d’avoir une grande conversation.


Kelly et John gémirent simultanément. Bien qu’ils s’y étaient attendus, la perspective de cette « conversation » avec Doubledose les terrifiait d’avance. Ils ne dirent plus rien durant tout le trajet jusqu’à l’entrée du bureau directorial.


- Life after death, clama Pourrave au squelette de dinosaure.


Le mastodonte grogna et s’écarta pour les laisser passer. Le trio grimpa l’escalier raide qui menait à la pièce principale, puis Pourrave frappa brièvement à la porte et l’ouvrit. La voix de Doubledose s’éleva depuis l’intérieur :


- Ah, vous voilà. Merci, Pepino.


Ils pénétrèrent avec appréhension dans la salle. Le directeur était assis derrière son bureau. A ses côtés, il y avait le professeur McGonnadie, adossé contre le mur, qui observait John et Kelly de son habituel regard perçant. Le professeur Pourrave traversa la pièce et s’assit en tailleur sur un tabouret. Doubledose fit signe à John et Kelly de s’asseoir devant lui. Quand ce fut fait, il les observa longuement, respira intensément par le nez et déclara :


- Bien, pour commencer : je ne laisserai pas le cirque d’il y a deux ans se répéter. Vous aurez une punition pharaonique qui s’étalera sans doute sur l’année prochaine et j’enlève 300 points à Dragondebronze. Désolé, Poséidon.


- Si tu n’avais pas enlevé ces points, c’est moi qui l’aurais fait, assura McGonnadie avec un air féroce. Même si c’est ma propre maison.


- Bon, maintenant, parlons de votre comportement de cette année…


Doubledose recula légèrement son siège et croisa les jambes. Il s’étira longuement, puis croisa les bras, observant Kelly et John qui lui adressaient un regard vitreux. Ils n’avaient eu aucune réaction quand il leur avait annoncé la lourde sanction. Leur résignation avait atteint un niveau stratosphérique. Doubledose se caressa pensivement le menton, puis se lança dans un long discours :


- Les Reliques des Fondateurs, hein ? Sacrée histoire. Elle a fait fantasmer des générations entières d’élèves. Pensez-vous, des objets qui feraient de leurs possesseurs les maîtres de Lettockar… Ça monte vite à la tête des adolescents en manque de sensations fortes, pas vrai ? Pendant des siècles, bon nombre d’entre eux se sont échinés à les rechercher, à pister le moindre indice sur leur emplacement, sur leur nature et leurs pouvoirs. Il semblerait que ça ait porté ses fruits… Vous avez réussi à trouver les quatre, et juste sous notre nez en plus !


- Ça, faut admettre, c'est un exploit exceptionnel. Vous êtes sans doute la fierté de sept siècles de chercheurs de trésors… marmonna McGonnadie avec un sourire sans joie.


Les professeurs marquèrent une pause, guettant les réactions de John et Kelly. Mais ceux-ci restaient obstinément insondables et silencieux. Doubledose reprit avec un ton lugubre :


- Mais vous avez fini par comprendre, n’est-ce pas ? Les Reliques sont des cadeaux empoisonnés. Elles promettent un grand pouvoir, mais exigent en retour un prix si élevé que personne ne peut le payer. Blessures, troubles mentaux, dérèglements de l’organisme… vous croyez que la déchéance qu’elles causent sur leurs utilisateurs sont de simples effets secondaires ? Non. C’est même leur principale fonction. Les Fondateurs ne les ont pas laissées pour qu’elles soient utilisées. Ce sont des pièges, des objets maléfiques, créés pour punir l’arrogance des élèves qui voudraient prendre le contrôle de leur école.


- Je vois… Lettockar était dirigée par une bande de tordus dès le début… marmonna John, apparemment sans se soucier du tacle sous-jacent qu'il envoyait à ses professeurs.


- Vous comprenez maintenant pourquoi, depuis 700 ans, personne n’est jamais allé au bout de la Quête Reliques ? lança McGonnadie. Pourquoi personne n’a jamais été jusqu’à réunir les quatre ? D'ailleurs, les rares fois où elles ont été trouvées, leurs possesseurs les ont remis à leur place, de leur propre chef. C'est vous dire le mal qu'elles peuvent causer...


Kelly et John ne rétorquèrent rien, complètement impassibles. Il n’y avait plus rien à ajouter, de toute manière. Mais pour autant, Kelly refusait d’admettre devant ses professeurs qu’elle avait eut tort. Elle ne leur accorderait pas ce plaisir. Agacé par leur mutisme, McGonnadie s'exclama :


- Vous voyez où ça vous a mené, cette histoire ? Vous n’avez fait que recevoir des coups, vous et tous vos amis impliqués dedans. Shengen en est même mort ! Vampirisé par la Boule de Curcumo ! Vampirisé par cette quête insensée, qui a brisé sa vie comme elle en a brisé d’autres avant lui !


- Il… il y a eu d’autres morts à cause des Reliques ? balbutia John, effrayé.


- Des morts, non… Mais des élèves qui ont subi des dommages irréparables, ça oui, il y en a eu… Le plus célèbre cas étant un élève de Becdeperroquet, d’il y a 300 ans...


- Qui était-ce ? demanda l’adolescent.


- Il s’appelait Tommy Wiseau.


Kelly et John se regardèrent étrangement, n’ayant jamais entendu parler de ce personnage. Pourrave hocha la tête et poursuivit le récit :


- C’était un des plus brillants élèves jamais vus à Lettockar. Le monde des sorciers n’a jamais su qu’il y avait eu un autre alchimiste qui avait réussi à créer une pierre philosophale, après Nicolas Flamel. Il a créé une pierre, est devenu immortel et a amassé une colossale fortune… Mais il s’est aussi mis en quête de la Cuillère d’Imène Lalaoud. Dieu seul sait comment il est entré en sa possession, mais ce qui est certain, c’est qu’elle lui a entièrement détraqué le cerveau…


« Détraqué le cerveau...? » se dit Kelly, voyant ses pires craintes confirmées au sujet du comportement agressif que pouvait avoir Astrid quand la Cuillère était en sa possession.


- Si l’on en croit l’histoire, il était en proie à des crises d’hystérie monumentales… continua Pourrave. Il se mettait à imiter les oiseaux, il faisait apparaître des centaines de ballons ovales avec sa baguette magique, il dessinait des cuillères n’importe où et n’importe quand, il était devenu paranoïaque au degré d’ébullition et se mettait à se battre avec ses amis et à hurler sur sa gonzesse en l’accusant d’adultère… Vous voyez ce que vous auriez pu devenir, à force de courir après ces horreurs ?


- Et qu’est-ce qui lui est arrivé, à ce Tommy Wiseau ? demanda John.


- Il a disparu, on ne sait où… certains disent qu’il s’est mêlé au monde des Moldus. Qui sait ce qu’il fait, en ce moment…


Pourrave se pencha vers eux et ajouta d’un ton grave et sérieux :


- Maintenant, il va falloir arrêter les frais. Mettez un terme à la quête des Reliques. Je ne serai pas toujours là pour vous sauver d’une meute de loups-garous consanguins...


Kelly était sidérée, effarée par la maturité du professeur Pourrave qu’elle ne lui connaissait que depuis hier. Il lui était apparu comme un grand sorcier, et ça, elle ne l’avait toujours pas assimilé. Visiblement, Doubledose avait deviné ce qu’elle avait en tête, puisqu’il dit avec un léger sourire :


- Tu as tout le temps d’apprendre qu’il ne faut pas toujours se fier aux apparences, Powder… en attendant Pepino a raison. Vous avez couru suffisamment de risques comme ça, et pour rien qui plus est. Comme vous l’avez vu, le Bonnet de Gilluc est en sécurité. Maintenant, vous allez nous restituer la Boule, la Perruque et la Cuillère. Vous allez démanteler ce qui reste de votre clique, et vous allez reprendre une vie normale.


Bien sûr, les professeurs avaient compris que les trois amis n’avaient pas accompli cela tout seuls. Néanmoins, ils ne leur demandèrent pas les noms de leurs camarades. Kelly et John haussèrent les épaules et acquiescèrent d’un signe de tête, sans grande conviction, les yeux rivés sur la table. Ils allaient coopérer, bien entendu. Kelly ne voulait plus jamais entendre parler de tout ça. L’échec de leur longue aventure, matraqué par ses professeurs, lui donnait la nausée. Elle n’avait qu’une seule envie : en finir.


Au bout d’un long instant de silence, Doubledose soupira et dit d’une voix attristée :


- Franchement, les jeunes… pourquoi ? Pourquoi tout ça ?


Malgré sa résignation mortifiante, Kelly sentit une brusque montée de colère en elle. Comment Doubledose pouvait-il poser cette question ? Comment pouvait-il ne pas comprendre que ses élèves en aient eu assez de lui et de ses enseignants ?


- Nous voulions une vie meilleure ! explosa-t-elle, prenant la parole pour la première fois depuis leur arrivée. Est-ce un crime d’en avoir marre que vos propres professeurs vous balancent des sortilèges à la gueule pour des queues de cerises ? D’en avoir marre qu’on vous bouscule à longueur de journée, qu’on vous enseigne la magie à coup de tartes dans la figure ? Est-ce un crime de vouloir mettre fin à tout ça, et de vouloir un quotidien agréable dans notre école ?


Doubledose laissa d’abord un silence s’installer. Il fixa patiemment ses élèves d’un regard pénétrant. Kelly prit une grande inspiration, s’apprêtant à encaisser un torrent de hurlements dont le directeur de Lettockar était un grand spécialiste. Cette fois, elle ne se liquéfierait pas en sa présence. Mais Doubledose lui répondit avec une voix étonnamment sobre et mesurée.


- OK, vous avez la rage. OK, vous avez vos raisons de vous révolter. Je vois bien ça. Mais répondez-moi, est-ce que pour autant ça valait la peine d’aller vous aventurer dans le royaume de Raksha Roma ? Vous trouvez pas que c’était pire de risquer de crever comme vous l’avez fait ?


Kelly n’avait pas pu retenir un frisson à l’évocation de Raksha Roma. Même si elles étaient séparées par une montagne, une vaste muraille et de multiples enchantements, elle sentait encore la peur que lui avait inspiré la louve-garou lui glacer le corps. Mais sa peur était dissipée par son chagrin… les paroles de Doubledose lui rappelaient l’attitude de ses derniers compagnons à l’OASIS, ceux qui avaient renoncé après la mort de Peter. McGonnadie prit alors la parole :


- Kelly, arrête de croire qu’on ne comprend pas votre point de vue. On a eu le même. Nous aussi on a morflé, quand on avait votre âge !


- Si t’avais connu le prof de métamorphose de mon époque, en comparaison tu aurais voulu avoir Poséidon comme père, crois-moi ! renchérit Doubledose.


- Mais alors pourquoi vous agissez de la même manière ? répliqua Kelly. La seule différence, c’est que vous êtes du bon côté du bureau, non ?


McGonnadie se raidit sur place. Il échangea un bref regard avec Pourrave, qui avait l’air très triste. McGonnadie adressa alors une expression profondément courroucée à Kelly.


- Tu ne sais pas de quoi tu parles. Mais alors vraiment pas.


- Et puis on est pas là pour faire de l’archéologie, renchérit Doubledose. Je repose ma question : est-ce que ça en valait la peine ?


- A quoi ça sert que je vous réponde ? répliqua Kelly. Je suis sûre que quoiqu’on vous dise pour nous justifier, ça vous fera ni chaud ni froid, comme pendant le procès de Pavel.


- Mais… comment tu sais ce qui s’est passé dans durant le procès de Pavel Ossatrüvay, toi ? demanda McGonnadie, étonné.


- La Boule de Curcumo, Poséidon, c’est évident, répondit Doubledose, perspicace, à la place de Kelly. C’est pas comparable, Powder, Ossatrüvay avait essayé de me tuer. J’avais aucun compte à lui rendre. Toi et tes potes, vous avez juste voulu faire les malins avec des objets d’un autre âge. Vous êtes stupides mais pas méchants. D’ailleurs pourquoi je vous aurais convoqué dans mon bureau, si c’est pas pour vous écouter ?


Nouveau silence. Kelly se sentait humiliée. Tout compte fait, c’était peut-être mieux quand Doubledose hurlait. C’est alors que Pourrave s’immisça enfin dans la conversation houleuse:


- Kelly, tu auras beau nous considérer comme des enflures sanguinaires, mais je te ferai observer que même quand on a su que vous cherchiez les Reliques contre nous, on ne vous a pas pourchassé, et on est quand même allé vous sauver la vie.


Kelly fut désarçonnée. Détournant le regard, elle croisa les bras et grogna amèrement :


- C’est pas une raison.


- Tout comme ce que vous vivez n’est pas une raison pour avoir fait ce que vous avez fait, insista Doubledose, serein. Et je parle pas seulement de votre petite fugue d’hier soir, je parle de tout ce que vous avez foutu avec les Reliques. Parce que vous me ferez pas avaler que vous n’aviez pas conscience que ces objets vous conduisaient droit dans le mur. C’est vous qui êtes allés trop loin, cette fois.


Kelly sentit ses mains trembloter sous ses aisselles. Les propos de Doubledose faisaient remonter tous ses doutes, toute sa peur et sa détresse accumulées cette année. Oui, en réalité, elle avait compris pour les Reliques il y a des mois et des mois… mais malgré ça, elle n’avait pas eu la présence d’esprit de s’arrêter. Elle avait fait taire l’évidence, volontairement. Ses yeux se mirent à picoter : elle cilla plusieurs fois avec force pour s’empêcher de larmoyer.


- Toi, John, tu as eu ta revanche, le jour où tu m’as fait mordre la poussière, non ? dit McGonnadie à l’intéressé. Alors pourquoi tu as continué, après ça ?


- Ma revanche ? s’offusqua John. Mais en quoi j’ai obtenu ma revanche ? Qu’est-ce qui a changé, vous avez arrêté d’être raciste, peut-être ?


- Ce que je ne suis pas, mais bon, puisque tu refuses de comprendre…


- Mais oui, c’est ça, c’est de l’humour, c’est du second degré, vous êtes pas sérieux ! ironisa John en parlant du nez. C’est pas vous le problème, c’est juste moi qui suis bête !


- HO, on se calme ! trancha Doubledose. Ecoutez les morveux, on veut bien admettre que c’est pas facile tous les jours à Lettockar, qu’on vous a peut-être fait du mal, mais…


- Quand on rajoute un “mais” à ce genre de phrase, il vaut mieux s’arrêter tout de suite, monsieur le directeur, grinça Kelly.


C’était une des choses que lui avait appris Pavel il y a bien longtemps. Doubledose l’observa avec intérêt. Il ne semblait pas s’être attendu à une telle sortie. Elle reprit avec froideur :


- Vous savez très bien pourquoi on a tenté le coup. Je le redis : vous êtes juste du bon côté du bureau. Quand nous on fait de la merde, c’est de l’insubordination. Quand c’est vous, c’est quoi ? Une blague ? Une expérience ratée ? Si on s’était fait bouffer ce soir, vous auriez fait quoi ? Vous auriez dit que c’était de notre faute et vous auriez eu bonne conscience ? Pile je gagne, face tu perds ?


- Ah non, je t’interdis de dire ça ! tonna Doubledose. Tu nous prends pour qui ? Tu penses vraiment qu’on vous aurait laissé crever là-bas ? Quand Shengen est mort, tu crois que ça nous a rien fait ?


- Et votre rôle c’était pas justement de le protéger ? reprit John. C’est un peu tard pour avoir des regrets…


- Mais ça suffit ! rugit Doubledose, coupant McGonnadie avant qu’il n’ait pu répondre. Je me laisserai pas traiter de tueur de gosses dans mon bureau !!


Pourrave jetait des regards perdus et inquiets à McGonnadie. Les deux professeurs ne savaient pas où se mettre, leur chef écumant littéralement. Kelly trouva encore la force de lui tenir tête.


- Crier ne vous donne pas raison, professeur Doubledose. Si vous regrettiez vraiment la mort de Peter, vous seriez pas là à nous engueuler, mais vous diriez pardon.


Cette dernière réplique fit l’effet d’un coup de poing dans le nez épaté du directeur, qui se tassa dans son fauteuil. John eut un petit sourire, fier de Kelly qui une fois de plus avait cloué Doubledose.


- Voilà, c’est tout ce que j’avais à dire, acheva Kelly. Maintenant, faites ce que vous voulez.


- S’agit pas de ce que je veux, Powder, grogna Doubledose. Aussi incroyable que ça puisse paraître, je me fais de la bile pour vous. Vous avez tout perdu en quelques jours, je le sens très bien, et c’est dans ce genre de moment qu’on peut vraiment faire n’importe quoi. Et vous demander pardon pour la mort de Peter n’y changera rien. Qu’est-ce qui va se passer, après ce fiasco ? Comment je peux être sûr que vous allez pas refaire une connerie qui vous fera frôler la mort ?


- C’est pourtant simple, glissa John. Vous vous souvenez de ce que Dumbledore vous avait dit, le jour où vous nous avez coincés en train d’essayer de nous expatrier à Poudlard ? Que ça ne serait peut-être pas arrivé si vous ne donniez pas autant envie de vous trahir. Enfin, quelque chose comme ça…


Il envoya alors un étrange regard appuyé à Kelly. Celle-ci s’attendit à ce que Doubledose s’énerve à l’évocation de son homologue, que sa propre élève lui préférait infiniment. Mais sa réaction fut bizarre : un tic nerveux parcourut furtivement son visage taillé à la serpe, et il se mit à regarder par la fenêtre. Dans son coin, McGonnadie s’était rembruni.


- Je vois pas trop ce qu’il vient faire là-dedans, le vieux… marmonna Pourrave en lissant sa barbe pointue.


- Il vient faire là-dedans qu’il se serait pas contenté d’écouter d’une oreille, lui ! s’écria Kelly avec colère. Il condamne l’enseignement à la sauce Lettockar tout autant que nous, et…


- Oui et ben, Dumbledore n’aura plus beaucoup d’occasions de faire la leçon sur ce que doit être l’enseignement, je pense, coupa le professeur de botanique d’un ton irrité.


- Qu’est-ce que vous entendez par là ? questionna Kelly, interloquée.


Doubledose laissa échapper un sifflement outré et lança un regard furieux à son professeur de botanique. McGonnadie avait les yeux exorbités.


- Pepino, on avait dit qu’on ne parlait pas de ça ! s’exclama-t-il sur un ton lourd de reproches.


- Mais… qu’est-ce qu’il y a ? insista Kelly, tout d’un coup inquiète, tandis que Pourrave devenait livide, confus par l’impair qu’il venait visiblement de commettre.


McGonnadie et Doubledose se regardèrent longuement, extrêmement gênés. Puis, le directeur lâcha un profond soupir, se leva et alla chercher un journal qui traînait sur un meuble proche. Il le laissa tomber lourdement, juste sous les yeux de Kelly.


- C’est tombé ce matin.


C’était La Gazette du Sorcier, le quotidien britannique. Au centre, il y avait une grande photo du professeur Dumbledore, qui regardait dans le vide, le visage assombri par la mélancolie. Kelly releva les yeux vers le gros titre.


MORT D’ALBUS DUMBLEDORE, DIRECTEUR DE POUDLARD.


Le monde entier sembla alors disparaître autour de Kelly. La nouvelle lui causa un tel choc qu’elle eut l’impression qu’une pierre de plusieurs tonnes venait de tomber dans son estomac. Elle demeurait immobile, tétanisée, le regard définitivement braqué sur cette simple et courte phrase de six mots. Voyant le visage décomposé de Kelly, John pâlit, et s’approcha pour lire le journal. Il émit une exclamation abasourdie en voyant la une.


- Mais… mais comment ? souffla Kelly, la voix brisée.


- Lisez la suite, dit simplement Doubledose, les yeux perdus dans le vide.


C’est la consternation dans la communauté des sorciers. Albus Dumbledore, directeur du collège Poudlard, Président-sorcier du Magenmagot et Grand Manitou de la Confédération Internationale des Mages et Sorciers, a été assassiné cette nuit dans l’enceinte du château de Poudlard au moyen d’un sortilège de la Mort. Des témoins ont accusé le professeur de potions du collège, Severus Rogue. Le ministère de la Magie a aussitôt publié un avis de recherche…


Kelly fut incapable de continuer. Bien qu’elle restât figée dans la même position, elle ne lisait plus.


Le professeur Dumbledore était mort. L’homme qui lui avait révélé le monde de la magie, qui avait changé sa vie. Le plus grand sorcier du monde. Son idole, son modèle. Disparu d’un coup, assassiné par un de ses propres collègues. Kelly sentit quelque chose disparaître au fond d’elle. Comme si on venait de l’amputer brutalement d’une partie de son être.


- Au fait, qu’est-ce qu’on fait, pour les obsèques ? demanda McGonnadie, détournant son regard de Kelly.


- Je vais y aller, répondit Doubledose. Il faut quand même qu’il y ait quelqu’un pour représenter Lettockar…


Kelly ne put en entendre davantage. Elle bondit de sa chaise et s’enfuit à toutes jambes du bureau, sourde aux appels de John, Pourrave et McGonnadie qui lui criaient de revenir, et même à Doubledose qui retirait 50 autres points à Dragondebronze.


Elle courut à travers le château, se ruant vers la salle commune de Dragondebronze. Quand elle arriva, le portrait des Istaris était ouvert : des élèves sortaient de la tour. Kelly, aveugle et ahurie, les poussa sans ménagement et sans s’excuser, s’attirant une volée d’insultes de leur part. Elle fonça vers le dortoir des filles, vers son matelas. Elle avait besoin de s’allonger. Arrivée au pied de son lit, elle trébucha et s’effondra lamentablement dessus. Mais peu importe le grotesque de son arrivée. Elle avait totalement perdu le contrôle de son corps : sa respiration était déchaînée au point de lui faire mal aux poumons, ses mains tremblaient et ses jambes meurtries par sa course effrénée la lançaient terriblement.


Jamais elle n’avait connu un tel sentiment de désespoir. Tout lui paraissait si dérisoire, à présent. Albus Dumbledore était le seul sorcier qu’elle connaissait en dehors de Lettockar. Pour Kelly, c’était un repère. Pour elle, c’était lui, l’archétype du sorcier, bien plus que ses propres professeurs. Elle avait toujours tant voulu lui ressembler… avoir sa puissance, son intelligence, sa sagesse… Les souvenirs des moments qu’ils avaient passés ensemble défilaient devant ses yeux, comme si son esprit prenait un malin plaisir à la faire souffrir.


Elle venait de tout perdre. C’était comme s’il n’y avait plus rien à l’extérieur. Comme si dehors ne l’attendait que le néant, qu’elle n’avait nulle part où aller, nulle part où se raccrocher. Il n’y avait plus ce guide qui lui donnait espoir. Même le collège Poudlard lui paraissait être une chimère, désormais.


Elle aurait voulu qu’on lui jette un sort qui la vide de ses émotions. Elle ne voulait plus rien ressentir. Elle n’avait pas la force d’affronter une nouvelle aussi terrible. Que tout s’arrête… par pitié, que tout s’arrête...


Soudain, Kelly entendit quelqu’un toussoter près d’elle. Elle se redressa et vit John, droit comme un I, qui la regardait, abattu.


- J… John … ? Comment tu as su que je serais là ?


- Je te connais. Quand ça ne va pas, tu peux passer des heures sur ton plumard...


Il s’approcha et s’assit à côté de Kelly. Pendant un bref instant, ils restèrent immobiles et silencieux, se contemplant l’un l’autre. John la prit dans ses bras et la serra contre lui. D’ordinaire, Kelly aurait senti un léger trouble, mais sa détresse l’emportait sur tout.


- Pas lui, John… pas lui… dit-elle d’une voix étouffée.


- Je sais Kelly, c’est terrible… Moi aussi, je l’aimais bien...


John se mit à la bercer tendrement. Kelly le laissa faire, amorphe, même si quelque chose de très étrange planait dans l’air…


- J’ai l’impression qu’on nous enlève tous ceux qui nous faisaient espérer… d’abord Pavel… puis Peter… maintenant le professeur Dumbledore… Qu’est-ce qu’il nous reste à présent ?


- Il… te reste moi, Kelly… moi, je suis là...


Kelly releva les yeux vers John. Il la dévisageait d’un regard si intense qu’il en était effrayant. Kelly se sentit très mal à l’aise, ne comprenant pas quelle était cette étincelle qui semblait animer ce garçon. Quelque chose ne tournait pas rond… ce regard, et cette force invisible qui immobilisait Kelly sur place… Après un long instant de silence, John fondit lentement sur elle et l’embrassa.


Kelly écarquilla les yeux, épouvantée. La terreur la submergea pendant ce baiser qui avait un goût de cendres et de métal. N’y tenant plus, elle plaqua ses mains contre le torse de John et le repoussa avec force.


- Non ! John ! Non…


John tituba et devint écarlate, mortifié. Kelly, rougissant tout aussi fort, détourna les yeux, et se tritura nerveusement les mains. John parut vouloir se donner des gifles monumentales.


- E… excuse-moi Kelly, je… j’ai...


Il ne put achever sa phrase, mort de honte. Jamais Kelly n’avait senti une telle gêne. Ses craintes qui avaient germé récemment venaient d’être confirmées. C’était un véritable cauchemar… il lui fallait tout de suite mettre les choses au clair avec John. Le souffle court, Kelly dit dans un murmure :


- John… ce… ce n’est pas possible.


- Je suis désolé, j’aurais dû t’en parler avant, dit-il d’un ton abrupt. Je suis bête, je… j’ai… il faut qu’on prenne le temps de construire le choses….


- Non, ce n’est pas ça…


John écarquilla les yeux, décontenancé. Kelly serra nerveusement les plis de sa robe. Elle était sur le point de dire toute la vérité sur ses amours. Elle n’en avait pas encore parlé à John et Naomi, mais à présent elle n’avait plus le choix. Elle devait le dire. Elle ne pourrait pas garder cela secret éternellement, et en cet instant, c’était le seul moyen de faire comprendre à John qu’elle ne pouvait pas lui rendre ses sentiments.


- John, je… je n’aime pas les garçons.


Il devint blanc comme un linge et sa mâchoire se décrocha. Kelly frémit. Elle avait toujours su que cette révélation allait ébranler ses amis, mais en cet instant où John lui dévoilait son amour, c’était encore pire pour lui. Il était en train de tout perdre à son tour. Ce n’est qu’au prix d’une lutte acharnée contre sa respiration incontrôlée que John parvint à articuler :


- Tu… tu es…


- Oui.


La tête de John tomba lourdement. Un silence macabre s’installa. Kelly, tétanisée, ne savait pas quoi dire. John était en train de vivre la plus grosse déconvenue de sa vie, et elle le sentait. Si elle n’avait pas été aussi choquée, elle aurait sans doute éprouvé de l’empathie, mais elle n’y arrivait pas. Tout à coup, le jeune kenyan releva la tête, le visage contracté, comme s’il venait de découvrir une horrible vérité. Il demanda d’une voix rauque :


- C’est elle ?


Kelly déglutit bruyamment. Elle aurait tout donné pour que la conversation s’arrête là. John passa sa langue sur ses lèvres et insista :


- C’est Angelica ?


Kelly tressaillit, puis après un long instant d’hésitation, confirma d’un signe de tête. Elle vit alors une larme couler sur la joue de son ami.


Cette fois, ce fut John qui s’enfuit en trombe, déboussolé. Kelly, elle, se laissa tomber sur son lit. Elle fut à nouveau envahie par cette atroce envie de ne plus rien ressentir… Que tout s’arrête… C’en était trop. Le sort s’acharnait beaucoup trop sur elle… d’abord le fiasco de la quête des Reliques, ensuite Dumbledore… et maintenant c’était au tour de John de la faire souffrir…


« Je suis sortie du placard, mais c'était un Épouvantard... » chantonna-t-elle avec tristesse, au beau milieu de sa solitude.

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