Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 31 : La Reine dans la Montagne

6368 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 4 mois

31. La Reine dans la Montagne


Tous les élèves de Dragondebronze étaient allés se coucher ; seuls Kelly, John et Naomi étaient restés dans le salon, prétextant avoir du travail à faire. Ils attendirent minuit avant d'éteindre le feu de la cheminée, et de sortir à pas feutrés de la salle commune. Les Istaris, en pleine dispute au sujet du « démissionnisme » de Radagast, ne s'aperçurent même pas que leur portrait s'ouvrait et laissait passer trois adolescents vêtus de capes noires.


Désormais, ils avaient l'habitude de se déplacer dans les couloirs en pleine nuit : ils savaient se déplacer en silence, entendre des bruits de pas à l'autre bout du château, se positionner de façon que la lumière des torches ne projette par leur ombre sur le sol et les murs. Bref, il n'était plus possible de coincer Kelly Powder, Naomi Jane et John Ebay en pleine escapade nocturne. Ce fut donc sans la moindre difficulté, et sans la moindre appréhension, qu'ils se rendirent au troisième étage, au QG de l’OASIS. Comme ils l'avaient redouté, personne d'autre n'était venu. Mais ce n'était pas grave : quand ils auraient rapporté le Bonnet de Gilluc, les autres membres allaient revenir, s'excuser et les porter en triomphe. Car ils auraient enfin réuni les quatre Reliques des Fondateurs, et deviendraient les Maîtres de Lettockar. Toutes les peines, tous les revers qu'ils avaient endurés seraient immédiatement oubliés, effacés, balayés ; et la mort de Peter serait vengée. Lettockar deviendrait enfin l'école à laquelle ils aspiraient.


Pour la première fois depuis qu’il était apparu, ils empruntèrent le toboggan magique derrière le tableau des fruits qui faisaient la danse de la pluie ; c’était exactement comme dans un parc aquatique. Une minute plus tard, ils étaient sortis par une poterne cachée du rempart ouest. La vaste étendue d'herbe qu'ils avaient à parcourir était presque entièrement recouverte par la pénombre ; seule la lueur de la lune l'éclairait vaguement. Ils traversèrent dans le plus grand silence les deux kilomètres pour parvenir au pied de la Montagne Interdite, qui inaugurait une chaîne qui s'étendait à perte de vue.


La Montagne n'était pas particulièrement grande, et la plate-forme où ils devaient grimper se situait à peu près aux deux tiers. Néanmoins, ils ne pouvaient y accéder en balai volant : celui de Kelly était toujours confisqué à cause de l’affaire de la potion Toupie Ornotoupi, et de toute manière, ni John ni Naomi n'en possédaient un à eux. Ils allaient donc avoir recours aux pouvoirs de la Perruque de Scravoiseux : au moment où John l'enfila, sa force et son agilité furent une nouvelle fois décuplées. Il porta les deux filles sur son dos – attachées à lui par un solide et indestructible lien magique doré créé par Naomi - sans en ressentir le moindre fardeau, et entreprit d'escalader la montagne. Il la grimpa avec une vitesse prodigieuse, faisant des bonds impressionnants d'un rocher à un autre et s'agrippant sans la moindre difficulté à la paroi rocheuse.


En à peine une demi-heure, ils furent arrivés sur la vaste corniche, elle aussi faiblement éclairée par la lumière d'une lune à ses trois-quarts et rafraîchie par une brise légère. Naomi révoqua sa corde lumineuse, et Kelly ordonna à John d'un ton catégorique :


- Maintenant, retire la Perruque, John !


- Oui, oui, c'est bon... dit-il d'une voix qui trahissait sa mauvaise grâce.


Il ôta la Perruque de Scravoiseux, qui reprit son apparence originelle aux longs cheveux blancs, et la rangea dans la poche intérieure de sa robe de sorcier. Les trois compères purent alors observer les environs. Plus loin devant eux, il y avait l'entrée d'un tunnel creusé dans la roche : celui que Peter avait vu dans la Boule de Bernardo Curcumo. Celui qui les conduirait dans les entrailles de la montagne, là où était caché le Bonnet. Ils y pénétrèrent d'un pas crispé dans le couloir, l'excitation grandissante. L'obscurité y était totale : ils n'y voyaient pas à un mètre devant eux.


- Lumos, prononça Naomi, qui ouvrait la marche.


Une jolie boule de lumière germa au bout de sa baguette magique. Néanmoins, ils ne voyaient pas la sortie du corridor, ce qui suggérait qu'il était assez long. Sans plus attendre, ils se mirent en marche.


Les pierres qui composaient les murs du tunnel étaient tout aussi noires que celles du versant de la Montagne, et elles étaient cabossées, bosselées : il avait été taillé très grossièrement dans la roche. On n'avait pas pris le temps d'en lisser les parois. Des stalagmites surgissaient de toute part, et des bruits lugubres de gouttes d'eau tombant depuis des stalactites résonnaient régulièrement. Au bout d'une quinzaine de minutes de marche toujours aussi silencieuse, ils aperçurent enfin le bout du tunnel. Surexcitée, Naomi se mit à marcher plus vite, comme pressée d'arriver la première. Mais une fois dehors bien avant John et Kelly, elle se figea. Sa boule de lumière magique grandit, et ses amis l'entendirent articuler d'une voix anxieuse :


- Qu'est-ce que c'est que ça ?


Intrigués, Kelly et John accélérèrent aussi le pas pour la rejoindre. Ce qu'ils virent en sortant du tunnel leur causa le même étonnement qu'à Naomi. Un vaste plateau s'étendait devant eux. Il n'y avait jusque-là rien d'anormal... si ce n'est que des barres d'immeubles sortaient du sol. Plusieurs grands bâtiments rectangulaires poussiéreux, d'un gris sombre, percés de nombreuses fenêtres, disposés anarchiquement très près les uns des autres, certains penchant légèrement sur le côté. Collés contre les murs de la chaîne de montagnes, ils étaient séparés en deux grands groupes par une grande allée de terre tortueuse, et on distinguait d'autres petites ruelles étroites entre les édifices.


Un ghetto. Voilà ce qu'il y avait derrière la Montagne Interdite. Mais il n'y avait personne dedans, se disait Kelly d'un ton assuré. Le plateau était totalement silencieux, il n'y avait pas la moindre lumière, pas le moindre signe de mouvement ; si les immeubles avaient été occupés, il y en aurait eu. Leur présence était juste une des nombreuses absurdités du domaine de Lettockar. De fait, elle ne comprenait pas pourquoi John et Naomi avaient l'air si effrayés.


- Quoi, vous avez peur d'une barre d'immeuble, maintenant ? lança-t-elle d'un ton autoritaire.


- Je… je trouve ça bizarre quand même… chuchota Naomi d'une voix aiguë. Qu'est-ce que ça peut bien faire là ?


- Naomi, t'es lourde à tout le temps flipper… soupira Kelly, agacée. Il n'y a aucun bruit, aucune lumière. De toute évidence, c'est désert…


- Tu crois ça ?


Kelly, John et Naomi s'immobilisèrent. Une voix nasillarde, qui n'appartenait à aucun d'entre eux, venait de chuchoter tout près.


- Qui a parlé ? s'exclama John, sa voix partant brusquement dans les aigus.

Une milliseconde après, deux silhouettes sortirent de l'ombre derrière John et Naomi et leur bondirent dessus. Les deux amis furent plaqués au sol dans un grand cri. Naomi perdit sa baguette, et son sortilège s'éteignit instantanément. Kelly hoqueta de peur ; c'étaient deux hommes massifs, totalement inconnus, qui se saisissaient de Naomi et John et les immobilisaient. Elle les vit attraper les baguettes magiques des deux jeunes gens et les fourrer dans les poches de leurs vestes.


- Mais qu'est-ce que... ? glapit-elle, ahurie.


Elle tira sa propre baguette pour venir au secours de ses amis, mais elle sentit soudain un énorme poids lui tomber dessus et la faire tomber à terre. Un troisième individu venait de surgir derrière elle, lui avait sauté dessus et mise au tapis à son tour. Sa baguette lui échappa des mains : elle la vit valdinguer au loin, faire quelques rebonds sur le sol et se mettre à rouler par terre, disparaissant de son champ de vision.


- Ma baguette !! s’écria-t-elle.


Mais son agresseur ne s'attarda pas sur ce point. Toujours avachi sur elle, il attrapa les bras de Kelly et les plaqua derrière son dos, la neutralisant. Entendant John et Naomi, dans la même situation qu'elle, lancer des gémissements, des insultes et des cris de protestation, elle se débattit de toutes ses forces pour se dégager, mais l'homme qui la tenait était beaucoup plus puissant qu'elle. D'une main, il maintenait ses bras bloqués, et de l'autre, il lui enfonçait la tête dans le sol. De la poussière s'infiltra dans les bronches de Kelly, et elle toussa avec force, sa respiration bloquée. Luttant pour pouvoir mettre au moins sa tête sur le côté, elle vit plusieurs paires de pieds arriver vers eux en courant. Peu à peu, elle vit de la lumière et sentit de la chaleur à proximité, et un crépitement lui indiqua que les nouveaux venus étaient équipés de torches enflammées.


- Allez, on les ligote ! s'exclama l'homme qui immobilisait John, lequel se débattait aussi comme il le pouvait.


Plusieurs personnes s'approchèrent et vinrent seconder leurs camarades. Kelly sentit qu'on lui enroulait des cordes autour des poignets. Elle essaya à nouveau de se dégager en gigotant dans tous les sens, mais rien n'y fit : ses assaillants étaient trop lourds et trop robustes. Très vite, elle eut les mains solidement liées dans le dos, tout comme John et Naomi. Les trois amis se remirent à tempêter :


- Arrêtez ! Qui êtes-vous ?


- Lâchez-nous !


- Vos gueules, les pisseux ! tonna une voix grasse et enrouée.


Ils furent alors brutalement relevés et posés sur leurs pieds, et purent enfin voir à qui ils avaient affaire. Ils ne purent s'empêcher d'étouffer des exclamations horrifiées. Leurs assaillants étaient repoussants. Les traits de leurs visages bouffis étaient tordus, brouillés, distendus. Leur peau était d'une couleur disgracieuse, d'un blanc laiteux mêlé de rose. Mais le plus dérangeant restait leurs yeux. On n'en voyait pratiquement que le blanc : leurs pupilles noires partaient dans des directions opposées, renvoyées jusqu'aux coins des paupières. Ils étaient vêtus de haillons de cuir, et ceux qui ne tenaient pas de torche étaient armés de couteaux rouillés ou de poings américains.


Celui qui venait de leur ordonner le silence se détacha du groupe. C'était un énorme individu, dont la bedaine pendait par-dessus sa ceinture. Il avait des cheveux d'un blanc sale sous un béret rapiécé, et un vilain collier de barbe troué à plusieurs endroits soutenait son visage flasque et rougeaud.


- Qu'est-ce qu'on fait d'eux, Big Ed ? demanda l'homme qui avait capturé Kelly.


Il bavait abondamment lorsqu'il parlait, chacun de ses mots accompagné d'un chuintement désagréable. Kelly sentit de la salive tomber sur son épaule, et fut prise d'un haut-le-cœur.


- Quelle question, on les amène à Raksha ! répondit l'obèse. Allez !


Les trois infortunés furent bousculés en avant et forcés à suivre Big Ed qui menait la marche, progressant dans la grande avenue qui séparait les immeubles.


- Attendez !! s'écria Kelly, qui essayait de résister à la marche forcée. Ma baguette ! J'ai perdu ma baguette !!


Mais leurs kidnappeurs ne l'écoutaient pas, et l'emmenèrent sans un regard en arrière. Aucun d'entre eux n'irait chercher le malheureux bâton. Kelly se mit à trembler. Elle était désarmée, privée de son bien le plus cher, et aux mains de terribles brutes. Elle ne comprenait rien. Qui étaient-ils ? Qui était cette Raksha à qui ils allaient être livrés ? Que faisaient-ils ici, alors que toutes les visions de Peter et toutes les recherches de l’OASIS avaient certifié que la Montagne Interdite était complètement déserte ?


John, Naomi et Kelly avaient perdu toute contenance. La situation leur échappait tellement que c'en était risible. Ils étaient impuissants, vaincus, et sans aucune possibilité d'action, sinon que d'interroger et d'implorer leurs ravisseurs dont ils ne savaient strictement rien.


- Mais lâchez-nous ! Qu'est-ce que vous allez nous faire ? s'écriaient-ils pêle-mêle, de plus en plus paniqués.


Sans leur prêter aucune attention, celui qui se nommait Big Ed s'écria à la cantonade :


- Sortez ! Venez tous ! Venez voir ce qu'on a chopé !


Alors, des lumières s'allumèrent de toute part, depuis l'intérieur des immeubles devant lesquels ils passaient. Contrairement à ce que Kelly avait cru – comment avait-elle pu être aussi naïve et stupide ? - ils étaient habités. Puis, les portes s'ouvrirent, et des hommes et des femmes de tous âges, à l'air aussi misérable que le petit groupe qui les avaient capturés en sortirent – d'autres sautaient par les fenêtres – et s'approchèrent d'eux en parlant d'un air avide. Tous, sans exception, étaient affublés du même strabisme que Big Ed et ses sbires, et des mines cruellement enthousiastes s'illuminaient sur leurs visages laids et grotesques.


« Mais qui sont-ils, tous ces affreux ? » songeait Kelly avec nervosité, abrutie par la terreur et l'incompréhension.


Bientôt, ce fut une foule de plusieurs centaines de personnes qui les encerclait, s'éclairant à la lumière de torches que certains d'entre eux allumaient. Dans un grand tumulte, ils les emmenèrent vers une sorte de grande clairière, entourée de quatre barres d'immeubles où étaient accrochés de grands projecteurs qui illuminaient tout l'espace, et occupée par une immense scène rectangulaire faite de planches de bois miteuses, surélevée d'environ un mètre cinquante. A ses quatre coins, ainsi que dans le fond, étaient disposés de gargantuesques enceintes noires, suscitant l'incrédulité de Kelly, John et Naomi.


Et en son centre, une femme de haute taille était affalée dans un siège de fer ouvragé. Elle avait une longue crinière de cheveux gris foncé en bataille, à l'air soyeux. Son visage était dur et anguleux : on aurait pu aiguiser une lame contre sa mâchoire. Et pourtant, il gardait comme des traces d'une réelle beauté. Elle aurait pu être séduisante si ses yeux n'avaient pas été frappés du même strabisme divergent que tous ses compagnons. Elle était vêtue d'un épais tee-shirt noir sans manches à col montant et d'un baggy vert kaki troué à plusieurs endroits, et trois épaisses chaînes pendaient en dessous de sa ceinture. Ses bras musclés étaient entièrement recouverts de tatouages en tout genre, mêlant le rouge sang, le noir et le bleu foncé, allant du tribal au symbole du yin et du yang sur la paume de sa main qui tenait une cigarette allumée entre ses doigts aux ongles longs et pointus. Ses poignets étaient enserrés de nombreux bracelets, en cuir ou en métal, qui montaient jusqu'au milieu de ses avant-bras.


- Maîtresse Raksha ! s'exclama Big Ed, qui semblait être son lieutenant. Nous avons attrapé ces trois gamins qui pénétraient notre territoire !


- Attendez, dit-elle en levant la main.


Elle se leva lentement de son siège et fit quelques pas nonchalants vers le bout de l'estrade, ses chaînes produisant un tintement sonore au rythme de ses pas. Puis, elle ferma ses horribles yeux, rejeta la tête en arrière, et inspira avec force par le nez.


- Je sens venir un couplet… articula-t-elle d'une voix forte.


Kelly eut un frisson rien qu'en l'entendant parler. Sa voix éraillée, tranchante et rugueuse, assez grave pour une femme, était terrifiante. Elle lui faisait penser au bruit qu'une lame dentelée aurait produit en raclant une barre de métal. De la foule émergèrent des exclamations réjouies et des encouragements à l'annonce du « couplet » : apparemment, cela était une occupation du soir chez eux. Kelly crut alors voir une petite ombre apparaître furtivement sur le sol éclairé par les flammes juste devant elle. Elle leva la tête vers le ciel, mais elle ne vit rien. C'était sans doute un effet de son imagination complètement détraquée par la peur…


Soudain, la dénommée Raksha claqua des doigts, et deux secondes plus tard, les gigantesques enceintes lâchèrent une musique assourdissante. C'était une rythmique très puissante, accompagnée de bruit de scratchs et de platines. Du rap. Puis, elle jeta sa cigarette au loin, pour attraper au vol un micro qu'un de ses camarades venait de lui lancer. Elle entonna alors son couplet :


Celle-là c’est pour mes lycaons, pour faire courir mes ennemis

Tu vas te casser les molaires si tu veux croquer cette hyène-ci

La morsure de Fenrir et la classe de Shenzi

Tu pourras plus marcher sans la méthode McKenzie

Tu peux toujours te planquer, tu risques pas d’avoir raison

Je pouffe, je souffle et j’envoie voler ta maison

Y’a rien à faire, j’ai ma meute et toi t’es tout seul

Si t’as peur du grand méchant loup, ‘faut pas se jeter dans sa gueule


Le son des enceintes se coupa, et fut vite remplacé par un tonnerre d'acclamations et d'applaudissements de la foule massée devant la scène. Kelly, John et Naomi restaient muets comme des tombes, se faisant tout petit, comme si cela avait pu les faire oublier. La chanteuse improvisée salua son public d'un négligent geste de la main, et attendit patiemment que le brouhaha de ses adorateurs retombe. Quand il fut réduit à des chuchotements ou des paroles mesurées, elle claqua des doigts et envoya d'un air impérieux au petit groupe qui avait capturé Kelly et ses amis :


- Allez, amenez-moi ces trois merdeux !


Les désignés furent brutalement poussés en avant, et on les fit grimper sur scène par un petit escalier taillé dans son coin gauche. Ils furent placés face à la foule, à quelques mètres du bord de l'estrade, les uns à côté des autres, chacun fermement agrippé et ceinturé par un ou deux des hommes de Raksha. Kelly se sentit humiliée en plus d'être terrorisée. Ils étaient exhibés comme de vulgaires délinquants dans un procès public qui précédait un lynchage. Leur expédition virait un peu plus au cauchemar sordide à chaque minute passée…


La femme aux cheveux gris posa ses mains sur ses hanches, et se mit à faire les cent pas devant la petite bande, les examinant d'un air féroce. Tout à coup, elle les interrogea d'une voix veloutée :


- Dites-moi, les avortons, qu'est-ce qui pousse trois élèves de Lettockar a venir défier Raksha Roma, la Reine dans la Montagne, sur ses propres terres ?


- On… on ne voulait pas vous défier, madame, répondit Kelly, tâchant de se montrer déférente. On ne savait même pas que des gens vivaient ici, on vous jure !


- Ça ne sait même pas ce qu'il y a dans la Montagne Interdite, et ça s'y promène les mains dans les poches ! ricana Raksha Roma. Mon dieu, qu'est-ce qui se serait passé, si en plus vous étiez venus un soir de pleine lune ?


- Hein ? Qu'est-ce que ça veut dire, ça, la pleine lune ? s'étonna John.


Leur geôlière ne répondit pas, mais Naomi attira l'attention de tout le monde en inspirant avec une force qui trahissait un choc monumental.


- J-J-John, K-K-Kelly… je… je comprends… ce sont… CE SONT DES LOUPS-GAROUS ! hurla-t-elle.


Le cœur de Kelly chavira sous l'annonce. Elle tourna la tête dans tous les sens, pour voir les innombrables visages des habitants du ghetto, qui grimaçaient et ricanaient d'un air réjoui et moqueur. Rakha Roma tendit le bras vers Naomi qui se crispa aussitôt, et lui effleura le cou de ses doigts. Elle sourit d'un air appréciateur et commenta :


- Très perspicace, gamine. Tu as entièrement raison : toutes les personnes que tu vois ici sont des loups-garous. Depuis les premiers jours de Lettockar, une colonie des gens de notre espèce vit ici, cachée derrière la Montagne Interdite, dans ce ghetto poussiéreux. Il faut qu'on soit loin des petits élèves, vous comprenez… il pourrait y avoir des incidents.


Elle griffa alors violemment la gorge de Naomi d'un coup sec de ses ongles acérés, la faisant saigner.


- Aïïïïïe ! cria Naomi en se mettant à pleurer.


Kelly avait sursauté, craignant que Raksha Roma ne l'ait égorgée, mais la blessure restait superficielle. Elle aurait bien voulu être rassurée, mais elle était bien trop obnubilée par l'horreur de leur situation.


Ils avaient atterri dans un ghetto de loups-garous, vieux de 700 ans. Kelly comprenait à présent pourquoi ils avaient tous un strabisme et étaient pour beaucoup atteints de déformations en tout genre. Si les loups-garous étaient restés entre eux dans ce ghetto pendant sept siècles, le brassage sanguin devait avoir été bien trop limité pour engendrer des individus en bonne santé…


Des loups-garous, ne cessait-elle de se répéter. Des humains qui se changeaient en loups bipèdes géants à la pleine lune, et qui, perdant toute conscience, se livraient aux pires atrocités. Mais le pire étant qu'ils souffraient de leur statut : victimes de rejet, beaucoup de ces gens détestaient les sorciers. Or, ils venaient d'en capturer trois : il y avait de fortes chances qu'ils se défoulent sur eux et ne se privent pas de les brutaliser toute la nuit. Kelly avala sa salive, et s'en prit à elle-même. La Quête des Reliques venait à nouveau de se retourner contre eux : le Bonnet de Gilluc les avait amenés droit en enfer. Et dire qu'ils avaient asséné avec ferveur leur détermination à aller le prendre, à s'engouffrer à l'intérieur de la Montagne Interdite pour réunir les quatre Reliques des Fondateurs… Quelle idiotie, quelle folie… Et comment allaient-ils se sortir de là ?


Après les avoir longtemps observés d'un regard perçant, Raksha Roma reprit les hostilités en les questionnant d'une voix menaçante :


- Qu'est-ce que vous êtes venus faire ici ? Parlez !


Tout comme Naomi et John, Kelly resta coite. Elle réfléchissait à toute allure : il ne fallait absolument pas mentionner le Bonnet de Gilluc. Il ne faisait aucun doute que cette bande de loups-garous en étaient les gardiens : s'ils révélaient qu'ils étaient venus ici pour le prendre, ils allaient s'attirer leurs foudres et se faire saigner à blanc. De toute manière, à présent, peu lui importait la Relique du Fondateur. Il fallait juste qu'ils s'en aillent. Pour cela, Raksha Roma devait juste les prendre pour des inconscients.


- Rien. On voulait juste voir ce qu'il y avait derrière la Montagne Interdite, répondit-elle d'un ton abrupt en détournant les yeux.


En une fraction de seconde, Raksha lui donna un énorme coup de pied dans le ventre. Kelly hurla en se pliant de douleur. C'était comme si son estomac venait d'être broyé. L'homme qui la ceinturait prit soin de la soutenir pour l'empêcher de tomber, même s'il ricanait en lâchant d'autre jets de bave. Suffocante, Kelly se mit à tousser et à cracher : du sang sortait de sa bouche. Par-delà sa douleur et son hébétement, elle entendit John et Naomi crier son nom, paniqués. Le visage déformé par la rage, Raksha lui hurla en pleine face :


- Menteuse !


Sans lui donner le temps de réagir, la louve-garou lui donna ensuite une énorme gifle qui fit partir sa tête en arrière. Kelly vit trente-six chandelles et sentit tout de suite sa joue la brûler, sous le regard affolé de ses amis et les ricanements de leurs oppresseurs.


- Qu'est-ce que vous êtes venus faire ici ? répéta Raksha d'une voix perçante. Réponds ou je t'étripe !


- Mais vous êtes folle ?! cria John, fou de colère.


Poussant un rugissement, Raksha bondit sur lui et lui asséna un violent revers en travers du visage.


- Ne-me-traite-pas-de-folle ! articula-t-elle entre ses dents, donnant une gifle à John pour chaque mot.


- Arrêtez ! S'il vous plaît, ne nous faites pas de mal ! s'écria Naomi, le visage inondé de larmes, tandis que John s'effondrait entre les bras de son ravisseur.


- Alors dites-moi la vérité ! s'égosilla Raksha en tournant la tête vers elle. Vous êtes forcément venus chercher quelque chose ?


- Je vous jure que non ! Pitié, laissez-nous partir… on veut juste retourner à notre école, maintenant…


- Alors pourquoi vous l'avez quittée, si c'est pour vouloir aussi vite y revenir ?


Raksha criait si fort que l'écho de sa voix se faisait entendre dans tout le quartier. Ses congénères la regardaient avec vénération, mais aussi avec effroi. Naomi ne répondit pas immédiatement, beaucoup trop tendue. A la place, elle déglutissait et tremblait des lèvres. Raksha la quitta des yeux un instant pour se reporter sur Kelly et John, le visage soupçonneux. Ils restèrent impassibles, tâchant de ne pas montrer qu'ils n'avaient aucune idée de ce que leur amie allait dire. Enfin, Naomi mit fin à l'insupportable silence :


- C'était… c'était un défi.


- Un défi ? répéta Raksha à voix basse.


- Ou… oui. On… on a parié avec des camarades qu'on aurait le cran d'aller jusque dans la Montagne Interdite en pleine nuit et d'en revenir. Comme notre directeur nous défend d'y aller, vous comprenez… c'était pour impressionner nos amis ! Mais c'est tout ! C'était juste un pari stupide !


Kelly frémit. Cette histoire était assez bancale, même si elle collait avec ce qu'elle-même avait affirmé en premier, comme quoi ils étaient juste venus jeter un coup d’œil. Et dans une pareille situation, elle fut plutôt impressionnée par l'improvisation de Naomi et par la conviction qu'elle mettait dans sa voix. Mais Raksha Roma était loin d'être idiote… allait-elle estimer que, parmi tous les défis que se lançaient les adolescents pour tester leur témérité – et leur bêtise –, celui-ci était plausible ? Après tout, ils étaient des élèves de la plus rude école du monde magique, se disait-elle pour se donner de la conviction.


La souveraine s'approcha de Naomi et se posa en face d'elle. Kelly vit la cage thoracique de son amie se soulever à un rythme effréné sous l'effet de la peur. Elle pria de toutes ses forces pour que Naomi ne s'évanouisse pas, ce qui était mal parti : ses jambes étaient déjà toutes flageolantes. Raksha, qui avait baissé ses yeux perturbants, l'avait remarqué. Elle se caressa distraitement le menton, et feula :


- Alors d'après toi, vous vouliez juste faire de la randonnée, c'est ça… ? Peut-être pour… muscler vos petites jambes ?


A ces mots, elle s'accroupit aux pieds de Naomi. Kelly et John l'observèrent avec une méfiance tendue. Raksha se mit à caresser la jambe droite de Naomi de ses deux mains, sans rien dire. Cette dernière blêmit au point d'en devenir toute blanche, à la fois outrée et terrifiée. Soudain, la louve-garou serra son genou avec force, et se son autre main, attrapa sa cheville, qu'elle souleva brutalement d'un coup sec vers la droite. Un craquement sonore se fit entendre. Raksha venait de lui casser la jambe.


Naomi poussa le cri le plus fort et le plus strident que Kelly, qui faillit vomir sous le choc, ait jamais entendu de sa vie. On l'entendit résonner dans toute la montagne.


- NAOMI !! hurlèrent John et Kelly.


Une abominable acclamation barbare explosa parmi les loups-garous. Naomi éclata en sanglots, geignant à s'en écorcher les cordes vocales. Sa jambe se tordait mollement en un angle à donner la nausée. Kelly éprouva envers Raksha Roma, qui se catapultait comme la plus ignoble personne qu'elle ait jamais rencontrée, la haine la plus ardente qu'elle ait ressenti. Si elle avait eu les mains libres, elle se serait jetée dessus et l'aurait taillée en pièces.


- Voilà ce qui arrive quand on me sort des mensonges aussi grossiers… marmonna Raksha d'un ton léger.


- ESPÈCE DE MALADE ! ORDURE ! beugla Kelly, tellement en colère qu'elle en perdait conscience qu'insulter leur bourreau pourrait lui attirer un traitement semblable.


- Bon, je crois qu'il est temps de changer de question, commença cette dernière. Il va falloir que je casse encore combien de membres avant que vous avouiez que vous êtes venus ici pour vous emparer du Bonnet du grand Gilluc ?


Un silence de mort s'abattit sur la scène, tandis que Kelly sentait des pointes s'enfoncer dans son ventre et sa tête.


- Le Bonnet de qui ça ? De quoi vous parlez ? éructa John, feignant l'étonnement de façon assez convaincante.


- C'est bon, arrêtez de me prendre pour une conne, persifla Raksha en se passant la main dans les cheveux. Je vous explique : j'ai quelques dons de voyance. Parfois, j'ai des visions de ce qu'il va se passer, dans mes rêves. Et la nuit dernière, j'ai vu trois enfants venir grimper la Montagne Interdite et pénétrer dans notre repaire, et y prendre le trésor qu'ils convoitent depuis des années et qu'ils viennent tout juste de localiser. Et oui, tout ça, je le savais. C'est pour ça que j'ai posté mes gars à la sortie du tunnel, pour qu'ils vous accueillent comme il se doit.


- Quoi ? Vous saviez ? s'exclama Kelly. Mais… mais alors, pourquoi vous nous avez torturés, si vous saviez ce qu'on était venus faire ici ?


Raksha revint vers elle. Kelly sentit venir un nouveau coup tordu, et une sueur glacée perla sur ses tempes. Quand elle fut arrivée à sa hauteur, la louve-garou lui tira violemment les cheveux en l'arrière, lui arrachant un cri. Raksha rapprocha son visage du sien avec une extrême lenteur ; quand elle ne fut qu'à quelques centimètres, Kelly vit ses traits se tordre petit à petit en un odieux sourire carnassier, avant qu'elle ne déclare d'une voix triomphante :


- Mais parce que ce serait beaucoup moins drôle, sinon !


Sous des éclats de rires cruels de ses sujets, elle ouvrit la bouche en grand. Kelly ferma les yeux, persuadée que Raksha allait la mordre ; mais à la place, elle lui lécha la joue d'un grand coup de langue râpeuse, l'enduisant de salive. Kelly lâcha un grognement dégoûté qui fit s'esclaffer la louve-garou.


Les pleurs de Naomi redoublèrent. Kelly avait les yeux exorbités et la respiration haletante. Cette femme était une démente. Elle torturait pour le plaisir et s'en vantait. La joie sadique qui se lisait sur son visage en voyant ses prisonniers souffrir soulevait le cœur de Kelly autant qu'elle la terrifiait. Ils étaient dans une posture encore pire qu'elle ne l'avait imaginé : ils étaient à la merci d'une sauvageonne complètement dérangée, et de surcroît encouragée par ses laquais tout aussi brutaux qu'elle… leur supplice n'allait qu'empirer, et à ce rythme, aucun d'entre n'allait rentrer au château en un seul morceau.


John fut le seul à garder son sang-froid.


- Bon, maintenant, tout est dit, non ? lança-t-il nerveusement. Si… si vous nous laissez repartir, on ne dira rien à nos professeurs, et on ne remettra plus jamais les pieds ici ! Vous n'entendrez plus jamais parler de nous, promis !


- Ah, parce que vous espérez sincèrement repartir ? Je pensais pas que vous en étiez encore là…


- Quoi ? Qu'est-ce que ça veut dire ? hoqueta Kelly.


Les pupilles divergentes de leur tortionnaire scintillèrent alors qu'elle se fendait d'un autre sourire sanguinaire. Les entrailles de Kelly se gelèrent et se liquéfièrent à la fois. Ce n'était pas possible, elle les faisait marcher...


- Mais… mais… vous… vous n'allez quand même pas nous… tuer ? balbutia-t-elle.


- La question n'est pas de savoir si on va vous tuer, ma jolie, mais comment on va vous tuer...


Alors que les trois écoliers, qui, épouvantés, tremblaient de plus en plus fort et pâlissaient jusqu'à en devenir transparents, Raksha s'avança vers le bord de la scène, écarta les bras d'un geste théâtral et clama d'une voix claironnante à sa clique :


- Et oui, comment doit-on les faire mourir ? Vous avez une idée, les enfants ?


- Non, non ! Par pitié, s'il vous plaît ! hurla John, la voix fêlée par la panique.


« Ils vont nous tuer, s'écriait intérieurement Kelly, au bord de l'infarctus. On va mourir… On va… on va mourir... »


- On les empale ! proposa un gros bonhomme.


- On les fait rôtir à la broche ! s'exclama une autre louve-garou.


- Non, moi j'ai une meilleure idée ! intervint un homme avec une voix aiguë, l'air particulièrement vicieux. On les tue pas tout de suite. On les garde en vie et on en fait un élevage !


- Un élevage ? gloussa Raksha. C'est pas bête, comme idée… On les mettrait dans un enclos, on les ferait se reproduire, et comme ça on aurait de la bouffe à volonté.


Elle s'approcha de John et se plaça droit devant lui, se frottant contre son torse.


- Qu'est-ce que t'en penses, mon mignon ? dit-elle dans un chuchotement parfaitement audible. Ça te plairait de faire l'étalon ?


Les loups-garous éclatèrent à nouveau de rire tandis que le pauvre John se tortillait pour se dégager, en grommelant d'indignation. Écœurée, Kelly détourna les yeux.


Raksha fit quelques pas en arrière, et contempla ses captifs, les mains sur les hanches, l'air pensive. Elle resta silencieuse pendant une dizaine de secondes, eut un nouveau sourire tordu et lâcha :


- Mais finalement, je crois que non. J'ai fait mon choix : on va vous sacrifier en vous vidant de votre sang le plus lentement possible. LET'S GO !


Une sorte de rituel s'enclencha sur ces paroles. Les centaines de loups-garous se mirent tous à pousser au même rythme une sorte d'aboiement rauque et guttural, haché, parfaitement régulier.


« Hou… hou… hou… hou... »


Un homme et une femme, qui tenaient chacun une torche, allèrent allumer des braseros disposés à droite et à gauche de l'estrade. Kelly, John et Naomi s'époumonaient à les supplier de les épargner. Ils se raccrochaient comme ils le pouvaient à la vie, espérant vainement que chaque supplication serait la bonne. Car la peur qu'ils ressentaient était la plus grande, la plus atroce, et même la plus abrutissante qui soit : elle en faisait perdre la raison, la lucidité et la dignité. C'était la peur où chaque seconde qui rapprochait de la sentence était comme un coup de poignard chauffé au rouge dans le corps, où l'on sent le souffle brûlant de la mort se faire de plus en plus fort à chaque instant, où l'on commettait avec l'énergie du désespoir n'importe quelle action qui aurait une infime chance de permettre d'y échapper.


« HOU ! HOU ! HOU ! HOU ! »


Le grondement des loups-garous s'intensifiait au fur et à mesure que le rite progressait. Quelques-uns, parmi eux, imitèrent des cris de loup, comme pour tourner leur statut en dérision. Puis, Big Ed, qui s'était éclipsé un instant, remonta sur scène, s'inclina bien bas et remit à Raksha un hideux poignard dont la larme incurvée était faite d'argent. Rien qu'en le voyant, c'était comme si Kelly, John et Naomi avaient déjà été surinés par lui. Dans un laps de temps de plus en plus court, il lacérerait leur chair, et sous leurs yeux pleuvraient des cascades de leur propre sang. Ravagés par la peur et la désespérance, ils se mirent à hurler au secours, à appeler à l'aide... comme s'il était possible qu'ils aient un allié quelque part par ici, alors qu'ils étaient seuls, livrés à eux-mêmes, sans la moindre chance de fuir ou de se soustraire à leur sort… Et que leurs efforts dérisoires faisaient éclater de rire Raksha, qui jouait distraitement avec son poignard entre ses doigts.


- Ça ne sert à rien de crier, misérables larves ! mugit-elle, des flammes remuant dans ses yeux fous. Vous croyez vraiment que quelqu'un viendra vous sauver maintenant ? C'est pathétique !


- Et pourtant, c’est véridique.


Aussitôt, tout le monde se tut. Une voix amplifiée venait de s'élever depuis l'arrière de la foule. Raksha fit volte-face, tandis que Kelly, John et Naomi écarquillaient encore plus les yeux. Cette voix, qui était manifestement sous l'effet du sortilège Sonorus, leur était familière.


La foule se fendit en deux. Les loups-garous s'écartaient, fébrilement ébahis, pour laisser place à un individu qui s'avançait lentement vers la scène, tenant dans sa main une baguette magique entortillée. D'abord caché dans l'ombre, son visage devint de plus en plus distinct au fur et à mesure qu'il s'approchait de la lumière des flammes.


C'était le professeur Pourrave.

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