Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 30 : La flaque des Archéo-sorciers InsomniaqueS

4736 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 4 mois

30. La flaque des Archéo-Sorciers InsomniaqueS


La nuit avait été agitée pour ceux d’en haut comme pour ceux d’en bas. Elle contemplait à nouveau le vieux château, accroupie comme à son habitude sur son morceau de roc. Cette nuit, quelqu’un était mort à Lettockar. Elle ne les avait pas entendus, mais elle savait qu'au lever du jour, les cris, les pleurs et la panique avaient envahi l'école cachée.


Aujourd’hui, elle ne souriait pas.


Car la veille, elle avait présagé quelque chose dont elle n'avait jamais eu aucun signe. Elle avait vu que quelqu’un de Lettockar foulerait bientôt le sol de sa demeure. Des intrus, ici ! Comment ? Leur existence était un secret mieux gardé que la cachette du Saint Graal. Il y avait un accord : eux ne posaient pas un pied dehors, et aucun étranger ne posait un pied chez eux. Cela avait toujours été ainsi pendant des siècles, et tous ses ancêtres avant elle s’étaient contraints à faire respecter ce pacte pourtant stérile. Elle bouillait intérieurement. Ses visions ne lui avaient pas permis de savoir qui viendrait, et surtout pourquoi faire… mais si les sujets de Doubledose se permettaient d’enfreindre la règle, alors pourquoi devraient-ils s’y soumettre, ses sujets et elle ?


Elle se redressa, le visage durci par la rage. Même si le futur était sinueux et obscur, elle aurait le fin mot d’ici peu. Finalement, cela était la vision qui l’inquiétait le moins, ces derniers temps. Ses augures étaient devenus encore plus sinistres et morbides, et cette fois, elle ne s'en amusait pas. Dans ses rêves, elle avait vu une mer se changer en sang, des serpents sifflant au-dessus de leurs têtes... et des ombres sur la terre. Quelque chose de terrible se préparait. Quelque chose qui concernait le monde entier. Tout allait être bousculé, ébranlé, poussé au bord du précipice. Depuis longtemps, elle voyait Mars briller de toutes ses forces dans le ciel, chaque nuit, et depuis lors, elle se préparait à un grand conflit quelque part sur cette planète ; mais jamais elle n’avait envisagé que cela viendrait jusqu’à eux…


Elle donna un coup de pied dans un caillou. Elle attendit le bruit sec, mat et répétitif de l’objet tombant en ricochet le long de la paroi de pierre… mais au lieu de cela, il tomba une seule fois sur quelque chose de mou. Étonnée, elle jeta un regard, et éclata de rire en voyant ce qui était ni plus ni moins que la carcasse de son dernier amant qui l’avait déçu, balancée en contrebas après un de ses accès de colère.


« Quelle cruauté », lui avait alors dit son fils unique.


Oui, aux yeux des autres, elle devait sans doute paraître cruelle. Cela lui était égal, le jugement des autres n’avait jamais influencé le moindre de ses actes, et jamais elle n’en avait craint les conséquences.


Car dans la Montagne Interdite, il n’y avait qu’une loi : la sienne.


C’était la débandade à Lettockar. Pas la débandade habituelle, due à l’absurdité du quotidien scolaire, c’était la débandade affolée, celle qui surgissait après une catastrophe. Cette nuit-là, un élève était mort à Lettockar. Un jour après avoir été trouvé inconscient dans les couloirs, sans qu’on sache pourquoi. Mort au fond d’un lit d’hôpital, d’une cause inconnue, même de l’infirmière. Comment une telle chose avait-elle pu se produire ? Personne ne comprenait rien, tout le monde nageait dans la tourmente, l’effarement, et il n’existait aucune manière de rassurer ou de calmer les gens. Le professeur Doubledose était rentré en urgence, alerté par la lettre express de McGonnadie, et n’avait pu que constater le désastre au petit matin. Il avait annoncé le décès de Peter Shengen au déjeuner, bien que la nouvelle avait déjà largement circulé. Puis il avait décrété une minute de silence, avant de déclarer avec une sobriété qui avait quelque chose de glaçant :


- Si quelqu’un a la moindre information qui pourrait nous éclairer sur ce tragique événement, qu’il vienne immédiatement nous en faire part.


Le corps de Peter avait immédiatement été transporté hors de l’école. Le lendemain, il avait été enterré au Chemin de Traviole, là où il avait grandi. Les obsèques s’était faites en un comité extrêmement réduit : s’y étaient rendus Doubledose et McGonnadie en sa qualité de directeur de Dragondebronze, et Astrid Lisberg avait été la seule élève autorisée à les accompagner. Les autres n’avaient eu droit qu’à voir un brancard couvert d’un linceul sortir du château…


Kelly avait été incapable de manger pendant près de deux jours. Elle avait vu, de ses yeux vu, quelqu’un mourir. Elle avait assisté à la scène, impuissante, elle n’avait pas pu le sauver. Madame Patatchaude avait beau lui avoir dit qu’elle n’aurait sûrement rien pu y faire, elle ne pouvait pas s’empêcher de s’en vouloir. Comme si c’était de sa faute si elle s’était trouvée là au moment tragique. Peter… ce n’était pas possible… c’était pire que tout… les gens autour d’elle avaient perdu un condisciple, un préfet, quelqu’un qu’ils aimaient bien… elle, elle venait de perdre un proche. Ça ne lui était pas arrivé depuis le décès de sa grand-mère il y a sept ans. Elle avait l’impression d’avoir oublié, depuis, ce que c’était que la mort. Elle revoyait sans cesse le visage de Peter aux yeux grands ouverts, son corps raidi, l’horrible scène repassait en boucle dans sa tête, et rien n’était plus douloureux pour elle que de devoir en reparler. Même John et Naomi avaient dû attendre ces deux jours avant qu’elle ne leur raconte l’histoire entière. Ils s’étaient retrouvés dans un recoin obscur du quatrième étage, à l’abri des regards et des oreilles.


- Pourquoi tu y es allée seule, Kelly ? lui demanda alors John. Je comprends pas…


- Je… je suis désolée, John, c’était pas contre vous… mais enfin, qu’est-ce que ça aurait changé ?


- Rien, sûrement, mais bon… c’était pas… prudent ? Enfin, je sais pas comment l’exprimer mais… ça aurait été mieux si on avait été avec toi, tu crois pas ?


Kelly crut voir une lueur de colère dans les yeux de John, mais c’était sans doute un effet de son imagination, car son air profondément triste et compatissant était sans équivoque. Elle baissa la tête, abattue. John passa alors son bras autour de ses épaules, et soupira. Lui aussi souffrait de la mort de Peter, mais à sa manière, en silence, en gravité.


- Je suis vraiment désolée, répéta Kelly. Tu as raison, j’aurais dû vous emmener avec moi.


- Moi, je te remercie, dit brusquement Naomi.


John et Kelly se tournèrent vers elle. Naomi ne les regardait pas. Elle avait les yeux rivés sur le sol, les mains jointes. Face au silence désemparé de ses amis, elle ajouta d’une voix blanche :


- Je te remercie de ne pas nous avoir emmenés avec toi. Je crois que… si moi aussi, j’avais vu ce qui s’est passé… j’aurais pas supporté.


A ces mots, son visage jusque-là figé se décomposa. Pressentant ce qui allait se produire, Kelly quitta aussitôt le bras de John pour aller l’étreindre. Naomi laissa son visage tomber sur son épaule, et Kelly sentit alors sa chemise être trempée par ses larmes. Elle-même aurait donné cher pour ne pas être celle qui avait assisté au tragique événement.


Très rapidement, l’information comme quoi Kelly Powder était présente lorsque Peter Shengen était mort avait fuité. Au point qu’elle était souvent obligée de se cacher entre les cours pour échapper aux questions.


- Rien, rien… il a juste dit mon nom et après c’était… fini… répétait-elle à longueur de journée à tous ceux qui lui demandaient ce qu’avaient été les derniers instants de Peter.


Combien de temps cela allait-il prendre avant que les professeurs ne comprennent ce qui s’était véritablement passé ? Ce n’était qu’à cause de la panique qu’ils n’avaient pas beaucoup questionné Kelly sur le fait qu’elle se trouvait dans l’infirmerie au moment même où Peter était mort, et qu’ils s’étaient contentés de son explication comme quoi elle s’y était rendue simplement en tant qu’amie en pleine détresse. A la fin du bref interrogatoire, McGonnadie lui avait simplement dit :


- Kelly, je t’en prie, ne fais pas de bêtises.


Puis il était parti, laissant Kelly dans la surprise. Elle n’avait jamais vu son directeur de maison, qui semblait regretter d’avoir autant engueulé Peter ces dernières semaines, aussi ébranlé. Tous les professeurs l’étaient d’ailleurs, même Fistwick semblait mal à l’aise. Doubledose était médusé par la situation. Des accidents bizarres, voire graves, il en arrivait des centaines, à Lettockar, mais la mort d’un élève… était-ce seulement déjà arrivé ? Kelly n’osa même pas poser la question autour d’elle. Passer les examens dans de telles conditions fut une horreur. Kelly n’aurait sa troisième année que de justesse, elle le savait. Ce qui n’était pas pour arranger son état… et pourtant, il fallait impérativement qu’elle ne perde pas la tête, car il restait une chose capitale à accomplir cette année…


Il fallut une semaine avant de pouvoir réunir l’OASIS, ou plus exactement, le temps qu’Astrid se sente capable de les revoir. Elle arriva la dernière à la Cour des mirages, événement assez extraordinaire en soi. Vladimir, Oszike, Mercedes, Kelly, John et Naomi avaient cru voir apparaître un fantôme. Son visage s’était amaigri à une vitesse spectaculaire – depuis combien de temps n’avait-elle pas mangé ? - et ses cheveux étaient devenus d’une effrayante couleur blafarde, quasi-cadavérique. Machinalement, elle s’était emparée de la Cuillère de Lalaoud et l’avait flanquée à sa ceinture, comme à son habitude. Effondrée sur un fauteuil, elle ne pipait mot, ne regardait même pas les gens, les yeux braqués sur le sol. Elle n’inaugurerait pas la réunion, cela ne faisait aucun doute.


Kelly balaya l’assistance du regard. John, l’air grave, se tenait tout près d’elle, la frôlant presque. Vladimir grattait nerveusement son crâne déjà dégarni, Mercedes avait la tête dans les bras, et Oszike jetait régulièrement un regard vers l’entrée de la Cour, comme si elle était mourrait d’envie d’en sortir. Assise dans son coin, Naomi tenait dans ses bras les parchemins de l’OASIS traitant de Philippe Gilluc et son Bonnet, comme si cette réunion aurait pu ressembler un tant soit peu aux autres. Personne ne parlait. L’atmosphère était encore plus lourde que le jour où Pavel avait été expulsé de Lettockar. Kelly prit la parole et s’adressa à l’OASIS, comme si elle en était la présidente par intérim :


- Vous le savez peut-être, j’ai été la… la dernière personne à qui Peter a parlé.


Elle fit une pause et ferma les yeux. Reparler de ce moment lui demandait un effort inimaginable. Elle dut prendre une grande inspiration avant de continuer.


- Av… avant qu’il ne tombe dans le coma, il… il a eu une vision donnée par la Boule de Curcumo, dit-elle en rouvrant les yeux. Il a découvert où était le Bonnet de Gilluc… dans la Montagne Interdite.


Vladimir, Mercedes et Oszike se regardèrent, interloqués. Naomi et John étaient déjà au courant, bien sûr, aussi ils se contentèrent de hocher la tête. Astrid n’eut aucune réaction.


- Il a dit que nous devions y aller, poursuivit Kelly. « Allez-y, c’est la dernière Relique, il faut la prendre »… ce sont les derniers mots qu’il m’a dit… c’est sa dernière volonté.


Elle se tut. Elle regarda tous ses camarades, dans l’espoir d’une quelconque réaction. Personne n’osait rien faire ; Astrid ne levait toujours pas les yeux vers elle. Ce silence était insupportable. Enfin, Vladimir eut le courage de le rompre :


- Alors… c’est pour ça que les montagnes de l’Est sont interdites d’accès ? Parce que Gilluc y a déposé son Bonnet ?


- C’est évident, dit Naomi. D’après ce que nous a dit Kelly, P… Peter a affirmé qu’il n’y avait rien d’autre, pas d’épreuve cette fois-ci… Gilluc n’avait pas l’ingéniosité des autres, vous comprenez… je pense qu’il n’a pas construit un truc de dingue autour de sa Relique. Il faut juste la chercher dans… dans la montagne.


- La chercher ?


En entendant Astrid parler, les autres membres de l’OASIS avaient presque sursauté. Elle avait répété ces mots avec une voix sifflante, incrédule. Elle se leva de son siège, les mains tremblantes. La colère semblait s’insinuer encore une fois en elle. D’ordinaire, quand elle se mettait dans cet état, son métamorphosisme se manifestait sur son corps… mais cette fois-ci, il n’y eut aucun changement. Kelly se demanda si elle n’avait pas perdu ses pouvoirs…


- Parce que vous y pensez encore ? lança Astrid. Vous pensez à ce putain de Bonnet ? Vous voulez encore aller le chercher ?


- Mais… évidemment ! répondit Kelly. On va quand même pas hésiter au moment où on est sur le point d’avoir réuni les quatre Reliques ! C’est pour ça que l’OASIS existe, non ?


- Kelly, c’est plus la même chose, maintenant que Peter est… n’est plus là, intervint Vladimir. Et même si ce que dit Naomi est vrai, aller dans la Montagne Interdite comme ça, sans savoir ce qu’on va y trouver…


- On savait pas vraiment ce qu’il y avait dans le temple de Lalaoud ou dans la clairière de la Forêt Déconseillée, fit remarquer John. Ça nous a pas empêché d’obtenir la Cuillère et la Perruque… il faut y aller quand m…


- Vous ne comprenez donc pas ? s’écria Astrid en commençant à pleurer. C’est fini ! L’OASIS, les Reliques, c’est fini ! Comment on peut continuer, après ce qui vient de se passer ? Peter m… mort, ça vous s-s-suffit pas ?


- Non, c’est pas fini ! répliqua Kelly. Pas encore ! Il nous reste une étape avant que ça soit fini, une seule ! Si on la passe, on achèvera la Quête des Reliques… on sera enfin les Maîtres de Lettockar ! Tu vas quand même pas y renoncer maintenant ?


Astrid ne répondit pas. Elle s’essuya les yeux d’un geste nerveux et détourna la tête, les lèvres retroussées en une expression de souffrance mêlée de colère. Elle se mit à faire les cent pas dans la pièce, les bras croisés. Kelly resta calme, mais ses oreilles avaient commencé à bourdonner quand Astrid leur avait dit « Peter mort, ça vous suffit pas ? ».


- Astrid a raison, gronda Oszike. Pour moi, la Quête des Reliques, c’était terminé dès le moment où Peter est tombé dans le coma, je vous l’ai déjà dit ! Et maintenant, il est mort ! J’irai pas.


- D’abord Pavel… maintenant Peter… c’est trop, ajouta Mercedes. Ça vaut pas le coup, maintenant on en a la preuve. Ce Bonnet ne nous attirera que des malheurs, j’en suis sûre !


Kelly n’en revenait pas. Elle avait l’impression que John et elle étaient les seuls à avoir encore une once de volonté, les seuls à se souvenir pourquoi ils étaient à l’OASIS. Les autres ne comprenaient-ils pas que leurs efforts étaient sur le point d’être enfin récompensés, que leur but ultime était à portée de main ? Même Astrid ne voulait plus y aller… comment pouvait-elle dire une chose pareille après tout ce qu’elle avait fait ? Kelly l’aurait imaginée en première ligne, malgré la situation, en tout cas c’est ce qu’elle serait en train de faire si elle était fidèle à sa parole. De son côté, Naomi était complètement écrasée par cette dispute. Elle était recroquevillée sur son siège, les mains crispées autour de ses parchemins. Kelly tâcha de contrôler sa colère et reprit d’un ton patient :


- Écoutez, je SAIS que les Reliques des Fondateurs ont des effets néfastes, mais… Peter le savait aussi ! Mais ça ne l’a pas empêché de chercher le Bonnet jusqu’au bout. Qu’on aille le chercher dans la Montagne Interdite, c’est littéralement sa dernière volonté ! Il s’est sacrifié pour ça, pour nous donner cette information ! Et vous voudriez en plus qu’il l’ait fait pour rien ?


- Je m’en fiche ! s’égosilla Astrid en se tirant les cheveux. Je m’en fiche, je m’en fiche, je m’en fiche ! Pour rien ou pas, il est mort de toute façon ! Tu crois que récupérer le Bonnet de Gilluc va rattraper ça ? Mais tu rêves, ma pauvre !


- Alors ça se termine comme ça ? Tu fous définitivement tout en l’air, après avoir dézingué l’OASIS avec ton comportement de merde ! rugit Kelly, ne se retenant plus. Si on fait ce que tu dis, tout ce qu’on a accompli n’aura servi à rien, on se sera échinés à récupérer les Reliques en vain ! Pavel se sera fait virer pour des prunes ! Alors dis-moi Astrid, tous tes discours sur l’engagement, tout ça, t’en fais quoi ? Du vent ?


- Qu’est-ce que ça peut me faire ? répliqua-t-elle d’un ton cassant. Tout ça c’était avant que l’amour de ma vie en meure ! J’ai déjà tout perdu, Kelly Powder, tu peux pas me demander de me consacrer une minute de plus aux Reliques des Fondateurs !


- J’y crois pas ! J’y crois pas que tu dises ça… même quand tu as su que les pouvoirs des Reliques avaient des contrecoups, tu as dit qu’il fallait continuer à les chercher… « le jeu en vaut la chandelle », « rien ne doit nous stopper dans notre dernière ligne droite », tu disais ! Pendant des mois, tu n’as pas lâché la Cuillère de…


Astrid poussa un ci de rage si puissant qu’il coupa la parole de Kelly. Alors, elle arracha la Cuillère de Lalaoud de sa ceinture et la jeta à terre. L’ustensile de bois rebondit plusieurs fois sur le sol dallé, dans un sinistre bruit sec. Kelly vacilla sur place, les yeux écarquillés. Pendant un moment qui parut être très long, il ne se passa strictement rien dans la Cour des mirages. Les membres de l’OASIS étaient figés sur place, fixant la Relique de Lalaoud sur le sol comme un symbole de leur propre déchéance. Astrid, à nouveau, ne regardait plus personne. Une fois encore, Vladimir brisa le silence macabre :


- Bon, euh… les autres, qu’est-ce que vous en pensez ?


- John, Kelly, je trouve votre détermination admirable, sincèrement ! dit Mercedes. Mais… moi non plus j’ai plus la force de continuer. Il nous est arrivé trop de malheurs. Je pensais pas dire ça un jour mais… je crois que ça n’en vaut pas la peine. Je préfère encore vivre à Lettockar comme elle est maintenant plutôt que de perdre encore quelqu’un.


Vladimir ne dit rien, mais l’expression de son visage signifiait clairement qu’il était plus ou moins du même avis. Quant à Oszike, elle avait rejoint Astrid dans son mutisme borné. Alors, tous les autres se tournèrent vers Naomi, qui n’avait pratiquement pas parlé de toute la réunion. Comme à son habitude, elle fut un peu perturbée en sentant l’attention posée sur elle. Elle se racla la gorge et dit, les yeux baissés sur ses parchemins :


- Je… je suis d’accord avec Kelly. Si on ne fait rien, Peter… il sera mort pour rien. Il faut qu’on aille chercher le Bonnet.


Kelly lui adressa un regard empli de gratitude. Sur l’instant, elle espéra que l’avis de Naomi réussirait à ramener Oszike, Vladimir et Mercedes à la raison, mais leur réaction quasi nulle et leur expression sceptique lui ôta rapidement ses illusions. Astrid renifla bruyamment.


- Faites ce que vous voudrez, dit-elle d’un ton théâtral.


Alors, elle tourna le dos et sortit en trombe de la Cour des mirages, sans prendre de précaution, sans vérifier si quelqu’un allait la voir. Il y eut encore un silence… Kelly en avait marre, de ces silences. De l’action, il fallait de l’action. L’heure n’était plus à se regarder le nombril, ce n’était pas pour ça que Peter s’était tué. Tout à coup, John alla ramasser la Cuillère de Lalaoud. Les autres le suivirent des yeux alors qu’il allait la reposer sur son présentoir. Puis il se retourna et déclara avec fermeté :


- Je propose qu’on y aille la nuit du 30 juin. Rendez-vous dans la Cour des mirages…


Kelly l’approuva d’un sourire déterminé, mais totalement feint. Car il était évident que Vladimir, Mercedes et Oszike ne répondraient pas à cet appel. Ces derniers s’en allèrent à leur tour du QG, sans dire un mot, laissant John, Naomi et Kelly se regarder d’un air démoralisé, eux, les débris de l’OASIS…


Dans les jours qui suivirent, les trois amis ne reparlèrent aucunement de cette réunion. Cela les aurait démolis. La chute de l’OASIS semblait belle et bien actée, d’une manière encore plus pathétique que ce que Kelly avait pu imaginer de pire. Et l’ambiance dans le château n’était guère à même de lui remonter le moral. Le spectre de la mort de Peter Shengen planait toujours sur l’école. Tout le monde avait la mine basse… presque tout le monde, en tout cas. Giovanna-Paola Martoni semblait s’être remise de sa rupture avec Alexis… même si elle était secouée de la mort de Peter, elle aussi, elle avait retrouvé des couleurs. Kelly eut l’impression d’être maudite, au moment où sa rivale reprenait du poil de la bête, elle était au fond du trou. Même si d’aucuns auraient dit qu’elle n’était pas la plus à plaindre.


De temps à autres, elle observait discrètement Astrid. La préfète d’Ornithoryx passait le plus clair de son temps au bord du Lago que vê longe, à contempler l’eau sans rien faire d’autre, immobile, inexpressive. Impossible de savoir si elle se perdait dans ses pensées, ou si elle se laissait dépérir. Les plus pessimistes murmuraient qu’elle espérait que le Alain Juppé géant vienne la dévorer, pour mettre fin à ses souffrances.


Astrid… malgré toute la pitié qu’elle pouvait légitimement susciter, Kelly ne pouvait pas s’empêcher de la détester. Elle n’avait fait que saborder l’OASIS tout au long de l’année, elle avait fait souffrir tous ses membres, elle avait été une cheffe épouvantable en plus d’être arrogante. Tous ses sermons incendiaires, ses grands discours… et tous ces actes qu’elle avait commis, tout cela tournoyait dans sa tête. Tout cela pourquoi, en fait ? Pour tout abandonner au dernier moment ? Pour jeter la Quête des Reliques au feu ? Kelly comprenait qu’elle soit anéantie par la mort de Peter… mais cette attitude, pour elle, était d’un cynisme, d’une ingratitude intolérable. C’était le contraire de ce qu’elle avait voulu inculquer à Kelly, c’était faire insulte au sacrifice de son amoureux, à tout ce qu’avait fait l’OASIS pendant des années.


« Une lâche », se disait Kelly.


Et pourtant, elle sentait au fond d’elle qu’elle aimerait se montrer aussi compatissante qu’une certaine personne. Car quand Astrid n’était pas seule, près du lac, elle était en compagnie d’Angelica. Angelica qui semblait lui consacrer chaque parcelle possible de son temps, à lui parler, l’accompagner, la soutenir. Kelly, qui les voyait de loin, n’entendait pas ce qu’elle lui disait, mais elle devinait toute sa bonté. Elle aussi avait été très amie avec Peter, et pourtant elle parvenait à ne pas se laisser abattre. Lorsqu’elle la voyait avec Astrid serrée contre elle, Kelly avait l’impression de l’entendre lui murmurer à l’oreille… sa voix lui manquait. Elle ne l’avait pas entendue depuis plus de trois semaines… elle avait besoin de l’entendre, besoin de lui parler…


Un jour se présenta l’occasion. Kelly aperçut Angelica alors qu’elle circulait dans une allée bondée du troisième étage avec John et Naomi. Elle arrivait dans le sens inverse, c’était parfait. Alors qu’elle approchait, Kelly essaya de croiser son regard, elle n’y arriva pas… mais peu importe, elles allaient se croiser dans quelque secondes… elle s’apprêta à lui adresser son plus beau sourire…


Alors, Angelica lui passa juste à côté. Sans s’arrêter, et sans même baisser les yeux vers elle. Le teint de Kelly devint écarlate. Elle cessa de marcher, et pivota lentement la tête, incapable de détacher son regard déconfit de la silhouette d’Angelica qui s’éloignait...


- Oh, Kelly, tu dors debout ?


Kelly sursauta et se retourna. John avait les sourcils froncés. Il semblait aussi avoir remarqué Angelica, puisque ses yeux se promenèrent un bref instant sur elle alors qu’elle disparaissait. Kelly tâcha de reprendre contenance et ré-emboîta le pas de ses amis. Mais intérieurement, elle paniquait. Angelica ne l’avait même pas regardée. On aurait dit qu’elles ne se connaissaient absolument pas. Kelly aurait aimé se rassurer elle-même, en se disant qu’Angelica ne l’avait tout simplement pas remarquée et que ça ne signifiait rien… mais elle n’y croyait que difficilement. Kelly eut le sentiment atroce qu’elle venait de perdre encore quelque chose…


Le 29 juin au soir, alors que Naomi, John et elle étaient dans la salle commune de Dragondebronze, elle leur demanda d’une voix timide, presque craintive :


- John, Naomi… on y va, hein ?


Naomi eut une expression très étrange, que Kelly, à son grand effarement, ne parvint pas à déchiffrer. Elle ne sut pas si c’était de la crainte ou de l’hésitation. Naomi se tourna alors vers John. Celui-ci vérifia si personne aux alentours ne les regardait, puis il entrouvrit sa robe de sorcier et montra sa poche intérieure. La Perruque de Scravoiseux s’y trouvait, prête à servir.

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