Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs
29. La fois de trop
Samedi 14 juin. Dans la Cantina Grande avait lieu la dernière séance du club de duel de l’année. Il ne restait plus qu’un petit effectif, car les cinquième et septième année étaient tous occupés par leurs BUSE et leurs ASPIC, et beaucoup d’autres préparaient leurs propres examens. Fistwick attribua un adversaire à chaque personne, et prit donc un malin plaisir à faire s’affronter Kelly et Martoni. De mauvaise humeur, Kelly pointa sa baguette sur sa rivale, les mains crispées comme des serres, la toisant d’un regard qui lui signifiait « tu vas morfler ». Martoni leva alors des yeux éteints vers elle.
- Vas-y, j’en ai plus rien à foutre, de toute façon, déclara-t-elle d’une voix enrouée.
Kelly crut d’abord à une ruse pour la faire baisser sa garde, mais l’expression faciale et les gestes sans vie de Martoni montraient sa sincérité. Elle en fut profondément troublée. Les deux filles engagèrent un combat mollasson, que Kelly remporta en quelque passes. D’ordinaire, elle aurait exulté en la mettant au tapis, et pourtant, c’est d’une voix atone qu’elle stupéfixa Martoni. En fait, elle allait peut-être bien aussi mal qu’elle.
Elle n’avait plus revu Angelica depuis le jour où celle-ci l’avait plantée froidement au premier étage, sur le banc. Pendant des journées entières, Kelly était restée sonnée de leur conversation, et elle n’avait pas osé retourner vers elle. Elle qui avait eu le sentiment de s’être beaucoup rapprochée d’elle ces derniers mois, à présent elle était intimidée, et même effrayée par celle qu’elle aimait en secret. Et en plus d’Angelica, ça n’allait toujours pas très bien entre John, Naomi et elle.
Le fait que l’OASIS n’avait fait que prendre l’eau depuis des mois avait ébranlé Naomi. Elle changeait d’état d’esprit un jour sur deux : autrefois déterminée, désormais il était impossible de savoir ce qu’elle pensait véritablement de la Quête des Reliques, si elle y croyait encore, ou si elle songeait à abandonner à son tour. Et bien qu’elle essayait de le dissimuler, cette détresse émotionnelle l’épuisait ostensiblement. Mais même si Kelly en était parfois éprouvée, elle était quelque peu habituée à cette instabilité chez Naomi, alors elle savait comment la gérer. En revanche, c’était John qui la perturbait en ce moment. Il était perdu, inconstant, lunatique. Et c’était surtout son comportement envers elle que Kelly trouvait extrêmement bizarre. Un coup il était chaleureux, même un peu collant, un coup il était désagréable, et se montrait mal à l’aise en sa compagnie. On aurait dit qu’il lui en voulait, mais pour une raison totalement inconnue. Kelly ne cessait de se demander ce qu’elle pouvait bien lui avoir fait ? Elle faisait régulièrement un historique de son propre comportement, pour voir si elle avait pu le blesser à un moment ou un autre… mais à part la fois où elle n’avait pas ri à sa blague sur le loup-garou diarrhéique, elle ne trouvait rien qui puisse l’avoir sérieusement vexé.
Petit à petit, une autre hypothèse germait dans son esprit… bien plus inquiétante en vérité... et si John n’était pas en baisse d’affection pour elle, mais qu’au contraire, il en avait trop ?
Quelques jours plus tard débutèrent les examens de troisième année. Le premier écrit était celui de métamorphose. Les élèves répondirent pendant deux heures à un questionnaire qui semblait interminable. McGonnadie, assis derrière son bureau, était occupé à cirer sa baguette magique en même temps qu’il surveillait l’épreuve. En levant les yeux vers lui, Kelly remarqua qu’il observait John, lequel soufflait d’exaspération devant son questionnaire. En comparaison de ce regard froid et inquisiteur, Kelly trouvait presque rassurante l’époque où McGonnadie n’avait aucun respect pour John…
Tout à coup, il y eut un bruit dans la salle, celui d’un vent léger. Roselyne Bachelefeu apparut, sortant du sol. Kelly fut agacée : elle aimait bien son fantôme de maison, mais elle allait difficilement supporter qu’elle se mette à faire le clown comme elle savait si bien le faire au beau milieu d’un examen. Mais Roselyne n’en fit rien. Elle affichait au contraire un air tétanisé, les traits de son visage déjà dur étaient tendus au plus haut point. McGonnadie s’aperçut se sa présence et fronça les sourcils. Il n’était pas courant que quelqu’un, même un fantôme, fasse irruption en plein contrôle. Roselyne ouvrit lentement la bouche et déclara :
- Professeur McGonnadie, vous devriez venir tout de suite à l’infirmerie. Ça… concerne quelqu’un de notre maison.
Toute la classe cessa d’écrire. McGonnadie s’était immobilisé. Kelly se demandait si on pouvait pratiquer la legilimancie sur un fantôme, car les yeux écarquillés du professeur de métamorphose paraissaient vouloir lire dans les pensées de Roselyne Bachelefeu. Alors, il donna un dernier coup de chiffon très sec sur sa baguette et se leva de son bureau. Avant de sortir, il dit d’une voix suffisamment forte pour que tout le monde puisse l’entendre :
- Roselyne, je compte sur vous pour surveiller les élèves. Qu’ils continuent leur travail. Le premier qui profite de mon absence pour tricher sera immédiatement renvoyé du collège.
Et il quitta la pièce sans dire un mot aux élèves. Roselyne se mit à circuler entre les rangées de pupitres. Beaucoup d’élèves la regardaient avec inquiétude. Certains s’attendaient à ce qu’elle lance ses remarques tonitruantes, mais elle garda un silence monacal qui n’avait rien de rassurant venant d’elle. Kelly la chercha plusieurs fois du regard, dans l’espoir de lui adresser la parole et lui demander ce qui se passait, mais la pirate ne la remarqua pas. De plus en plus inquiets, les jeunes sorciers achevèrent leur copie en toute hâte.
Quand l’heure fut écoulée, les troisième année filèrent hors de la salle de métamorphose. Il y avait de l’agitation dans le château : ils connurent très vite la raison qui avait poussé McGonnadie à s’absenter d’un examen. L’information avait fuité dans toute l’école, une information qui causa un énorme choc à onze élèves en particulier. Peter Shengen venait d’être conduit à l’infirmerie, porté sur les épaules de Madame Freyjard, complètement inanimé. Kelly, John et Naomi – et probablement tous les membres de l’OASIS - eurent rapidement une idée précise, aussi horrible que plausible, de ce qui s’était passé. L’épouvante les frappa comme la foudre.
- Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Naomi d’une voix blanche.
- On va le voir, quelle question ! répliqua Kelly d’une voix sifflante. Mais on ne dit rien à personne, surtout.
Ils se rendirent à toute vitesse vers l’infirmerie, mais ils ne trouvèrent qu’une porte fermée et de nombreux élèves qui s’agglutinaient devant. Viagrid faisait barrage, face à la troupe qui essayait de s’enquérir de la situation.
- Barrez-vous, les boutonneux, l’entrée est interdite ! bougonna-t-il en agitant ses gros bras. Ne vous fourrez pas dans les pattes de vos professeurs, c’est déjà assez compliqué comme ça !
- C’est quoi ces conneries ? Depuis quand on a plus le droit d’entrer dans l’infirmerie ? protesta quelqu’un.
- Depuis que j’en garde l’entrée.
- On est des Dragondebronze, on a le droit de savoir ce qui arrive à notre préfet ! s’exclama John. Répondez-nous !
Viagrid, excédé, attrapa alors John par le col. Il le souleva comme un sac à patates, prit une grande inspiration et lui souffla à plein poumons dans les narines.
- La v’là, ma réponse ! dit-il.
Il reposa John, dont le visage avait pris une déplaisante teinte pâlotte. Vaincu par l’haleine monstrueuse du demi-ogre, le malheureux revint vers Kelly et Naomi en titubant légèrement.
- Ce n’est pas fini, chuchota Kelly.
Elle intima à John et Naomi de se faufiler à travers la foule, et d’essayer de rassembler ce qu’il restait de l’OASIS. Ils parvinrent à rallier Mercedes et Oszike, Vladimir passant l’écrit de BUSE de potions. Quant à Astrid, elle était introuvable. Était-elle en plein examen ou s’était-elle mise à errer sous l’effet de l’horrible nouvelle ? Kelly emmena ses quatre camarades dans la Cour des Mirages : ils n’eurent pas besoin de se faire discrets cette fois-ci, toute l’école étant occupée à droite à gauche. Une fois dans leur quartier général, Kelly n’eut pas besoin d’expliquer à ses camarades ce qu’elle comptait faire : ils se rassemblèrent autour de la Boule de Curcumo, tandis qu’elle y apposait ses mains. Elle fit taire la petite voix en elle qui lui rappelait ce que la Relique faisait à Peter et pensa avec force : « L’infirmerie de Lettockar… montre moi l’infirmerie de Lettockar… je t’en supplie, Boule toute-puissante... »
Elle réussit alors à se projeter dans l’infirmerie. Elle voyait toute la scène de l’intérieur : l’endroit était inhabituellement occupé. Peter avait été étendu dans un lit, totalement inconscient, et Madame Patatchaude faisait des moulinets avec sa baguette au-dessus de son corps en marmonnant des formules magiques. Tout près, McGonnadie était en train d’écrire sur un morceau de papier en se servant du dos du professeur Pourrave comme pupitre. La professeure Morgana était également présente, et restait à observer silencieusement le chevet de Peter. Tout à coup, la porte de l’infirmerie s’ouvrit. Les professeurs Grog et Fistwick arrivèrent, mais eurent la mauvaise idée de vouloir entrer en même temps : du coup, ils se coincèrent dans l’embrasure, et durent se tortiller pour passer en s’insultant copieusement.
- Que s’est-il passé ? interrogea Fistwick en réajustant son chapeau haut-de-forme, une fois que Grog et lui eurent enfin réussi à entrer.
McGonnadie prit le temps de tremper sa plume dans un encrier qui lévitait à côté de lui avant de répondre :
- Il ne s’est pas présenté à son épreuve d’ASPIC de botanique. Au bout d’un quart d’heure à l’attendre, ses camarades ont prévenu Madame Freyjard et elle est partie à sa recherche… elle l’a retrouvé au troisième étage, étendu sur le sol, évanoui. Elle l’a tout de suite transporté à l’infirmerie. Ça fait une heure que Madame Patatchaude essaie de le réveiller.
- Mais qu’est-ce qu’il a, ce mioche ? demanda Grog, effaré. Il s’est paluché trop fort ?
- Je n’en sais rien, professeur, marmonna Madame Patatchaude. Je n’arrive pas à trouver ce qu’il a… je ne détecte aucune blessure, aucune trace de maladie, ni aucun maléfice dans son organisme… il est juste… vidé.
- Pepino, tu lui aurais pas donné du Magichanvre, par hasard ? lui lança Grog.
- Ah non, j’ai tout utilisé comme appât pour pêcher, ce mois-ci, répondit Pourrave, toujours voûté. Sinon, il me semble pas me souvenir qu’il a de graves problèmes de santé, le Peter ?
- Non, mais… cela fait déjà quelques temps qu’il se conduit bizarrement, dit McGonnadie. Il n’y a même pas quinze jours, il s’est endormi comme une masse durant un de mes cours, et pourtant on faisait des travaux pratiques…
Fistwick laissa échapper un faible sifflement. Le professeur Morgana intervint alors d’une voix hésitante :
- Poséidon, tu dois savoir… ça lui est aussi arrivé deux fois, en cours d’astronomie. Je ne t’en ai pas parlé parce que je ne voulais pas attirer d’ennuis à Peter, mais…
Elle se tut et retroussa les lèvres. McGonnadie tourna lentement la tête vers elle, les yeux plissés. Toutefois, il ne fit pas de commentaire et se contenta d’ajouter quelques lignes à son message avant de plier son papier en quatre. Tout à coup, le professeur Trelawpez déboula comme un bolide dans l’infirmerie.
- Je sais ce qu’il a, le tiquenot ! s’écria-t-il. Il a le mauvais œil de ses Mangemorts ! J’vais l’exorciser !
- Quoi ? dit Fistwick.
- J’ai pas pu l’arrêter, les gars ! s’excusa Viagrid en entrant dans l’infirmerie de son pas lourd.
- C’est mon défunt père qui m’a appris ça ! dit Trelawpez en brandissant une gousse d’ail et un chandelier à sept branches. J’vais lui bouffer la calotte de ses Mangemorts, au mauvais œil, avec ma magie ! Poussez-vous !
- Eh, mais ça vient de mon jardin, ça ! s’écria Pourrave en voyant la gousse d’ail.
- Mais fiche le camp, connard de bateau-lavoir ! aboya Grog à Trelawpez. On est là pour quelque chose de sérieux, donc t’as rien à faire ici !
- Calme-toi un peu, mon gars, dit la professeure Morgana en attrapant le poignet de Trelawpez, non sans dégoût. Il y a forcément quelque chose de plus intelligent que tu puisses f...
- TOUCHE MOI PAS, LA LOUMNI DE TES MANGEMORTS ! hurla Trelawpez en faisant un grand bond de côté. TOUCHE A TA MOUNICHE ET BOUFFE TES MORTS !
Le visage de Morgana prit une couleur rouge que n’aurait pas renié celui de Kelly ; alors, sans crier gare, elle donna un énorme coup de poing en plein sur la figure de Trelawpez. Puis elle lui sauta sur la gorge et les deux professeurs entamèrent un violent combat à mains nues. Trelawpez gesticulait dans tous les sens tandis que Morgana essayait de lui faire avaler sa gousse d’ail.
- Vas-y Nosfylna ! s’exclama Grog en sortant son portefeuille pour lancer des billets. Chope-z-y les glaouis !
- C’est une infirmerie ici, merde ! s’indigna Madame Patatchaude. Les malades ont besoin de calme ! Allez vous battre ailleurs !
Alors, le professeur Fistwick leva sa baguette et tonna une formule magique. Morgana et Trelawpez furent alors frappés par un anneau d’énergie verte… et ils se mirent à rétrécir. Lorsqu’ils eurent atteint une taille de souris, ils cessèrent de se battre, effrayés. Viagrid attrapa aussitôt le Trelawpez miniature qui vociférait de petits cris aigus et le rangea dans sa poche, alors que le professeur Pourrave faisait grimper la professeure Morgana dans sa main.
- N’êtes-vous pas honteux, espèces d’inaptes ? grommela Fistwick d’un ton sévère, penché vers elle.
- C’est vrai, Nosfylna, on se bat pas dans une infirmerie… ajouta Pourrave. Dans une morgue, à la rigueur…
- Non, c’est pas ça, dit Fistwick. Franchement, régler ça avec un duel de Moldus ? C’est indigne de deux professeurs de Lettockar !
- Bon, ça suffit, trancha McGonnadie, irrité. Sortons, nous n’avons plus rien à faire ici. J’envoie tout de suite cette lettre à Niger ; en attendant, il faut essayer de reprendre normalement les examens, c’est déjà suffisamment la pagaille…
Kelly sut qu’il était aussi le moment pour elle de partir. Il n’y avait plus rien à voir. Elle quitta la vision et revint dans la Cour des Mirages, face à ses compagnons qui la regardaient d’un air anxieux. Elle leur raconta tout ce qu’elle avait vu.
- Peter est toujours dans le coma ? demanda Oszike. Tu ne l’as vraiment pas vu… bouger, ou je ne sais quoi ?
Kelly fit « non » de la tête, les lèvres pincées. Naomi se laissa tomber sur un fauteuil. Elle enfouit son visage dans ses mains et commença à pleurer.
- C’est la Boule… dit-elle d’une voix tremblante. Il l’a utilisée sans se mesurer, et elle l’a aspiré jusqu’à l’os, j’en suis certaine ! Ça ne peut être que ça…
- C’était la fois de trop… ajouta Meche d’une voix caverneuse.
Dans la Cour des Mirages, la détresse était si intense qu’on pouvait presque la saisir. Oszike était à deux doigts de s’arracher les cheveux.
- Pourquoi ? Mais pourquoi il s’est mis dans cet état-là ?
- Attendez, Peter est le maître de la Boule, intervint Kelly en tâchant d’avoir la voix ferme. C’est pas la première fois qu’elle lui fait du mal, et il s’en est toujours remis. C’est juste… il a juste trop mis le paquet, cette fois-ci. Mais il va se réveiller ! C’est juste une question de temps...
- Ouais, mais Kelly… quand il reprendra connaissance, les profs vont l’interroger, dit Naomi, la voix toujours irrégulière. Ils voudront savoir ce qui lui est arrivé… peut-être même qu’ils comprendront avant. Peter ne pourra pas leur mentir, il faudra bien qu’il leur parle de la Boule et… qu’il leur révèle l’existence de l’OASIS...
- Et alors ? lança Oszike d’un ton impérieux.
- Et alors ? Et alors Peter va se faire renvoyer ! Et nous avec, sûrement !
- Mais ça n’a plus d’importance ! s’écria Oszike d’une voix stridente. Moi je m’en fiche de l’OASIS, du moment que Peter se réveille !
- Oszike, dis pas ça ! protesta Mercedes. C’est pas le moment de foutre l’OASIS en l’air ! C’est pas ce que Peter attend de nous, j’en suis sûre… il a toujours dit que…
- Ça, c’était jusqu’à ce qu’il tombe dans le coma à cause de la Boule ! On a déjà perdu Pavel, maintenant Peter est cloué dans un lit à l’infirmerie, peut-être pour toujours ! Et Astrid, elle est où, vous pouvez me le dire ? Tout ça pour ces stupides Reliques !
L’évocation de Pavel fit se serrer le cœur de Kelly. En face d’elle, Naomi se tamponnait les yeux en reniflant. Soudain, elle dit quelque chose qui attira l’attention de Kelly, alors que la dispute entre Mercedes et Oszike n’était plus qu’un bourdonnement à ses oreilles.
- John, tu ne dis rien ?
Tout le monde se tourna vers lui. Effectivement, John était assis sur un tabouret, les mains jointes et le regard perdu dans le vide. Lorsqu’il entendit Naomi, ce fut comme si on l’avait tiré du sommeil. Il paraissait presque surpris d’être là.
- Je suis d’accord avec Kelly, déclara-t-il soudainement avec ferveur.
- D’accord avec moi ? répéta-t-elle, étonnée. Mais j’ai rien dit, moi.
- Mais si, quand t’as proposé de...
- Mais non, coupa Kelly.
John ouvrit et referma la bouche comme un poisson. Il avait l’air d’un enfant surpris par sa maîtresse d’école à être inattentif en classe. Personne ne comprenait pourquoi il avait dit cela. Gênée, Kelly détourna des yeux écarquillés. Un silence tout aussi embarrassé s’installa dans le Cour des Mirages – Naomi avait les yeux exorbités. Il semblait qu’il n’y avait plus rien à dire ; aussi, en l’absence d’un chef de l’OASIS, Oszike, la plus âgée des membres restants, décréta la fin de la réunion.
Un peu plus tard, Kelly sortit du QG avec Oszike. Elles ne décrochèrent pas un mot en parcourant les couloirs. Elles s’arrêtèrent brusquement lorsqu’elles aperçurent Astrid, affalée au milieu d’un escalier. Ses cheveux étaient d’un blond si clair qu’il en frôlait un blanc osseux. Elle paraissait anéantie. Une autre personne était à côté d’elle... Angelica, qui la tenait par les épaules, en lui parlant à voix basse. Kelly sentit son cœur battre plus fort. Elle se dit qu’elle avait peut-être une occasion d’aller lui reparler, enfin... mais au vu de l’état dans lequel se trouvait Astrid, elle n’osait pas les approcher. Elle avait trop peur de commettre une maladresse qui entraînerait une catastrophe, et de plus, elle n’avait aucune idée de comment Angelica l’accueillerait. De toute manière, quand bien même elle en mourrait d’envie, ce n’était pas à elle qu’elle devait parler, en cet instant. C’était à Peter.
Le soir même, Kelly monta tôt dans le dortoir de Dragondebronze. Elle se coula dans son lit et fit semblant de somnoler, prenant soin d’être immobile et de fermer les yeux à chaque fois qu’une fille – peu importe qui c’était – passait près d’elle. Elle attendit patiemment. Il devait être une heure du matin lorsqu’elle s’en extirpa de son lit : elle voulait se rendre à l’infirmerie. Elle alla seule : elle savait que Naomi ne supporterait pas de voir en face d’elle un Peter végétatif. En sortant du dortoir des filles, elle hésita : devait-elle aller chercher John ? Elle ne savait pas comment il allait réagir, et puis, elle ne se sentait pas à entrer dans le dortoir des garçons pour aller le chercher. Elle sortit de la salle commune et descendit, vêtue seulement de sa robe de chambre, vers l’infirmerie. Elle ignorait comment elle allait s’y prendre pour entrer en douce, mais elle n’hésita pas pour autant. Et par chance, lorsqu’elle arriva sur le seuil, l’endroit était désert : Viagrid avait quitté son poste de garde, et il n’avait pas scellé l’infirmerie. Kelly entra. La lumière blafarde de la lune perçait à travers les fenêtres de la pièce immaculée. Elle s’avança vers le seul lit occupé. Peter était toujours inconscient. Kelly fut frappée par la maigreur de son visage, lequel était figé en une expression de souffrance. Son seul signe de vie était son poitrail qui se soulevait légèrement sous l’effet de sa respiration. Elle resta à son chevet, guettant le moindre frémissement. Par instants, elle lui saisissait délicatement l’épaule, le secouait légèrement. Mais rien n’y faisait, le chef déchu de l’OASIS restait indéfectiblement endormi. Kelly soupira. Malgré le fait que Peter ne pouvait pas l’entendre, elle ne put s’empêcher de dire dans un souffle :
- Peter… ne nous laisse pas, je t’en supplie.
Mais au fond d’elle, elle savait que sa phrase était vide de sens. Elle tourna le dos et se résolut à repartir vers son dortoir, la mort dans l’âme. Elle avait fait deux mètres lorsqu’elle entendit derrière elle :
- Kelly ?
Kelly se figea. Elle fit volte-face et vit Peter qui se redressait sur son lit. Ses yeux étaient à peine entrouverts, mais il fixait Kelly avec insistance. Celle-ci poussa un petit cri aigu et revint précipitamment vers lui.
- Peter ! Je le savais, je le savais ! dit-elle en oubliant de baisser la voix. Je savais que tu n’étais pas… je savais que tu allais te réveiller !
Peter émit un geignement. Kelly essaya de l’aider à se relever et lui chuchota d’une voix tremblante :
- Bon sang Peter, tu peux pas savoir la trouille qu’on a eu… depuis ce matin, on est fous d’inquiétude ! Comment tu te sens ?
Mais Peter ne répondit pas. Son propre état de santé semblait l’indifférer. Il continuait de poser un regard intense sur Kelly.
- Kelly… Le Bonnet… de Gilluc… je sais où il est… ahana-t-il avec une grande difficulté.
- Calme-toi, tu dois te reposer… attends, quoi ? dit Kelly en étouffant une exclamation.
Peter prit une profonde inspiration. Ses yeux ne luisaient que très faiblement.
- J’ai… j’ai tout vu dans la Boule de Curcumo, ce matin. Dans la Montagne Interdite… il est dans la Montagne Interdite. En haut… aux trois quarts de la montagne, sur la façade ouest, il y a un couloir… un passage taillé dans la roche. Le Bonnet se trouve… de l’autre côté. Il n’y a pas… pas d’épreuve… ! Il suffit d’y aller…
Kelly resta sans voix. Soudain, Peter lui attrapa le poignet d’un geste nerveux, la faisant sursauter. Le préfet, haletant, se mit à l’implorer d’une voix rauque, venue du tréfonds de sa gorge :
- Allez-y… allez-y ! C’est la dernière… il faut la prendre… la dernière Relique… et tout sera fini… il faut la prendre…
Il lui lâcha le bras et se laissa retomber dans ses couvertures. Kelly baissa ses yeux, qui s’arrondissaient peu à peu. Elle commençait enfin à réaliser. Enfin, ils savaient où était le Bonnet de Gilluc. La Montagne Interdite… bien sûr, il ne pouvait être que dans la Montagne Interdite… comment avaient-ils pu ne pas y penser avant ? Un sourire stupéfait se dessina sur le visage de Kelly.
- Peter, c’est… tu as réussi ! chuchota-t-elle, débordante d’admiration. J’en reviens pas, après tout ce… Peter ?
Peter était soudain devenu immobile, sa main mollement tombée sur sa poitrine. Rendormi ?
- Peter ? répéta Kelly, plus fort.
Il n’eut aucune réaction. Kelly hésita une seconde, puis secoua doucement Peter par le flanc. Il resta immobile. Kelly se rendit alors compte qu’il ne cillait plus. Elle sentit son estomac se refroidir. Elle passa sa main près des narines et de la bouche de Peter... et ne sentit pas le moindre souffle.
- PETER ?? s’écria-t-elle d’une voix stridente.
Elle posa son oreille contre sa poitrine. Elle n’entendit rien, ne sentit rien. Son cœur ne battait plus. Kelly se mit à trembler de tous ses membres et perdit le contrôle de sa respiration. Ce fut par miracle qu’elle échappa à la panique pour se se ruer vers la pièce privée de Madame Patatchaude, au fond de l’infirmerie - elle se cogna un genou contre un lit au passage, mais n’en ressentit même pas la douleur. Elle manqua de s’étaler contre la porte et la frappa de toutes ses forces.
- MA… MAD… MADAME P-PATATCHAUDE !! VENEZ ! VITE, VIIIIITE ! hurlait-elle.
Au bout d’un moment qui parut durer des heures à Kelly, Madame Patatchaude lui ouvrit, en chemise de nuit et à peine réveillée. Sans maquillage, elle était encore plus repoussante.
- Non mais, qu’est-ce que tu fous ici à cette heure-là, toi ?! grogna l’infirmière avec colère.
- C’est Peter ! s’écria Kelly sans répondre à sa question. Il est… il ne respire pas ! Et son cœur s’est arrêté !
Madame Patatchaude resta interdite un instant. Puis elle fonça chercher sa baguette magique et se précipita sur le lit de Peter. Elle leva sa baguette au-dessus de lui : son extrémité s’alluma d’un petit point vert et elle se mit à marmonner des incantations. Kelly se tenait à côté d’elle, serrant sa robe de chambre entre ses doigts au point de la déchirer. Madame Patatchaude essayait toute une panoplie de sortilèges.
- Revigor ! s’exclama-t-elle.
Elle projeta un éclair rouge qui secoua tout le corps de Peter. Mais celui-ci retomba lourdement sur son lit, sans se remettre à bouger. Madame Patatchaude lança un sortilège de Massage Cardiaque, qui n’eut pas plus d’effet. Soudain, le petit point de lumière au bout de sa baguette se mit à grésiller… puis s’éteignit.
Le visage de Madame Patachaude se pétrifia. Quelques secondes plus tard, son bras s’abaissa lentement. Elle ne fit plus rien. Mortifiée, Kelly la chercha du regard. Elle ne comprenait pas. Quand ses yeux vairons rencontrèrent enfin ceux de l’infirmière, celle-ci les ferma et lâcha un profond soupir.
Un bruit aigu, sorti de nulle part, retentit dans les oreilles de Kelly. En deux secondes, elle chancela sur place, et elle tomba à genoux. Sa tête aux yeux exorbités bascula en arrière.
A travers la fenêtre de l’infirmerie, sous la pleine lune, elle aperçut un cheval noir ailé dans le ciel.