Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 28 : Les malheurs de Martoni

4305 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 11/12/2024 14:28

28. Les malheurs de Martoni


Le mois de juin venait de débuter. L’atmosphère se tendait dans le château : toutes les classes de Lettockar se préparaient à affronter leurs examens. Kelly, John et Naomi commençaient à être habitués à cette ambiance, leurs contrôles les angoissaient moins que les années précédentes. Ils étaient de plus toujours préoccupés par la Quête des Reliques : l’année scolaire agonisait et l’emplacement du Bonnet de Gilluc était toujours inconnu. Lors de la dernière réunion, l’OASIS avait mis à jour tout ce qu’ils savaient sur le fondateur de PatrickSébastos… à savoir, toujours peu de choses. Gilluc était né en Francie, il avait rejoint les Fondateurs en dernier, il était celui qui avait bâti la Barrière de Dissimulation autour de l’école, son symbole était une lune… et c’était tout. Après la mort d’Imane Lalaoud, il avait quitté Lettockar sans laisser de traces. Kelly avait essayé d’aider le groupe de chercheurs en remplaçant Tarung, mais elle n’avait pas été très efficace. Elle ne comprenait pas, pourquoi Philippe Gilluc avait-il tenu à ce point à disparaître de la mémoire de sa propre école ?


Il était de plus en plus probable que Astrid et Peter auraient quitté Lettockar avant que l’OASIS ne ait trouvé la dernière Relique, ce qui, en plus de constituer un échec personnel pour eux, jetait un froid sur l’avenir du reste du groupe. Que se passerait-il si les maîtres de la Cuillère et de la Boule n’étaient plus là pour les utiliser ?


Un jeudi matin, une heure avant le cours de potions, alors qu’ils se baladaient dans les couloirs, Kelly, Naomi et John aperçurent Martoni, affalée sur un banc. Elle pleurait. Toutes les larmes de son corps, le visage rougi et enfoui dans ses mains. A côté d’elle, Stephen Borntobewaïld lui tapotait gentiment le dos, mais il semblait immensément moins triste qu’elle. Quand ils furent hors de portée de voix, Kelly renifla, et lança évasivement :


- Qu’est-ce qui lui arrive, à cette conne ?


- Je sais pas… dit Naomi en jetant un regard inquiet derrière elle.


- Monsieur potins, vous savez quelque chose ? demanda Kelly à John.


Bien sûr qu’il savait quelque chose. Il balaya les alentours du regard et leur expliqua à mi-voix :


- Alexis l’a quittée hier soir. C’est Veikko qui me l’a raconté. Il lui a dit ses quatre vérités devant la quasi-totalité de PatrickSébastos, lorsqu’elle s’est rendue en douce dans leur salle commune pour le rejoindre. En clair, il en avait marre et il l’aimait plus. Non seulement il s’ennuyait, mais en plus, elle l’empêchait de respirer. Elle était trop collée à lui, elle l’épuisait, il se sentait mal à l’aise avec elle. Alors il a préféré rompre.


Les deux filles se figèrent, stupéfaites. Puis, Kelly sourit d’un air radieux. En ce moment, rien n’aurait pu lui faire autant plaisir que Martoni se prenant une telle claque. Surtout que vint la cerise sur le gâteau :


- J’ai appris qu’en plus, Alexis a rencontré une autre meuf depuis quelques temps, alors qu’il était avec Martoni, et… voilà quoi, poursuivit John. Ah bah tenez, c’est elle.


Il leur montra une jolie fille blonde de petite taille en deuxième année, qu’ils connaissaient de vue puisqu’elle appartenait à la maison Dragondebronze. Kelly éprouva aussitôt la plus grande sympathie pour elle. Si elle n’avait pas risqué de passer pour une cinglée, elle serait même allée lui serrer chaleureusement la main et féliciter cette parfaite inconnue. Naomi, en revanche, était sidérée :


- La vache, c’est raide…


- Bah, on s’en tamponne, répliqua Kelly. Elle avait qu’à être moins chiante, non ? Si même son mec pouvait plus la supporter, c’est bien un signe.


Elle se dit que Stephen devait effectivement être content, lui qui avait été relégué au second plan pendant tous ces mois parce que Martoni passait son temps collée à Alexis. Kelly le trouvait quand même très gentil de ne pas avoir tourné le dos à celle qui l’avait tant délaissé pour baver devant son copain.


- Peut-être, mais c’est pas une raison, Kelly, dit Naomi en fronçant des sourcils réprobateurs. Alexis s’est vraiment comporté comme un connard…


- Et alors ? répondit Kelly d’un ton cinglant. Elle s’est pas comportée comme une connasse, elle ? Tu veux qu’on ressasse ses états de service ?


- Oui, bon… la serre, le Temple de Lalaoud, tout ça… tu nous l’as déjà dit, tu sais… mais je vois pas le rapport avec son mec…


- Le rapport, c’est le karma. Ça te dit un truc ?


- Bon bon, moi, ce que j’en dis, hein… dit Naomi s’asseyant sur une marche d’escalier. Je pense juste qu’il faut pas tout mélanger, il faut différencier les agissements de Martoni et ses histoires d’amour…


John émit alors un drôle de ricanement méprisant. Kelly et Naomi se tournèrent vers lui. Il affichait une mine renfrognée, et pessimiste. Devant l’air étonné de ses amies, il déclara quelque chose de très lugubre d’une voix atone et caverneuse :


- L’amour… c’est quoi, l’amour, au juste, Naomi ? C’est bon pour le films et les histoires à l’eau de rose, mais en vrai…. Tu vois comment ça tourne, pour ceux qui y croient ? ajouta-t-il levant le pouce par-dessus son épaule, vers l’endroit où ils avaient vu Martoni. En plus, dans 99 % des cas, ça va que dans un sens. C’est un attrape-débile qui sert qu’à faire souffrir.


Il se tut, le regard morne et perdu dans le vide. Kelly, bien placée pour savoir que ce que John venait de dire n’était qu’un tissu d’inepties, était outrée. Elle s’attendit à ce que Naomi le contredise à l’aide d’un grand discours tiré de ses romans d’amour préférés, mais elle n’en fit rien. Elle avait juste l’air très triste. Alors Kelly explosa.


- Mais n’importe quoi, toi ! s’écria-t-elle. C’est quoi cette réflexion de vieil aigri ? J’suis sûre que tu dis ça parce que t’as pas encore trouvé quelqu’un pour te décoincer. L’amour c’est pas que ça ! C’est … c’est de la passion, c’est rencontrer quelqu’un de formidable, c’est…


- Oh hé, ça va le couplet romantique, hein, coupa John d’un ton désagréable. Qu’est-ce que tu connais de plus que moi ? T’es déjà tombée amoureuse ? Mais vraiment amoureuse, quand tu penses à la personne chaque soir avant de t’endormir, quand tu ferais tout pour qu’elle ait seulement une seconde d’attention pour toi ?


Kelly rougit. Elle aurait pu rétamer John en lui répondant oui, et que c’était précisément le cas en ce moment même. Mais elle ne se sentait pas encore prête à se révéler, elle craignait encore leur réaction, à Naomi et lui. Elle dit simplement d’un ton très digne :


- Ça peut très bien m’arriver.


- Eh bah quand ça t’arrivera, fais-moi signe, grogna John, toujours aussi théâtral. Ça me ferait mal d’être à la traîne, encore une fois.


- Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? interrogea Kelly en fronçant les sourcils.


John ne répondit que par un haussement d’épaules. Il enfonça ses mains dans ses poches et lâcha un autre ricanement. Et contre toute attente, il pivota sur ses talons et partit à grand pas dans la direction opposée, sans dire un mot, pour aller on ne sait où. Kelly était médusée.


- John, t’en va pas ! s’exclama-t-elle. Qu’est-ce que c’est que ce cirque, enfin ?


Mais John ne lui répondit pas. Il lui adressa simplement un vague signe de main par-dessus son épaule, sa manière à lui de dire qu’il les retrouverait plus tard. Puis, Naomi se leva brusquement et marcha rapidement pour le rejoindre, sans plus s’expliquer que lui.


- Mais… Mimi ? bredouilla Kelly.


Naomi lui jeta un regard qui se voulait rassurant, mais tellement pressé et désinvolte qu’il parut juste agacé. Et elle suivit John comme un petit chien. Kelly resta plantée là, comme une idiote, profondément déboussolée. Il lui fallut une bonne minute pour partir chercher de la compagnie ailleurs.


En discutant brièvement avec Ludmilla et Gudrun, Kelly découvrit que la nouvelle de la séparation entre Martoni et Alexis avait fait le tour des troisième année. En temps normal, Kelly en aurait aussi fait ses choux gras, mais elle pensait avant tout à ce qui se passait dans son propre entourage. En ce moment, John était plus qu’instable. Il alternait la gaieté et l’humeur de chien en un temps record. Pourtant ce n’était pas lui qui portait la Cuillère de Lalaoud. Et cette histoire d’être « laissé sur le carreau »… il semblait bien qu’il était toujours frustré d’être le seul Maître d’une Relique des Fondateurs à ne pas pouvoir utiliser la sienne. Et, comme Kelly le devinait, cette frustration avait de grosses répercussions sur son comportement en général, et sur ses réactions. Notamment lorsqu’ils parlaient de ce qui concernait les filles… il était en manque ou quoi ?


Kelly retournait ces questions dans sa tête, lorsque qu’elle entendit des éclats de voix derrière elle qui la tirèrent de sa réflexion. Elle tourna la tête, et vit Peter face à McGonnadie. Le professeur le houspillait d’une voix perçante, brandissant sa baguette magique juste sous son nez.


- … inadmissible ! T’endormir pendant un de mes cours ! Personne n’a jamais fait un tel affront à Poséidon McGonnadie, tu m’entends ? Personne !


Peter avait la tête d’un enfant sévèrement disputé par son père. Il avait beau être plus grand que McGonnadie, il paraissait singulièrement ratatiné face à lui.


- Monsieur, s’il vous plaît… gémit-il.


- Silence ! Tu crois peut-être que tu peux te la couler douce sous prétexte que tu as bientôt fini tes études à Lettockar ? Mais mon petit gars, au rythme où tu vas, tu pourrais bien y passer une année de plus, parce que tes ASPIC, t’es aussi prêt de les avoir qu’un Suisse de gagner au cent mètres contre un escargot !


Le savon que le directeur de Dragondebronze passait en public au préfet-en-chef attirait l’attention de toutes les personnes aux alentours. Plusieurs passants semblaient très gênés, mais pour autant McGonnadie, impitoyable, n’essayait nullement de se faire plus discret. Kelly, énervée, s’avança et lui cria :


- Mais c’est bon là, laissez-le putain ! Vous pourriez pas lui parler dans votre bureau ?


- Tiens, v’là l’autre, grogna le professeur. Du balai, Kelly, ton directeur de maison s’entretient avec ton préfet…


- Et alors ? C’est une raison pour lui taper l’affiche devant tout le m…


- Oscausi ! s’écria aussitôt McGonnadie en levant sa baguette magique.


Les lèvres de Kelly se fermèrent toute seule, et elle eut la sensation que quelque chose les faisait fusionner. Elle toucha son visage. Sa bouche avait disparu ! Avant qu’elle ait pu bouger d’un centimètre, McGonnadie aboya :


- Fais un seul geste, Kelly Powder, et je te lance un sort qui te fera chanter du yodel jusqu’à la fin de tes jours ! Et toi Peter, tes résultats catastrophiques c’est déjà grave, mais que tu négliges en plus ton rôle de préfet, je ne le supporterai pas ! Je te signale que j’ai fait des pieds et des mains l’an dernier pour que tu obtiennes le titre de préfet-en-chef et…


- Poséidon ! appela quelqu’un. Viens vite, j’ai besoin de toi, c’est important !


Un peu plus loin, Doubledose se tenait en compagnie des trois autres directeurs de maison, un papier à la main et l’air affairé. McGonnadie poussa un grognement tandis que Peter affichait l’expression soulagée de l’homme sauvé par le gong.


- On en reparlera plus tard, lui dit McGonnadie du coin des lèvres, d’un ton glacial.


Puis il alla rejoindre ses comparses, sans adresser un regard à Kelly qui en profita pour lui envoyer des doigts d’honneurs en rafale dans le dos. Peter sortit sa propre baguette magique d’une main molle, et effaça le sortilège de McGonnadie.


- C’est gentil d’avoir voulu m’aider, dit-il en souriant faiblement alors que Kelly se tâtait la bouche. Mais c’était peine perdue, je crois…


- McGonnadie n’avait pas à faire une scène comme celle-là devant tout le monde, rétorqua catégoriquement Kelly. C’est de l’humiliation publique, purement et simplement.


Peter haussa les épaules.


- Il est furieux contre moi depuis des semaines, expliqua-t-il à voix basse. Et… c’est triste à dire, mais dans le fond il a raison… c’est vrai que j’ai pas mal merdé ces derniers temps. L’autre jour, j’ai oublié de me rendre à la réunion bimensuelle des préfets, alors que j’étais censé la présider… mes pauvres collègues, ils m’ont attendu comme des cons pendant une demi-heure. McGonnadie m’a aussitôt convoqué dans son bureau. Et là aujourd’hui, il m’a foutu dehors parce que je me suis assoupi en plein cours… d’ailleurs, je suis encore un peu fatigué, on peut s’asseoir ?


Ils allèrent se poser sur un banc tout près. Doubledose et les directeurs de maison s’entretenaient juste à côté d’eux. Kelly essaya d’écouter un peu leur conversation : apparemment ils parlaient de l’accueil de visiteurs à Lettockar.


- C’est bon Niger, on l’a déjà fait plein de fois… assura Grog.


- Ouais, et à chaque fois, y’a eu des pépins, répliqua le directeur. Dois-je vous rappeler ce qui s’est passé avec Stojovski et les poupées vaudous de Fistule, il y a un an ?


- Non non.


- Ah si, moi je me rappelle pas ! dit sincèrement Pourrave.


- N’oubliez pas que je ne serai pas là les premiers jours, donc je compte sur vous pour les accueillir dignement, continua Doubledose sans lui prêter attention. Voici la liste des examinateurs des BUSE et ASPIC de cette année, dit-il en montrant son papier. Ça n’a pas beaucoup changé : Jalissa Seaton, Anniki Juhola – Suppurus, si tu la dragues encore, je te castre - Nicolae Stojovski, Raphaël de Saint-Fiacre...


- Saint-Fiacre ?! s’exclama McGonnadie, incrédule. Il est toujours pas crevé, cet âne ?


- C’est toujours les vieux furoncles qui s’en vont les derniers, Poséidon, regarde Dumbledore… commenta Fistwick.


- Moi aussi, j’ai un vieil oncle qui veut pas s’en aller… ajouta Pourrave.


Cet échange suscita une interrogation chez Kelly.


- C’est qui, les examinateurs des BUSE, à Lettockar ? demanda-t-elle à Peter. Angi… je veux dire, Angelica m’a dit que dans le monde magique, c’étaient des membres d’une prestigieuse Académie – dont je me rappelle pas le nom. Mais ici, comment ça se passe ?


- Généralement, ce sont d’anciens professeurs de Lettockar, répondit Peter. Raphaël de Saint-Fiacre, par exemple, c’est un professeur de métamorphose, le prédécesseur de McGonnadie. Ensuite, les fonctionnaires chargés aux affaires secrètes de Lettockar s’occupent de faire passer en douce les notes dans les statistiques officielles. Ils font croire qu’on a passé les examens par correspondance, je crois...


Kelly acquiesça. Encore un tour de passe-passe administratif pour ne pas trahir le secret de Lettockar… bien qu’elle fût encore loin de ces examens, elle s’inquiétait déjà de l’image qu’elle allait donner après le collège, à faire croire à tout le monde qu’elle n’avait jamais fréquenté d’école de sorcellerie… niveau crédibilité en société magique, c’était pathétique. Soudain, Peter lâcha un profond soupir, les yeux clos.


- Si j’étais aussi fatigué, c’est parce que j’ai passé une heure à le chercher avec la Boule avant d’aller en cours de métamorphose, révéla-t-il.


Kelly ne comprit pas tout suite tant Peter avait brutalement changé de sujet.


- De quoi ? Ah oui, le Bonnet…


Mais actuellement, Kelly était moins préoccupée par la recherche de la Relique de Gilluc que par l’état de son préfet. Il était désormais aussi blanc et maigre qu’un cadavre. Il avait les joues creuses, la peau desséchée au point d’en être presque craquelée, et les cernes sous ses yeux menaçaient de traîner par terre.


- Peter, tu as une mine épouvantable… chuchota-t-elle. Je sais bien que tu tiens absolument à trouver le Bonnet avant que tu quittes l’école, mais là il faut que tu relâches ! L’un de nous va prendre la relève...


- Non, Kelly… tu sais bien que je communique avec la Boule de Curcumo mieux que personne. Je dois persévérer…. je suis à deux doigts de trouver… à deux doigts !


- Qu’est-ce que tu vois, dans la Boule, à part le Bonnet ?


- Je vois une sorte de tunnel creusé dans la roche… Et je vois aussi une lune ronde… c’est net, limpide ! Il ne me reste plus qu’à trouver où est ce tunnel…


- Salut, les petits monstres ! s’exclama une voix joyeuse près d’eux.


Ils se retournèrent et virent Angelica Diaz qui les toisait avec son sourire engageant. Aussitôt, Kelly sentit encore une fois une nuée de papillons dans son ventre. Elle se redressa et s’efforça de lui offrir son sourire le plus éclatant.


- Salut… répondit Peter sans le moindre tonus.


- Salut, Angelica ! s’exclama Kelly d’un ton claironnant. Comment ça va ?


- La pêche ! répondit-elle d’un ton joyeux. J’ai toute mon après-midi de libre, ça fait du bien avant la tempête des BUSE. Alors…


- T’en as de la chance, coupa Peter d’un ton morne. Moi, j’ai mes ASPIC à travailler, alors je vous laisse… Bonne journée, les filles.


Kelly baissa la tête, démoralisée. Peter devenait de plus en plus fermé, introverti et même asocial en plus de perdre la santé. Il n’accordait même plus de temps à Angelica qui était pourtant une excellente amie. Celle-ci suivit son départ des yeux, déconcertée. Mais, pour le plus grand plaisir de Kelly, elle s’assit à la place de Peter, juste à côté d’elle. Les professeurs étaient partis.


- Il est bizarre, ces derniers temps, Peter…


- A qui le dis-tu… soupira Kelly.


- Il y a quelque chose qui ne va pas ? De quoi vous parliez, avant que j’arrive ? demanda aimablement Angelica.


Kelly se contracta. Elle ne pouvait pas révéler à Angelica leurs activités secrètes, et encore moins la raison pour laquelle Peter avait l’air si malade. Il fallait inventer un sujet de conversation…


- D’une fille que je peux pas saquer, répondit-elle, en pensant au potin de la matinée.


- Oh ? Qui ça ? dit Angelica avec un petit sourire amusé devant la mine renfrognée de Kelly.


- Humpf… Une élève de mon année, à Dragondebronze, en plus. Giovanna-Paola Martoni.


- Et qu’est-ce qui lui arrive, à cette Giovanna-Paola Martoni ?


- Quelque chose qu’elle a amplement mérité.


Angelica leva un sourcil interrogateur. Kelly se racla la gorge et raconta d’un ton railleur :


- Elle s’est faite larguer par son mec. Il lui a dit ses quatre vérités devant tout le monde, hier, c’est John qui me l’a raconté. En gros, elle était étouffante et il ne l’aimait plus. Et à ce qu’on raconte, il se rapproche déjà d’une autre fille. Je l’ai vue, elle a l’air mille fois mieux.


En réalité, Kelly n’en savait rien, mais elle était suffisamment contente de la déconvenue qu’avait subie cette saleté. Elle regarda le plafond et ricana.


- Ça lui apprendra à être aussi conne. Tu m’étonnes que son copain se soit lassé d’elle… Martoni va finir toute seule, et c’est bien fait.


Kelly reporta son regard vers Angelica… et ce qu’elle vit la cloua. Ses joues étaient tendues, sa mâchoire raidie. Ses sourcils n’étaient que très légèrement froncés, mais c’était suffisant pour rendre son expression scandalisée. Quant à ses yeux, inhabituellement écarquillés, ils lançaient des éclairs. En voyant ce spectacle intimidant, Kelly se recroquevilla, horriblement gênée. Jamais elle n’avait vu une telle dureté, une telle rugosité sur le visage d’Angelica. Celle-ci leva le menton, regardant Kelly de haut, et lui dit d’un ton très serein :


- C’est très méchant, ce que tu dis.


C’était comme si un vent glacial venait de fouetter le visage de Kelly. Celle-ci, affolée, ouvrit la bouche pour parler, mais Angelica la coupa dans son élan :


- Il faut que j’y aille. Bonne journée à toi.


N’attendant même pas une réponse de Kelly, elle se leva, et partit sans un regard en arrière. A peine quelques minutes auparavant, elle avait dit qu’elle avait toute l’après-midi devant elle…


Les yeux de Kelly se perdirent dans le vide, et une goutte de sueur glacée perla sur sa tempe. Une avalanche de gifles ne l’aurait pas autant sonnée. D’ordinaire, c’était la gaieté, l’enthousiasme qui caractérisaient les moments passés avec Angelica, c’était même cela qui l’avait rendue amoureuse. La voir tout d’un coup aussi froide, âpre et inamicale était comme un coup de poignard dans le ventre. Kelly en fut tellement déconfite qu’elle en oublia de partir pour son cours de potions et arriva 10 minutes en retard, ce qui eut pour conséquence un retrait de points pour Dragondebronze.


Les deux heures suivantes furent un vaste moment de solitude pour Kelly. Elle ne faisait plus attention à ce qui se passait autour d’elle, pas même à John et Naomi, dont le silence tendu aurait pourtant dû l’interpeller. Elle repensait sans cesse à l’expression d’Angelica. Kelly essayait de relativiser, de trouver des explications, et même des excuses à ses propos. Angelica ne se rendait pas compte… Elle ne connaissait pas Martoni comme Kelly la connaissait, elle ne savait rien de sa malfaisance… Elle ne pouvait pas comprendre les raisons qu’elle avait de vouloir se venger d’elle. Et en plus, si elle était à sa place, Martoni se moquerait sans doute d’elle.


Et pourtant… Elle jeta quelques regards vers le fond de la salle, en direction de Martoni, qui avait toujours le visage anéanti et les yeux morts. Pour la première fois, Kelly essaya de se mettre à sa place. Elle n’avait peut-être pas été la copine idéale, mais elle avait sincèrement aimé Alexis, tout comme Kelly aimait Angelica. S’être faite larguer ainsi, et ridiculisée en même temps, par une personne qu’elle avait sans doute trouvée tout aussi parfaite, devait être abominable. L’animosité que Kelly ressentait à son égard mua petit à petit en sincère pitié.


Elle rendit les armes. Angelica avait raison. Quand bien même Kelly détestait Martoni, celle-ci ne méritait pas une cruauté aussi gratuite de sa part. Car comme l’avait dit Naomi, ce qu’elle vivait en amour n’avait rien à voir avec ce qui les opposait, toutes les deux. N’avait-elle pas été suffisamment humiliée comme ça ? Comment Kelly pouvait-elle avoir été aussi bête et immature ? Et de quoi avait-elle l’air, à présent, devant Angelica ? Il n’y avait pas besoin d’être d’une intelligence prodigieuse pour comprendre qu’elle venait de baisser brusquement dans son estime…


Kelly avait l’esprit tellement rongé, l’attention tellement détournée que son cours de potions, où elle devait préparer une Solution Niggloïde – qui faisait pousser des piquants de hérisson sur la peau - fut un fiasco. Au point qu’elle entendit à peine Grog lui donner un zéro pour sa « pisse de troll qui pourrait même pas te servir de détergent ».

Laisser un commentaire ?