Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 27 : Mégamorphose

5187 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/12/2024 19:16

27. Mégamorphose


Le dimanche 1er juin, dans la salle commune de Dragondebronze, Kelly et Naomi révisaient ensemble leurs cours de potions en vue des contrôles à venir. John n’en ressentait pas le besoin, du fait de ses dispositions en la matière. Soudain, leur ami surgit dans le salon et vint les voir. Il tenait un sac dans sa main.


- Les filles, vous me suivez ? J’ai un truc bien plus intéressant que les recettes de potions à vous montrer.


Surprises, Kelly et Naomi se consultèrent. Elles jugèrent qu’elles avaient suffisamment avancé dans leurs révisions pour s’octroyer un divertissement, quel qu’il soit : aussi elles rangèrent leurs papiers et suivirent John hors de la Tour de Dragondebronze. Il les emmena jusque dans le parc du château : elles y découvrirent avec surprise une vingtaine d’élèves en tenue de sport. Certains avaient des casquettes, des battes ou d’énormes gants…


- Avec les copains, on a organisé un match de baseball avec plein de gens ! expliqua John. Ça fait une semaine qu’on rameute du monde, on a réussi à faire deux équipes complètes.


Lesdites deux équipes les accueillirent avec enthousiasme. Alors que John revêtait son équipement, Kelly et Naomi balayèrent les sportifs du regard. Parmi eux, il y avait des habitués du baseball comme Henry Arvock, Katerina Van der Praoüt, mais aussi des personnes que Kelly n’avait encore jamais vu pratiquer ce sport, comme Gudrun, ou Alexis Petropoulos. Elle fut étonnée de ne pas voir Martoni à proximité de ce dernier…


- Un match de baseball en entier ? s’étonna Naomi. Ça doit être une première dans l’histoire de Lettockar !


- Ouais. Fistwick a voulu nous faire interdire, il disait que c’était inadmissible de pratiquer un sport non-magique dans une école de sorcellerie alors qu’on a à disposition tout ce qu’il faut pour sublimer l’activité physique grâce à l’art qu’il se tue à nous enseigner. Alors on est allés voir Doubledose en personne, et il a intercédé en notre faveur. Je crois qu’il aime bien les sports moldus, contrairement aux autres…


Il frappa plusieurs fois dans son gant, plein d’entrain.


- Ça vous dirait de voir notre match ?


- Oui, pourquoi pas... dit Kelly en haussant les épaules. Bon après John, je préfère t’avertir, le baseball j’aime pas trop ça. J’ai rien contre, bien sûr, mais...


- Mais quoi ? coupa John l’air surpris. Ca t’embête de venir me voir jouer ?


- Hein ? Non, c’est pas ça le problème ! C’est juste que je garantis pas de rester jusqu’à la fin.


- Moi, je vais bien te voir à tes matchs de Crève-Ball, et je reste jusqu’à la fin.


- Je t’y force pas… dit prudemment Kelly..


- Oui, mais je le fais quand même. Enfin, je dis ça comme ça…


Kelly ferma la bouche, prise de court par ce ton accusateur. John planta son regard dans le sien, le menton levé et l’expression impérieuse. Kelly se refusa à baisser les yeux. A côté d’elle, Naomi les regardait alternativement, l’air troublée. Il y eut un moment de tension, au terme duquel John se décida à parler plus paisiblement :


- Allez Kelly, ça va être bien, tu vas voir. En plus y’a pas d’enjeu, on fait juste ça pour s’éclater.


- Bon d’accord, je vais essayer, admit Kelly.


- Moi, je suis partante, en tout cas ! dit Naomi. Ça nous changera du Crève-Ball !


Ainsi, les dix-huit joueurs de baseball – pratiquants ou improvisés – emmenèrent leurs amis dans un endroit du parc à mi-chemin entre les serres et la lisière de la Forêt Déconseillée. A l’aide de sortilèges, ils avaient reproduit un terrain, dont la forme, aux yeux de Kelly, ressemblait à une part de pizza. Les deux équipes s’y placèrent minutieusement, et les autres élèves s’assirent en spectateurs sur les côtés. Alors, Milosz Wavarum, un des quatre arbitres, siffla le début du match.


Une première balle fut lancée par John, dont l’équipe était en « défense ». « Poc ! » Katerina l’expédia d’un coup de batte sur une courte distance, et, sans perdre une seconde, se rua vers une des « bases » : elle l’atteignit de justesse, avant que sa balle ne soit récupérée. John lança alors une nouvelle balle, ce qui, comme put le constater Kelly, mettait presque tous les joueurs en mouvement : la seule chose qu’elle comprit, c’est que les défenseurs devaient courir après la balle dans le but de faire échouer le frappeur en pleine course. Progressivement, trois de ces batteurs furent retirés (parce qu’ils avaient raté leur frappe, ou n’avaient pas atteint leur base) : les équipes s’inversèrent. Le premier batteur de l’équipe de John fut lamentable : il rata toutes ses balles qui furent toutes attrapées par le « receveur » derrière lui. Ce fut John lui-même qui le remplaça. Dès son premier coup, il réussit à faire un tour complet du terrain en une seule fois, un « home-run », comme on disait dans le jargon. Kelly et Naomi l’acclamèrent avec force, faisant tout pour que leurs voix surpassent celles des autres spectateurs. Un peu plus tard débuta une nouvelle manche : l’équipe de John revint en défense, et cette fois ce fut Alexis qui fut désigné comme lanceur.


Les joueurs de baseball avaient fait une excellente publicité de leur initiative. En plus d’une équipe, ils avaient constitué un public conséquent. Pas autant que pour un match de Crève-Ball, mais suffisant pour mettre un peu d’ambiance dans le parc ; et au fil du temps, plusieurs curieux, qui ne faisaient que passer, vinrent se joindre au public.


- Allez les supporters, faites du bruit ! les exhorta Henry.


Les encouragements et les acclamations redoublèrent à l’appel d’Henry. Une partie du public se mit donc à crier « Becdeperroquet est magique ! Dragondebronze est tragique ! », ce qui n’avait pas trop de sens, puisque les maisons s’étaient mélangées dans les équipes. Certains spectateurs étaient cependant un peu moins bienveillants, comme Ludmilla qui ne faisait que lancer des quolibets à Gudrun, ou alors Rick, Bender et Jörg qui n’étaient venus que pour se moquer d’un sport qu’ils trouvaient ridicule.


Kelly observait le match d’un regard vitreux. Oui, John était doué, c’était certain : elle avait déjà pu constater son habileté à la batte il y a deux ans, lorsqu’il avait caillassé une Acromentule de cette façon. Dans son équipe, Gudrun ne l’était pas tellement, mais elle s’amusait follement quand même. Ce qui n’était guère le cas de Kelly… elle avait beau faire des efforts, elle ne rentrait pas dans le match. Peut-être était-ce dû à son habitude du Crève-Ball, mais elle trouvait ce jeu mou et mal rythmé. En fait, les seuls moments qu’elle trouvait amusants étaient ceux où Milosz se prenait des balles perdues dans la tête. En plus de cela, il n’y avait pas de limite de temps à un match de baseball, ça pouvait être très long…


Au bout d’environ une heure et demie, les joueurs firent une pause ; John en profita pour venir voir Kelly et Naomi. Il était en sueur, mais avait l’air heureux.


- Quelle performance, beau chevalier ! s’exclama Naomi.


- Tiens, j’ai dépassé le stade “bel écuyer” ? C’est cool ça ! se réjouit John.


- Oui, puisque tu sais si bien te servir de ta batte, tu peux aller t’occuper des dragons, des griffons et des lapins tueurs, mon cher John.


- Pas faux. Jehan Bonisseur de la Batte, chevalier de Ebay, pour vous servir !


Naomi émit un petit rire stupide - Kelly en roula les yeux. John se tourna alors vers Kelly. Elle se racla la gorge et dit patiemment :


- Hum, John, c’est pas que je m’ennuie, mais…


- Mais tu te fais chier comme un rat mort, acheva John.


- Excuse-moi, vraiment, je te jure que j’ai essayé de m’intéresser ! dit Kelly, consciente qu’il n’était plus la peine de faire semblant. C’est juste définitivement pas mon truc.


- Pas de soucis, assura John avec une voix chaleureuse au point d’être grandiloquente. C’est moi qui te dois des excuses, Kelly, j’aurais pas dû insister pour que tu viennes.


- Non, non… enfin, je comprends que tu aies eu envie de nous montrer ton sport préféré… au moins, ça aura eu lieu !


- Moi, je reste ! dit Naomi avec ferveur.


John lui sourit et la remercia par un clin d’oeil. Cependant, il reporta vite son attention sur Kelly :


- Tu fais quoi du coup, toi ?


- Je vais faire un tour, répondit-elle en se levant, je vais essayer de croiser des gens… vous savez où est Meche ? Non ? Bon, je vais voir si je la trouve, ou alors si je trouve Vladimir, ou Angie…


« Angie », ce mot lui avait échappé. Or ceux qui connaissaient Kelly savaient qu’elle ne donnait pas de surnom à n’importe qui. Embarrassée, elle tourna légèrement la tête, et posa ses mains sur les épaules de Naomi et John.


- A tout à l’heure. On se fera une Bataille Explosive, au moins on est sûrs qu’on se marrera tous les trois !


John et Naomi acquiescèrent en souriant. Alors que John retournait sur le terrain, Kelly fit volte-face et commença à marcher. Elle regarda derrière elle une dernière fois. Naomi avait les yeux rivés sur le terrain de baseball, affichant une expression enthousiaste. Kelly se demanda si elle était réellement captivée ou si elle ne faisait pas un peu de zèle…


Elle réfléchit sur qui elle pourrait bien tomber à cette heure-ci. Mercedes était peut-être dans le coin… Peter sûrement pas, il devait travailler pour ses ASPIC. Elle aperçut Iossif, mais il était occupé à embrasser une fille, alors elle n’alla pas le déranger et se contenta d’un signe de main. Elle devrait peut-être chercher Deborah, il y avait longtemps qu’elle ne lui avait pas parlé… Perdue dans ses pensées, Kelly déambulait non loin du Lago que vê longe, lorsqu’elle aperçut une petite foule près de la rive. Elle s’approcha. Il y avait tout un groupe d’élèves, et parmi eux, elle distingua la haute silhouette d’Angelica, et juste à côté d’elle, celle plus petite de Vladimir. Excitée, elle se glissa habilement parmi la foule et fit en sorte de se faire apercevoir d’Angelica ; avec succès.


- Salut Kelly ! dit Angelica. Ça va ?


- Ça va et toi ? répondit-elle avec décontraction, comme si elle était tombée sur elle par hasard. Bientôt les BUSE ?


- Oui, mais te bile pas, ça va le faire, répondit Angelica en s’étirant, un rien crâneuse. Alors, tu fais pas la toupie aujourd’hui ?


- Ben non, on m’a confisqué mon balai… répondit Kelly, boudeuse. Et puis j’ai tellement gerbé que je crois que j’aurais plus rien dans l’estomac pendant 10 ans. D’ailleurs, j’suis désolée que tu m’aies vu comme ça…


- T’inquiètes, c’était marrant.


- Dis-moi, c’est quoi cet attroupement ?


- Hum… bonjour peut-être ? intervint alors Vladimir d’un ton légèrement réprobateur.


- Oh, bonjour Vladimir ! Excuse-moi, Guimauve…


- « Guimauve » ? répéta Angelica. Ça te va bien, comme surnom, Vladimir. Bien trouvé, Kelly !


- OK, la prochaine fois j’essaie même pas de parler, ronchonna Vladimir alors que Kelly souriait jusqu’aux oreilles.


- Roh, fais pas la gueule, Vladimou ! renchérit Kelly. Bon, désolée d’insister, mais c’est quoi cet attroupement ?


Angelica s’écarta et lui montra le Lac Caca d’oie. Sur sa surface flottait une sorte d’immense bâche blanchâtre, opaque et informe, de la taille d’un petit chapiteau. Kelly n’avait jamais vu une telle chose sur le lac. Tout au bout, elle distingua un visage, aplati et déformé, mais pourtant familier…


- Mais… on dirait le Mégamorphe ?


- Oui, c’est sa mue ! dit Angelica.


Kelly fronça les sourcils, et réalisa que cette bâche qui flottait était de la peau morte. Vu qu’elle ne l’avait connue qu’en tant que Balladur géant, elle avait oublié que cette créature changeait d’apparence. Elle se rapprocha un peu plus d’Angelica et lui demanda distraitement :


- Tu l’as déjà vu se transformer ?


- Oui ! Quand je suis arrivée à Lettockar, il avait l’apparence d’un gros bonhomme joufflu avec une voix douce qui n’arrêtait pas de dire « Bonne nuit les petits ! ». Je me rappelle pas son nom, mais d’après Fistwick, ça faisait déjà quatre ans qu’il avait cette gueule. Ensuite il a changé en un, euh… « François Letêtard » géant, je crois… et après, il a pris l’apparence que tu connais. Je me demande à quoi il va ressembler, cette fois-ci.


Alors, comme s’il avait entendu l’appel d’Angelica, le Mégamorphe émergea du lac. Il avait l’apparence d’un homme plus mince et surtout plus jeune, car il était moins ridé et les quelques cheveux qu’il avait derrière la tête étaient noirs. En revanche, le reste son crâne était tout aussi dégarni. Son expression était froide et antipathique et il ressortait de ce personnage une impression de vaste arrogance. Par prudence, les élèves qui assistaient à la scène firent plusieurs pas en arrière. Le Mégamorphe les toisa d’un regard dédaigneux et déclara d’une voix grave et ampoulée :


- Je reste droit dans mes bottes, et je ferai mon travail !


A ces mots, il s’approcha dangereusement de la berge, l’air menaçant. Il agita ses mains griffues couvertes d’écailles turquoises, causant de grosses vagues sur le lac. Tout à coup, Viagrid arriva en brandissant son cor d’ivoire. Kelly aperçut Gallay un peu plus loin derrière lui, endormi comme une masse.


- Faites place, grogna le demi-ogre, j’vais le renvoyer à la flotte, celui-là ! Hé, sale bête, écoute ça !


Il fit pivoter le barillet métallique au centre de la corne, sur le mode destiné à effrayer le Mégamorphe Centroïde du Jura. Puis il souffla dans son instrument, et un son, encore plus étrange que le bruit de métro que Kelly l’avait toujours entendu produire, en sortit : un son qui évoquait une sorte de dissolution, comme un médicament jeté dans un verre d’eau. Le monstre aquatique poussa un grand cri de peur, et replongea aussitôt dans le lac. Le calme était revenu, et les gens se dispersèrent petit à petit. Viagrid, qui avait découvert le nouveau bruit en même temps que tout le monde, marmonna « il est marrant, ce son… » avant de partir.


Kelly se retrouva seule avec Angelica et Vladimir. Une réunion de l’OASIS se tiendrait en fin d’après-midi, ce qui lui donna une excellente raison de rester auprès de Vlad, et donc d’Angie…


- Il sent bon, ton parfum, Kelly ! la complimenta soudainement celle-ci.


- Oh, merci ! dit Kelly en rosissant de joie. Le tien aussi… ajouta-t-elle par réflexe.


- Le mien ? gloussa Angelica. J’en ai pas mis, la miss.


- Ah ? Eh ben, euh…


- Bon, on va pas rester là plantés comme des ânes ? intervint Vladimir avec énergie. On devrait se casser avant que le Mégamorphe ne revienne.


Sur ce conseil avisé, ils taillèrent leur route ensemble. En se promenant, ils croisèrent Maria Talbec, qui avait vu de loin le Mégamorphe et leur apprit qu’il avait pris l’apparence d’un « Alain Juppé géant ». Guidés inconsciemment par Angelica, ils allèrent se poser près de la statue de Yao Tien-Mû. Ils s’assirent et commencèrent à bavarder ; à un moment, le regard de Kelly s’arrêta sur le socle de la statue, où étaient gravés le nom et les dates de l’ancienne directrice. Une question lui vint.


- J’y pense, Angelica, tu m’as jamais dit : pourquoi tu aimes tant t’asseoir sous la statue de Yao ?


- Parce qu’elle est bonne, répondit-elle sereinement.


Kelly pouffa de rire.


- Non mais en vrai ?


Avant de répondre, Angelica leva les yeux vers la statue de Yao Tien-Mû. Kelly fit de même. Elle avait beau la voir dans le parc depuis la première année, elle n’avait jamais pris le temps de la contempler attentivement. La sorcière chinoise avait une coiffure compliquée, qu’elle faisait sans doute tenir par magie. Elle portait une robe ample, abondamment ornée de motifs, qui dissimulait ses pieds. Son bras droit tendu vers le ciel tenait sa baguette magique, et sous son bras gauche était coincée une masse de rouleaux de papier. Son visage émacié, dégageant une impression de sagacité, inspirait le respect. Elle affichait un petit sourire énigmatique, sous un nez fin et des yeux étroits et rieurs, sans pupilles sur cette statue de pierre.


- Cette femme m’inspire, déclara Angelica. On l’a étudiée en cours d’histoire : c’était une sorcière extraordinaire. L’une des plus puissantes de son époque… brillante, hyper intelligente et tout... Le bahut lui doit énormément de choses, la tour d’astronomie, par exemple.


- Ah ouais ? dit Kelly, les sourcils levés. C’est elle qui l’a construite ?


- Et dire que maintenant, c’est une ancienne actrice de cul qui y fait cours… glissa Vladimir d’un ton sardonique.


- C’est toi qui dit ça, Vlad ? s’amusa Kelly. Tu rêves de te la taper ! Mais c’est vrai que la comparaison fait mal.


- Oh, vous êtes méchants avec Morgana, contra Angelica en faisant une grimace réprobatrice. Moi je l’aime bien, elle est sympa et elle est loin d’être conne, figurez-vous. Tout le monde la sous-estime ici, ça me saoule.


- T’inquiète, Angelica, c’était pour blaguer, s’empressa de dire Kelly. Continue, qu’est-ce qu’elle a fait d’autre, Yao Tien-Mû ?


- Elle a dirigé Lettockar pendant 74 ans, mais elle est pas restée le cul collé sur son fauteuil ! Elle a voyagé dans le monde entier pour apprendre de nouvelles choses sur la magie et les transmettre ensuite à ses élèves. Elle s’est vraiment donnée à fond dans son métier de professeur durant toute sa vie, et c’est ça que je trouve admirable. Elle allait loin.


Kelly l’écoutait avec un grand sourire, la joue appuyée sur sa main. Angelica avait toujours ce don de capter l’attention lorsqu’elle racontait une histoire, avec sa voix assurée. Cette adolescente était déjà une professeure plus stimulante que Jar Jar Binns, pour Kelly…


- Même les directeurs des autres écoles l’admiraient, c’est te dire ! ajouta Angelica. Si j’étais directrice d’école, je voudrais être comme elle.


- Toi, directrice ? ricana Vladimir. Ça va être chaud, t’as déjà du mal à gérer ton nécessaire de coiffure…


- Moi au moins, j’ai des cheveux, répliqua Angelica en tâtant le crâne légèrement pelé de Vlad.


- Tu voudrais vraiment être directrice d’école, Angi… elica ? demanda Kelly.


- Je sais pas, j’ai dit ça comme ça. J’ai pas réfléchi sérieusement à ce que je voudrais faire comme métier, et tant mieux d’ailleurs. Franchement Kelly, tu crois qu’à 16 ans, tu sauras ce que tu veux faire de ta vie ?


- Bien sûr que oui, affirma-t-elle avec un aplomb inattendu, quand je serai grande, je serai reine d’Angleterre !


Angelica émit un « eh ? » incrédule, avant de lâcher un petit rire.


- Et Elizabeth II, alors ? demanda-t-elle en croisant les bras.


- Boarf, c’est une vieille peau, elle va sans doute clamser dans trois ou quatre ans. Alors je prendrai le pouvoirrrrr !


- Et tu prendras qui, comme prince consort ? questionna Vladimir avec un rictus.


- Mon cheval, répondit Kelly.


- Hein ? T’as un cheval ?


- Bah non, mais quand je serai reine, j’en aurai plein !


- Mais oui enfin, c’est évident ! renchérit Angelica. Qu’il est con, ce Vlad !


- Cette guimauve ! rappela Kelly.


Vladimir tenta courageusement de se défendre, mais le rire sonore des filles couvrit ses protestations. Le temps passa ; il commençait à faire un peu chaud. Angelica ôta alors ses chaussures. Ses ongles de pied étaient couverts de vernis violet. Kelly, pour sa part, se mit en débardeur. Angelica regarda ses bras, leva les sourcils et dit d’un ton impressionné :


- T’es musclée, dis donc, Kelly !


- Et ouais, des bras d’Épuisatière ! répondit Kelly, ravie. Je suis dans l’équipe de Dragondebronze, je rappelle.


Elle se redressa dignement et dit d’un ton assuré :


- Tu m’as sans doute déjà vue jouer…


- Aaaah non, désolée, j’assiste jamais aux matchs ! rétorqua Angelica en faisant une moue dédaigneuse. Je déteste le Crève-Ball.


Kelly sentit un vent glacial dans son estomac. Elle eut aussitôt le sentiment de perdre des points auprès d’Angelica, à pratiquer un sport qu’elle détestait… « Calme, calme, reste calme », se répéta-t-elle dans sa tête. Il ne fallait surtout pas qu’elle ait la même attitude que John tout à l’heure…


- Mais bon, si toi tu t’amuses, c’est le principal, ajouta Angelica avec gentillesse.


- Bien sûr, répondit Kelly d’une voix timide.


Elle se garda bien de dire qu’elle venait ridiculement d’envisager d’arrêter totalement le Crève-Ball pour lui faire plaisir.


- Pendant les matchs, elle en profite pour jouer en douce avec la batterie de Fistwick, raconta Vladimir en désignant Angelica d’un signe de tête.


- C’est vrai ? T’as droit à des concerts privés, alors, Vlad… dit Kelly avec un sourire un peu crispé.


- Ah non, moi je vais voir les matchs, elle joue tellement mal ! répliqua Vlad d’un ton railleur.


- Oh ! s’exclama Angelica. Salaud, je vais te pourrir !


Les deux amis tirèrent leurs baguettes et firent mine de se battre à coups de sortilèges totalement inoffensifs et d’insultes.


- Gros cul !


- Tantouze !


- Suce mon chibre !


- Lèche ma chatte !


- Les enfants, ça suf… commença Kelly.


Il se passa alors quelque chose de très bizarre. Un canard, et trois petits canetons à sa suite, passèrent entre eux comme si de rien n’était, indifférents aux éclats de lumière magique qui fusaient. Ils venaient tout droit des enclos de Viagrid d’où ils s’étaient échappés. Le canard adulte entonna un air ressemblant vaguement aux Filles de Pré-au-lard, que ses petits répétèrent en canon. Cela coupa totalement Angelica et Vladimir dans leur faux combat. Les trois adolescents regardèrent les canards s’éloigner de leur démarche dandinante.


- Okay, lâcha Kelly.


Ils éclatèrent tous de rire. Kelly eut le drôle de sentiment que ces canards avaient été manipulés par la magie, et par un objet bien particulier… elle regarda brièvement autour d’elle, mais ne vit Astrid nulle part. Alors, Angelica lâcha un grand « aaaaah ! » et se blottit tendrement contre Vlad, qui passa son bras autour des épaules de son amie. Kelly ressentit aussitôt une vive jalousie à l’égard de ce dernier. Les deux amis se mirent à discuter entre eux, de ragots sur des personnes que Kelly ne connaissait pas ; elle ne les écouta que très vaguement. Peinant à mettre de côté sa frustration, elle détourna les yeux, et regarda distraitement le professeur Grog, qui était venu avec Viagrid pour récupérer des morceaux de peau du Mégamorphe.


Soudain, elle sentit quelque chose lui toucher le bras gauche. Angelica lui effleurait le biceps du bout de son pied nu. Kelly sentit aussitôt un petit frisson et sourit.


- Hmm ? fit-elle, les sourcils levés.


- Rien, rien, je tâte tes muscles. Dis-moi, si ça t’embête ?


- Non, non, je t’en prie, j’aime bien.


Angelica sourit et lui tapota à nouveau le biceps. Kelly tacha de se contrôler pour ne pas se trahir devant Vladimir, mais elle se sentait toute chose. Elle avait beau savoir que, pour Angelica, ce n’était rien du tout, c’était innocent, elle avait la chair de poule en la sentant la toucher. Tout à coup, les trois adolescents entendirent au loin l’écho de ce qui ressemblait à des cris éraillés. Ils virent qu’un nouvel attroupement se formait.


- Qu’est-ce qui se passe, là-bas ? demanda Kelly.


- C’est Pourrave qui a mué, vous croyez ? dit Angelica d’un ton léger.


Vladimir et Kelly rirent, et ils se levèrent tous les trois. En progressant, ils entendirent de plus en plus distinctement les cris et découvrirent qu’ils étaient poussés par le professeur Trelawpez. Kelly se rendit compte qu’ils s’approchaient de l’endroit où il stationnait sa caravane. Il était en train de houspiller les joueurs de baseball.


- LA CALOTTE DE VOS MANGEMORTS ! cria-t-il. LE CERCUEIL DE VOS MANGEMORTS VOUS ALLEZ NIQUER ! JAMAIS VOUS CARAVEZ MA VITRE !


Kelly jeta un regard vers la caravane. Il y avait un gros trou circulaire dans une des vitres. Apparemment, les joueurs de baseball l’avaient cassée avec une balle perdue.


- MA FEMME, VOUS L’AVEZ ÉCLATÉE, CA VA ÊTRE LA CASTAGNE ! CASTAGNE NET ! EN COUPS DE POING À MAINS NUES !


- Professeur, on est vraiment désolés, on l’a pas fait exprès… tenta Henry Arvock.


- VOUS ALLEZ MAL REPARTIR, SUR LE CAVEAU D’MON PÈRE ET D’MA MÈRE, VOUS ALLEZ REPARTIR MAL MES COUSINS ! J’EN VEUX, J’EN VEUUUUUUUX !


Kelly, inquiète, chercha John et Naomi des yeux. Elle ne les vit nulle part. Apparemment, ils avaient eu l’intelligence de prendre la fuite. Une initiative un brin lâche mais sensée : car à en juger par le niveau de fureur de Trelawpez, il y allait y avoir de la casse dans peu de temps avec les malheureux responsables de l’incident…


Tout à coup Angelica toussa très bruyamment, une toux qui s’acheva par un drôle de murmure étouffé. Kelly vit un très bref éclat de lumière au bout de sa baguette magique. Alors, à la surprise de tous, Trelawpez cessa aussitôt de brailler et se plia en deux. Il se mit à chanceler doucement sur place, les yeux encore plus exorbités. Son estomac produisit alors un gargouillis sonore. Puis, sous les yeux ébahis des élèves, Trelawpez se rua à l’intérieur de sa caravane en proférant des borborygmes étranglés, une main sur le ventre. Un bruit de porte qui claquait signala qu’il s’enfermait dans ses toilettes. Les gens s’échangèrent des regards à la fois hilares et dégoûtés. Kelly était édifiée par cette façon de neutraliser Trelawpez.


- Poussez-vous, laissez-moi passer ! s’écria alors quelqu’un.


Le professeur Grog, alerté par le rassemblement incongru, fendit la foule des élèves. Des rouleaux de peau du Mégamorphe le suivaient en lévitant. Ce ne fut que quand il entendit un bruit répugnant sortir de la caravane de Trelawpez, suivi aussitôt d’un cri de souffrance ponctué de grossièretés, qu’il comprit. Il balaya les élèves du regard, cherchant le coupable. Il s’arrêta sur Angelica, laquelle était la seule à être complètement inexpressive. Le maître des potions sortit un paquet de cigarettes, en alluma une avec sa baguette incurvée et déclara d’un ton appréciateur :


- Pas mal, Diaz.


Angelica le remercia en inclinant légèrement la tête, puis fit un tour sur elle-même, sans raison. Les gens la regardèrent d’un air interloqué.


- Merde, dit-elle en grimaçant. J’ai voulu faire une sortie classe, mais j’ai oublié que je savais pas transplaner. Fumos !


Elle donna alors un grand coup de baguette magique vers le sol. Un gros nuage de fumée rouge éclata, telle une boule de ninja et se répandit un peu partout, aveuglant tout le monde. Les gens qui se trouvaient tout près déguerpirent en toussant. Lorsque la fumée fut dissipée, Angelica avait disparu. Elle avait juste laissé ses chaussures derrière elle. Les élèves poussèrent des exclamations surprises ou épatées, et Grog éclata de rire. Le cercle de spectateurs se rompit ; une odeur nauséabonde commençait à s’échapper de la caravane, dont le professeur Trelawpez ne sortait toujours pas. Vladimir resta en plan un instant et roula des yeux en lâchant un soupir.


- Si j’ai des plaques, je la tape, maugréa-t-il en ramassant les chaussures d’Angelica.


Kelly le regarda s’en aller avec son air maussade. Elle devrait le suivre, la réunion de l’OASIS allait bientôt avoir lieu. Mais elle resta sur place encore un instant. Elle contemplait l’herbe sous ses pieds, légèrement rougie par les restes du sortilège d’Angelica.


- Je l’aime, murmura-t-elle avec douceur.


- Gné ?


Kelly sursauta, et s’aperçut que Viagrid était juste derrière elle. Il la regardait avec un air vaguement surpris. Elle ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche très rapidement, extrêmement nerveuse. Elle parvint à dire avec autant de contenance que possible :


- Oui, je l’aime comme… la piscine, ou le jus de raisin !


- Mais c’est pas bon, le jus de raisin !


- C’est pourtant de ça que vient le vin, objecta Kelly au tac au tac.


Alors qu’elle était sûre d’avoir mouché cet alcoolique diplômé, Viagrid éclata d’un rire tonitruant et pivota sur ses talons.


- N’importe quoi, dit-il par-dessus son épaule, le vin ça vient des barriques, tout le monde sait ça !

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