Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 26 : Attention ça tourne !

5554 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 28/11/2024 17:24

26. Attention ça tourne !

 

- Quel match, hein ?

 

Ça avait été le dernier match de Crève-Ball de l’année : Becdeperroquet contre PatrickSébastos. Un match particulièrement serré, puisque la maison de Philippe Gilluc l’avait gagné à 210 points contre 202 : elle avait remporté le championnat par la même occasion. L’Épuisatier de PatrickSébastos s’était fait remarquer par son style de vol original, qui avait multiplié les roulades, les spirales et les tonneaux tout au long du match. Sa performance fut longuement commentée par les spectateurs, pendant et après le match, y compris par Kelly et ses amis lorsqu’ils allèrent se promener dans le parc.

 

- Je me demande si tu serais capable d’en faire autant, Kelly… dit Naomi d’un ton narquois.

 

- Bah quand même Naomi ! Je me démerde pas mal sur un balai, il me semble ?

 

- Oui, mais cet Épuisatier avait un sacré niveau. Va falloir beaucoup t’entraîner, je crois.

 

- Mais bien sûr qu’elle saurait en faire autant, répliqua John. C’est notre Kelly !

 

Kelly rosit de plaisir. En plus, elle-même avait un style de jeu très acrobatique, c’était un objectif tout à fait adéquat pour elle. Mais il était vrai qu’elle avait beaucoup de chemin à faire avant d’atteindre le niveau de son concurrent. Elle réfléchit. Il y avait peut-être un moyen d’accélérer le processus…

 

- Attendez-moi ici, je reviens, dit-elle soudainement. J’vais essayer un truc, vous m’avez donné une idée.

 

Elle fit un aller-retour entre le parc et le stade de Crève-Ball, le temps d’aller chercher son balai dans les placards. Il lui restait une dose de potion Toupi Ornotoupi que lui avait offert John pour son anniversaire. Elle sortit la bouteille de son sac à main, puis entreprit d’enduire tout le manche de son Nimbus 95 de la mixture blanchâtre. Naomi écarquilla les yeux.

 

- Euh… Kelly, je crois comprendre quelle est l’idée, et c’est PAS une bonne idée.

 

- Mais si, ça va être marrant ! répliqua Kelly. C’est un moyen comme un autre de m’entraîner, non ? Avec ça, le mec de PatrickSébastos aura l’air d’un avion de papier en comparaison.

 

John et Naomi échangèrent un regard inquiet. Kelly, sûre d’elle, enfourcha son balai et tapa du pied. Elle décolla et grimpa de quelques mètres. Il ne se passait rien. Elle monta encore et fit une petite accélération, mais toujours rien. Elle tira le manche de son balai sur sa droite, mais elle ne fit qu’une roulade ordinaire. Kelly s’arrêta et haussa les épaules, déçue : manifestement, la potion Toupi Ornotoupi ne marchait pas sur les objets.

 

C’est alors que, sans qu’elle ait esquissé le moindre mouvement, son balai se mit à tournoyer comme une crécerelle. Kelly, prise de court, poussa un cri effaré. Puis il démarra tout seul et partit comme une fusée. Kelly voulut freiner, mais son balai ne lui obéit pas : elle n’avait plus aucun contrôle sur lui. Complètement enragée, sa monture faisait des tornades toutes les trois secondes avant de filer dans tous les sens. Kelly entendit John et Naomi, épouvantés, l’appeler en criant. Elle fit des hauts, des bas, à toute vitesse, tourbillonnant malgré elle. Elle fonçait droit vers la Montagne Interdite, lorsqu’elle fut ramenée brutalement vers le château.

 

- Au s’couuuuuuurs ! s’écria-t-elle tandis qu’elle grimpait vers le sommet de l’édifice.

 

Entre deux roulades, elle vit Doubledose qui la regardait d’un air médusé depuis la fenêtre de son donjon. Soudain, son estomac la lâcha, et elle vomit dans les airs. La cascade brunâtre chuta en spirale vers le sol. Puis, le Nimbus 95 descendit alors en piqué vers la lisière de la Forêt Déconseillée, là où stationnait la caravane du professeur Trelawpez.

 

- Non non non non ! s’écria Kelly.

 

Elle rasa la caravane du professeur Trelawpez, dont elle arracha un rétroviseur. Trelawpez sortit en trombe de son véhicule et hurla :

 

- HOLA, REVIENS ICI ESPÈCE DE PUTAIN ! PUTAIN DE TES MANGEMORTS !

 

Kelly ne lui répondit pas : puisqu’elle était près du sol, elle voulut sauter de son balai, mais celui-ci ne lui en laissa pas le temps car il remonta aussitôt en chandelle et fonça droit vers le château. Il ne cessait toujours pas de tournoyer. Kelly explosa une fenêtre et traversa la salle de sortilèges : en tournoyant comme une furie à l’intérieur, elle renversa les trois quarts des objets de Fistwick, y laissa une autre flaque de vomi avant de filer dans le couloir adjacent - par miracle la porte de la salle était ouverte. Elle remonta jusqu’au troisième étage. Tout à coup, alors qu’elle volait en rase-mottes, elle heurta le sol dallé et chuta de son balai. Elle roula sur une bonne dizaine de mètres et s’arrêta en glissant mollement sur le sol, le visage contre terre. A quelques mètres derrière elle, son balai continuait de vrombir sur place.

 

Submergée de nausées, la tête bourdonnante, Kelly était à deux doigts de tomber dans les pommes. Elle avait l’impression que tous ses organes avaient été déplacés anarchiquement dans son corps. Elle voulut appeler à l’aide, mais elle ne réussit pas à parler, et de toute façon, le couloir était désert. Elle s’entendait se demander ce qui lui avait pris de faire quelque chose d’aussi con. Tout à coup, elle entendit le bruit d’une porte qui s’ouvrait, suivi par deux voix familières qui semblaient débattre entre elles...

 

- C’est extrêmement étroit comme raisonnement, dit la voix douceâtre et mélodieuse de Fistwick. Premièrement, on n’a jamais su si le Sort d’Immolation de Vassago le Destructeur avait vraiment foiré. Quant à cette histoire d’arcanes interdites, je m’en fiche éperdument. Quand comprendras-tu ? Seule...

 

- Seule la magie compte, je sais, le coupa Angelica Diaz. Désolée, mais il y a des frontières. Je sais bien que vous n’aimez pas quand je suis moralisatrice, mais ne pas vouloir toucher à certaines magies, ce n’est pas être coincé ! Pourquoi vous ne vous autorisez pas des limites à la curiosité, de temps en temps ? Vous êtes sûrement le seul professeur au monde qui trouve que risquer sa vie pour voir si l’âme est une antimatière est tout à fait raisonnable !

 

- Conneries, conneries, conneries. Déjà, au XIXe siècle, Jack Repperith - un professeur émérite de Lettockar[1] - avait la même idée que moi. Je tiens à dire que… attention Angelica, une horrible bête !

 

- Mais non voyons, c’est Kelly ! Bah alors petite, qu’est-ce qui t’arrive ?

 

Kelly entendit Angelica accourir. Elle la tourna délicatement sur le dos et la souleva légèrement entre ses bras. Au milieu de son état pitoyable, Kelly éprouva une sensation ravie. Bien sûr, ça aurait été mieux si elle ne voyait pas Angelica en triple. Fistwick coula un regard vers le Nimbus 95 qui continuait de tournoyer sur lui-même et qui commençait à fumer.

 

- Finite, formula-t-il en donnant un coup de baguette.

 

Le balai s’immobilisa aussitôt. La vision de Kelly redevint un peu plus stable. Elle leva ses yeux vers Angelica. Son habillage noir semblait entièrement hérissé de pointes, depuis ses bottes jusqu’à son collier en passant par sa ceinture et ses grands brassards qui remontaient presque jusqu’aux coudes. Encore toute vaseuse, Kelly dit d’une voix éthérée :

 

- Angelica… t’as des clous partout…

 

- Ah, tu vois qu’il y a pas que moi qui trouve que tu ressembles à une planche de fakir ! lança Fistwick à Angelica.

 

- Mais n’importe quoi, elle a pas dit ça ! Pouulala, Kelly, dans quel état tu t’es mise ?

 

Kelly voulut répondre, mais elle échoua lamentablement à articuler. Angelica secoua la tête, puis s’agenouilla et posa la nuque de Kelly sur ses cuisses. Kelly fut si ravie qu’elle se dit que ça valait presque le coup d’avoir fait ça, rien que pour en arriver là. Fistwick s’approcha et la toisa avec une expression désabusée.

 

- Non mais regarde son teint vert, on dirait un dragon gallois, commenta-t-il. Un comble pour une écossaise. Maintenant, Powder, peux-tu nous dire ce qui t’a pris de transformer ton balai en batteur à œufs ?

 

- Tu voulais te faire un vibro ? lui chuchota Angelica à voix très basse pour que Fistwick ne l’entende pas.

 

Kelly rit, mais elle fut aussitôt prise d’un haut-le-coeur et gonfla les joues. Elle parvint par miracle à rouler sur elle-même, et elle vomit une nouvelle fois… en plein sur les chaussures de Fistwick. Kelly respira en haletant et dit :

 

- Ah, ça va mieux…

 

- Rooooh, la dégueu ! gloussa Angelica.

 

Kelly, qui sentait toujours son cœur se soulever, expira. Son souffle sonnait un râle. Angelica agita sa main devant son nez, en conservant un sourire complice. Kelly entendit alors un drôle de bruit. La canne de Fistwick, secouée par le tremblement furieux de sa main, martelait le sol.

 

- On n’a jamais rien vu d’aussi scandaleux !! s’époumona-t-il. Souiller les chaussures neuves d’un professeur de Lettockar, un directeur de maison qui plus est ! Ah, si j’étais Ministre – encore que ma personne ne pourrait s’abaisser à une telle fonction – j’ouvrirais des cellules à Azkaban pour de tels cas ! L’Inquisition a fait brûler nos confrères pour moins que ça !

 

- Ch’l’ai pas fait exprès… gargouilla piteusement Kelly.

 

- Oui, laissez-la donc, la pauvre, elle est malade ! ajouta Angelica. Et pis c’est bien fait pour vous, ça vous apprendra à me traiter de planche à pain !

 

- A fakir, j’ai dit !

 

Angelica se détourna de Fistwick et tâta doucement le front de Kelly. Celle-ci voulut lui sourire, mais elle ne parvint qu’à faire une ignoble grimace. Elle ferma les yeux, prise d’une nouvelle nausée. Elle entendit alors d’autres personnes arriver, et plusieurs voix crier sur elle en s’entremêlant. La première voix qu’elle reconnut fut celle de Doubledose :

 

- POWDER, CA VA CHIER !

 

- VIENS LA, TOI ! beugla la voix de Trelawpez. ET POWDER DE TES MANGEMORTS ! T’AS CARAVE MA FEMME, SUR MON DÉFUNT PÈRE TU VAS PAYER !

 

Doubledose remit brutalement Kelly sur pied, et l’emmena sans ménagement vers son bureau. En s’éloignant, elle entendit Angelica dire à Fistwick (qui continuait de se plaindre) « Votre problème, professeur, c’est que vous travaillez trop ! ». Le directeur l’engueula copieusement, mais Kelly l’entendit à peine. Elle luttait surtout pour ne pas vomir une quatrième fois sur la moquette. Entre le balai ensorcelé, la fenêtre et le rétroviseur cassés, la salle de sortilège dévastée, et la pauvre fille de première année qui avait reçu son vomi aérien sur les cheveux en se promenant dans le parc, elle récolta quatre heures de retenue le lundi soir et son balai lui fut confisqué jusqu’à la fin de l’année. Heureusement que la saison de Crève-Ball était terminée et que l’équipe de Dragondebronze ne s’entraînait plus, sinon Iossif l’aurait assassinée au lieu d’en rire comme il l’avait fait.

 

Fistwick se chargea personnellement de définir la punition de Kelly. Il fit même exprès de faire cours dans une autre salle le lundi pour laisser celle que Kelly avait ravagée en l’état. Elle devait la rendre impeccable, et avec des outils improbables à la place de sa baguette magique. Par exemple, elle dut ramasser la poudre de lune renversée avec une passoire. Peter Shengen était chargé de la surveiller ; il révisait ses ASPIC depuis le bureau du professeur.

 

- Mais qu’est-ce qui t’a pris de faire ça ? demanda-t-il à Kelly en riant.

 

- J’en sais foutre rien, répondit-elle d’une voix lasse. J’ai voulu me taper un délire et ça a mal tour… c’est parti en sucette. Oui, je sais, c’était complètement con, on me l’a suffisamment dit, pas la peine de le répéter. En plus j’ai failli gerber sur Angie…

 

« Angie », c’était ainsi qu’elle surnommait secrètement Angelica Diaz depuis quelques temps. Kelly ne s’était même pas rendue compte qu’elle l’avait prononcé. Elle entendit alors un petit soufflement de nez et tourna la tête. Peter souriait en coin.

 

- Angie, hein ? demanda-t-il d’une voix sucrée.

 

- Oui, pourquoi ? répondit Kelly, sereine.

 

- Pour rien, pour rien. Ah là là, Kelly… toujours aussi toquée, hein ! Mais c’est pour ça qu’on t’aime. Et aussi pour ça qu’on t’a recruté dans l’OASIS, en fait.

 

Kelly sourit. Elle se taillait une réputation de collectionneuse de retenues au sein de l’école. Une fois qu’elle eut fini de ramasser la poudre de lune, elle commença à épousseter la salle avec un vieux plumeau effiloché.

 

- C’est bien que tu sois là pour me surveiller, Peter, j’avais besoin de te parler, dit-elle abruptement.

 

- Ah ? Vas-y, je t’écoute.

 

- Ça te concerne directement. C’est au sujet des Reliques des Fondateurs. Je pense que tu auras remarqué que ceux qui en sont les maîtres ont… ne sont plus tout à fait les mêmes depuis qu’ils les possèdent.

 

Peter leva les yeux de son manuel et regarda Kelly, un sourcil haussé. Kelly fit le récit de ce qui les taraudait, ses amis et elle, depuis quelques temps, à savoir les symptômes que présentaient les Maîtres des Reliques… les sautes de caractère et les crises de paranoïa d’Astrid, John qui ne sentait ni la fatigue, ni la douleur ni la faim… et lui, Peter qui semblait de plus en plus mal portant. Elle conclut en révélant la théorie de Naomi, selon laquelle c’étaient les Reliques elles-mêmes qui causaient ces étrangetés. Après cela, Kelly guetta la réaction de Peter. Il avait les mains jointes et restait insondable, et ne répondit rien…

 

- Oui, je sais, c’est… c’est bizarre, comme théorie, hein ? dit-elle avec un demi-sourire hésitant. Ça peut pas être ça, hein ? Enfin… toi qui contrôle une Relique, qu’est-ce que tu en penses ?

 

- Figure-toi, Kelly, que ce que dit Naomi m’est aussi venu à l’esprit y’a quelques temps. Oui, oui ! Plusieurs fois, je me suis surpris à trouver que la Boule de Curcumo m’avait vidé de mes forces… et oui, il est possible que ça soit lié à son pouvoir. Mais c’est normal ! Les objets magiques puissants demandent beaucoup d’énergie, ça n’a rien de nouveau. Dès le début, je savais à quoi m’attendre avec la Boule. Curcumo a vécu plus de 100 ans avec cet objet, donc je peux bien m’en servir pendant une année scolaire. Et quand bien même, il n’est plus question de s’arrêter si près du but ! J’en ai parlé à Astrid, elle est d’accord avec moi : le jeu en vaut la chandelle…

 

Peter se stoppa, car Kelly n’avait pas pu retenir un tic accompagné d’une grimace à l’évocation d’Astrid. Elle n’avait pas vraiment confiance en son jugement. Peter prit un air grave et sérieux.

 

- Je sais très bien ce que toi et d’autres pensez d’Astrid, Kelly. Je comprends que ça soit parfois difficile avec elle, mais croyez-moi : même si elle ne le communique pas très… non, pas bien du tout, elle pense aux autres avant tout. S’il lui arrive de mal se conduire, c’est parce qu’elle a le coeur en bandoulière, pas parce qu’elle est méchante. Je la connais mieux que personne, c’est une fille bien, et la Cuillère de Lalaoud n’y change strictement rien. Je suis content que tu t’inquiètes pour nous, Kelly, mais rassure-toi, on sait ce qu’on fait. Quant à John, tu sais déjà ce qu’on en pense : il devrait utiliser la Perruque le moins possible jusqu’au moment où elle servira à prendre l’école. S’il s’en tient à ça, il n’aura pas de problèmes.

 

Kelly hocha la tête. Manifestement, Peter avait vraiment réfléchi sur la question… si c’était Astrid qui avait tenu ce discours, elle ne l’aurait écouté que d’une oreille, mais venant de lui, cela sonnait moins faux. Kelly passa un coup de plumeau sur les squelettes verdis près du tableau. Depuis qu’elle les avait vus danser et chanter, elle les trouvait encore plus perturbants. Pendant plusieurs minutes, elle ne dit rien, perdue dans ses pensées. Puis, elle reprit subitement la conversation :

 

- Oui, le jeu en vaut la chandelle. Je reconnais qu’Astrid a raison sur… sur la cause. On se bat pour quelque chose de bien, hein Peter ? Il y a quand même eu un directeur d’assassiné. Comment il s’appelait, déjà ? Cormac…

 

- Kognak Komonenko, rectifia Peter.

 

- Au fait, comment t’as su que Doubledose l’avait tué ? Tu nous l’as jamais dit.

 

- Exact. Ça remonte à la fin de ma première année. Un jour, je me suis battu en duel de sorcellerie avec un gars de ma promo qui s’était moqué de moi parce que j’étais orphelin. Notre combat a un peu dégénéré… on a cassé en mille morceaux le grand lustre de la Cantina Grande, celui qui était là avant la boule à facettes. Même si j’avoue que c’est pas aussi grave que si on avait foutu le feu à une serre… ajouta-t-il d’un ton sardonique.

 

- Oui bon, ça va, hein ! bougonna Kelly. Continue.

 

- Doubledose est intervenu, il nous a séparé et il nous a collé. J’ai alors fait l’expérience de ce que c’est de se faire engueuler par Niger Doubledose ; j’ai pas besoin de te faire un dessin, à toi. Mais il nous a dit un truc bizarre. Il a dit « les duels de sorcellerie à Lettockar, c’est pas recommandé pour les demi-portions. Même les plus hauts placés en crèvent, alors un conseil, faites gaffe. »

 

Kelly interrompit momentanément ses coups de plumeau. Elle comprenait largement que ces propos aient interpellé Peter. Ça paraissait mystérieux, mais quand on savait ce qu’il y avait derrière, c’était proprement effarant.

 

- Pendant les vacances qui ont suivi, poursuivit Peter, j’en ai parlé à Svetlana, la directrice de notre orphelinat. Elle connaît bien Doubledose, ils étaient tous les deux élèves à Ornithoryx dans les années 50. Elle ne l’aimait pas, il lui faisait peur. Elle m’a dit que déjà à l’époque, il était réputé pour aimer la baston. Pour te dire, il insultait les hippogriffes à 13 ans…

 

Kelly n’avait pas trop idée de ce que ça représentait, mais elle ne fit pas dévier la conversation. Elle voulait avoir le fin mot de l’histoire.

 

- Ensuite, Svetlana m’a dit qu’un scandale avait circulé dans le Chemin de Traviole en 1975. Tout le monde a appris que Niger Doubledose, le professeur de sortilèges, avait livré un duel de sorcellerie contre son propre directeur. J’étais stupéfait qu’il ait été capable de faire ça. Quand je suis revenu à l’école, j’ai consulté une chronologie des directeurs de Lettockar, et j’ai lu que Kognak Komonenko était mort le jour même de ce combat. Les dates ne mentent pas.

 

Kelly frémit. C’était exactement ce qu’Astrid leur avait dit le jour où Peter et elle leur avaient raconté cette triste histoire. Le pauvre Komonenko… être tué par un homme à qui, sans aucun doute, il faisait entièrement confiance… il fallait mettre un terme au règne de Doubledose, sans hésitation. Peter, la mine sombre, nettoya ses lunettes.

 

- Au fait, c’était qui, le gars avec qui tu t’es battu ? demanda Kelly.

 

- Un certain Pavel Ossatrüvay, pourquoi ?

 

Kelly resta bouche bée quelques secondes, puis elle pouffa de rire.

 

- Comment on rencontre son meilleur ami ? En se battant avec, plaisanta-t-elle.

 

- En gros c’est ça, même s’il m’a mis une sacrée dérouillée ; d’ailleurs c’est pour ça que Grog l’a pris en affection. Après ça, Pavel a admis qu’il valait mieux ne pas avoir de parents qu’avoir les siens.

 

Kelly perdit aussitôt son sourire. Les parents de Pavel Ossatrüvay étaient des militants néo-nazis complètement dérangés ; leur fils les détestait plus que tout au monde. L’obliger à retourner chez eux était sûrement la pire punition que lui ait infligé Doubledose lorsqu’il l’avait renvoyé.

 

Le lendemain, Kelly rapporta la conversation qu’elle avait eu avec Peter à Naomi et John en cours de botanique. En ce joli mois de mai, les plantes de la serre n°3 étaient toutes en floraison. Aujourd’hui, ils avaient pour tâche d’endormir et limer les dents des Tentaculas Vénéneuses en pleine puberté : l’agitation ambiante leur offrait un bon moyen de parler sans être entendus.

 

- Eh bah moi, je suis entièrement d’accord avec les chefs, déclara John. La Quête des Reliques dure depuis trop longtemps, faut en finir ! Et tant pis si y’a des désagréments, ça fait partie du truc. No pain no gain, comme on dit. D’ailleurs ça fait des semaines qu’on a pas eu de problèmes, alors y’a pas de quoi en faire une maladie.

 

- T’as utilisé la Perruque de Scravoiseux, récemment, John ? demanda Kelly.

 

- Hmm ? Oh oui, ça m’est arrivé, répondit évasivement ce dernier.

 

- Souvent ?

 

- J’ai pas compté.

 

- Je t’ai rien vu manger, hier, John, glissa Naomi.

 

- Oui, bon… admit-il avec réticence. Mais c’est quoi le mal, au juste ? Je l’ai gagnée, après tout, cette Relique ! C’est quand même dingue qu’on me dissuade de m’en servir… quand je la porte plus, je retrouve mes résultats d’avant, et devinez quoi, j’aime pas ça.

 

- John, tu… commença Naomi.

 

- Naomi, je sais que t’es hyper intelligente et t’as toute ma confiance, mais je pense vraiment que tu te fais trop de frayeurs au sujet des Reliques. T’as vu ce que la Perruque me permet de faire ? Alors c’est pas parce que je saute un ou deux repas qu’il faut la jeter à la poubelle. En plus, Kelly avait une bien meilleure explication au coup de la cheminée, hein ? On a dû me lancer un sort et puis voilà.

 

John posa sa main sur l’épaule de Kelly et lui adressa un sourire mielleux. A nouveau, elle ressentit de la gêne et elle roula des yeux. D’autant que depuis, elle avait elle-même oublié sa théorie sur un maléfice qui supprimait les sens et la douleur. Naomi soupira profondément, mais n’argua rien. Ils reprirent le traitement des Tentaculas dans une ambiance un peu morne. A un moment, Kelly surprit Naomi en train de triturer une fleur de Coquelicoke qui traînait sur leur table et qu’elle regardait d’un air absent.

 

- Qu’est-ce que tu fais avec cette cochonnerie, Mimi ? s’étonna Kelly.

 

- Hmmm ? Non, rien, absolument rien, répondit Naomi en laissant choir la fleur.

 

- Fais gaffe, t’as pas de masque, tu vas saigner du nez !

 

Naomi acquiesça distraitement, le regard perdu dans le vide. Une de leurs Tentaculas Vénéneuses commença à grogner dans son sommeil. Les trois amis n’avaient plus de dragées somnifères ; Pourrave leur indiqua d’aller en chercher dans « le pot jaune paille » de l’étagère du fond. Bien évidemment, cette étagère débordait de multiples pots jaunes dont les nuances ne se distinguaient que difficilement. Ils mirent un temps avant de choisir celui qui correspondait le plus à la description de Pourrave. John s’échina en vain à essayer de dévisser le couvercle poussiéreux et cabossé qui semblait antédiluvien.

 

- Gnnnnn… J’arrive pas à l’ouvrir ! grogna-t-il en frappant rageusement le pot contre leur table. Si seulement j’avais la Perruque, hein...

 

- Avec ta bite en arc de cercle, essaie de soulever le couvercle ! dit Kelly, inspirée.

 

- Mais vous êtes nuls ! s’exclama Naomi. On est sorciers, juste au cas où !

 

Elle fit alors sauter le couvercle du pot d’un sortilège. Alors, quelque chose en sortit d’un coup en tourbillonnant, dans un bruit assourdissant, mélange de rafale et de crépitement. Kelly écarquilla les yeux : ce n’était pas censé être des dragées, à l’intérieur ? La masse intangible devint immense et prit une silhouette qui lui fit penser à celle du Djinn de Lalaoud. C’était une créature d’air et de feu, musclée et terrifiante ; une sorte de couronne de braises ornait sa tête ronde qui ressemblait à une crâne cornu. Des traînées incandescentes suivaient ses mouvements, et de petits flammèches jaillissant de son corps tombèrent sur les plantes voisines.

 

- Un éfrit ! couina Naomi.

 

- Humains pathétiques ! tonna le dénommé éfrit d’une voix qui faisait penser au rugissement d’un incendie. Votre race a osé m’enfermer dans cette prison puante, mais je suis maintenant libre ! Libre d’exercer ma vengeance ! Vous et votre château serez balayés ! Je suis le feu et la mort, je suis votre apocalypse !

 

- Stupéfix ! incanta alors Kelly.

 

Mais son éclair rouge traversa l’esprit comme si c’était un hologramme. Toute la classe de troisième année se mit à crier. Pourrave arriva, constata l’apparition de l’éfrit et lança d’un ton agacé à John, Kelly et Naomi :

 

- J’vous ai dit le pot jaune paille, pas le pot jaune mimosa !

 

- Oh bah oui, qu’on est bêtes ! Et sinon, les étiquettes, ça vous évoque un truc ou pas, bouffon ? s’écria Kelly, incapable de se retenir.

 

- Toi ! gronda l’éfrit en voyant Pourrave. L’homme qui respire les plantes, celui qui dort sur les nuages, fils d’Atlas ! Mortel qui fut mon geôlier, tu seras le premier à mourir !

 

- Bon ça suffit, arrête tes bêtises et rentre là-dedans ! lui répliqua sévèrement Pourrave en brandissant le pot jaune mimosa. En plus tu racontes n’importe quoi, mon père s’appelle pas Atlas, il s’appelle Missingno Pourrave !

 

Pour toute réponse, le démon feula avec hargne. Pourrave poussa un soupir las, puis s’empara d’un autre pot sur l’étagère et fit face à l’éfrit, l’air menaçant.

 

- Très bien, tu l’auras voulu. Vite, les enfants, reculez ! J’vais liquéfier ses cellules avec mon Gaz Hydratant !

 

Il ouvrit alors le récipient d’un geste théâtral. Mais au lieu d’un gaz, ce fut un autre être fait de flammes et de vent, dont la tête ressemblait à celle d’un lion, qui en jaillit en hurlant. Il était tout aussi massif que l’éfrit. Kelly manqua de s’uriner dessus. Elle avait déjà vu une représentation de cette chose dans son manuel de Gestion de Bestioles : c’était un utukku, un démon mésopotamien. Les élèves se remirent à crier. Pourrave, ahuri, se tint la tête entre les mains.

 

- Merde, merde, c’était le pot jaune pissenlit !

 

Mais contre toute attente, l’arrivée de l’utukku fit redoubler la colère de l’éfrit qui le prit pour un concurrent. Les deux démons rugirent simultanément, puis se rentrèrent dedans. Pourrave fit évacuer la serre n°3 : à peine furent-ils dehors que le toit de ladite serre fut défoncé par les créatures. Les démons s’élevèrent dans les airs, en se frappant de leurs poings informes et en s’envoyant des vagues de flammes. Cela attira l’attention de toute l’école. La population au complet de Lettockar put assister, édifiée, au spectacle d’un éfrit et d’un utukku en train de s’entre-tuer dans le ciel. Le combat dura près de trois heures : il n’y eut pas de vainqueur. Les deux esprits finirent par se résorber en néant, au grand soulagement des nombreux sorciers.

 

- Tuuuuu as conscience que tu as failli détruire le Portugal en relâchant en même temps ces deux démons, Pepino ? dit McGonnadie sur un ton faussement dégagé à Pourrave.

 

Beaucoup de gens se demandaient comment de telles créatures avaient pu se retrouver sur les étagères des serres de Pourrave, mais Kelly ne cherchait même plus à comprendre. John, de son côté, suggéra qu’il s’en était fait des ennemis dans son pays natal. « Mais quel pays ? » avait demandé Naomi. En effet, les origines du professeur Pourrave étaient un mystère pour l’ensemble des résidents de Lettockar. En l’entendant être appelé « Fils d’Atlas » par le théâtral éfrit, Kelly supposa que Pourrave était grec, mais sans en être certaine.

 

- En attendant, j’ai trouvé une solution ! se défendit le professeur de botanique. Et d’abord, c’est pas de ma faute, c’est Noémie, Kitty et Bon qui ont ouvert le mauvais pot. C’est quand même gros que des élèves de Poséidon McGonnadie ne sachent pas distinguer les couleurs !

 

McGonnadie ne sut pas quoi répondre. Pourrave, très satisfait, tourna les talons… et se cogna contre Niger Doubledose, qui le regardait les bras croisés, son nez épaté froncé à l’extrême. Pourrave déglutit bruyamment.

 

- Ah oui, Niger ! Quelle histoire, hein ? Ça me fait penser que… tu ne crois pas qu’il faudrait une barrière démonicide pour notre école ? tenta-t-il d’une voix mal assurée.

 

- J’sais pas, mais ce qui est sûr, c’est qu’il faut une fessée pour un garnement, répondit Doubledose.

 

A ces mots, il claqua des doigts. Viagrid s’approcha dans le dos de Pourrave, et fit craquer ses énormes jointures tout près de ses oreilles.

 

Deux heures plus tard, on entendait encore Pourrave crier en appelant sa mère. Naomi et John débattirent pour savoir si ses fesses étaient désormais rouge sang ou rouge cerise. Kelly pensa sombrement qu’il pouvait s’estimer heureux de ne pas avoir été tué. Sûrement que la place de professeur de botanique n’intéressait pas Doubledose…




[1]Quelques années plus tôt, ce Jack était une sinistre célébrité des bas-fonds de Londres…

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