Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs
25. Le professeur Trelawpez
En ce jour d’avril, le professeur Vüvnir avait décidé de débuter l’étude des boules de cristal en cours de divination. Elle demanda aux élèves d’observer attentivement les sphères et d’essayer de distinguer des formes et des symboles à l’intérieur. Il leur faudrait beaucoup de temps avant d’avoir des visions nettes, leur disait-elle. Kelly, Naomi et John étaient ensemble, assis sur des poufs autour d’une petite table ronde, à tripoter maladroitement leur boule de cristal. Le cours de divination se passait comme d’habitude – c’est-à-dire que Kelly passait son temps à se demander ce qu’elle faisait là - quand tout à coup, le professeur Pourrave entra sans crier gare dans la salle de classe, les mains dans les poches, un grand sourire aux lèvres.
- Salut Rouroune, ça gaze ? lança-t-il d’un ton affable à l’intention du professeur Vüvnir.
- J’aimerais bien voir vos visites s’espacer, professeur Pourrave, répliqua aussitôt celle-ci, assise à son bureau.
- Bah pourquoi ? s’étonna Pourrave. Je dérange personne !
- Si, vous dérangez mon cours, vous dérangez mes élèves, et vous me dérangez moi !
- Tout de suite les grands mots...
Sous le regard agacé et méprisant du professeur Vüvnir, Pourrave se promena dans la salle de classe. Pris d’une envie soudaine, il attrapa des boules de cristal inutilisées, essaya de jongler avec et les fit tomber. Quelques rires se firent entendre, et plusieurs mines réjouies apparurent sur le visage de certains élèves qui jusque-là s’ennuyaient ferme. Courroucée, la professeure Vüvnir lança à Pourrave :
- Pouvez-vous me dire ce que vous me voulez ?
- Booooh… rien de spécial. Je voulais juste vous faire un petit coucou, pour voir si vous avez la pêche ! Pour passer le temps, quoi !
- Passer le temps ! répéta Vüvnir, indignée. Figurez-vous que j’ai mieux à faire qu’à subir vos imbécillités, professeur Pourrave. Maintenant, soyez gentil et allez-vous-en !
- Allons allons, Rouroune, dit Pourrave en levant le doigt d’un air réprobateur, ne soyez pas si violente avec moi ! On pourrait croire que vous ne m’aimez pas !
- Mais je ne vous aime pas, Pourrave ! rugit Vüvnir.
- Ah bon ? Parce que moi, j'vous aime vachement !
Plus personne n’était concentré sur son travail ; tout le monde écoutait la conversation houleuse entre les deux professeurs.
- Voyez-vous ça ? grinça Vüvnir du bout des lèvres.
- Mais oui ! Vous êtes hyper sympa, je trouve ! C’est juste dommage qu’on vous voit pas plus souvent à nos petits gueuletons avec les copains, on rigolerait bien !
Vüvnir leva les yeux au ciel et laissa échapper un soupir rauque et exaspéré.
- Et vous alors ? Pourquoi est-ce que vous ne m’aimeriez pas ? demanda Pourrave.
Kelly était ébahie par le fait qu’il parvienne encore à avoir son sourire innocent malgré l’animosité pourtant manifeste de sa collègue. Alors, Vüvnir frappa son bureau du plat de sa main et se leva d’un bond. Les yeux plissés d’un air menaçant, elle répondit d’une voix sonore :
- Parce que vous êtes un incapable, un idiot et un fumiste. Vous semez la pagaille partout où vous mettez les pieds et vos cours finissent tous en catastrophe. Vous êtes un professeur irresponsable et inconséquent, et en plus vous êtes le pire directeur qu’ait jamais connu PatrickSébastos. Vous représentez tout ce qui ne va pas à Lettockar, Pourrave ! Si cette école fonctionnait correctement, vous auriez été renvoyé dès votre premier jour de travail !
Un silence de plomb et des mines mortifiées accueillirent ces paroles. Apparemment, la professeure Vüvnir avait laissé exploser d’un seul coup toute la rancœur qu’elle avait emmagasinée depuis peut-être des années et des années. Tous les visages se tournèrent alors vers Pourrave.
Le sien s’était décomposé. Ses joues étaient devenues flasques, ses lèvres tremblotantes et ses yeux rougeauds écarquillés. Pendant un instant, il eut l’air d’un gros bébé. Alors, il éclata en sanglots. Il quitta la salle en courant, les mains sur les yeux, gémissant des « Bouhouhous ! » sonores. Toute l’assemblée était médusée et embarrassée. Heng Katchong déclara timidement à Vüvnir :
- Vous l’avez blessé, là, je crois.
- Ça ira, il va s’en remettre, rétorqua Vüvnir avec un geste désinvolte. C’est l’un des rares avantages qu’il y a à être Pepino Pourrave. Maintenant, reprenez votre travail s’il vous plaît !
Les élèves étaient très embarrassés : l’incident avait jeté un froid sur le cours. Et la colère du professeur Vüvnir ne semblait pas s’être dissipée, elle était étonnamment désagréable. Kelly, John et Naomi se consultèrent du regard puis reprirent leurs observations. Une vingtaine de minutes plus tard, Naomi réussit à distinguer plusieurs symboles dans la boule de cristal, ce qui laissa présager, si on en croyait ce que disait le manuel, que quelque chose de très bruyant allait bientôt arriver dans leurs vies. « C’est vraiment débile, ce truc », ne cessait de dire John. Puis, ce fut au tour de Kelly de regarder dans la boule. Elle aurait cru que tout ce temps passé près de la Relique de Bernardo Curcumo lui aurait donné des prédispositions pour cet exercice, mais il n’en était rien.
- Je vois rien… enfin si, vaguement une forme… on dirait une salade, enfin je crois… merde, ça a disparu…
- Et en tournant un peu la boule ? suggéra Naomi.
- Non, toujours r… hé, John, ça va ?
John grimaçait affreusement. Les yeux toujours grands ouverts, il penchait bizarrement sur sa gauche. Kelly vit qu’il avait la main crispée sur sa chemise, au niveau du ventre. Il entrouvrit légèrement la bouche… avant de s’effondrer sous les yeux de Kelly et Naomi.
- JOHN ! s’écrièrent-elle.
Épouvantées, elles se précipitèrent vers lui. Il s’était évanoui. Kelly essaya de le soulever tandis que Naomi lui attrapait le poignet pour tâter son pouls. Une bonne moitié de la classe avait bondi des poufs et s’était rué vers John.
- Putain, qu’est-ce qui se passe ?
- John, réveille-toi mec !
- Mimi, qu’est-ce qui lui arrive ? chuchota nerveusement Kelly.
Elle ne comprenait rien, il y a à peine une minute, John était en pleine forme. Il n’avait manifesté aucun signe de faiblesse ou de maladie, il avait eu un comportement parfaitement normal. Elle ne voyait pas d’où pouvait venir cet évanouissement. Naomi se pencha vers elle et chevrota à mi-voix :
- Kelly, je crois qu’il… qu’il a oublié de se nourrir…
- Hein ? Mais comment ça se fait ?
Naomi ne répondit pas. Ses yeux bruns se posèrent sur les cheveux de John. Kelly comprit qu’il avait mis la Perruque de Scravoiseux, sans changer de coiffure. Alors que Peter et Astrid le lui avaient fortement déconseillé, il n’avait pas pu résister à la tentation. Effarée, elle tendit compulsivement la main pour l’ôter, mais Naomi lui donna une petite tape pour l’en empêcher.
- Eh bien, qu'est-ce que vous attendez ? aboya Vüvnir. Emmenez-le à l'infirmerie !
D’un mouvement de baguette rageur, elle fit apparaître un frêle brancard lévitant sur lequel Kelly et Naomi hissèrent John. Elles sortirent en toute hâte de la salle de classe : le brancard se déplaçait tout seul et suivait leurs pas.
En route, après s’être assurée qu’il n’y avait personne aux alentours, elle agrippa la chevelure de John, tira et arracha la Perruque de Scravoiseux qui, entre ses doigts, reprit sa forme habituelle de crinière de cheveux argentés.
- Il faut la rapporter à la Cour des Mirages, décréta-t-elle en fourrant la Relique dans sa poche.
- Kelly, à propos de la Perruque… commença Naomi à mi-voix.
- Quoi ?
- Je… je me demande si ce n’est pas à cause d’elle que John n’a rien mangé.
Kelly s’arrêta de marcher.
- Hein ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?
- Kelly, réfléchis… tu n’as pas remarqué que c’est depuis qu’il est le maître de la Perruque que John a négligé sa santé ? Qu’il a moins mangé, moins bu, moins dormi ? Et à chaque fois que son corps a eu des réactions bizarres, il la portait… ?
Kelly fouilla dans sa mémoire. Elle se souvint des fois où John avait sauté des repas… c’était après qu’il ait conquis la Relique… et la fois où il était tombé de sommeil d’un seul coup sur un canapé au point qu’on ne pouvait plus le réveiller, c’était après l’avoir enlevé. Elle se souvint aussi de la gale qu’il avait attrapé sans la ressentir, et de cet arrière-train brûlé sans même qu’il s’en rende compte… elle avait juré que c’était l’effet d’un maléfice lancé en secret par McGonnadie, mais selon Naomi c’était tout autre chose. Mais ça n’avait pas de sens, pourquoi la Perruque ferait-elle ça ? Elle avait été portée par Scravoiseux, pourquoi l’aurait-il ensorcelée comme cela ? Non, c’était absurde, Naomi devait se faire des idées, il y avait sans doute une autre explication.
- On s’occupera de ça plus tard, décréta Kelly. Là, il faut qu’on amène John à l’infirmerie.
- Oui, tu as raison.
Quand elles eurent amené le brancard de John à l’intérieur de l’infirmerie, elles constatèrent que Madame Patatchaude était absente. Il n’y avait qu’une seule autre personne, qui attendait au milieu de la salle, une fille de Dragondebronze en cinquième année, que Kelly connaissait de vue.
- Madame Patatchaude n’est pas là ? lui demanda-t-elle.
- Si, elle est dans la réserve, répondit la fille, le regard curieusement fuyant. Elle va revenir d’un moment à l’…
- Ah ça y est, j’ai trouvé ! s’écria une voix coassante depuis la réserve. Pilule du lendemain, 100 % efficace !
Madame Patatchaude sortit, brandissant fièrement un comprimé blanc, et s’arrêta brusquement en voyant que deux nouvelles venues l’avaient entendue. Très gênées, Kelly et Naomi se tournèrent vers leur camarade. Elle avait le teint cramoisi. Madame Patatchaude hocha la tête et lâcha simplement :
- Oups.
- Bon, eh bien, au revoir, grommela la fille.
Elle arracha le comprimé des mains de Madame Patatchaude sans la remercier et quitta l’infirmerie presque en courant.
- Bon, qu’est-ce qui lui arrive, à celui-là ? lança Madame Patatchaude après un silence embarrassé, en désignant John du menton.
- Il a fait un malaise en cours, répondit Kelly.
- Un malaise ? Pourquoi donc ?
- On… on pense qu’il n’a pas assez mangé ces derniers temps, expliqua Naomi avec peu d’assurance. Il a sauté plusieurs repas.
- Ah bah bien ! Les elfes de maison se crèvent le cul à vous préparer trois repas chauds par jour, et c’est comme ça que tu les remercies, en y touchant même pas ? s’écria Madame Patatchaude à l’intention de John, pourtant toujours dans les vapes. Bonjour le gaspillage ! Con de jeune !
Après avoir râlé contre John durant une bonne minute, elle consentit enfin à l’allonger sur un lit de l’infirmerie et à s’occuper de lui. Kelly et Naomi retournèrent en cours. Elles étaient arrivées en bas de l’escalier menant aux étages supérieurs quand elles sentirent une forte odeur de tabac. Elles levèrent la tête et virent la silhouette encapuchonnée du professeur Doubledose, entouré d’un nuage de fumée, son manteau trois-quarts flottant légèrement derrière lui, qui descendait du quatrième étage. Il marchait d’un pas vif et ne les aperçut pas. Kelly et Naomi montèrent l’escalier en se maintenant à bonne distance. En le suivant de loin, elles se rendirent compte, avec surprise, que Doubledose se dirigeait vers la salle de divination. Quand il fut à quelques pas de la porte, Naomi prit Kelly par le bras et l’attira dans une large alcôve creusée dans le couloir. En réponse à son air décontenancé, elle mit un doigt sur sa bouche pour lui intimer de ne pas faire de bruit. Toutes les deux passèrent la tête pour observer Doubledose, qui leur tournait le dos. Le directeur frappa quelques coups à la porte de la salle de divination et l’ouvrit.
- Professeur Vüvnir ? J’ai un mot à vous dire, ordonna-t-il d’une voix impérieuse.
Un bref instant plus tard, la professeure Vüvnir était sortie. Kelly ne pouvait pas la voir : elle était masquée par l’immense silhouette du directeur. Elle referma la porte derrière elle, et Doubledose l’interrogea aussitôt, l’air fort mécontent :
- Qu'est-ce qui vous prend de faire pleurer Pepino ?
- Je… quoi ?
- Je l’ai trouvé en train de sangloter au quatrième étage. Quand je lui ai demandé ce qui n’allait pas, il m’a répondu que la professeure Vulvine avait été très méchante avec lui. Expliquez-vous, parce que là, ça va pas le faire !
- La professeure Vulvine ? répéta Vüvnir, incrédule.
- C’est comme ça qu’il vous appelle.
- Mais… bon, écoutez, monsieur le directeur, le professeur Pourrave est ENCORE venu m’importuner au beau milieu d’un de mes cours. Il m’a mise en colère, alors oui, je lui ai dit ses quatre vérités pour le faire déguerpir !
- Vous n’avez pas à parler comme ça à vos collègues, ma chère, dit Doubledose d’un ton cassant. J’ai déjà passé l’éponge sur votre engueulade avec la professeure Morgana, je ne serai peut-être pas aussi indulgent cette fois-ci !
- Non mais, c’est incroyable ! C’est moi qui me fait enguirlander alors que c’est lui qui est en tort ! Il n’avait qu’à pas perturber mon cours !
- Et alors, il mérite pas de se faire insulter !
- Eh bien si ! s’exclama Vüvnir avec fougue. Je n’hésite pas à le dire ! Cet homme-là n’est digne ni d’être professeur, ni d’être le directeur de notre maison !
- Qu’est-ce qu’il y a, vous êtes jalouse ?
Il y eut un silence. Kelly entendit Vüvnir inspirer avec nervosité, avant de répondre d’une voix irritée :
- Peut-être bien, et alors ? J’appartiens à la maison PatrickSébastos depuis que j’ai 11 ans, et ça m’offusque de la voir confiée à un magistral crétin dans son genre ! Si c’est de l’arrogance que d’estimer que je mérite bien plus le poste que lui, alors disons que je suis arrogante !
- On en a déjà parlé, Harouna, dit Doubledose avec lassitude. C'est comme ça et puis c'est tout.
- Mais pourquoi, nom d’un chien ? rugit Vüvnir en tapant du pied. Qu’est-ce qui vous oblige à garder Pepino Pourrave dans votre équipe enseignante, et à lui confier des responsabilités en plus ?
- Je vous ai dit cent fois que j’ai nommé Pepino parce qu’il a besoin d’une attention particulière. Ça lui fait du bien de se voir confier des trucs, ça soulage sa grande sensibilité. Vous le sauriez si vous essayiez un peu plus de vous intégrer à l’équipe. Et puis j’en ai marre de débattre de ça avec vous. Je ne tolérerai pas que vous vous en preniez à un de mes enseignants, même si vous l’aimez pas, c’est tout. C’est pas la peine de faire cette gueule, ajouta Doubledose. Pourquoi vous prenez ça autant à cœur, franchement ?
- Je me préoccupe de la bonne marche de ce collège, figurez-vous ! Une école de sorcellerie digne de ce nom ne...
- Parce que vous en avez quelque chose à foutre de Lettockar, vous ? Vous qui avez scolarisé vos enfants à Koldovstoretz ?
Le ton de Doubledose s’était terriblement durci. Kelly ne pouvait pas voir le visage du professeur Vüvnir, mais elle sut que durant le silence gêné qui suivit, son teint était devenu écarlate.
- Mais... je… enfin… balbutia-t-elle, c'est mon mari qui… vous ne comprenez pas, Doubledose, si vous aviez des enfants…
- Encore un mot à ce sujet et vous êtes virée.
Doubledose avait fait un pas en avant. Il n’était plus qu’à quelques centimètres du professeur Vüvnir. Apparemment, elle avait touché un point sensible, ce qui n’était pas très conseillé quand on s’adressait à Niger Doubledose. Depuis leur cachette, Kelly et Naomi frissonnèrent. Le souvenir du soir où leur directeur avait déchaîné sa colère sur elles et John était encore nettement gravé dans leur esprit, et elles se voyaient déjà se liquéfier en l’entendant hurler et exploser de rage, même contre quelqu’un d’autre. La respiration du professeur Vüvnir était devenue saccadée. Mais soudain, après un autre silence où la tension était nettement perceptible, elle s’écria d’une voix stridente :
- Eh bien, ne vous donnez pas cette peine !
D’un geste vif, elle sortit sa baguette magique, et ouvrit la porte de sa salle de classe à la volée.
- Je démissionne ! J’en ai assez, vous m’entendez ? Assez de vous et des pitres qui me servent de collègues ! Assez de cette école où rien ne tient debout, où la médiocrité reste impunie, où les pires idiots du monde des sorciers sont libres de faire leurs bouffonneries ! Pendant vingt-sept ans, je me suis donnée corps et âme à mon métier, mais vous n’en avez jamais rien eu à faire. Vous m’avez toujours traitée comme un professeur de moindre importance, tout ça parce que je ne suis pas comme vos amis. Alors continuez donc votre cirque dans ce stupide château, mais moi, je m’en vais ! Je vais chercher fortune ailleurs, là où on enseigne dignement la magie, où les drogués, les gourgandines et les gougnafiers n’ont pas leur place !
Tournant le dos à Doubledose d’un mouvement théâtral, elle rentra dans sa salle de cours. Kelly entendit sa voix résonner de l’intérieur :
- Le cours est terminé. Vous pouvez ramasser vos affaires.
- Hein ? hoqueta quelqu’un. Mais il reste une demi-heure…
- Désolée, Berenice, mais ça n’est plus mon problème. Je ne suis plus votre professeur. Je suis navrée que notre dernier cours ensemble se soit terminé de cette manière, mais je ne peux plus rester ici ! Je vous dis au revoir.
Il y eut un grand remue-ménage, qui était à la fois l’écho des élèves se levant de leurs poufs et à la fois celui de la professeure Vüvnir qui faisait rentrer toutes ses affaires dans sa serviette à l’aide de la magie. Kelly et Naomi n’avaient plus de raison de se cacher. Elles surgirent de l’alcôve et se dirigèrent vers la salle de cours, faisant semblant d’être de retour de l’infirmerie et de n’être au courant de rien. Elles s’efforcèrent d’avoir un air innocent au moment où elles passaient devant Doubledose, qui haussa un sourcil à leur passage mais ne les questionna pas. Quand elle se rua hors de sa salle de cours, la professeure Vüvnir s’arrêta à leur hauteur, et leur déclara d’un ton solennel :
- Kelly, Naomi, je vous souhaite bonne continuation, et surtout bien du courage dans cette école de dégénérés !
Elle rejeta ses cheveux blonds en arrière et partit pour l’étage supérieur, sans aucun regard pour son ex-directeur. Le claquement de ses chaussures à talons et le bruissement de son ample robe blanche résonnaient dans les couloirs. Doubledose eut un soupir dans lequel on distingua un « putain » fatigué puis s’en alla à son tour.
Le soir même, la professeure Vüvnir avait bouclé ses valises et était partie de Lettockar sans parler à personne. Son départ avait fait grand bruit et animé toutes les discussions au dîner. Kelly n’avait jamais tissé de relation particulière avec Harouna Vüvnir, mais elle éprouvait beaucoup d’empathie pour elle. Elle avait souffert de l’absurdité de Lettockar, tout comme elle. Elle avait seulement souhaité que ce collège ressemble à une école normale et s’était heurtée au même mur que les élèves. C’était un peu hypocrite de sa part d’avoir scolarisé ses enfants dans une autre école, certes. Mais Kelly ne pouvait pas franchement lui en vouloir, après une telle ingratitude du directeur… le professeur Dumbledore ne se serait jamais comporté comme ça avec un de ses enseignants, elle en était sûre.
Une semaine plus tard, au petit déjeuner, Doubledose annonça qu’un nouveau professeur de divination avait été engagé : Goliath Trelawpez. Il n’était pas présent dans la Cantina Grande, personne ne l’avait encore vu, ce qui n’était guère de nature à rassurer les gens, surtout rajouté au fait que Doubledose n’avait pas manifesté le moindre enthousiasme en leur annonçant cette nomination. Les troisième année allaient être les premiers à avoir cours avec le professeur Trelawpez. A leur grande surprise, ils apprirent qu’il n’aurait plus lieu dans la salle habituelle. Ils avaient rendez-vous dans le parc, où ils découvrirent qu’une immense tente violette et pointue, de la taille d’un chapiteau, avait été dressée. Intrigués, ils y entrèrent avec prudence.
Au milieu de la tente se tenait un homme trapu au teint rougeaud, vêtu d’un sweat-shirt blanc de neige et coiffé d’un bonnet noir. Sa barbe d’un gris foncé était très épaisse et tombait jusqu’au bas de sa gorge, en revanche sa moustache se résumait en un mince fil au-dessus de sa lèvre supérieure et sous son nez busqué. Sous des sourcils constamment froncés, ses yeux gris exorbités étaient parcourus de reflets jaunâtres et observaient chaque passant d’un regard passablement fou. Il resta silencieux jusqu’à ce que tous les troisième année, pas très rassurés par le nouveau venu, soient rassemblés devant lui. Alors, il se frotta les mains d’un air agressif, et s’adressa à eux avec une voix tonitruante, gutturale et grossière :
- Bon, alors écoutez-moi bien les cousins ! J’suis le nouveau professeur de divination, et j’suis pas là pour faire la tapette. Pour l’instant vous êtes que des narvalos, avec moi vous allez devenir des balèzes, des vrais ! Moi j’m’appelle Goliath Trelawpez, moi j’ai pris des coups d’couteau, moi, j’ai jamais pris une volée par un homme ! Et vous avez pas intérêt à dire des mauvaises paroles pendant mon cours, sinon j’vous prends à mains nues, sans les bagues !
Il fit claquer ses mains une seule fois, d’un coup sec. Les adolescents se regardèrent entre eux, stupéfaits et déjà gagnés par la peur. Kelly avait eu du mal à démêler ce qu’il disait tellement il parlait vite, et sentait déjà venir un cours sans queue ni tête. Trelawpez sortit de sa poche un paquet de cartes à jouer, dont la moitié tomba par terre et les brandit à la vue de tous.
- Aujourd’hui, j’vais vous apprendre à lire l’avenir dans les jeux de cartes !
- Mais, professeur Trelawpez… bredouilla Stephen Borntobewaïld.
- Keya ?
- On ne devait pas étudier la cartomancie… dans le manuel, c’est écrit que c’est pour les sixième année, regardez, dit-il en lui montrant son exemplaire de Lever le voile du futur.
Trelawpez lui arracha le livre des mains et le saisit à l’envers. Il le parcourut rapidement des yeux d’un air ahuri, puis le jeta par-dessus son épaule, devant la mine stupéfaite des élèves.
- J’en ai rien à carrer de ça. Ceux qui lisent des bouquins, pour moi c’est pas des hommes, c’est des pédés pour moi ! s’exclama-t-il. Moi j’aime bien les hommes corrects, moi ! Maintenant, on va lire la bonne aventure dans les cartes comme je le dis. Et çui-là qu’est pas content, y s’prendra une volée et il ira enculer ses Mangemorts !
- Enculer ses quoi ?
- Allez ! Vous allez vous mettre en tête à tête comme ça là, et vous allez tirer des cartes ! Et moi j’viendrais vous dire si ce sera la bonne aventure, ou si vous mangerez la cervelle de vos Mangemorts !
D’ores et déjà abasourdis par leur nouveau professeur, les élèves commencèrent à former des duos. Quelqu’un tapota alors l’épaule de Kelly : c’était Gudrun.
- Kelly, on se met ensemble ? proposa-t-elle.
- Ouais, pourquoi pas ! répondit joyeusement Kelly. Ludmilla n’est pas avec toi ?
- Les roukmoutes font copain-copain, visiblement, répondit Gudrun avec un sourire blasé.
D’un signe de tête, elle désigna quelque chose par-dessus son épaule. Ludmilla Suarlov avait d’ores et déjà fait équipe avec Nolan O’Minor, un élève irlandais que Kelly connaissait de vue. Apparemment, le courant passait très bien entre eux. Kelly pouffa de rire, quand tout à coup John – qui n’avait plus porté la Perruque de Scravoiseux depuis la semaine dernière - l’interpella :
- Kelly, tu viens avec moi ?
- Désolé Johnny-boy, je me mets avec Gudrun, répondit-elle.
- Ah bon ? Gudrun, t’es pas avec Ludmilla ?
- Occupée, dit Gudrun en jetant un regard à sa meilleure amie qui roucoulait déjà.
- Ah, OK…
Kelly fut surprise d’entendre une déception aussi appuyée dans la voix de John. De plus, il regardait Gudrun avec un drôle d’air, comme si elle venait de lui marcher sur le pied sans lui demander pardon. La jeune islandaise décela son regard et parut un peu vexée.
- Qu’est-ce qu’il y a, John ? s’étonna Kelly. Mets-toi avec Naomi !
John se retourna et regarda Naomi comme s’il venait tout juste de remarquer sa présence. Elle le dévisageait d’un air incrédule.
- Oui… oui, lâcha John. Bon, on se met à côté de vous deux, de toutes façons !
- Si tu veux...
Un peu partout dans la tente étaient disposés les mêmes poufs et les mêmes tables que dans la salle du professeur Vüvnir. Kelly et Gudrun s’assirent l’une en face de l’autre. Une fraction de seconde après, John s’était aussitôt placé à côté d’elles, presque sans aucun regard pour Naomi. Kelly éprouva une sensation bizarre et inédite en présence de John… elle se sentait indisposée...
Les troisième année se mirent donc à tirer et à placer des cartes « face cachée », comme disait Trelawpez. Ils devaient ensuite interpréter ce qu’ils retournaient. Cela était supposé révéler des indices sur leur avenir, mais ni Kelly ni Gudrun ne comprenaient rien à ces histoires de jeux de cartes – surtout que John avait une tendance assez pénible à les déconcentrer en engageant tout le temps la conversation, aujourd’hui -, et elles furent fortement tentées de jouer avec à la place. Cependant, elles se ravisèrent quand une des tables prit feu et qu’elles se rendirent compte que Trelawpez leur avait distribué des cartes de Bataille Explosive. Tout à coup, ce dernier s’approcha. Elles firent aussitôt semblant d’être absorbées par leur travail, mais c’était à Naomi et John que Trelawpez s’intéressait.
- Toi, là ! aboya-t-il à Naomi. Vas-y, sors une carte ! J’vais te dire ce que ça présage !
Naomi déglutit bruyamment. D’une main tremblante, elle retourna une des cartes qu’elle avait étalées, qui se révéla être un as de pique. Alors, le visage de Trelawpez se colora de vilaines plaques rouges. Soudain, sans crier gare, il se mit à beugler :
- L’AS DE PIQUE DE SES MANGEMORTS ! LE MAUVAIS ŒIL DE SES MANGEMORTS ! ÇA VA ÊTRE LA CASTAGNE !
- Professeur, je vous jure, je l’ai pas fait exprès ! protesta Naomi, qui commençait déjà à verser des larmes de peur.
- TOI, TES FRÈRES, TES SŒURS, VOUS ALLEZ ÊTRE EN DEUX MINUTES EN MIETTES ! SUR MON DÉFUNT PÈRE VOUS ALLEZ RAMASSER !
Toute la classe avait lâché les cartes et regardait à présent Trelawpez. Le professeur de divination bondissait partout, complètement dément, hurlant ce qui était apparemment des prédictions apocalyptiques qu’il était le seul à comprendre ; et d’ailleurs il n’expliqua pas pourquoi cette carte était selon lui signe de malheur. Kelly espéra que ce pétage de plombs serait isolé et ne concernerait que l’as de pique de Naomi, mais hélas, le manège se répéta à pratiquement toutes les tables de deux élèves. Chaque carte semblait être une source de sinistres présages, et donc une raison d’entrer dans une colère noire. Ainsi se passa le premier cours de divination avec Goliath Trelawpez : dans un festival de hurlements et de vulgarités dans un parler abrutissant, sans que les élèves aient appris quoi que ce soit.
A la fin ô combien attendue dudit cours, lorsque les élèves se dirigèrent vers la sortie de la tente, le professeur Trelawpez vint leur barrer la route. Il tendit la main et s’écria :
- Hop hop hop ! Vous donnez l’argent !
- De quoi ? hoqueta Zaïus Altaïr.
- J’vous ai donné un cours, j’ai travaillé honnêtement ! Il faut me payer ! Vous mettez de l’argent dans la main !
- Mais… mais, professeur, c’est pas nous qui vous payons, voyons ! s’écria Viktoria Takaviev.
- QUOI ? LE SANG D’VOS MANGEMORTS ! hurla Trelawpez. VOUS PAYEZ ! VOUS METTEZ DE L’ARGENT DANS LA MAIN !
Les élèves eurent beau tout tenter, le nouveau professeur de divination refusa de les laisser partir. Fou à lier, il vociférait à tout va, tout en menaçant chaque personne qui croisait son regard hystérique. Plusieurs personnes envoyèrent des signaux de détresse magiques à travers des ouvertures dans la tente pour faire venir quelqu’un. Il fallut que Doubledose intervienne lui-même pour dénouer la situation :
- Trelawpez, on t’a expliqué qu’ici, tu reçois un salaire. On te donne une somme d’argent à la fin du mois. Les élèves ne sont pas tes clients, ce ne sont pas eux qui te paient.
- Y veulent pas mettre de l’argent dans la main, ces bâtards d’leurs Mangemorts ! protesta Trelawpez.
- AH, MAIS TA GUEULE HEIN ! TU LAISSES PARTIR CES MIOCHES ET TU ATTENDS QUE JE TE PAYE !
Kelly ne pensait pas rencontrer un jour un professeur encore plus horrible que ceux qu’elle connaissait déjà, mais Trelawpez avait accompli cet exploit haut la main : lui était un fou furieux, littéralement. Il se mettait en colère en une fraction de seconde sans aucune raison. John fit remarquer à Kelly qu’il avait exactement la même façon qu’elle de devenir tout rouge en un éclair quand cela arrivait. Personne ne comprenait jamais rien à ce que Trelawpez disait, ou plutôt ce qu’il braillait, car il réussissait l’exploit de hurler encore plus souvent que Doubledose, et un de ses mots sur deux était affublé de l’épithète « de ses Mangemorts ». « Le sang de ses Mangemorts », « la calotte de ses Mangemorts », « bouffe tes Mangemorts » étaient les gimmicks qu’il sortait à tout bout de champ.
Très vite, Goliath Trelawpez devint la cible de l’animosité de toute l’école. Heureusement, on n’avait généralement à le supporter que durant ses cours, vu qu’il ne traînait jamais dans le château. Le comble, c’est que même les autres professeurs le dépréciaient ; on disait qu’ils cherchaient à chaque fois un prétexte pour ne pas l’inviter à leurs réunions. Seul Pourrave semblait le trouver très intéressant. Un jour, Kelly, Naomi et John surprirent une conversation entre McGonnadie et Doubledose :
- Niger, avec les collègues, on se demande tous… était-il vraiment nécessaire de recruter ce… cet abruti ?
- Si tu crois que c’est facile de trouver un professeur de divination, répliqua Doubledose d’un ton amer. Personne n’en veut, de ce poste à la con.
- Alors pourquoi ne pas supprimer la matière, tout simplement ? Elle ne sert strictement à rien, je l’ai toujours dit.
- Ah non, certainement pas ! protesta Doubledose d’un air indigné. On est à Lettockar, l’un de nos fondateurs lui-même était un voyant. Supprimer la divination, ce serait faire une énorme insulte à cette école !
- D’accord, d’accord, concéda McGonnadie. Mais de là à recruter un type qui a été recommandé par Pepino…
- Je n’ai trouvé que lui. Je n’ai pas eu le choix, toi et moi on ne connaît qu’une seule vraie voyante et…
Doubledose s’interrompit. Il venait d’apercevoir Naomi, John et Kelly tout près d’eux.
- Qu’est-ce que vous foutez là, tous les trois ? aboya-t-il férocement.
- Rien, monsieur, on traîne, c’est tout, répondit John avec calme.
- Eh bien allez traîner ailleurs !
Doubledose avait l’air tendu, et guetta attentivement les trois adolescents du regard quand ils s’en allèrent, jusqu’à ce qu’ils soient hors de vue. Kelly se demandait bien qui était cette voyante qu’il avait évoquée, et pour quelle raison ils devaient supporter le professeur Trelawpez à sa place. Elle ne pouvait quand même pas être pire que lui…
Trelawpez resta de longues semaines au centre des conversations scandalisées des étudiants. Mais à la maison Dragondebronze, quelque chose étonna beaucoup de monde : à aucun moment, Kelly Powder ne tempêta en public au sujet du nouveau professeur. En vérité, elle avait des préoccupations bien plus importantes que la bêtise colossale de cet énième dérangé.
Le fait que John ait encore utilisé la Perruque de Scravoiseux « sans raison valable » avait causé un tollé au sein de l’OASIS. Bien sûr, Astrid y était allé de sa crise habituelle et l’avait disputé devant tout le monde…
- C’est la deuxième fois que tu fais une connerie avec la Perruque, John, j’vais finir par croire que tu le fais exprès pour te faire pincer ! avait-elle même dit.
Et évidemment, elle n’avait tenu aucun compte des interventions des autres qui firent remarquer que John n’avait fait qu’un petit séjour à l’infirmerie et que l’OASIS n’avait subi aucune conséquence. Par contre, Peter n’avait absolument rien dit, aucune remontrance. Il y avait bien longtemps que Kelly ne mettait plus cela sur le compte de son caractère plus doux et raisonnable que sa compagne. Chaque semaine, Peter paraissait plus fatigué et même malade, dépourvu de volonté, et ça, c’était à de toute évidence une histoire de magie.
Elle devait se rendre à l’évidence : Naomi avait raison. Quelque chose n’allait pas avec les Reliques des Fondateurs. Depuis qu’il utilisait la Boule de Curcumo, Peter ressemblait de plus en plus à un zombie. Depuis que la Cuillère de Lalaoud pendait à sa ceinture, Astrid était devenue de plus en plus colérique, paranoïaque. Depuis qu’il se coiffait de la Perruque de Scravoiseux, John perdait la notion de son propre corps : il ne se rendait même plus compte qu’il avait faim, qu’il avait soif, qu’il était fatigué ou même qu’il avait mal. Apparemment, elle s’était trompée sur ce dernier point, ce n’était pas un coup de McGonnadie...
Il était à présent certain que ce n’étaient pas des coïncidences. Les extraordinaires pouvoirs des Reliques exigeaient un prix. En valaient-elles la peine ? Tout de même, devenir le maître de Lettockar, ça n’était pas rien… mais pourquoi devaient-il peiner ainsi, pour cela ? « Qu’est-ce que je dois faire ? » Kelly se posait cette question presque chaque jour, maintenant. Ses convictions étaient plus qu’ébranlées, à son tour. Elle ne supportait pas de voir son entourage souffrir. Quatre de leurs camarades avaient quitté l’OASIS… devait-elle faire pareil ?
Mais cette petite voix qui lui chuchotait cela ne vint pas à bout de son envie de se battre. Elle pensa à Harouna Vüvnir, à sa démission remplie d’amertume. Même une professeure en avait eu sa claque de Lettockar. S’il y avait bien une preuve que Kelly devait continuer, c’était cela. De toute manière, son départ ne servirait à rien, abandonner la lutte ne ferait qu’empirer les choses. Les Reliques avaient peut-être des effets néfastes, mais quand elles seraient toutes rassemblées… ils n’auraient plus à s’en servir qu’une fois pour prendre le contrôle de Lettockar. Oui, voilà, c’est ce qui arriverait. Après cela, tout irait beaucoup mieux, tout cela ne serait plus qu’un mauvais souvenir.
Et tant qu’elle aurait Naomi, John, Oszike, Vlad, Meche, Peter, et même Astrid, elle aurait de l’espoir.