Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 22 : This is a metal, a metal tango...

5455 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 26/10/2024 20:51

22. This is a metal, a metal tango


Cette semaine de mars fut particulièrement mouvementée à Lettockar.


Le désordre avait envahi le troisième étage quand une fumée brunâtre s’était soudainement échappée du bureau-laboratoire de Fistwick. Quelques instants plus tard, ce dernier en était sorti, complètement paniqué, agitant les bras dans tous les sens. Les passants avaient constaté avec horreur que ses mains n’avaient plus de chair, et étaient réduites à l’état de squelette. Lorsqu’il s’était calmé et avait pu bredouiller quelques palabres embrouillées à Madame Freyjard, il avait été conduit à l’infirmerie, dans laquelle il devrait rester pendant des jours. Aucune explication n’avait été fournie aux élèves quant aux mains décomposées du professeur de sortilèges, Madame Patatchaude s’étant refusée à trahir le secret médical. Toutefois, de fil en aiguille, de vagues informations avaient circulé dans les couloirs. Apparemment, une des expériences de Fistwick était partie en sucette, et un maléfice burlesque s’était abattu sur ses mains. Cela avait inspiré aux élèves des réflexions sardoniques d’une rare finesse (« ça va lui faire tout drôle quand il va se pignoler, maintenant », avait commenté Rick Henbacker). Mais cet événement n’était rien en comparaison de ce qui se produisit le surlendemain.


En plein après-midi, toute la population du château sursauta à en tomber à la renverse lorsque les murs du château se mirent à trembler sous le coup d’un son titanesque et détonnant, semblable à celui d’une explosion, qui provenait de dehors. Kelly, John et Naomi - qui n’avaient pas cours - se joignirent aux légions entières de personnes alarmées et affolées qui se précipitaient vers les fenêtres, les mâchicoulis ou tout ce qui pouvait donner vue sur l’extérieur. On crut qu’un cataclysme venait de s’abattre sur la forteresse. A la lisière de la Forêt Déconseillée, d’énormes vagues d’énergie bleue grimpaient dans le ciel, aussi hautes que le château. Elles s’entrelacèrent pour former la silhouette d’un homme, un sorcier à l’air furieux. Les spectateurs se rendirent compte, stupéfaits, qu’il s’agissait de McGonnadie. Lorsqu’il ouvrit la bouche, ce fut une voix surpuissante, caverneuse, qui paraissait provenir d’une centaine de gorges à l’unisson et qu’on put entendre dans tout Lettockar, qui s’écria avec colère :


- JE VAIS TE TUER, CALAMAR ! TU M’ENTENDS ? JE VAIS TE TUER !!


Quelques secondes plus tard, on vit Mercedes Calamar courir dans le parc, les bras en l’air, en criant :


- Aaaaaaaaaaah !! Au secours !!


Encore quelques secondes après, une voix presque aussi puissante que celle du géant de lumière tonna depuis le donjon.


- HÉ, LA BINOCLE ! REMBALLE TA QUINCAILLERIE, J’ESSAIE DE DORMIR ! brailla Doubledose à l’intention de l’avatar de son enseignant de métamorphose.


L’espèce d’hologramme gigantesque disparut aussi vite qu’il avait surgi. On vit ensuite une silhouette sortir des bois et s’avancer d’un pas vif vers le parc. Durant les minutes qui suivirent, on n’entendit qu’un tumulte assourdissant qui résonnait dans toute l’école : une bonne moitié de ses habitants se ruait vers les étages inférieurs, en vue de foncer voir dehors ce qui venait de se passer (et d’y comprendre quelque chose). Mais ils n’eurent même pas besoin de sortir du bâtiment.


BANG ! La porte du château s’ouvrit à la volée. McGonnadie, cette fois à sa taille normale et en chair et en os, déboula dans le hall comme un ouragan, irradiant une fureur noire par tous les pores de sa peau. Au bout de sa baguette, il faisait léviter un mulot terrorisé qui se tortillait dans tous les sens.


- DÉGAGEZ ! rugit-il aux élèves qui s’approchaient de lui. Dégagez ou je vous transforme tous en jeu de quille !


- Les gars, les gars ! s’écria un Pourrave hilare qui venait de rentrer dans le château à la suite de son collègue. Je viens de voir un truc pas croyable dehors ! J’sais pas ce que j’ai pris, mais c’est trop de la bonne !


McGonnadie grimpa les marches du château quatre à quatre en grommelant au mulot des insultes qui ressemblaient à « enchilada de mes fesses » ou « pyromane en poncho ». On le vit aller jusqu’au quatrième étage, et passer en trombe la porte du bureau du directeur. Certains témoins avaient remarqué que ses vêtements étaient brûlés et troués d’un peu partout.


Durant le reste de la journée, pratiquement toutes les conversations tournèrent autour de cet épisode surréaliste. Tout s’était enchaîné à une telle vitesse que professeurs comme élèves pataugeaient dans la stupéfaction. Les interrogations pullulaient : on se demandait ce que c’était que ce sortilège abasourdissant, ce qu’avait bien pu faire Mercedes Calamar pour s’attirer un pareil déferlement de colère, ou encore quels étaient les autres pouvoirs de McGonnadie lorsqu’il prenait une telle forme. Kelly, qui avait assisté à l’apparition, fut impressionnée de voir à quelle vitesse les faits avaient été exagérés par le bouche à oreille : ici, quelqu’un affirmait avoir vu le McGonnadie gigantesque arracher un arbre de la Forêt Déconseillée et l’avoir lancé comme un javelot sur Mercedes, et là, un autre prétendait qu’il avait atteint un autre stade de transformation et s’était changé en Megazord.


En ce qui la concernait, elle était bien plus préoccupée par le sort de Meche. Elle avait suffisamment subi le courroux de McGonnadie ces dernières années pour être très inquiète pour elle. Le soir, on ne la vit pas au dîner. Kelly craignait que son amie se soit faite enfermer, ou pire, renvoyée. Peut-être était-elle toujours métamorphosée en rongeur. Alors, durant le repas, Peter fit passer un message qui convoquait toute l’OASIS à la Cour des Mirages, tout de suite après le dîner. Avec l’habituelle instruction de s’y rendre l’un après l’autre, avec un petit temps d’écart.


Kelly s’y rendit après John et Naomi. Dans le QG, Mercedes était assise sur un fauteuil, les yeux écarquillés, le regard perdu dans le vide. Elle était entourée de Vladimir, Naomi, et Oszike qui lui tapotait doucement la main avec compassion. Non loin, John caressait amoureusement la Perruque de Scravoiseux. Mercedes semblait toujours terrorisée. Il était vrai qu’être transformée en mulot après avoir vu un McGonnadie géant lui hurler dessus devait être une expérience pour le moins déroutante. Peter et Astrid arrivèrent les derniers, main dans la main. Mercedes leva les yeux vers leur chef et demanda d’une voix d’outre-tombe :


- Peter, qu’est-ce que c’était que cette chose ?


- Une invention de McGonnadie : un sort de Macrodédoublement Dantesque, expliqua-t-il. Je l’ai déjà vu faire quand j’étais en deuxième année. J’ai jamais su exactement ce qui s’était passé, mais Max Polmie et Xing Zeming n’ont plus été capables de parler pendant une semaine...


- Et euh… quand il devient géant comme ça, est-ce qu’il gagne en puissance ? demanda John, en jetant un regard inquiet à la Perruque, comme s’il craignait qu’elle soit inutile en comparaison.


- Non, non, c’était une simple projection, c’est totalement inoffensif, rassura Peter. C’est de l’esbroufe, mais je dois avouer que c’est très stylé… ajouta-t-il en ébauchant un sourire.


- Mercedes, qu’est-ce qui s’est passé ? questionna Astrid d’un ton impérieux.


Meche prit son temps avant de se mettre à parler. Elle avait l’air sévèrement traumatisée. Elle prit une grande inspiration et raconta :


- J’étais à l’orée de la Forêt Déconseillée, je me baladais. Je m’ennuyais un peu, donc je me suis mis à m’entraîner au Confringo… je lançais des boules de feu un peu partout, je visais les moucherons, les moustiques et les mains des Saules Fesseurs…


- Mais pourquoi tu as fait ça ? soupira Vladimir, affligé.


- C’est plus fort que moi… répondit Meche, toute penaude. Je sais que j’aurais pas dû, mais le problème c’est que les gens qui flânaient par là m’encourageaient, parce que ça les amusait beaucoup. Et à un moment, je… j’ai complètement merdé, j’ai lancé une boule qui s’est perdue vers la forêt… et j’ai atteint un corbeau posé sur un arbre.


- Un corbeau ? répéta Astrid.


- Je l’ai pas fait exprès ! couina Meche d’une voix plaintive. Il s’est mangé mon Confringo et ses ailes ont pris feu. Il est tombé de sa branche et il est tombé par terre en hurlant à la mort. J’étais horrifiée, j’aurais jamais fait de mal à un oiseau ! J’adore les oiseaux. J’ai couru pour lui venir en aide… mais avant que j’arrive, le corbeau s’est métamorphosé. En McGonnadie.


- Que… hein ?? Le corbeau, c’était McGonnadie ? s’écria Oszike.


- Oui ! J’étais tellement surprise que je suis tombée par terre, sur le cul. Je comprenais rien du tout. Ensuite, McGonnadie s’est relevé. Tous ses vêtements étaient encore en train de brûler, il a dû s’asperger d’eau avec sa baguette magique pour s’éteindre.


Il y eut un silence d’une seconde, après quoi les interlocuteurs de Meche pouffèrent de rire.


- Il est devenu fou de rage, continua Mercedes. Il m’a tellement assassinée du regard que j’ai été incapable de bouger. Et puis, tout son corps s’est entouré d’une espèce de halo, qui s’est transformé en ce… Métadédoublement ou je ne sais quoi…


Elle fut parcourue d’un frisson nettement visible. Kelly retint un sourire en se disant que Mercedes allait trouver la pyrotechnique beaucoup moins amusante, désormais. Puis Meche acheva son récit :


- Ensuite, je me suis enfuie, mais il m’a métamorphosée en mulot et m’a emmenée voir le directeur. J’ai pris la soufflante de ma vie dans ce bureau, j’ai même cru que j’allais être exécutée. McGonnadie voulait m’envoyer au cachot, mais… cette histoire a beaucoup fait marrer Doubledose, alors il a adouci ma peine. J’ai récolté un mois de retenue…


A ces mots, ses yeux se remplirent de larmes. Les membres de l’OASIS se sentirent déchirés pour elle. Oszike, adorable, lui fit une bise sur la joue. Kelly se grattait pensivement la tête. Cette histoire de corbeau avait allumé une petite chandelle dans sa mémoire. A côté d’elle, les cheveux d’Astrid prirent une couleur violette. Tous ici réalisaient ce que cet incident signifiait…


- Alors McGonnadie serait un Animagus ? murmura-t-elle. Il pourrait se changer en corbeau à volonté ?


- Je l’ai déjà vu, intervint Kelly. Ce corbeau, il avait les yeux bleus, n’est-ce pas Meche ?


Mercedes acquiesça, stupéfaite.


- Je l’ai déjà surpris en train de m’observer, il y a quelques temps, ajouta Kelly. Et une fois, avec Mimi et John, on a vu Doubledose se promener avec un oiseau perché sur son épaule. Ça nous avait déjà paru bizarre étant donné qu’on l’avait jamais vu avec un animal de compagnie… maintenant je comprends tout !


- Il s’est peut-être juste lancé un sort de transformation ? suggéra John.


- Non, c’est impossible de réaliser une auto-métamorphose aussi complète, dit Naomi. Et ce que dit Kelly le confirme : même transformés, les Animagi conservent des traces de leur physique humain. C’est pour ça qu’il a les yeux bleus.


A ce moment-là, Kelly croisa le regard calculateur d’Astrid. Elle paraissait beaucoup apprécier sa perspicacité. Kelly sentit une pointe d’irritation, car elle avait encore bien à l’esprit les propos venimeux qu’Astrid avait eu à son égard : et la voir soudainement admirative, même à petite dose, ne faisait que renforcer son sentiment que sa cheffe devenait aussi instable qu’hypocrite. Néanmoins, Kelly resta impassible. Depuis peu, avait fait un choix : ni se prosterner devant Astrid, ni se dresser contre elle. Elle avait un objectif bien clair, le Bonnet de Gilluc, alors elle mettait son ressentiment en sourdine. Du moins, autant qu’elle le pouvait.


- Doubledose utilise donc McGonnadie comme espion… marmonna Peter d’une voix songeuse. Il a un déguisement pratiquement indétectable, et étant un piaf, il peut se rendre à peu près n’importe où. C’est très habile, et très utile…


Et tout à fait logique. Kelly devina que par ailleurs, les missions d’espionnage de McGonnadie s’étendaient bien au-delà du domaine de Lettockar. Alors, tous les membres de l’OASIS, même Meche, eurent un sourire carnassier. L’un des secrets les plus précieux d’un de leurs professeurs venait d’être percé !


- C’est bien fait pour lui, ricana Kelly d’un ton venimeux, savourant l’image d’un McGonnadie furieux d’être démasqué. Ça lui apprendra à épier les gens, à écouter les conversations en douce, ce pauvre type…


- Je suis étonnée que McGonnadie n’ait pas essayé de modifier ta mémoire, commenta Oszike.


- Il y a eu trop de témoins de la scène, il n’aurait pas pu étouffer l’affaire, répondit Mercedes avec perspicacité. A l’heure qu’il est, tous ceux qui m’ont vu doivent être en train de répéter à qui veut l’entendre que le professeur de métamorphose est un Animagus.


Effectivement, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre, entraînant des réactions hétéroclites. Au point que quelques jours plus tard, au petit déjeuner, avant que la nourriture ne soit servie, Doubledose s'adressa aux élèves :


- Yo ! Avant que vous vous mettiez à bouffer, bande de rapias, j'ai trois trucs à dire.


Kelly se tendit légèrement sur sa chaise. Avec tout ce qu'avait fait l’OASIS ces derniers temps, Doubledose et sa clique s'étaient peut-être rendus compte qu'il y avait eu du remue-ménage, surtout dans la Forêt Déconseillée. Ces annonces concernaient peut-être des représailles ou une enquête à venir. Elle se força à ne laisser transparaître aucun trouble qui pourrait la trahir.


- Premièrement, déclara Doubledose, votre professeur de sortilèges souffre d'un… sort qui a mal tourné.


Fistwick, assis à la droite du directeur, était sorti de l’infirmerie la veille au soir. Les mains couvertes de bandages, il avait son visage poupin renfrogné au plus haut point, humilié même par ses collègues qui se moquaient de lui en le montrant du doigt.


- Il lui faudra quelque temps avant de retrouver l'usage de ses mains, continua Doubledose. Face à son refus catégorique de se faire remplacer, il vous informe que le club de duel est suspendu jusqu'à ce qu'il soit remis. En revanche, les cours de sortilèges sont maintenus, même si le professeur Fistwick ne pourra pas faire beaucoup de magie.


- Cool, comme ça il pourra pas essayer de faire sauter le château, murmura Kelly.


- Si seulement il pouvait se faire sauter la cervelle à la place... renchérit John.


Kelly et Naomi durent faire tous les efforts du monde pour ne pas éclater de rire tandis que Doubledose poursuivait :


- Deuxièmement : depuis que vous avez appris que votre professeur de métamorphose est un Animagus, vous vous êtes mis à dégommer tous les corbeaux que vous voyez. Nous saluons votre esprit d'initiative, ajouta-t-il d'un ton appréciateur, ceci dit Viagrid nous a signalé que ça risquait de perturber l'écosystème de la Forêt Déconseillée, aussi nous vous saurions gré d'y mettre un terme. Et la troisième chose, c'est juste pour vous rappeler que je vous emmerde. Allez, bon ap' et bonne journée.


Kelly fut soulagée : encore une fois, rien n'avait été remarqué au sujet des activités de l’OASIS. Ils étaient en sécurité. Joyeuse, elle se jeta sur la nourriture et se remplit la panse de bon cœur. Au bout d'une minute, elle s'aperçut que John ne touchait à rien, ni aux toasts, ni au café, ni au jus d'orange. Il ne mangeait strictement rien, il ne faisait que bavarder avec Huffö Gray. Naomi s'en aperçut aussi.


- Hé John, tu manges rien ? lui demanda-t-elle


- Hmmm ? Oh, j'ai pas faim, répondit-il.


- Bah ? s'étonna Kelly. D'habitude tu as toujours l'appétit ! Faut que tu prennes des forces, sinon tu vas tomber ce matin...


- J'ai pas besoin de prendre des forces, avec ça... chuchota John.


Il désigna la Perruque de Scravoiseux du doigt, avec un sourire si large qu'il en était disgracieux. Kelly trouva cela un peu bizarre mais n'insista pas. Ce matin ils avaient d'abord cours de divination ; comme ils ne s'y servaient pas de leurs baguettes magiques, John ne pouvait pas faire étalage de ses nouvelles capacités. Le cours se déroula donc comme d'habitude, et portait cette fois-ci sur les lignes de la main. Ce fut tout aussi ennuyeux et sans résultats que les feuilles de thé : même Naomi jeta l'éponge quand elle arriva à la conclusion que John allait accoucher dans une semaine et que Kelly mourrait bientôt d'une allergie aux poils de stégosaure. Le cours de sortilèges se passa sans histoires, lui aussi ; Fistwick aurait pu être surpris par les prouesses magiques de John, mais il était tellement boudeur et frustré de ne plus pouvoir faire de magie et de rester les bras croisés qu'il n'adressa la parole à personne et passa tout le cours assis derrière son bureau.


Ce qui fut extrêmement surprenant en revanche, c'est que John n'avait toujours pas faim au repas de midi. Tout comme ce matin, il délaissa son assiette, prétextant qu'il n'avait pas besoin de nutriments. Kelly et Naomi durent carrément s'énerver pour le forcer à manger quelque chose. L'après-midi, le cours de métamorphose était consacré à la transformation de chapeaux en lapins. Ayant lieu en fin de vendredi, ce cours était un vrai calvaire pour les élèves, car ils étaient tous épuisés par la semaine. Or aujourd'hui, John resta parfaitement alerte, éveillé et vigoureux du début à la fin. Et comme la semaine dernière, il se montra absolument brillant : seule Ludmilla Suarlov parvint à transformer son chapeau plus vite que lui. Cela lui valut un des rares compliments de McGonnadie envers lui et 20 beaux points pour Dragondebronze. Entre deux coups de baguette, Kelly eut un sourire admiratif : les pouvoirs de la Perruque de Scravoiseux ne la décevaient pas...


Le samedi, ils n'avaient donc pas de séance de club de duel. Il faisait étonnamment beau pour la saison, si bien que Kelly proposa à John de sortir faire un tour dès le matin. Seulement à John, car Naomi prenait de l'avance sur ses cours de sortilèges et dévorait d'ores et déjà ses livres. « Irrécupérable », avait dit John avec un sourire en sortant ; il voulut faire un détour pour aller au troisième étage et remettre la Perruque, mais Kelly l'en dissuada :


- Non, John, ne la mets pas. Elle ne te sert à rien, aujourd'hui. Et puis, si jamais il lui arrive quelque chose – me demande pas quoi, j'en ai aucune idée – on va se faire tuer par les autres. Comme la pauvre Deborah…


D’abord un peu réticent, John se laissa convaincre. Effectivement, aucune personne qui les croisa ne fut étonnée de voir John avec les cheveux courts. Une fois qu'ils furent dehors, Kelly aperçut, adossés contre le mur du château, Astrid, Peter… et Angelica Diaz. D'un geste, Kelly proposa de les rejoindre, et John haussa les épaules, pour dire « pourquoi pas ». Ils allèrent donc à la rencontre du trio. Peter semblait plus en forme qu'il y a deux jours. Astrid ne portait pas la Cuillère de Lalaoud sur elle, elle serait sans doute moins insupportable. Quant à Angelica, elle paraissait être en pleine forme, droite et souriante. Aujourd'hui, elle était vêtue d'un jean rapiécé par endroits et une chemise au haut déboutonné. Kelly ne put s'empêcher de remarquer que sa poitrine avait l’air d’y être très à l’étroit. Elle remarqua aussi des bracelets noirs à lacets à ses poignets...


- Bonjour bonjour ! lança-t-elle d'une voix énergique.


- Salut les jeunes, dirent Peter et Astrid.


- Coucou la miss ! s'exclama Angelica, souriante. Et bonjour, euh… ajouta-t-elle en s'adressant à John.


- John. John Ebay, dit-il.


- Enchantée.


- On peut… on peut se joindre à vous ? demanda prudemment Kelly.


- Boh ouais, dit Peter en souriant.


- Carrément ! répondit Angelica. Justement, je montrais mon dernier bricolage à Peter et Astrid…


En face d'elle se trouvait un poste de radio, l'air tout à fait ordinaire. Kelly s'assit en tailleur près d'Angelica, et, intriguée, examina l'objet.


- Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle.


- Ça, c'est une radio, Kelly, lança John d'un ton moqueur en s'asseyant aussi.


- Nan, mais qu'est-ce qu'elle a de spécial, je veux dire ? grogna Kelly tandis qu'Astrid, Peter et Angelica riaient.


- Je l'ai ensorcelée pour qu'elle puisse marcher toute seule, expliqua Angelica. Sans piles, sans prise, sans électricité ! C'était un projet que j'avais en tête depuis la fin d'année dernière, mais j'avais pas encore trouvé le temps ; ça n'a pas été facile mais j'ai réussi. Suffit de mettre un disque et hop, y'a du son ! Vous en avez ?


- Ah non, dirent les autres.


- Faudra y penser l'année prochaine, conseilla Angelica en faisant un clin d’œil. Du coup, on va mettre ma musique…


Elle donna un coup de baguette magique sur le poste, et un lecteur de CD s'ouvrit. Puis, elle sortit un disque d'une boîte qu'elle avait apportée – Kelly n'eut pas le temps de lire le titre - et l'inséra. Kelly se demanda ce qu’elle avait mis… peut-être bien de la guitare, du flamenco, le soleil d'Espagne…


Alors, le poste de radio beugla d'un seul coup un bruit de guitare électrique au son distordu à l'extrême, jouant une mélodie indistincte et déchiquetée, accompagnée d’une batterie sauvage, frappée à tort, à travers et à toute vitesse. Kelly jura que ses cheveux avaient été soufflés par la puissance du son. Une voix rauque et gutturale commença à brailler des paroles effrayantes. Kelly jeta un regard à Angelica, qui trépignait sur place. Elle faisait de grands mouvements de tête frénétiques et faisait semblant de jouer de la guitare, ses doigts remuants de façon désordonnée. Tétanisée, Kelly balbutia :


- Euh… qu'est-ce que… qu'est-ce que c'est ?


- C'est Sepultura, mon groupe préféré ! répondit Angelica d'une voix exaltée. La chanson, c'est Arise, elle est trop bien !


- Ah… ah ouais ?


- Bah ouais, j'adore le trash metal ! Chez moi, je joue de la batterie. Ça m'emmerde tellement de pas pouvoir en faire à Lettockar… j'ai demandé à Fistwick si je pouvais me servir de celle qu'il garde dans sa salle de classe, mais il m'a répondu qu'il n'accepterait que si c'était pour jouer du jazz. Alors que j'ai HORREUR du jazz !!


- Ah, moi j'aime bien… dit timidement Kelly.


- Moi je vous le dis, le metal, c'est la vie ! Vous êtes pas d'accord ?


Kelly fut incapable de répondre quoi que ce soit. Cette chanson était complètement à l'opposé de l'image qu'elle avait d'Angelica, si posée et majestueuse. Elle l'avait imaginé écoutant de la musique classique, ou bien typiquement hispanique, et voilà qu'elle écoutait la musique la plus brutale qu’elle ait entendu. C'était déconcertant. Tout à coup, alors qu'un deuxième morceau tout aussi bourrin que le premier retentissait, il y eut au-dessus d'eux un bruit de fenêtre qui s'ouvrait. Au deuxième étage, la tête de McGonnadie surgit et s'écria :


- Diaz, ton enfant dégénéré de Black Sabbath me casse les couilles, 20 points de moins pour Ornithoryx !


- Pfff, aucun goût ce type… dit Angelica avec dédain tandis que McGonnadie refermait sa fenêtre d'un coup sec.


- C'est vrai que c'est spécial, admit Kelly.


- Tiens, tu vas prendre le parti de McGonnadie, toi ? lança Angelica avec un sourire retors.


- Ah non, jamais de la vie ! protesta-t-elle en commençant déjà à devenir toute rouge.


- Ah ah, tu es mignonne quand tu t'énerves, Kelly.


C’était dit avec une telle légèreté que Kelly en resta coite. Elle lâcha un petit rire maladroit. John, lui, eut une moue réservée. Tout à coup, Astrid prit la parole :


- Au fait, ton rencard, ma p’tite Angelica, ça a donné quoi ?


- Ah… bof, la mayonnaise n'a pas pris. Du coup, j'ai pas donné suite.


Pendant un instant, il y eut un silence tranquille, perturbé uniquement par le bruit d'une nouvelle chanson de Sepultura diffusée par le poste de radio. N'ayant pas envie de rester éternellement inactive, Kelly se racla la gorge et proposa :


- Hé John, t'as ton jeu de cartes ? On se ferait bien une Bataille Explosive, avant d'aller manger ?


- Oh ouiii, j'adore ce jeu ! s'exclama Angelica.


- Ouaip ! dit John, redevenant aussitôt enthousiaste, en plongeant sa main dans sa poche. C'est parti !


Sous le son lourd et agressif du metal, ils firent six parties qui se terminèrent toutes par un véritable spectacle pyrotechnique. Kelly gagna les deux premières parties, Angelica gagna la troisième, John la quatrième et Peter les deux dernières. Bien sûr, Astrid fut très vexée et énervée de s'être fait battre à chaque fois ; à la grande surprise de John et Kelly – laquelle devait se retenir de jeter un sort à Astrid -, Angelica la ramena très calmement à de meilleurs sentiments (ses cheveux repassèrent du cramoisi au blond platine en un temps record). Kelly croyait pourtant cet exploit impossible. Puis ils se quittèrent ; lors du repas de midi, John se montra cette fois affamé et dévora l'équivalent d'un bœuf entier. Kelly fut rassurée : sa curieuse inappétence d'hier n'était qu'une passade.


Durant les deux semaines qui suivirent, elle revit cinq fois Angelica, d'abord par l'intermédiaire de Vladimir ou Peter. La différence étant qu'à présent, ce n’était plus par hasard : Kelly cherchait à la rencontrer.

Elle voulait en savoir plus, confirmer ses premières impressions ; seulement elles étaient tellement floues. D’abord, Angelica était brillante. Elle savait tellement de choses, et elle savait en parler, distillant généreusement une indéfectible passion. Mais elle ne faisait pas que parler : elle était excellente sorcière, toujours à améliorer, à inventer, à dépasser ses propres limites. Elle n’était pas que magicienne : elle était magique. Et puis, qu’est-ce qu’elle était belle. Ses grands yeux noirs, son sourire étincelant, sa voix chaude et son petit nez délicat. Et que ça soit l’uniforme réglementaire, les jupes, les pantalons cargos, les chemises ou les vestes de cuir, toutes les tenues lui allaient merveilleusement bien.


Enfin, Angelica était tellement ouverte ; elle était très curieuse de Kelly. Bien qu'elles se rencontraient au sein d'un petit groupe, elle trouvait toujours un petit moment particulier à lui consacrer, pour mieux la connaître. Et Kelly faisait en sorte d'en faire autant. Elle s'efforçait même de s'intéresser à ses groupes de metal – un peu à contrecœur car ce n'était vraiment pas sa tasse de thé. D'ailleurs c'était étrange, pourquoi donc se forçait-elle... ?


La cinquième fois, un vendredi après le déjeuner, c'est elle qui décida de son propre chef d'aller voir Angelica, toute seule. Quelque chose la poussait à vouloir la voir le plus souvent possible. Elle le fit avec appréhension, elle n'avait jamais passé de moment avec elle sans l'intermédiaire d'un ami en commun. Elle envisagea même la possibilité qu'Angelica se contente de lui rendre son bonjour et n'engage pas la conversation. Après tout, Kelly n'avait pas la moindre preuve qu'elle la considérait autrement que comme une simple connaissance… mais heureusement, sa peur était infondée, car Angelica l'accueillit à bras ouverts. Elles passèrent une bonne partie de l'après-midi toutes les deux. Elles rirent, elles bavassèrent… et il se produisit quelque chose de très bizarre. Lorsqu'elle prit congé, Angelica lui dit au revoir à Kelly en lui caressant furtivement la joue. Elle ressentit alors des frémissements à cet endroit, et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Elle resta figée sur place durant plusieurs minutes, le teint rose et les yeux brillants.


Le soir, en allant se coucher, toutes les pensées de Kelly étaient fixées sur Angelica. Tout le monde s'endormit rapidement, sauf elle. Ce qu'elle vivait en ce moment la subjuguait autant qu'elle la terrifiait. Sa fascination pour Angelica… son envie de passer du temps avec elle, cette joie excitée qu'elle éprouvait à chaque fois qu'elles se parlaient, ou même se voyaient… ce frisson qu'elle avait ressenti à son toucher...


Elle était amoureuse.


C'était impossible, se dit Kelly. Angelica était une fille… elle ne pouvait pas en être amoureuse ! Ça n'avait aucun sens. Elle devrait être amoureuse d'un garçon, pour elle c'était l'évidence même. Aimer Angelica… cela impliquait des choses terribles… qu'elle soit homosexuelle, elle aussi. Comment était-ce possible ? Elle ne se sentait pas homosexuelle. Non. Non, non, elle était hétéro.


Mais… qu'est-ce qu'elle en savait, en fait ? Kelly se souvint de ce jour où elle avait vue Gudrun dans le plus simple appareil, un souvenir qu'elle pensait avoir enterré depuis le temps... quelque chose avait alors germé dans son esprit. Kelly avait longtemps cru que c'était de l'incompréhension, mais finalement, peut-être était-ce du doute… car ce jour-là, elle avait trouvé une fille désirable. Maintenant qu'elle y songeait… la plupart des filles de son âge s'intéressaient aux garçons… mais pas elle. Elle pensait souvent à l’amour, mais pas aux garçons. Elle n'était jamais sortie avec l’un d’entre eux… à part Brian, son amoureux en maternelle, autrement dit pas une grande preuve. L’année dernière, elle avait vaguement craqué pour Pavel, mais ça avait été très furtif. Aujourd’hui, les hommes ne lui faisaient aucun effet. Alors qu'une fille le faisait.


Kelly essaya de trouver des preuves qu'elle ne pouvait pas être attirée par les femmes. Par exemple, les garçons bavaient tous devant Nosfylna Morgana, alors que physiquement elle laissait Kelly complètement indifférente. Si elle était attirée par les femmes, alors elle devrait ressentir la même chose que les garçons pour la pulpeuse professeure d'astronomie… non, c'était ridicule comme façon de raisonner. Comme si le désir était aussi mathématique. Et puis, elle ne pouvait pas faire semblant de ne pas en avoir pour Angelica. Elle ne la trouvait pas seulement belle, tout le monde pouvait trouver quelqu'un de son sexe beau. Elle lui faisait envie. Ces deux dernières semaines, elle l'avait regardée, détaillée, dévoré son corps des yeux. Ce n'étaient pas des regards innocents. Non, c'était clair à présent...


- J'aime une femme... murmura-t-elle pour elle-même.


Qu'est-ce qui allait se passer ? C'était complètement fou… qu'est-ce que ses amis allaient en penser ? Et ses parents, comment allaient-ils réagir ? Comment son monde tout entier allait réagir ? Tout allait être chamboulé, et peut-être détruit...


Angelica… Demain aurait lieu une nouvelle séance du club de duel, car Fistwick avait retrouvé l’usage de ses mains. Kelly la verrait. Mais maintenant, elle ne la verrait plus jamais de la même façon...


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