Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs
21. Avaries
Une fois sortie de la Cour des Mirages, Kelly laissa Peter pour aller tout raconter à John et Naomi, comme elle se l’était dit. Cela lui prit tout le déjeuner, elle avait énormément de mal à raconter sans avoir la gorge nouée. Naomi fut si estomaquée qu’elle ne mangea rien. A la fin de l’histoire, John se redressa et croisa les bras. Il resta calme, mais Kelly percevait son courroux.
- Ah ouais d’accord… donc comme ça je conviens pas aux projets de Son Altesse ? Je suis pas comme elle veut, alors elle fait la gueule parce que j’ai battu son laquais à l’épreuve de Scravoiseux ?
- En gros, c’est ça, dit sombrement Kelly. Ses « projets » qu’elle fait à l’insu de tout le monde, maintenant…
- Et Kwaï qui était complice, putain… quel naze, celui-là, maugréa John. C’est tant mieux qu’il ait quitté… non, c’est pas tant mieux, c’est grave quand même. Enfin quand même, c’est dingue qu’il ait passé un marché dans notre dos…
- Tu penses vraiment qu’il a accepté parce qu’Astrid l’a influencé avec la Cuillère, Kelly ? demanda Naomi.
- Plus j’y réfléchis, plus j’en suis persuadée…
- Mon dieu… elle disait pourtant que les Reliques ne serviraient que contre les profs, jamais sur un d’entre nous ! Si elle sombre là-dedans… je pensais que Pavel avait commis le pire en essayant d’assassiner Doubledose, mais Astrid est sur une pente tout aussi terrible…
Kelly ne réagit pas à ces propos, pourtant elle sentit son cœur se serrer. Elle en avait un peu honte, mais une petite voix dans sa tête lui disait que quand bien même il avait voulu commettre un meurtre, elle aurait préféré avoir toujours Pavel comme chef. Alors que Naomi paraissait au bord des larmes, John resta stoïque. Il déclara d’une voix presque indifférente :
- Décidément… elle enchaîne connerie sur connerie. Elle va finir par tout dézinguer autour d’elle, c’est moi qui vous le dit. Je sais pas ce qui va lui rester, à la fin, si même Kwaï s’est barré…
A entendre John parler ainsi, Kelly se mit à craindre quelque chose d’effroyable…
- Tu veux quitter l’OASIS, toi aussi ? demanda-t-elle d’une petite voix.
- Non, certainement pas. Bien au contraire, je vais rester jusqu’au bout pour montrer à Astrid qu’on est pas ses petits chiens-chiens. Puisque c’est moi le maître de la Perruque, elle ne peut rien faire contre moi, maintenant. Quand on aura réuni les quatre reliques, Peter et elle auront besoin de moi. Qu’elle essaie donc d’utiliser sa spatule à la con sur moi, qu’on rigole…
Kelly aperçut une étincelle dans les yeux de John… très semblable à celle qu’elle avait vu dans ceux de Peter il y a une heure… mal à l’aise, elle se tourna vers Naomi.
- Mimi, tu en penses quoi, toi ?
- Astrid… je crois que je peux affirmer que je la connais mieux que vous. J’ai passé beaucoup de temps avec elle et le groupe de recherche. Elle a toujours été… un peu difficile, un peu caractérielle, ça vous le savez, mais depuis qu’elle détient la Cuillère, c’est de pire en pire. La Quête des Reliques lui est montée à la tête. Je sais pas si c’est parce qu’elle se met la pression, ou si c’est parce qu’elle est ivre des pouvoirs de la Cuillère, mais… je la sens dévorée par l’ambition. Avant, je prenais ça pour de la détermination, mais… maintenant, il est clair qu’elle… qu’elle fait beaucoup de mal. A l’OASIS et à elle-même.
De petites larmes s’échappèrent de ses yeux. Elle les sécha d’un revers de manche et but un verre d’eau. Kelly posa délicatement sa main sur son poignet. Au loin, elle aperçut Angelica Diaz entrer dans la Cantina Grande en compagnie de Fistwick, avec qui elle discutait avec animation. Elles se saluèrent d’un signe de main et d’un sourire commun.
- Elle est vraiment sympa, cette meuf ? demanda John.
- Ouais ! Vous l’aimeriez bien, je pense.
- OK, dit John en souriant.
Kelly regarda Angelica. Elle se demandait de quoi Fistwick et elle pouvaient bien parler. D’un nouveau sortilège pour faire flotter le château dans les nuages ? De la différence entre les Aurors et la police politique de Franco ? Un peu plus tard, quand le trio quitta la Cantina Grande, John s’absenta pour aller aux toilettes. C’est alors que Giovanna-Paola Martoni déboula devant Kelly et Naomi, l’air furibonde. Elle était toute seule.
- Cette fois t’es foutue, Powder, déclara-t-elle d’une voix dure.
Kelly n’eut même pas le temps de lui répondre. Pop ! Un vieil elfe de maison transplana juste devant elle.
- Kelly Powder ? marmonna-t-il. Le professeur McGonnadie vous convoque dans son bureau, tout de suite.
- Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? dit-elle, sur la défensive.
- Si je pouvais vous le dire directement, il ne m’aurait pas envoyé vous chercher, répliqua l’elfe d’un ton grincheux. Un conseil, ne tardez pas trop, il est de mauvaise humeur.
Pop ! L’elfe transplana. Naomi et Kelly tournèrent la tête. Martoni aussi s’était volatilisée. Elles comprirent alors qu’elle était à l’origine de cette convocation. Kelly dut se résoudre à se rendre au troisième étage, la peur au ventre. Qu’est-ce que Martoni avait comploté ? Elle frappa à la porte du bureau de McGonnadie, qui lui dit d’attendre de l’intérieur. Le professeur de métamorphose la fit patienter presque une minute derrière sa porte. C’était une manière de jouer avec ses nerfs, mais elle ne se laisserait pas faire. Enfin, elle entra dans le bureau. McGonnadie la fixait de son regard pénétrant, les mains jointes sur son ventre. Kelly s’assit devant lui sans qu’il lui en donne l’autorisation et affronta son regard.
- Kelly, Giovanna-Paola est venue me voir tout à l’heure, déclara son directeur de maison. Elle t’accuse d’avoir agressé son Demiguise.
- C’est quoi, un Demiguise ? mentit Kelly d’un ton nonchalant.
- Vraiment, tu ne le sais pas ? dit McGonnadie d’un ton méfiant. Ça fait deux ans que tu en croises un tous les jours, pourtant. Oui, le singe de compagnie de Giovanna-Paola en est un. Je l’ai examiné : il porte la trace d’un éclair de Stupéfixion. Or le professeur Fistwick m’a signalé que tu avais montré de bonnes dispositions pour ce sortilège, en cours…
- C’est ridicule, en quoi c’est une preuve, ça ? Genre je suis la seule à savoir lancer un sortilège de Stupéfixion dans cette école ?
- Et plus tôt dans l’année, poursuivit McGonnadie en faisant comme s’il ne l’avait pas entendue, il avait été blessé, et Giovanna est persuadée que tu en étais déjà responsable. Connaissant la franche amitié qui vous lie toutes les deux, ça paraît assez plausible. Tu as un alibi pour ces deux affaires ?
Kelly ne savait pas quoi répondre. Non, elle n’avait aucun alibi, et aux yeux de tout le monde, elle avait toutes les raisons du monde de s’en prendre à Martoni et son animal de compagnie. Quant aux blessures de Mr Leone d’il y a quelques mois… si elle révélait que c’était Astrid et Peter qui l’avaient fait, cela reviendrait à balancer tout l’OASIS. Il y aurait une enquête. Elle ne pouvait pas trahir ses camarades… mais tout de même, elle risquait fort d’écoper d’une retenue pour rien…
C’est alors que quelqu’un tambourina à la porte du bureau. John entra, hors d’haleine. Kelly écarquilla les yeux, et McGonnadie haussa un sourcil.
- John Ebay, quel navire du Commerce Triangulaire t’amène ? demanda-t-il.
- Monsieur, je sais pourquoi vous avez convoqué Kelly. C’est pas elle qui a fait le coup. C’est moi qui ai stupéfixé le singe de Martoni ce matin.
Les bras de Kelly tombèrent mollement le long des accoudoirs de son siège. McGonnadie fut tout aussi déconcerté.
- Il est très facile de le prouver, dit-il après un bref silence. Donne-moi ta baguette magique, ordonna-t-il en tendant la main.
John obéit sans discuter et donna sa baguette en bois de cèdre. McGonnadie appliqua le bout de sa propre baguette sur celle de John et murmura :
- Prior Incanto.
De la baguette de John jaillit alors une apparition spectrale, ersatz du dernier sortilège qu’il avait lancé. Kelly avait déjà vu ce phénomène : McGonnadie s’était servi de ce sort sur sa baguette magique après qu’elle se soit battue avec Martoni il y a deux ans. Tous les sortilèges qu’il avait lancé dans la journée pour tester la Perruque de Scravoiseux défilèrent un par un. Le nombre étonnamment élevé de sorts utilisés n’échappa pas à McGonnadie.
- Dis donc, tu as lancé beaucoup de sortilèges, pour une journée sans cours, dit-il à John. Comment se fait-ce ?
- On a les exams qui approchent, monsieur, prétexta John. Faut bien s’entraîner.
McGonnadie ne parut pas très convaincu. Le Sortilège de Stupéfixion finit par se manifester, sous la forme d’un éclair rouge frappant une silhouette simiesque. John hocha la tête comme s’il était fier. Le directeur de Dragondebronze lui rendit alors sa baguette.
- Je te félicite de ton honnêteté, Ebay, mais ça ne t’évitera pas une punition pour autant, annonça-t-il en reposant ses mains sur son ventre. Donc, pour avoir agressé l’animal de compagnie de ta camarade, tu…
- Pas si vite, professeur, coupa-t-il avec audace. Puisqu’on en est à la délation, moi aussi j’ai des plaintes à formuler contre ce singe. L’an dernier, il s’est introduit dans le dortoir des garçons, il m’a volé ma couverture et… et il m’a griffé, acheva-t-il avec hésitation (ne voulant sûrement pas raconter qu’il s’était fait baisser le caleçon devant tout le monde).
- Et moi, je l’accuse d’avoir volé mes culottes l’an dernier ! renchérit Kelly, sautant sur l’occasion.
- Que… comment ? Qu’est-ce que c’est que ces histoires ?
Ils lui décrivirent ce que Martoni avait ordonné de faire à Mr Leone tout au long de l’année dernière : le vol des culottes, le déchiquetage du cahier de Naomi, la nuit où il s’était appuyé sur le torse de Kelly… toutes ces choses qui étaient restées mystérieuses pendant toute une année scolaire. Aujourd’hui, enfin, ils avaient l’occasion de faire payer Martoni.
- Hum, fit McGonnadie en se caressant la moustache du bout de l’index. Avez-vous une preuve de ce que vous avancez ?
- Une p… ? dit John, déstabilisé. Ben, euh… là, comme ça, non… mais pourquoi vous nous croyez pas ?
- Je trouve extrêmement bizarre que vous ne soyez jamais venus m’en parler auparavant, répondit le professeur d’un ton catégorique. Ça fait bien longtemps que ces choses se sont produites, non ? Alors pourquoi vous ne vous réveillez que maintenant ? Qu’est-ce qui vous fait soudainement dire, au moment où il te fait écoper d’une punition, Ebay, que c’est ce singe qui est responsable de ces incidents ?
- Mais réfléchissez un peu, merde ! s’énerva Kelly, le teint rouge brique. Puisqu’il peut se rendre invisible, ça ne peut être que lui ! Il a…
- Se rendre invisible ? la coupa McGonnadie. Je croyais que tu ne savais pas ce qu’était un Demiguise ?
Kelly réalisa son idiotie et en resta coite, pâle comme une morte. John non plus ne sut pas quoi dire pour justifier ça. McGonnadie leur adressa un regard mauvais et serra les pans de son manteau noir.
- Très bien, je vois que tu n’as pas perdu ta sale habitude de mentir et dissimuler. Ça te vaudra une retenue demain soir pour m’avoir pris pour un crétin. John, tu en obtiens une aussi, naturellement.
- Et Martoni et son macaque ? Ils vont rien prendre, eux ? Mais c’est dégueulasse ! s’étrangla Kelly.
- Pourquoi est-ce que je te croirais ? rétorqua McGonnadie. Tu mens comme tu respires, Kelly, surtout quand il s’agit de Martoni. Oui, je n’ai pas oublié que tu as prétendu que ce n’était pas toi qui avait foutu le feu à la serre n°1 il y a deux ans.
Kelly blêmit encore. Effectivement, au terme de son duel de débutantes avec Martoni, elle avait accidentellement déclenché un incendie dans une des serres de Pourrave qui avait failli les tuer. Et à l’époque, elle ne l’avait pas assumé devant les professeurs. Ça lui avait valu une semaine de cachot dont elle se souvenait bien. Elle ne s’était pas attendue à voir cela être remis sur le tapis…
- O… Oui peut-être, mais là c’est… c’est pas le cas ! affirma-t-elle maladroitement. Enfin quoi, c’est on ne peut plus logique ce qu’on avance, quand même !
- Tant que tu ne pourras pas les prouver, tes propos resteront nuls et non avenus. Tu sais, la fable du garçon qui criait au loup, tout ça… oh, ça suffit, remballe-moi tes airs de princesse outragée, sinon je double ta punition. Maintenant sortez, j’ai du travail.
Kelly se leva d’un bond, folle furieuse. Elle dut se retenir pour ne pas cracher au visage de McGonnadie, parvenant au tout dernier instant à se dire qu’il ne servait à rien de récolter toute une semaine de colle. John et Kelly étaient sur le pas de la porte, lorsque soudain…
- Ebay ? grinça McGonnadie.
John pivota la tête, méfiant. McGonnadie eut alors un petit sourire et lui dit d’un ton affable :
- Sympa, ta nouvelle coupe.
John et Kelly attendirent une chute, mais McGonnadie n’ajouta rien. Il alluma son vieux gramophone, qui reprit au plein milieu d’une chanson : « 666, the Number of the Beast ! ». Les adolescents sortirent du bureau détesté, verts de rage.
- John, pourquoi tu as fait ça ? s’exclama Kelly, consternée. J’allais pas te balancer, je le jure ! J’aurais pris sur moi s’il l’avait fallu !
- Je sais bien que tu allais pas le faire, affirma-t-il. Mais quand même, je pouvais pas te laisser dans les griffes de McGonnadie, je voulais pas que tu aies une retenue à cause de moi.
- Humpf… c’est… gentil…
John eut un horrible sourire chaleureux et assuré. Kelly n’eut pas le cœur à le blâmer, mais en réalité son initiative avait tout fichu en l’air. S’il n’était pas intervenu, McGonnadie aurait utilisé la Remontée des Sortilèges sur sa baguette et aurait vu qu’elle n’avait pas utilisé de sortilège de Stupéfixion, et elle n’aurait pas été inquiétée. A la place, ils avaient une retenue tous les deux. John était sûrement fier d’avoir été aussi chevaleresque, mais Kelly n’y trouvait pas la moindre consolation…
- Au moins, on la fera ensemble, cette retenue, ajouta John.
- Su-per, marmonna amèrement Kelly.
- Quoi, ça te fait pas plaisir ? s’étonna John d’une voix presque plaintive.
- Bah non ! Enfin, si si ! dit-elle précipitamment. Ce que je voulais dire, c’est qu’une retenue c’est chiant quoiqu’il arrive. Mais bon, oui, avec toi ça sera mieux… admit-elle.
John sourit à nouveau. Kelly se demandait bien comment il faisait. Elle se mit en tête d’aller casser celle de Martoni, mais, contre toute attente, elle vint les voir d’elle-même. En la voyant débarquer, Kelly sentit ses entrailles bouillonner. Son cirage de pompes de McGonnadie avait porté ses fruits, encore une fois. Curieusement, elle n’arborait pas son habituel sourire mesquin et satisfait, mais plutôt un air d’amertume et de sévérité.
- Bon, vous avez compris la leçon maintenant ? Ne vous en prenez plus à Mr. Leone ! s’écria-t-elle.
- Oh, ça va toi, grosse balance, gronda John. Il a mérité que je le canarde, ton Mr Leone, il fouillait dans le sac de Naomi !
- Ah bon ?
- « Ah bon » ? l’imita Kelly avec une affreuse voix criarde. Comme si c’était pas toi qui l’avait…
- NON, cette fois je lui ai rien demandé, il y est allé tout seul ! l’interrompit Martoni. Il voulait juste jouer !
Kelly et John se regardèrent, interloqués. Ils eurent la sensation particulièrement inédite que Martoni était sincère.
- Oui, j’ai été me plaindre, et alors ? poursuivit-elle. Vous auriez fait pareil à ma place.
- Non, on aurait réglé ça entre nous, si tu vois ce que je veux dire… dit Kelly d’un ton menaçant.
- C’est super, mais moi j’ai plus de temps à perdre pour ça. J’ai autre chose à faire que de penser à vous. J’ai quelqu’un dans ma vie, moi.
Kelly ferma brutalement la bouche. Martoni poussa une petite exclamation suffisante, puis retourna vers Alexis Petropoulos, qui se tenait en retrait un peu plus loin. Kelly cligna plusieurs fois des yeux, très rapidement. Elle n’avait jamais été aussi blessée par une remarque de Martoni. Avec un dégoût mêlé de chagrin, elle la regarda embrasser langoureusement son copain. Elle remarqua cependant qu’Alexis semblait un peu moins gai qu’avant.
Ils cherchèrent Naomi. C’était elle qui avait averti John que Kelly était convoquée par McGonnadie lorsqu’il était revenu des toilettes. Ils la retrouvèrent en train de discuter avec Ruriko Shimizu, avec qui elle s’entendait bien car elle était elle-même très brillante. Elle fut atterrée d’apprendre qu’ils avaient tous les deux reçu une retenue.
- Au moins, j’aurais essayé de sauver la situation, marmonna John d’un ton très digne à la fin.
« Et il est content… » pensa Kelly.
- Quel enflure, ce McGonnadie, dit Ruriko. Surtout pour toi, Kelly, te donner une retenue juste pour un petit mensonge… au pire ça valait un retrait de points, pas plus…
- Si vous voulez, je peux aller donner un coup de pied à Mr Leone pour être collée avec vous ! s’exclama Naomi, le regard posé sur John.
- Non mais raconte pas n’importe quoi non plus, Mimi, répliqua Kelly, tu vas pas t’infliger une retenue juste pour partager notre peine, c’est débile.
- Oui, mais je peux aussi lui donner un coup de pied parce que j’en ai très envie !
Ruriko et John rirent. Kelly sourit par politesse, car elle n’avait pas envie de rire. En fait, elle avait envie de se couper de tout. Quelques heures plus tard, elle affirma à ses amis avoir un coup de barre, pour pouvoir retourner dans le dortoir de Dragondebronze ; une fois là-bas, elle alla s’allonger sur son lit, comme elle le faisait lorsqu’elle ressentait le besoin de faire le point. Il s’était passé tant de choses en seulement deux jours. Elle se demandait ce qui avait pris à Mr Leone de fouiller dans le sac de Naomi… en y réfléchissant, une idée inquiétante lui vint. Martoni n’avait aucun souvenir du Temple de Lalaoud, mais qu’en était-il de l’animal qui l’avait accompagné ? Et si le Demiguise était à la recherche de la Cuillère ?
« Faut que je le signale à Astrid », se dit-elle dans un premier temps… avant de se demander si elle avait envie de le faire. Astrid ne lui inspirait plus confiance, Kelly ne savait plus ce qu’elle pouvait lui dire ou pas… de plus, qui pouvait savoir comment elle réagirait à une telle information. Devait-elle le dire à Peter ? Peter… était-il au courant de tous les agissements de sa copine ? Pas sûr… mais Kelly avait la désagréable intuition que quand bien même il le saurait, il ne ferait rien pour l’en dissuader. Depuis cette année, Astrid le dominait clairement dans l’OASIS. Kelly se trouvait bien généreuse d’avoir protégés ces deux-là de McGonnadie…
Folle de rage à la pensée de son énième retenue, elle tira si fort sur le drap de son matelas qu’elle le déchira. Et pour ne rien arranger, elle eut un spasme nauséeux lorsqu’elle s’aperçut qu’avec tout ça, elle avait oublié de faire ses devoirs de métamorphose. Elle allait y passer toute la soirée, elle le sentait. Complètement déprimée, elle n’alla même pas dîner.
Elle ne sortit du dortoir qu’à 21 heures pour faire ses satanés devoirs. John revint le premier dans la salle commune, en milieu de soirée. Il avait manifestement ôté la Perruque de Scravoiseux, puisqu’il avait retrouvé ses habituels cheveux courts. Kelly s’en voulait un peu de ne pas être revenue auprès de ses amis, mais John, l’air paisible, ne semblait pas lui en tenir rigueur. Il s’assit juste à côté d’elle, la collant presque, et engagea la conversation, alors que Kelly aurait bien aimé faire son travail tranquillement…
- Tiens, John, qu’est-ce que t’as fait à tes cheveux ? lui demanda alors Huffö Gray, qui l’avait vu avec sa coupe afro.
- La coupe afro, c’était que pour aujourd’hui, répondit-il avec un sourire. J’avais juste envie de changer un peu, je verrais ce que je fais demain matin.
Il lâcha alors un bâillement spectaculaire. Et dans les secondes qui suivirent, sa tête tomba sur l’épaule de Kelly, et il s’endormit comme une pierre. Kelly et Huffö en restèrent médusés. Gênée, elle remua son épaule, mais John demeura totalement endormi. Non sans amertume, Huffö et elle durent le porter jusqu’à son lit. Ce sommeil particulièrement abrupt était sûrement dû à sa nuit blanche passée, sans parler du fait que John avait dû s’épuiser à lancer une pléthore de sortilèges tout au long de la journée. Kelly espérait qu’il se modérerait à l’avenir, parce qu’elle ne ferait pas ça tous les jours.
Le lendemain, Astrid ne réunit pas l’OASIS, elle fit simplement circuler un message pour signaler que Kwaï ne faisait plus partie du groupe sous prétexte de « désaccords avec la direction ». Cela fit ricaner Kelly. Elle hésitait de révéler à tout le monde ce qu’elle avait appris sur Astrid… mais elle avait trop peur de tout foutre en l’air en faisant cela. L’OASIS venait encore une fois de perdre un membre, alors si Kelly créait un mouvement de panique au sein du groupe, c’en serait la fin. Et pourtant, son propre choix l’irritait : elle laissait Astrid s’en sortir beaucoup trop bien…
Le lundi soir, la retenue consista pour Kelly à enregistrer pendant deux heures « Le respect du règlement, ce n’est pas uniquement quand ça m’arrange » dans un magnétophone magique, sur différents airs – dont elle ne connaissait pas la moitié - listés sur un morceau de parchemin. Elle eut très vite la voix cassée. John faisait de son mieux pour la faire rire entre deux prises, alors qu’il était lui-même occupé à désenchanter des crapauds couverts de pralines qui avaient servi pour le cours de métamorphose des deuxième année. Grâce à la Perruque de Scravoiseux, cela lui prit peu de temps, mais il tint à rester auprès de Kelly jusqu’à la dernière minute. Elle l’en remercia du fond du cœur. Même si c’était un peu de sa faute si elle avait une retenue, c’était vraiment un super ami.
Après avoir passé plusieurs mois à se chercher un look avec ses multiples couvre-chefs, John avait un nouveau jeu : avec la Perruque sur la tête, il essaya plusieurs coiffures, même s’il se rabattait le plus souvent sur sa coupe afro. En cours, ses progrès furent spectaculaires, notamment en sortilèges et en métamorphose : son sortilège d’Agrandissement (un sort dont on disait que les garçons de l’école l’utilisaient souvent sur leurs parties génitales) furent particulièrement réussis, et il parvint dès le premier cours à changer un fourmilier en bec bunsen. Pour le moment, McGonnadie était trop remonté contre Kelly et John pour lui accorder de l’attention, mais peu importait à ce dernier : il était sur son petit nuage, que ce soit pour sa puissance magique que pour la force qu’il avait acquise. Un jour que la Kagoule lui bondit dessus par derrière pour se venger du sortilège d’Allégresse vomitif, il la fit voltiger d’un simple coup de poing à travers le couloir. Or cela, même Doubledose n’y arrivait pas avec les coups de pied qu’il distribuait à l’envi à la créature. Le lendemain, en cours d’histoire de la magie, l’attention pour le moins fragile de Naomi fut soudainement attirée par quelque chose d’insolite.
- John, qu’est-ce que t’as sur la main ? demanda-t-elle en chuchotant.
- De quoi ?
- Regarde, elle est toute rouge, et t’as des espèces de boutons dessus !
Kelly, qui était de « corvée de notes » en histoire (il se relayaient régulièrement tous les trois, étant incapables de suivre plusieurs cours de Jar Jar Binns à la suite), s’interrompit et regarda avec surprise la main rougie de John. Celui-ci était totalement déconcerté de ne pas s’en être aperçu lui-même. Après le cours, il fila à l’infirmerie : il s’avéra qu’il avait attrapé la gale au contact de la Kagoule la veille. Une forme légère sûrement, car il n’avait ressenti aucune démangeaison depuis que c’était arrivé. Tout de même, cela en disait long sur l’hygiène et la santé de la créature.
La semaine passa lentement. John était toujours aussi stimulé par la Perruque. Les camarades de l’OASIS venaient régulièrement lui demander ce qu’il en était ; il leur répondait systématiquement (et crânement) avec une démonstration de ses pouvoirs amplifiés. Kelly, qui avait été si heureuse pour John le jour où il l’avait conquise, ne partageait par leur enthousiasme. Elle ne pouvait s’empêcher de penser en permanence à l’avenir incertain de l’OASIS. Depuis qu’elle avait rejoint ce groupe en deuxième année, elle n’avait jamais douté de la justesse de sa cause et de la nécessité absolue de sa réussite. Mais désormais, avec la débâcle mentale d’Astrid, elle avait de sérieuses craintes sur ce qu’il se passerait le jour où l’OASIS serait en mesure de conquérir Lettockar. Et elle n’était pas la seule : Naomi partageait son affliction. Leurs chefs se serviraient-ils des Reliques avec autant de lucidité, de grandeur qu’ils l’avaient professé ? Elles en parlèrent à plusieurs reprises ensemble... Naomi confia avoir hésité à plusieurs reprises à quitter l’OASIS, elle aussi, puis s’en être aussitôt voulue de l’avoir envisagé. En apprenant cela, Kelly se sentit encore plus malheureuse, d’autant qu’elle ne trouvait rien à dire de rassérénant, même à sa meilleure amie.
Le dimanche soir, après une telle discussion, Kelly regarda Naomi ranger ses livres, et parmi eux, La métamorphose en Egypte Antique. Celui que lui avait offert Albus Dumbledore. Kelly regarda alors par la fenêtre. Dehors, le soleil se couchait.
« Vous feriez quoi, vous, professeur ? » pensa-t-elle avec une grande souffrance.
Durant toute la soirée, elle pensa à lui. Le vieux sage lui manquait. Si Dumbledore était là, il l’écouterait… il l’aiderait, il lui prodiguerait ses conseils… rien que l’entendre parler redonnerait de l’espoir à Kelly, elle en était convaincue. Mais cela faisait bientôt un an qu’elle n’avait plus aucune nouvelle de lui, pas depuis ce jour de printemps où ils avaient déambulé dans la Forêt Déconseillée à se confier l’un à l’autre. Ce jour-là, il lui avait promis qu’il repasserait à Lettockar. Mais quand est-ce qu’il reviendrait ?
En attendant, Kelly devait agir seule. Vers minuit, elle se glissa dans son lit, continuant à réfléchir. Peu à peu, elle acquit une nouvelle certitude. John était dans le vrai : l’OASIS avait besoin de gens pour contrecarrer Astrid. Peter n’avait pas assez de volonté pour s’opposer à elle, ça faisait deux Reliques contre une. Alors, il fallait quelqu’un d’autre pour équilibrer. Kelly se blottit dans sa couverture, s’endormant avec une détermination retrouvée. A l’OASIS, les ambitieux étaient partis, alors elle avait le champ libre.
Ce serait elle qui prendrait le Bonnet de Gilluc.