Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 20 : De quoi se faire des cheveux

5987 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 14/10/2024 22:40

20. De quoi se faire des cheveux


Kelly trépignait derrière le portrait de la Cour des Mirages qui s’ouvrait lentement. Quand le match de Crève-Ball s’était achevé – PatrickSébastos avait gagné alors qu’Ornithoryx était donnée favorite – elle était retournée dans le château en compagnie de Peter pour échapper au debrief assommant de Iossif Cvetkev. Une chose bien plus importante les préoccupait : où en étaient leurs camarades partis dans la Forêt Déconseillée ? Ils étaient tombés avec surprise sur Naomi, qui rameutait tous les membres de l’OASIS. Elle leur avait alors dit quelque chose d’incroyable. Kelly avait aussitôt foncé au troisième étage, sans attendre Peter et Naomi, impatiente d’aller voir quelqu’un...


Astrid était présente, ainsi que Vladimir, et tous ceux qui avaient participé à l’expédition, à l’exception de Kwaï qui était à l’infirmerie pour faire guérir son genou. John était au centre de la pièce, entouré de tous les camarades.


- Alors c’est vrai, John ? lui demanda Kelly d’une voix rauque.


John ferma les yeux et les plissa avec force, exactement comme Astrid quand elle modifiait son visage. Alors, ses cheveux, qui jusque-là étaient comme d’habitude, s’allongèrent jusqu’à tomber jusqu’à ses épaules et prirent une couleur jaune vif. Kelly sentit son cœur faire un bond.


- Ouiiiiiiii !! s’écria-t-elle. C’est génial !


Elle sauta dans les bras de John en riant. Elle vit un sourire triomphal et des yeux emplis d’excitation sur le visage de son ami. Peu après, Peter et Naomi arrivèrent dans la Cour, tout essoufflés. Naomi regarda d’un air particulièrement ébahi le spectacle de Kelly serrant John dans ses bras.


- Kelly, faut pas courir comme une dératée comme ça ! ahana Peter. On a pas pu te suivre…


- Faut faire plus de sport, le vieux ! le railla Kelly. John, j’suis tellement fière de toi. Alors, j’avais pas raison ? Tu vois que tu pouvais gagner une Relique ! T’es au top !


John rougit de plaisir. Naomi le serra à son tour dans ses bras. Leur ami était rayonnant. Un de ses rêves était devenu réalité : il était complimenté, regardé avec admiration par tout l’OASIS… ou presque. Astrid restait silencieuse, les mains jointes derrière le dos.


- Vous nous racontez ? demanda Peter à ceux qui avaient été dans la Forêt.


Ils lui décrivirent en détail l’épreuve élaborée par Scravoiseux. Le rituel des Sombrals, les ascenseurs dans les arbres, les questions du Perce-Crâne... John ne parla que peu, savourant son triomphe en silence, laissant les autres décrire l’épreuve avant de conclure sur sa brillante réussite avec le Phoustitix. Ses interlocuteurs furent fascinés par cette créature. C’était donc cela, le Perce-Crâne… et c’était aussi la gerbe de flammes que Peter avait vu dans la Boule de Curcumo pendant des mois… A part Mercedes qui s’en voulait encore d’avoir raté la question du Serpencendre, ils étaient tous contents d’avoir réussi à ramener la Perruque sans trop d’encombres. La nature de l’épreuve avait pour le moins stupéfait tout le monde…


- Un concours de culture générale… je suis… abasourdi, dit Peter.


- Et ce n’est pas toi qui l’a remporté, Naomi ? dit alors Astrid en levant les sourcils. Je suis très surprise.


Astrid parlait d’un ton calme et posé, mais Kelly sentait également chez elle une immense crispation. Elle guetta le changement de couleur de ses cheveux, qui avaient une fâcheuse tendance à trahir les sentiments d’Astrid. Curieusement, ils restèrent blonds…


- J’ai eu un instant de faiblesse, il faut croire, répondit Naomi. Je sais que tu n’aimes pas ça, Astrid, alors j’en suis sincèrement navrée.


Son dernier propos était largement démenti par sa voix qui ne bronchait pas, et par l’air de défi que l’on lisait sur son visage. Dans son coin, Kelly eut un très large sourire. Astrid retroussa les lèvres, puis reporta son regard vers John.


- Bien, bien… félicitations, John, dit-elle d’une voix douce.


- Ouais, c’est juste vraiment dommage que j’aie dû abandonner mon chapeau préféré au Phoustitix, soupira-t-il.


- Mais non, c’est pas grave, intervint aussitôt Kelly. Cette Perruque vaut toutes tes m… tous les chapeaux du monde !


- Alors, qu’est-ce que tu peux faire avec ton nouveau jouet ? demanda Vladimir à John.


- J’ai pas encore eu l’occasion de la tester, répondit ce dernier, mais je sens déjà son pouvoir magique… depuis que je la porte je me sens… différent. J’ai une sensation bizarre dans le corps…


- Ah non John, ça c’est la puberté, le coupa Mercedes.


Tout l’OASIS éclata de rire. Alors, Kelly grimpa sur un canapé, surexcitée.


- Il n’en reste plus qu’une ! s’exclama-t-elle. Vous vous rendez compte ? On va bientôt atteindre notre but !


John, Mercedes, Naomi, Tarung, Vladimir et Oszike poussèrent un grand cri de joie. En revanche – et cela interloqua Kelly – les deux chefs de l’OASIS restèrent réservés. Peter, proche du piédestal de la Boule de Curcumo, caressait la sphère du bout de ses doigts.


- C’est vrai, admit-il, mais en ce qui me concerne, trouver le Bonnet de Gilluc va être encore plus difficile que pour les autres… On sait si peu de choses à son sujet… le temps joue contre nous…


- Allez quoi, Peter, un peu d’optimisme ! insista Kelly, agacée. Tu vas pas faire du boudin alors qu’on est si près du but, quand même ?


- Il nous reste plusieurs mois avant que nous quittions Lettockar, chéri, dit Astrid, toujours aussi placide. Nous allons redoubler d’efforts.


- Je veux bien vous aider dans les recherches s’il le faut ! ajouta Kelly.


En l’entendant, Peter sourit pour la première fois depuis le début de la réunion. Kelly espérait sincèrement que sa ferveur allait déteindre sur lui, car elle avait déjà vu Peter largement plus enthousiaste… Astrid jeta un regard inquisiteur à Kelly, puis déclara :


- Bien, je crois qu’on peut clore la réunion. Le bilan est très positif ; encore bravo, John.


- Déjà ? s’étonna Kelly.


- Moi, je vais voir Kwaï… dit Oszike. Normalement Patatchaude va l’avoir rafistolé, mais il doit toujours faire la gueule quand même…


- Moi, dit John, j’irais bien voir ce que cette Perruque a dans le… le… euh… le cuir chevelu ?


Il tira sa baguette magique de sa poche, galvanisé, prêt à lancer des sorts à la pelle. Mais alors, Astrid posa sa main sur son épaule et lui dit d’un ton solennel :


- John, tu as mérité de profiter de la… de ta Relique, c’est indéniable. Cela dit, je t’incite à l’utiliser avec modération pour le moment.


- Avec modération ? dit John, incrédule. Et pourquoi ça ?


- Disons que je… redoute qu’utiliser la Perruque de manière trop ostentatoire attire l’attention des professeurs. De toutes les Reliques, c’est celle dont le pouvoir est le plus manifeste… vu que, comme le dit Kelly, on est tout près du but, ce serait terrible de se faire pincer maintenant en se faisant trop remarquer…


- Ah ouais, donc quand c’est toi qui chope une Relique de Fondateur, t’as le droit de l’avoir en permanence pour savoir t’en servir, ironisa John d’un ton extrêmement sec. Mais quand c’est les autres, ‘faut qu’ils « l’utilisent avec modération ». Logique.


Un silence tétanisé s’abattit sur la Cour des Mirages. Alors, le visage d’Astrid eut enfin une expression. Une expression d’incrédulité mêlée de colère glacée. John soutint son regard avec aplomb. En le voyant tenir tête de la sorte à Astrid, Kelly eut l’impression de ne se rendre compte que maintenant qu’il avait grandi. Le silence se prolongea. Astrid leva les mains et dit avec une voix toujours calme mais acide :


- Fais ce que tu veux. Mais ne viens pas dire que je ne t’aurais pas prévenu.


Elle fit alors un signe à Peter, qui accourut servilement auprès d’elle. Les deux amoureux sortirent de la Cour des Mirages main dans la main sans adresser le moindre mot à personne. Les autres membres de l’OASIS s’échangèrent des regards interdits. Mis devant le fait accompli, ils se résolurent à sortir aussi du QG, sans aucune effusion. Kelly, si joyeuse il y a seulement quelques instants, était déprimée. Quand ils avaient récupéré la Boule de Curcumo, ils avaient fait la fête. La Cuillère avait été accueillie plus froidement puisqu’à l’époque, l’OASIS n’en avait pas le contrôle ; mais aujourd’hui, ils avaient une nouvelle Relique avec un maître incontesté et enthousiaste, et ils n’avaient rien fait. Ainsi, à présent, même un pas de géant dans la Quête des Reliques n’était pas une source de réjouissance dans l’Ordre des Archéo-Sorciers InsomniaqueS…


« Mais qu’est-ce qu’il faut faire, pour que ça aille mieux, à la fin ? » se demanda Kelly avec colère.


Cette absence totale d’engouement de l’OASIS sapa l’humeur du trio : la soirée qui s’ensuivit fut morne et silencieuse. Seul John faisait quelque chose de vaguement curieux : il se passait compulsivement la main dans les cheveux. Le lendemain matin, Kelly et Naomi descendirent ensemble dans le salon de la Tour de Dragondebronze. Vu qu’il pleuvait dehors, elles comptaient passer leur dimanche matin à faire leurs devoirs de métamorphose. John était déjà là.


- Ah, vous voilà ! s’exclama-t-il en les voyant descendre l’escalier.


Il bondit de son fauteuil. Kelly et Naomi remarquèrent alors qu’il avait radicalement changé de coiffure et s’était fait une coupe afro. Non, il n’avait pas seulement changé de coiffure, ses cheveux avaient pris du volume. Il portait toujours la Perruque de Scravoiseux depuis hier soir…


- Eh beh, tes cheveux font aussi leur poussée de croissance, John ? lança Kelly en riant.


- T’as pas peur que ça se voie, que tu as totalement changé de cheveux ? s’inquiéta Naomi.


- Y’a pas de problème, répondit-il, quand les gars m’ont posé la question, j’ai simplement dit que j’avais utilisé un sortilège de Gonflement. Ça va passer comme le nez de Pourrave sur un rail de coke.


Il se trompait : son changement de coiffure ne passa pas totalement inaperçu. Giovanna-Paola Martoni, s’approcha de lui quand elle sortit du dortoir des filles. Elle portait son Demiguise dans ses bras comme son bébé et le caressait tendrement.


- C’est quoi cette coupe, Ebay ? demanda-t-elle avec un rire méprisant. Tu veux ressembler à un micro ?


- Et toi, avec tes oreilles, tu veux ressembler à un radar ? répliqua John, faisant éclater de rire Kelly et Naomi.


- Euh… ouais, sauf que moi, je le fais pas exprès, répondit-elle, pas très inventive. Alors que toi, cette coupe moche, tu l’as voulue… si j’étais toi, j’aurais un peu honte…


- Eh bien tu n’as qu’à devenir coiffeuse, persifla Naomi. Comme ça, tu arrêtes tes études de sorcière et ça nous fait des vacances.


Martoni poussa une petite exclamation dédaigneuse. Elle déposa une petite bise sur le sommet de la tête de son singe puis tourna le dos aux trois amis pour aller retrouver Stephen Borntobewaïld. John, Naomi et Kelly attendirent d’entendre le portrait de la salle commune se refermer, puis se sourirent.


- J’arrête pas de penser à la Perruque depuis hier, reprit John en se triturant encore les cheveux. J’suis tellement excité que j’en ai pas dormi de la nuit !


- Aïe, c’est chiant ça, dit Kelly en grimaçant. Tu vas être dans le gaz toute la journée…


- Pas sûr, je me sens bien ! dit John, étonné. Je me sens pas fatigué, au contraire. Regardez plutôt.


Il sortit sa baguette magique, et parut la pointer sur le sac de Naomi.


- Stupéfix !


Un éclair rouge jaillit de sa baguette et frappa quelque chose dans le vide. Mr Leone apparut alors aux yeux de tous et tomba en glissant sur le sol. Naomi et Kelly poussèrent un petit cri de surprise.


- J’t’ai vu, connard ! lança John au Demiguise inanimé.


- Hey, tu arrives à lancer un sortilège de Stupéfixion, maintenant ! s’exclama Kelly, ravie.


- Ouais, et le plus ouf, c’est que c’est la première fois que j’en lance un depuis que j’ai la Perruque ! J’ai réussi du premier coup ! Aaaaah… je rêvais de faire ça depuis que cette saleté m’a baissé le caleçon ! Oui, bon, je sais que c’est pas bien de s’en prendre aux animaux, mais il l’a un peu cherché…


- Il essayait encore de me déchiqueter un cahier, ce rat ? s’indigna Naomi. Oooooh, mais c’est qu’ils m’énervent, lui et sa stupide maîtresse !


- Martoni va pas être contente… signala Kelly, songeuse, en regardant Mr Leone. A tous les coups elle va encore croire que c’est moi qui ait maltraité son macaque. Faut que je fasse gaffe à ce qu’elle me coince pas dans une alcôve.


- Si elle vient vous emmerder, faites-moi signe, je m’occuperai d’elle, dit crânement John.


Kelly fut légèrement agacée, estimant qu’elle pouvait très bien se défendre de Martoni toute seule. Mais il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas vu John aussi content et vivant qu’elle ne le contredit pas. Le garçon réveilla le Demiguise, qui déguerpit sans demander son reste. Très content, John sortit de la salle commune. Les filles renoncèrent à leurs devoir de métamorphose pour le suivre. Il passa une heure entière à tester ses nouveaux pouvoirs : la différence fut nettement perceptible. Avec ses sortilèges de Lévitation, il soulevait de lourdes statues de pierre ; il réalisa un sortilège de Réduction si puissant qu’il réduisit un portrait haut de trois mètres en photo d’identité ; ses sortilèges d’Allégresse rendirent la Kagoule tellement contente qu’elle en vomit, et il métamorphosa un lustre du deuxième étage en grosse botte de radis les doigts dans le nez. Les filles l’applaudirent tellement qu’elles en eurent vite mal aux paumes !


A un moment, sans prévenir, John poussa un cri de joie et se mit à courir. Il fonça hors du château à une vitesse impressionnante, alors qu’il pleuvait toujours des cordes. Kelly et Naomi se retrouvèrent comme deux ronds de flanc. Une demi-heure plus tard, John les retrouva au premier étage, tout ruisselant et euphorique au dernier degré.


- Mais enfin John, qu’est-ce qui t’as pris d’aller dehors ? demanda Kelly, les yeux ronds. T’es trempé jusqu’aux os !


- Bof, c’est pas gênant, affirma-t-il. Les filles, j’ai découvert un autre truc. La Perruque… elle renforce pas seulement les pouvoirs magiques… elles renforce aussi les capacités physiques ! Je suis devenu vraiment plus fort…


- C’est vrai ? s’étonna Naomi. C’était pas du tout mentionné dans les documents qu’on a trouvé !


- Fort comment ? demanda Kelly.


Sans crier gare, John l’attrapa par les hanches et la lança dans les airs. Kelly lâcha un « Eh ? » ahuri. John la rattrapa habilement et la porta sans difficulté à l’horizontale avec une seule main posée sur son ventre, comme un père jouant avec son bébé. Kelly gloussa, les bras écartés. Les yeux marrons de John brillaient. Dans cette position burlesque, ils attirèrent les regards des passants. Quelqu’un s’avança même vers eux : le professeur Grog, les mains dans les poches de son éternel manteau kaki. John, embarrassé, reposa Kelly en douceur.


- T’as à ce point envie de soulever Powder, Ebay ? lança alors Grog.


Il éclata alors de rire à sa propre blague. Les personnes présentes aux alentours regardaient le spectacle d’un air médusé. Kelly roula les yeux, morte de honte ; à côté d’elle, John était livide et affichait l’air de quelqu’un qui avait envie de s’enterrer dans le sol. Kelly fut un peu surprise, d’ordinaire il répliquait quelque chose dans ce genre de cas.


- Oh allez, elle était bien ! s’exclama Grog, hilare. Non ? Pffff, z’avez toujours le cul aussi serré, tous les trois.


« Mais comment Pavel supportait ça ? » se demanda Kelly.


Grog s’en alla. Finalement, ce n’était pas si mal quand il était dépressif. Quand Grog fut hors de vue, Naomi s’approcha de John et dit avec un sourire enfantin :


- Tu me sou… tu me portes aussi, John ?


- Ah non hé, j’ai pas envie d’entendre une autre blague comme celle-là ! C’était déjà suffisamment gênant, alors je le fais plus.


Le sourire de Naomi disparut brutalement. Kelly regarda, les yeux écarquillés, un John renfrogné. Il y eut un blanc, et Naomi avait le visage presque décomposé. Kelly allait dire quelque chose, lorsqu’elle vit Astrid Lisberg passer non loin d’eux.


Aujourd’hui, elle revêtait une couleur de cheveux pour le moins insolite, une sorte de vert mousse tirant sur le brun. Plus étrange encore, elle regardait partout autour d’elle avec nervosité. Kelly haussa un sourcil. Astrid avait clairement l’air de ne pas vouloir être suivie, ni même vue. Kelly la suivit attentivement des yeux, ce qui n’échappa pas à Astrid.


- Oui, Kelly ? demanda-t-elle d’un ton impérieux. Tu me veux quelque chose ?


- Non, rien, c’est tes cheveux, répondit Kelly d’une voix assurée. C’est original comme couleur.


Astrid fit une grimace qui était probablement censée être un sourire. Kelly détourna les yeux et fit mine de réengager la conversation avec John et Naomi. Alors, Astrid resserra la grande cape brune dans laquelle elle s’était drapée et reprit son chemin. Kelly attendit quelques instants, puis dit à voix basse à ses amis :


- J’vous laisse, les poulets, j’ai un petit travail à faire.


- Tu vas la suivre ? demanda John dans un murmure.


- Non, j’ai une bien meilleure idée. Tu n’es pas le seul qui aime jouer avec les Reliques des Fondateurs, Johnny-boy.


A ces mots, elle fila au troisième étage. Elle aussi fit en sorte de ne pas être vue jusqu’à ce qu’elle arrive devant le tableau aux bédouins. Kelly passa la tête à l’intérieur de la Cour des Mirages, n’y vit personne, puis y entra. Sans surprise, la Cuillère de Lalaoud n’était pas sur son présentoir ; en revanche, la Boule de Curcumo était bien sur le sien. Kelly allait la toucher, lorsqu’un bruit de respiration la fit alors sursauter. Elle se retourna : Peter Shengen était affalé dans un canapé qui tournait le dos à l’entrée de la Cour, endormi. Elle ne l’avait pas vu en entrant. Kelly resta immobile, guettant le moindre geste. Mais Peter ne se réveilla pas malgré sa présence, et ne fit même aucun mouvement. Kelly posa alors immédiatement ses mains sur la Boule : Peter pouvait se réveiller d’un moment à l’autre, alors elle devait agir vite.


« Je veux voir ce que fait Astrid Lisberg… Astrid Lisberg, la préfète d’Ornithoryx… elle a des cheveux verts… allez grouille, stupide boule… je veux dire, ô puissante Relique… »


Au bout de presque une minute, elle arriva enfin à faire fonctionner la Boule de Curcumo, qui emmena son esprit dans la Forêt Déconseillée. Au début, Kelly crut s’être trompée d’endroit, puisqu’elle ne voyait Astrid nulle part. Ce ne fut que lorsqu’elle vit une silhouette bouger près d’un arbre qu’elle comprit qu’Astrid était présente, mais qu’avec ses cheveux verts et son manteau brun, elle se fondait dans le décor. Elle avait même légèrement changé le teint de son visage.


Peu après, un autre individu arriva. C’était Kwaï Gun-Djinn. Lui aussi était vêtu de brun et de vert. Astrid et lui se dévisagèrent, puis la préfète d’Ornithoryx déclara d’un ton glacial :


- Ça ne devait pas se passer comme ça, Kwaï.


- Je sais, Astrid, dit-il, la mine sombre. Je suis désolé… et dépité.


- Comment tu as pu te faire doubler par John ? s’écria Astrid d’une voix sifflante. C’est un petit troisième année, et même pas parmi les meilleurs en plus !


- Oui, bon, ça va hein ! Tu crois que j’ai pas tout fait pour l’obtenir, cette foutue Relique ? J’étais à deux doigts, ça s’est joué à UNE question entre lui et moi ! Putain… quand je l’ai vu descendre de l’arbre avec la Perruque sur la tête, j’ai eu la haine… tout s’est écroulé d’un coup pour moi.


Astrid pesta, ses cheveux devinrent plus clairs. Kelly vit la Cuillère de Lalaoud serrée dans sa main gauche…


- On avait un accord, Kwaï, reprit-elle. J’ai accepté de te laisser la Perruque parce que tu es loyal, tu devais devenir son maître et faire ce que je dis avec ! John… je l’aime bien, sincèrement, mais c’est encore un gamin, il va utiliser la Perruque pour des bêtises ! Hier, il pensait qu’à s’amuser avec. Il va se produire une catastrophe, j’en suis sûre ! L’OASIS va en pâtir… j’ai déjà perdu tellement de temps à dompter la Cuillère…


- Ah ouais, quand tu t’es faite doubler par un singe ? ironisa Kwaï.


Il se recroquevilla, se rendant compte de l’insolence de son propos. Mais Astrid ne lui répondit pas. Ses yeux s’étaient perdus dans le vide. Elle se remit soudainement à reparler de l’épreuve dans la Forêt Déconseillée :


- Je ne comprends pas que Naomi n’ait pas remporté cette épreuve… elle a laissé gagner John, j’en suis sûre. Mais pourquoi elle a fait ça ? Tu crois qu’ils ont passé aussi un accord tous les deux, pour contrecarrer le nôtre ?


Kelly sentit ses entrailles se geler. Le phénomène qui se déroulait sous ses yeux correspondait à ce que Naomi lui avait décrit il y a quelques temps… Astrid se parlait plus à elle-même qu’autre chose, et pour mettre en cause une camarade, une amie… et voir des complots et des ennemis tout autour d’elle… Kwaï lui-même poussa un grognement exaspéré.


- Tu délires, Naomi ne savait rien de notre accord ! s’exclama-t-il. Personne n’en savait rien ! Arrête de penser qu’à tes problèmes, Astrid, tu pourrais penser un peu à moi, non ?


- Quoi, toi ?


- Ben, à part un genou pété, j’ai rien gagné dans cette histoire ! La Perruque m’est passée sous le nez ! Et comme PatrickSébastos est favorite pour remporter la coupe de Crève-Ball cette année, il n’y a plus aucune chance qu’ils me reprennent dans l’équipe !


- Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? C’était ton boulot ! Tu peux t’en prendre qu’à toi-même Kwaï, alors me demande pas de pleurer sur ton sort ! Il fallait pas rater ton coup, point à la ligne !


- Mais j’t’emmerde, à la fin ! s’égosilla Kwaï. C’est bien beau de critiquer le résultat du match quand on est resté dans les tribunes ! T’avais qu’à y aller, choper la Perruque, puisque c’est si facile !


- J’aurais dû confier ça à Kelly, elle aurait réussi, elle ! s’exclama Astrid sans lui répondre. Quoique… elle est tête brûlée ces derniers temps, j’ai du mal à la cerner… je me demande bien si elle me l’aurait pas faite à l’envers, elle aussi…


A nouveau, elle se parlait à elle-même. Kelly, stupéfaite qu’on parle d’elle dans cette conversation, avait l’impression d’être dans un rêve délirant. Ce qu’Astrid disait d’elle la tétanisait.


« Mais t’es devenue folle... » pensa-t-elle.


Alors, Kwaï explosa :


- Tu sais quoi ? Démerdez-vous sans moi ! Apparemment je sers à rien et en plus je me fais engueuler, alors y’a plus aucune raison pour que je me consacre à l’OASIS. Parce que ce stupide Bonnet de Gilluc, vous pouvez vous le garder ! Vous me faites perdre mon temps.


- C’est ça, tire-toi ! rugit Astrid. De toutes façons, t’en as jamais rien eu à foutre de la cause, tu n’as jamais pensé qu’à toi ! Depuis le début, ce qui t’intéressait, c’était d’obtenir la Perruque de Scravoiseux et rien d’autre. Et oui Kwaï, pas la peine de faire cette tronche, on l’a toujours su. A part Pavel bien sûr, mais bon, lui, hein…


Kelly ressentit une bouffée de colère en entendant une nouvelle fois ce ton dédaigneux sur lequel Astrid parlait de Pavel. Puis, elle ressentit une immense stupeur en réalisant que l’OASIS venait à l’instant de perdre un autre membre. La vision de la Boule devint tout à coup plus floue. Kelly distingua la silhouette de Kwaï cracher par terre.


- T’es vraiment qu’une grosse pute, Astrid Lisberg.


Kelly crut qu’Astrid allait exploser de colère. Mais celle-ci resta froide. Elle mit dans son dos la main qui tenait la Cuillère de Lalaoud, et de l’autre, elle brandit sa baguette magique et juste devant le visage de Kwaï. Le garçon eut un mouvement de recul. Projetée dans la Boule, Kelly ne pouvait pas écarquiller les yeux, mais c’est ce qu’en temps réel elle aurait fait tant elle était estomaquée.


- Tu vois Kwaï, rien qu’hier, je t’aurais cassé la gueule pour avoir dit ça, déclara Astrid d’une voix presque joyeuse. Mais aujourd’hui, je prends ça avec philosophie, je me dis que j’ai pas de colère à gaspiller sur un type comme toi. J’ai une révolution à faire à Lettockar, il faut que je garde mon énergie pour autre chose. Alors je vais te laisser partir sans faire d’histoire. Mais tout de même, un conseil… quand on aura réuni les Reliques, qu’on sera les Maîtres de Lettockar, fais-toi tout petit…


Kwaï éclata d’un rire sans joie, un rire que Kelly entendit avec un son très lointain. Sa vision devint alors floue et opaque : la Boule de Curcumo échappait à son contrôle. Elle rouvrit brusquement les yeux, et se retrouva dans la Cour des Mirages. Elle ôta ses doigts de la Relique, mais ne la quitta pas des yeux. Ce qu’elle venait de lui montrer la troublait au plus haut niveau…


Kelly recula, et elle faillit tomber en heurtant le canapé dans lequel se trouvait Peter. Il ne s’était pas réveillé. Kelly s’attarda sur lui, et réalisa alors à quel point ce sommeil était étrange. Peter se tenait vraiment dans une position bizarre, pas naturelle… et son visage n’avait pas l’expression détendue et relâchée de quelqu’un qui dormait paisiblement… en plus, il avait gardé ses lunettes. Clairement, il ne s’était pas allongé pour faire une sieste. S’était-il drogué ?


Kelly se décida et le secoua par l’épaule pour le réveiller. Peter ouvrit à moitié ses yeux marrons en geignant. Puis, en voyant Kelly, il poussa un petit cri de surprise.


- Kelly, tu m’as fait peur ! Qu’est-ce que tu fais là ?


- Ben, je me demandais si… si… tu dormais… ? balbutia Kelly.


Peter se figea. Il plissa légèrement les yeux, comme s’il réfléchissait.


- Évidemment que je dormais, qu’est-ce que j’avais l’air de faire ? grogna-t-il en se redressant.


- Je… je sais pas, t’avais pas l’air bien.


- Mais si, je vais bien. Je suis parfaitement requinqué, merci.


Pourtant, il était blême et sa voix manquait de tonus. Peter agita mollement ses dreadlocks blondes et réajusta ses lunettes sur son nez. Kelly observa sa main. Elle était fine et osseuse. Peter avait maigri. Il avait retrouvé sa figure fatiguée et maladive d’il y a deux mois… Kelly était pourtant sûre qu’il avait retrouvé la forme…


- Et toi, qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il à nouveau.


- Rien de spécial, mentit bêtement Kelly. Je me demandais s’il y avait du monde dans la Cour, alors je suis allé y jeter un œil.


- Baratineuse, va, répliqua Peter en souriant. Tu t’es servie de la Boule ? Qu’est-ce que t’as regardé ?


Kelly était extrêmement mal à l’aise. Devait-elle décrire en détail à Peter ce qu’elle venait de voir ? Entre la nouvelle crise de paranoïa de sa copine et le claquage de porte de Kwaï, elle n’avait aucune idée de comment il allait réagir… non. Elle en parlerait à John et Naomi d’abord. D’ordinaire, dans ce genre de cas, on se confiait d’abord à ses aînés, à des gens plus expérimentés, mais après ce qu’elle venait de voir, elle ne savait pas s’il fallait faire confiance aux vieux…


- J’ai espionné Martoni, affirma Kelly. Je me méfie toujours d’elle, elle aurait bien dans l’idée de refaire une crasse à l’OASIS. Mais non, elle fout rien de spécial…


- Bah oui, même les gens comme Martoni ne passent pas toutes leurs journées à comploter, dit Peter en souriant. On t’a toujours dit que t’était un peu trop paranoïaque, Kelly.


« Va dire ça à ta meuf, crétin… » ragea-t-elle intérieurement.


- De mon côté, j’ai de bonnes nouvelles. J’ai aperçu le Bonnet de Gilluc dès ma première tentative. Je l’ai pas encore localisé bien sûr, mais je sais à quoi il ressemble, alors que c’était pas le cas pour les Reliques d’avant.


- Oh… oui, c’est une bonne nouvelle… très bien, Peter… répondit Kelly d’une voix absente.


Peter donna alors un coup de baguette en direction de la glacière de l’OASIS : deux bouteilles de Bièraubeurre en sortirent pour aller dans les mains de Peter et Kelly. Elle en but une gorgée, sans quitter des yeux son préfet, dont la mine l’inquiétait toujours. Indifférent à son regard perçant, Peter continua de parler du Bonnet de Gilluc :


- On en discutait encore hier avec Astrid, le problème, c’est que le père Gilluc, on sait vraiment rien sur lui, surtout pas où il est parti quand il a quitté Lettockar… donc aucune piste sur l’endroit où est enterré le Bonnet. Si on a pas de données solides, il faut étudier les indices. Le symbole de PatrickSébastos est une lune, c’est peut-être un endroit qu’on ne peut visiter que la nuit…


- Un bordel ? lança Kelly d’un ton goguenard.


- Bravo Kelly, dit Peter en levant les yeux au ciel. Si tu as d’autres propositions comme celle-là, n’hésite pas à ne pas m’en faire part.


- Promis. Mais en vrai, ça m’inquiète, Peter : si on ne trouve pas d’autres infos sur Gilluc et son Bonnet, comment tu vas faire ?


- Alors y’a pas 50 solutions : je dois harceler la Boule de Curcumo jusqu’à ce qu’elle crache le morceau. J’y passerai mes nuit s’il le faut. Je dois bûcher. Bûcher, poncer, trimer, c’est ma vie…


- Euh… oublie pas de te reposer, quand même, signala Kelly. Au pire, je peux…


- Non, pas question de relâcher. Pas maintenant que nous sommes si près du but. C’est toi qui l’as dit, n’est-ce pas, Kelly ? Alors, quoiqu’il advienne, il faudra aller jusqu’au bout. Que ce soit moi, Astrid ou quiconque nous succédera, il faudra finir le travail. Quoiqu’il advienne… répéta-t-il d’une voix spectrale.


Une lueur qui avait quelque chose d’inquiétant brillait dans son regard. Les traits de Kelly se tendirent. Depuis plusieurs minutes, il se produisait quelque chose de totalement nouveau : Peter la mettait mal à l’aise…


- Au fait, tu m’as pas dit, ça s’est bien passé l’autre jour avec Angelica ? demanda subitement Peter.


- Hein ? Ah, euh, oui ! Oui oui, elle est super sympa. On a… on a bien bavardé.


Peter acquiesça d’un air ravi. Kelly lui adressa un sourire totalement feint. Au fond d’elle, elle était terriblement bouleversée, au point qu’elle sentit ses sens s’engourdir petit à petit. Sa Bièraubeurre n’avait même plus de goût.


Elle pensait à Astrid, dont l’attitude l’effrayait une fois de plus. Naomi avait raison, elle s’enfonçait dans la paranoïa et elle devenait tout bonnement odieuse avec le monde entier. « Elle est devenue folle »… se répétait Kelly. Et cet accord déséquilibré qu’elle avait passé avec Kwaï, en secret en plus ! « Je te laisse la Perruque et tu fais ce que je dis avec »… Kelly trouvait incroyable que Kwaï ait accepté un tel marché. Il convoitait donc la Perruque si ardemment qu’il était prêt à devenir le pantin d’Astrid ? Le connaissant, cela ne lui ressemblait pas d’abandonner sa fierté de cette manière… ou bien… une autre idée traversa l’esprit de Kelly. Petit à petit, cela devint une évidence.


Astrid s’était servie de la Cuillère de Lalaoud sur un membre de l’OASIS.

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