Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 19 : L'ascension des oliviers

6645 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 02/10/2024 21:46

19. L’ascension des oliviers


- Promenons-nous dans les bois… commença Mercedes.


- Pendant que Viagrid n’y est pas, continua Naomi.


- Si Viagrid y était… chantonna Tarung.


- Il nous enculerait ! acheva John.


Six adolescents qui marchaient dans la Forêt Déconseillée de Lettockar éclatèrent de rire. Un rire bienvenu avant ce qui les attendait. Si Ozsike, John, Kwaï, Mercedes, Naomi et Tarung se trouvaient actuellement dans cet endroit grotesque, c’était pour aller chercher l’une des Reliques des Fondateurs à l’abri des regards.


Ils avaient choisi d’y aller ce samedi, car il y allait bientôt y avoir un match de Crève-Ball opposant Ornithoryx à PatrickSébastos cet après-midi. Kelly devait y assister en sa qualité de joueuse de l’équipe de Dragondebronze. Astrid, que Fistwick avait à l’œil en ce moment après son absence douteuse à la réunion des préfets, préférait être dans son champ de vision, et donc dans les gradins du stade Marie Grégeois ; Peter lui tenait compagnie. Quant à Vladimir, il avait fait en sorte de récolter une retenue par Viagrid, permettant ainsi que le garde-chasse ne rôde pas dans la Forêt Déconseillée pendant que ses amis y étaient.


Ils n’avaient que peu de temps devant eux. Kwaï était surexcité ; il était probablement le plus déterminé du groupe à devenir maître de la Perruque. Il espérait que grâce à ses pouvoirs, il aurait une chance de réintégrer l’équipe de PatrickSébastos. Il avait d’ailleurs affirmé à ses anciens coéquipiers qu’il était trop dégoûté par son exclusion pour regarder sa maison jouer, trouvant ainsi un excellent prétexte pour ne pas se trouver dans le stade durant le match. Il n’avait pas seulement une Relique à conquérir, il avait une revanche à prendre, et cela, ses compagnons le sentaient nettement. John était plus détendu : il portait fièrement son béret préféré, « pour l’occasion », avait-il dit.


La traversée de la forêt fut étonnamment tranquille. La petite troupe croisa simplement quelques serpents à gyrophares, mais quelques étincelles suffirent à les éloigner. A un moment, ils arrivèrent à l’entrée d’un corridor obscur et étroit au bout duquel on distinguait un vieil escalier de pierre. Peter avait vu très distinctement ce passage dans la Boule de Curcumo, ainsi que ce qui s’y trouvait…


- Dites, j’entends des murmures… dit alors Mercedes.


- C’est les Mandragueuses ! s’exclama Kwaï. Vite, on fait ce qu’on a dit…


Lui, Oszike, Mercedes, John et Naomi sortirent des bandeaux de leurs poches et se les enroulèrent autour des yeux ; puis, Tarung créa une corde magique qui les relia tous les uns aux autres. Avec lui à leur tête, ils s’engouffrèrent dans le couloir obscur occupé par une rangée de Mandragueuses. John et Naomi avaient remarqué que Kelly avait fait une drôle de tête quand Peter leur avait décrit cet endroit. Avec leurs précautions, les appels sirupeux des Mandragueuses ne furent plus que des bruits étouffés. Tarung les guidait jusqu’à l’escalier. Lui n’avait besoin ni de bandeau ni de boules quies : il comptait sur son étourderie naturelle pour échapper aux pouvoirs des sirènes végétales. Et cela fonctionna parfaitement. Ils avaient franchi le premier défi.


Ils grimpèrent l’escalier délabré, et arrivèrent sur un plateau couvert de végétation. Peu après, ils se retrouvèrent sur une butte qui dominait une vaste clairière, cernée par des oliviers d’une taille surnaturelle, si rapprochés que leurs feuilles se touchaient. Au milieu de cette clairière trônait un arbre encore plus grand et épais que les autres, et qui avait l’étrange particularité de donner des fruits de toute sorte : des abricots, des pommes, des cerises, des prunes, des poires… cet endroit, quoique étrange, n’aurait rien eu d’inquiétant s’il n’avait pas été occupé par des Sombrals.


Il y en avait une dizaine. La plupart gambadaient lentement, sans brouter – eux qui se nourrissaient de viande, certains étaient couchés, l’air paisible. Ils regardèrent les six humains de leurs yeux blancs laiteux. Naomi, qui était la seule du groupe à les voir, étouffa une exclamation, et fit s’arrêter ses camarades.


- Qu’est-ce qu’il y a ? s’étonna Mercedes.


- Les Sombrals, répondit Naomi d’une voix rauque. Les Sombrals de la forêt sont juste devant nous.


Les jeunes sorciers se figèrent, inquiets, mais les Sombrals n’eurent aucune réaction particulière. Ils ne bougèrent pas. Guidés par une Naomi mal assurée, les jeunes sorciers s’approchèrent donc d’eux avec prudence.


- Les Cavales de Scravoiseux… murmura Kwaï, songeur.


- Qu’est-ce qu’ils font là ? demanda Tarung.


- Ce sont peut-être eux qui gardent la Perruque ? suggéra Oszike, fixant intensément ce qui était en réalité du vide.


Cela n’était pas dénué de sens. Les gens de l’OASIS ne savaient que peu de choses à leur sujet - à part que c’était Bernardo Curcumo qui en avait fait cadeau à son comparse peu avant la Fondation de Lettockar - mais il était évident que les Cavales de Scravoiseux ne pouvaient pas se trouver au même endroit que la Perruque sans raison. Naomi réfléchit un instant, puis dit :


- Viagrid m’a dit que les Sombrals ont un excellent sens de l’orientation, qu’il suffit de leur dire où on veut aller pour qu’ils nous y emmènent. Peut-être que ceux-là peuvent nous conduire à la Perruque ?


- Pas bête, admit Kwaï. Vas-y, demande-leur.


- Pourquoi moi ? glapit aussitôt Naomi.


- Parce que t’es la seule qui peut les voir, peut-être ? répondit Oszike avec un petit sourire.


Naomi déglutit. Les Sombrals n’étaient pas d’un naturel agressif, mais ces animaux liés à la mort l’effrayaient. Elle se tourna vers John qui lui adressa un regard encourageant. Elle n’avait pas le choix. Sous le regard intense de ses camarades, elle s’avança lentement vers le Sombral le plus proche. Le cheval reptilien hocha sa tête hideuse, intrigué par cette petite humaine. Soucieuse de se montrer amicale, Naomi leva une main tremblotante et tenta de le caresser.


Alors, au moment même où elle toucha la peau membraneuse du Sombral, celui-ci poussa un hennissement râpeux qui retentit dans toute la clairière. Naomi fit un pas en arrière, effrayée ; puis les jeunes gens entendirent un bruit provenant des oliviers. Leurs branches s’étaient mises à s’allonger, à croître à une vitesse fulgurante et à s’entremêler. Avant que les membres de l’OASIS aient pu réagir, ils formèrent une masse de bois si compacte qu’il n’y avait à présent plus aucun passage entre les arbres. Ils ne pouvaient plus sortir de la clairière.


- Hey, mais ça va pas ? s’écria Mercedes, comme si les arbres avaient pu lui répondre. Incendio !


Ne laissant pas le temps à ses camarades de tenter de l’empêcher de faire cela, elle projeta une boule de feu sur l’une des séries de branches. Mais contre toute attente, elle ne s’enflamma pas ; au contraire, au contact des flammes, de nouvelles branchettes poussèrent et vinrent renforcer la prison végétale. Tout le monde écarquilla les yeux, même Tarung.


- Oh là là… gémit Oszike.


- Il faut continuer l’épreuve, décréta Kwaï, imperturbable. On ne sortira pas d’ici tant qu’on aura pas la Perruque de Scravoiseux. Et c’est très bien ainsi.


- Très bien ainsi ?! répéta Mercedes, incrédule. Tu trouves ça très bien qu’on soit coincés ici ?


- On est venu jusqu’ici pour cette Perruque, ça fait des mois qu’on se prépare à ça, répliqua Kwaï, des années même. Si on s’enfuit au premier coup de vent, comment on peut prétendre à une Relique de Fondateur ? On est l’OASIS, pas des randonneurs de centre aéré !


- Ouais, euh, c’est bien joli tout ça, mais pour ma part j’ai pas rejoint l’OASIS pour mourir dévoré par des canassons viandards, lança John, faisant allusion aux Sombrals.


Alors que ses compagnons se disputaient, Naomi tourna la tête. Le Sombral qu’elle avait voulu caresser s’était accroupi. Elle fronça les sourcils. Le cheval cilla et courba un peu plus l’échine. Il voulait que l’on grimpe sur son dos. Interloquée, Naomi regarda les alentours : cinq autres Sombrals s’étaient accroupis exactement comme leur congénère. Elle décrivit la scène à ses camarades ; ils n’eurent pas besoin de débattre pour comprendre qu’ils devaient tous en chevaucher un. Il y avait un rituel à déclencher. Avaient-ils le choix, maintenant qu’ils étaient prisonniers de la clairière du plus tordu des Fondateurs de Lettockar ?


Naomi dut aider tout le monde à monter sur un Sombral, et ce alors qu’elle n’avait elle-même jamais fait d’équitation. Ses amis essayèrent tant bien que mal de se tenir droit, serrant fermement leurs cuisses autour de ce qu’ils devinaient être les flancs des sinistres équidés. Une fois en selle, Naomi demanda d’une voix forte mais maladroite à son Sombral :


- Euh… vous voulez bien nous emmener là où est la Perruque d’Augousto Scravoiseux ?


Pendant quelques secondes, il ne se passa rien. Puis, les six Sombrals poussèrent leur cri étrange. Ils se mirent alors à marcher au pas. Dans un mouvement parfaitement synchrone, ils firent le tour du grand arbre. Naomi jeta un regard à ses camarades, qui, à l’exception de Tarung qui regardait le paysage avec indifférence, avaient tous une expression perplexe. Elle se dit qu’il devait être particulièrement perturbant d’être entraîné par une monture qu’on ne pouvait pas voir. Elle s’aperçut soudain que les Sombrals avaient accéléré le pas. Ils allaient à présent au trot, continuant de tourner inlassablement autour de l’arbre.


- Mais qu’est-ce qu’ils font ? demanda Mercedes.


Les Sombrals accélérèrent encore. Ils galopaient, le bruit de leurs sabots produisant un son étouffé sur l’herbe. Soudain, ils déployèrent tous leurs ailes et fouettèrent l’air avec. Leurs chevaucheurs, secoués, s’agrippèrent tant bien que mal à une encolure que la plupart ne purent que sentir. Simultanément, les Sombrals levèrent leurs sabots du sol pour voler en rase-motte. Ils tournoyaient avec une telle rapidité qu’on ne distinguait plus le décor autour et qu’on n’entendait que vaguement les cris effrayés des cavaliers improvisés. Cette spirale infernale dura de longues minutes, pendant lesquelles le groupe commença à croire qu’ils étaient tombés dans un piège mortel…


Puis, les Sombrals revinrent sur terre. Continuant de décrire leur cercle autour de l’arbre, ils se remirent à galoper sur le sol, et, progressivement, ralentirent leur cadence. Ils trottèrent, marchèrent, et enfin, se stoppèrent. Puis ils s’accroupirent pour laisser leurs cavaliers descendre. Les jeunes sorciers quittèrent leurs montures en titubant, la vision embrouillée et l’estomac retourné, à deux doigts de vomir. Ils étaient toujours dans la même clairière, avec les mêmes arbres les maintenant prisonniers.


- Ils nous ont emmenés nulle part, ces débiles de Sombrals ! cracha John avec hargne. Qu’est-ce que c’était que ce cirque ? J’ai failli faire une crise cardiaque juste pour revenir au point de départ ?


Naomi observa le décor. John n’avait pas totalement raison : en effet, ils n’avaient pas changé d’endroit, mais l’atmosphère était différente. On ne sentait plus le moindre vent, on n’entendait plus aucun bruit au-delà de la clairière, comme si cette zone avait été séparée du reste de la Forêt Déconseillée. Toutes les couleurs semblaient plus intenses. Le ciel gris clair était devenu bleu marine ; les feuilles des oliviers étaient maintenant d’un jaune-orange, formant une sorte de liseré ondoyant tout autour de la clairière. Soudain, les multiples fruits du grand arbre central se mirent à scintiller ; ensuite, devant les six adolescent hébétés, une voix énergique retentit depuis le sommet.


- Bonjour, bonjour, bonjour, bienvenue à tous ! Quelle joie de vous recevoir ici, je sens qu’on va passer un excellent moment ensemble. Mais avant que le grand jeu ne débute, présentez-vous un peu, s’il vous plaît ?


A la seconde même où ils l’avaient entendue, les compagnons avaient sorti leurs baguettes magiques par réflexe. Ils se resserrèrent les uns contre les autres, en proie à la peur, le regard rivé vers le haut de l’arbre.


- C’est qui ? gémit Mercedes. C’est Scravoiseux ?


- Je sais pas… dit Tarung.


- Mais non voyons, il est mort il y a des siècles ! répliqua Kwaï, exaspéré.


- Hé, vous êtes qui ? héla Oszike.


- C’est à vous de vous présenter, pas à moi ! contra la voix en riant. Je ne vous demande pas grand-chose, dites juste un peu qui vous êtes ! Votre nom, votre statut, votre origine, vos passions…


Les compagnons se regardèrent avec un certain malaise. Qui pouvait être cette personne pour le moins intrusive ? Ils se rendirent à l’évidence : il ne pouvait s’agir que du Perce-Crâne… alors il existait bel et bien ! Mais qu’est-ce qu’il était, au juste ? Un homme ? Un animal doué de parole ? Un démon, un esprit ? Naomi songea au Djinn de Lalaoud, dont Kelly lui avait souvent parlé… mais d’après ce qu’elle savait de lui, cela ne ressemblait pas à Scravoiseux de copier le style de ses camarades. Il n’y eut hélas aucun moyen d’en savoir plus sur la chose derrière cette voix, car elle ne disait plus rien, attendant leur réponse. Au bout d’une minute d’hésitation, les adolescents durent reconnaître que pointer leurs baguettes vers la cime de l’arbre parlant ne servait strictement à rien. C’était manifestement une étape obligatoire de l’épreuve, aussi ils consentirent à se présenter un par un.


- Bon, ben… Mercedes Calamar, troisième année à Becdeperroquet. Je suis mexicaine et j’aime tout ce qui… j’aime la chaleur, en gros.


- Kwaï Gun-Djinn, cinquième année à PatrickSébastos. Je suis né à Nufarshon, j’adore le balai volant et le Crève-Ball.


- Naomi Jane, troisième année à Dragondebronze. Je, euh… je suis passionné de littérature et je suis née près de Birmingham, en Angleterre !


- John Ebay, troisième année à Dragondebronze. Je viens de Kakuma au Kenya, j’aime le base-ball et les comics, et je suis ravi d’être là !


- Oszike Flordmaïs, quatrième année à PatrickSébastos. Je suis hongroise, de Eger très exactement, et je suis une excellente chanteuse !


- Tarung Malhotra. cinquième année à Becdeperroquet. Je viens de Sriraumpur, en Inde, et… c’est déjà bien.


- Mais oui, c’est déjà bien, déclara le supposé Perce-Crâne avec entrain. Bon, Mercedes, Kwaï, Naomi, John, Oszike, Tarung, bonne chance et bon courage, c’est parti pour le jeu ! Prenez place !


Il y eut encore un bruit venant des oliviers qui cerclaient la clairière. Plusieurs de leurs racines étaient sorties du sol, et, tout comme les branches, s’étaient développées, pour former des espèces de plateaux, apparemment prévus pour qu’une personne grimpe dessus. Ils étaient grossièrement taillés en octogone, à l’image des armoiries de Lettockar. Les six adolescents se séparèrent dans leur direction, baguette magique à la main. John posa un pied sur un plateau, lorsqu’il sentit une main s’agripper à son bras. Il se retourna : c’était Naomi.


- Je… je peux rester avec toi ? lui demanda-t-elle d’une voix timide.


Malheureusement, le support n’était pas assez grand pour accueillir deux personnes. John ne put se résoudre à lui dire fermement non, mais l’expression de son visage traduit son impuissance. Naomi s’en alla rejoindre le sixième plateau, la mort dans l’âme, en se demandant bien ce qui l’y attendait. Allaient-ils s’affronter, s’envoyer des sortilèges ? Allaient-ils devoir se défendre contre des maléfices ? Lorsque tout le monde fut en position, la chose dans l’arbre dit d’une voix extrêmement rapide :


- Mercedes, Kwaï, Naomi, John, Oszike, Tarung…. première question ! Quelle incantation vous permettrait de remonter la piste d’un sorcier ou d’une créature ayant récemment fait usage de magie dans la zone avoisinante ?


Les participants restèrent silencieux dans un premier temps. Ils s’étaient imaginé bien des choses sur l’enchantement posé par Scravoiseux, mais certainement pas être interrogés comme en classe. John fut le premier à se ressaisir et il répondit :


- Appare vestigium  ! clama-t-il d’une voix très forte.


Dès que John donna cette réponse, la planche sur laquelle il se tenait s’éleva de quelques mètres, raclant le tronc de l’olivier. Surpris, il vacilla légèrement, mais ne tomba pas.


- Oh la vache ! lâcha-t-il.


- Très bien ! commenta le Perce-Crâne.


- Alors, c’est le premier qui arrive en haut de son arbre qui remporte la Perruque ? devina Kwaï.


La voix ne lui répondit pas, mais c’était plus que plausible. Naomi se demanda si les Sombrals ne pourraient pas les y emmener directement, eux qui savaient voler. Mais les chevaux ailés ne semblaient pas disposés à accueillir à nouveau les jeunes sorciers sur leur croupe. Ils s’étaient dispersés et ne regardaient même pas le curieux spectacle. Le Perce-Crâne posa alors une énigme :


- Top ! Je suis… je suis, je suis… je suis une créature magique couverte d’écailles née du feu…


- Un dragon ! s’exclama aussitôt Mercedes, sûre d’elle.


- Non ! rétorqua le Perce-Crâne. Je ne vis qu’une heure dans le seul but de pondre des œufs…


- Un Serpencendre ! s’écria Kwaï.


- Bonne réponse !


Kwaï serra le poing en un geste de triomphe, tandis que son plateau montait de quelques mètres. D’abord médusés par la nature du défi, les élèves se prirent au jeu. Ils ne voyaient Scravoiseux que comme un fondateur et comme le créateur de la Perruque, et ils avaient oublié qu’il avait été professeur, lui aussi.


- Quelle est la racine carrée du nombre obtenu en multipliant 40 par 64 divisé par 10 ?


Les élèves de Lettockar se regardèrent les uns les autres avec des yeux grands comme des assiettes. Non seulement ils ne s’attendaient pas à une question qui ne concernait pas la magie, mais en plus cela faisait bien longtemps qu’ils n’avaient pas fait de mathématiques. Seule Naomi fut capable de faire un tel calcul de tête.


- 16 ! dit-elle, et son plateau grimpa d’un cran.


- Ouais ouais ouais ouais ! Quel mot qualifie un vent opposé, décrit un sommeil saugrenu, fait se lever les balais volants… ?


- Debout ! s’exclama Kwaï.


- Deboooooouuuuut ! répéta théâtralement la voix. Top, je suis une montagne d’Afrique qui culmine à plus de 13 000 pieds, dans une contrée coincée entre l’Océan Indien et les grands lacs…


- Le mont Lesatima ! répondit John.


- Ah oui oui oui oui oui oui oui ! s’exclama le Perce-Crâne.


- Comment tu sais ça, toi ? lança Kwaï, stupéfait, à John.


- Bah hé, c’est chez moi, ça ! répliqua le jeune kényan.


- C’était quoi, la question, déjà ? demanda Tarung, qui était resté au sol.


Les questions s’enchaînèrent. Le défi de Scravoiseux, contrairement à ceux de Curcumo et Lalaoud, mettait en concurrence ceux qui s’étaient aventurés dans la clairière. Chacun pour soi, que le meilleur gagne, telle était la règle, et les réponses, pas toujours très réfléchies, fusaient donc à toute vitesse. Kwaï était l’un des plus réactifs. Sa détermination se lisait sur chaque centimètre carré de son visage, si contracté qu’il menaçait à tout moment de se déchirer. Mais John, qui se débrouillait très bien, lui tenait la dragée haute ; et bien qu’il le cachait, il était tout aussi motivé que lui.


- Combien de temps doit mijoter la Potion de Rétrécissement après avoir ajouté les deux feuilles de laurier ? demanda le Perce-Crâne.


- Une heure et dix-sept minutes ! répondit John, presque en criant.


Il avait passé tellement de temps à préparer une Potion de Rétrécissement qu’il se souvenait de tous les détails de la recette, même deux ans après. Kwaï lâcha une exclamation agacée.


- Direction la Grèce ! s’exclama la voix. Quel sorcier de l’Antiquité…


- Calchas ! tenta précipitamment Naomi.


- Ça c’est non ! Quel sorcier de l’Antiquité, adepte de la magie noire, a créé un serpent à partir d’un œuf de poule…


- Herpo l’Infâme ! dit Oszike.


- Ah tiens, ça je l’avais noté dans mon carnet… commenta Tarung. Je l’ai pas pris, dommage…


L’épreuve se poursuivit pendant une bonne heure. Sortilèges, potions, science, histoire, géographie, magizoologie, tout y passait. Les plateaux octogonaux grimpaient le long des arbres, à des rythmes inégaux, chaque joueur devant redoubler d’intelligence et de rapidité. Si eux étaient tendus comme des arbalètes, le Perce-Crâne, quant à lui, s’amusait comme un petit fou.


- Bien sûr, un sortilège Gèle-flammes ! dit-il à Mercedes. Astronomie : quel est le nom du plus célèbre amas d’étoiles de la constellation du Taureau ?


- Ça, je le sais, dit Kwaï. C’est…


- Les Pléiades ! le devança John, avec raison.


- Mais j’allais le dire ! protesta Kwaï.


- Faut être plus rapide ! le nargua John en le toisant depuis sa plate-forme.


Contrairement à ce qu’affirmait Kelly, il ne faisait pas que regarder les fesses du professeur Morgana en cours d’astrologie. Il s’aperçut, avec autant de surprise que de joie, qu’il était en tête… Mercedes, Oszike et Tarung semblaient avoir abandonné le match. Même Naomi était étrangement mutique. John rayonnait ; mais Kwaï reprit du poil de la bête et répondit bon à deux questions d’affilée. Les deux garçons étaient maintenant au même niveau, à une étape seulement du point culminant de leur olivier respectif. Cela se jouait entre eux deux… l’ultime question leur fut alors posée :


- Quelle étendue d’eau, décrite par le grec Arrien dans son Périple du Pont-Euxin


- La mer Égée ! dit John, trompé par le mot « grec ».


- Non ! Une mer intérieure située à l’est…


- La mer Caspienne ? proposa Kwaï, sans grande conviction.


- Non plus. Contrôlée aujourd’hui par les Turcs, elle est réputée inhospitalière mais sert de carrefour entre l’Europe et l’Anatolie ?


Les deux concurrents, déstabilisés, se turent. Un silence tendu s’installa. Une grosse goutte de sueur coula le long de la tempe de Kwaï, pas spécialement calé en géographie. John ne savait rien au sujet du « Pont-Euxin », alors il se concentra sur les autres informations. « Contrôlée aujourd’hui par les Turcs »… à sa connaissance, les turcs ne contrôlaient aucune mer… mais s’il s’agissait des turcs comme on l’entendait au XIVe siècle, cela avait un tout autre sens… il réfléchit, sur quoi régnaient donc les turcs il y a 600 ans ? Et si ce n’était pas la mer Égée, qu’est-ce qui pouvait bien leur donner accès à l’Europe ?


- C’EST LA MER NOIRE ! cria-t-il.


- Je dis OUI !


John rugit de bonheur. Il fut aussitôt applaudi par Naomi, Tarung, Mercedes et Oszike, mais leur acclamation fut de courte durée : à peine eut-il atteint le plus haut point de son olivier que les cinq autres plates-forme descendirent si brusquement que les élèves perdirent l’équilibre et tombèrent sur le sol. Kwaï, qui était tombé de très haut, poussa un grand cri.


- Euh… ça va ? cria John, inquiet.


- Non, ça va pas, putain !! hurla Kwaï. Aaaaaah, mon genou… je me suis pété le genou !


- Allonge-toi, Kwaï, dit Osike, ça va aller… attends, je t’aide…


Kwaï émit un grognement sonore, qui n’était nullement dû à sa douleur. Il leva la tête vers le sommet de l’arbre, et Naomi décela, en plus du dépit, de la haine dans ses yeux. Elle pria pour que ça soit envers la voix provenant du grand arbre, et non envers John… Soudain, un bruit au loin les fit se retourner. Plusieurs branches d’oliviers se démêlèrent et se rétractèrent sous leurs yeux, laissant une ouverture dans la prison arboricole, à l’opposé de la butte d’où ils étaient arrivés. Ceux qui n’avaient pas réussi l’épreuve pouvaient s’en aller, au moins. Mercedes mit ses mains en porte-voix et s’écria de toutes ses forces :


- John, c’est toi le vainqueur, tu es le seul qui puisse conquérir la Perruque ! Tu le mérites ! Courage, entre dans le grand arbre !


John fronça les sourcils et regarda à côté de lui. Préoccupé par ses amis, il ne s’était pas aperçu que le plateau sur laquelle il se trouvait s’était étiré en une longue planche, jusqu’à toucher l’arbre central. Il plissa les yeux et distingua une porte dans le tronc. Il sortit sa baguette magique et s’avança prudemment. La piste ondulée et irrégulière grinça légèrement sous son poids, mais elle ne fléchit pas. Avant de franchir la porte, il marqua un temps d’arrêt pour prendre une grande inspiration, puis entra.


Il se retrouva dans une vaste pièce, parfaitement circulaire, creusée dans l’arbre, bardée de meubles et d’étagères en bois. Au milieu de cette pièce, perché sur une sorte de balançoire suspendue au plafond, se trouvait un animal des plus étranges. C’était un petit singe au pelage couleur caramel, avec de grosses touffes blanches au niveau des tempes. Mais ce n’était pas seulement un singe : le long de ses bras pendaient de longues plumes rouge et or, ainsi que sur son arrière-train, à la place de ce qui aurait du être une queue fine et souple. John avait déjà vu des plumes similaires, celles de Fumseck, le phénix d’Albus Dumbledore. Mais le plus insolite chez cette créature était ce qui décorait sa tête : une opulente chevelure blonde, soyeuse et ondulée, qui descendait jusqu’au bas de son dos courbé. La Perruque de Scravoiseux.


Le singe était occupé à écrire à sur un long morceau de parchemin qui traînait sur le sol. En voyant John sur le seuil de la porte, il ne manifesta aucune surprise. Il lui sourit aimablement. John s’avança avec calme, mais garda sa baguette à la main derrière son dos. C’était donc ça, le Perce-Crâne ? Il régnait une curieuse odeur de brûlé dans cet endroit. Le singe fit pivoter sa balançoire qui grinça légèrement, et ouvrit sa petite bouche.


- Bienvenue, jeune mage, déclara-t-il. Comment t’appelles-tu, déjà ?


John se stoppa et tituba sur place sous l’effet de la surprise. Bien qu’il avait soupçonné rien qu’à son comportement que l’animal était intelligent, il ne s’était pas attendu à ce qu’il soit doué de parole. Il aperçut alors une curieuse installation, juste derrière la créature. Un assemblage alambiqué de tubes et de tuyaux s’achevant par des cornets, reliés au tronc du grand arbre. John devina qu’ils donnaient sur l’extérieur, et que le singe s’en servait pour communiquer. C’était lui qui avait posé toutes les questions, depuis l’intérieur de l’arbre. John hésita à lui donner son nom, mais l’animal n’avait pas l’air maléfique ou menaçant…


- John, dit-il finalement. Et toi ?


- Je n’ai pas de nom. Mais comment m’appellerais-tu, toi ?


John haussa les sourcils. Le singe lui demandait-il seulement son avis, ou bien y avait-il une véritable réponse à fournir ? Allait-il affronter une autre série de questions ? Il observa attentivement cette créature, hybride entre un phénix et un ouistiti… il eut une curieuse intuition que s’il lui donnait le même surnom que lui donnait Viagrid, l’animal allait mal réagir… en prenant au pied de la lettre le titre de perceur de crâne…


- Disons… un Phouistitix ? proposa-t-il.


- « Phouistitix » ? Ma foi, pourquoi pas, c’est bien trouvé.


Satisfait, il griffonna un mot avec sa patte arrière sur son parchemin. John fut soulagé de sa réaction. Toutefois, il tint toujours fermement sa baguette magique dans son dos. Il resta silencieux, guettant chaque geste du Phouistitx dont il ignorait les intentions…


- Eh bien, John, tu ne dis rien ? demanda soudainement celui-ci. Tu n’es quand même pas venu jusqu’ici pour me regarder, si ?


- Ben… je suis surpris de rencontrer un singe qui sait lire et écrire… enfin, je suis même surpris de rencontrer un singe qui parle…


En disant cela, il ne put s’empêcher de penser soudainement à McGonnadie. Agacé envers lui-même, il pinça les lèvres. Le singe sourit encore.


- C’est grâce à la magie de la Perruque, pardi ! expliqua-t-il, ravi. Au fil des siècles, elle a développé mon intelligence et mes facultés… petit à petit, j’ai appris à parler, puis à lire et à écrire. Puis, j’ai appris le raisonnement, la technique, la logique. Oh, et l’art d’entraîner les Sombrals de génération en génération, aussi. J’espère qu’un jour, je saurai voler.


- Au fil des siècles ? C’est… tu es là depuis le début ?


- Mais oui, puisque je suis à moitié phénix, je suis immortel. Tout a été soigneusement planifié par mon créateur : il a aménagé et enchanté cette clairière, et y a emmené son troupeau de Sombrals, qui sont partie intégrante du jeu, comme tu l’as constaté. Puis il m’a conduit dans l’arbre principal et m’a fait porter la Perruque, pour que je veille sur elle jusqu’à la fin des temps.


Il caressa alors sa chevelure dorée. John était impatient d’obtenir la Perruque, mais mieux valait ne pas brusquer le Phouistitix. Il demanda alors sur le ton de la conversation :


- Rien à voir, mais pourquoi ça sent le cramé, chez toi ?


- Ah, c’est de ma faute… Après sept siècles de combustions régulières, j’ai bien peur que l’odeur ne s’en aille jamais.


John et le Phouistitix pouffèrent tous les deux de rire. Le jeune homme s’approcha des étagères. La plupart étaient remplies de livres et de rouleaux ; mais il y avait aussi de vieilles cartes, des objets très anciens faits de toute sorte de matériaux, dont John ignorait la fonction. Il repéra également des sculptures de bois, dont une était seulement débutée : c’était sûrement l’un des loisirs du Phouistitix. Devinant les questions qui se bousculaient dans la tête de John, la créature expliqua :


- Le cadeau d’Augousto juste avant sa mort : sa bibliothèque personnelle. Il y a d’autres ouvrages et d’autres bibelots dans les étages inférieurs, tout l’arbre en est rempli ! Au début, je pensais qu’il m’avait laissé ça par peur que je m’ennuie, mais je crois qu’en fait, c’était pour que j’acquière énormément de connaissances et ainsi poser des questions à ceux qui convoitent la Perruque. Il savait qu’un jour, à force de la porter, je deviendrais suffisamment intelligent pour faire passer l’épreuve à des humains. Il me semble m’en être bien sorti.


John acquiesça, tandis qu’un grand sourire se dessinait sur son visage. Lui aussi s’en était bien sorti, merveilleusement, même. Il comprenait à présent, le nom de « Perce-Crâne ». La créature de Scravoiseux avait pour mission de percer à jour ce qu’avaient dans la tête les jeunes sorciers qui osaient passer l’épreuve du fondateur d’Ornithoryx. Il songea que Naomi aurait pu répondre à bon nombre des questions qu’il avait résolu… l’avait-elle laissé gagner ? Il chassa cette pensée de son esprit. Fier de lui, il demanda avec prudence mais assurance au Phouistitix :


- Bon, ben, puisqu’on en parle, tu peux… me donner la Perruque de Scravoiseux ?


- Non, pourquoi ?


Abasourdi, John resta coi un bref instant. Il se sentit presque offensé.


- Mais… parce que j’ai remporté l’épreuve ! J’ai répondu bon aux questions que tu as posé, j’ai prouvé que j’étais digne de la porter !


- Oui, bravo, mais moi, qu’est-ce que j’y gagne ? répliqua le Phouistitix d’une voix neutre. Cette Perruque m’appartient, après tout, je ne vois pas pourquoi je te la donnerais gratuitement. Le fait que tu aie répondu à mes questions ne m’apporte rien, que je sache.


Avec un calme olympien, il se remit à écrire sur son parchemin. John fut incapable de faire quoi que ce soit pendant presque trente secondes. Il voulut réaffirmer que sa réussite à l’épreuve de Scravoiseux, selon toute logique, lui octroyait automatiquement la Perruque, mais le silence tranquille, presque indifférent du Phouistitix lui fit comprendre qu’il était inutile d’argumenter : il ne se laisserait pas fléchir. John se mit à réfléchir en faisant les cent pas. Il pouvait peut-être donner quelque chose en échange au Phouistitix, mais quoi ? Il ne pouvait quand même pas lui céder sa baguette magique…


Il voulut passer sa main dans ses cheveux, mais il se stoppa. Ses doigts avaient effleuré son béret. John eut un pincement au coeur. Il y tenait, à ce chapeau… et de toute façon, pourquoi le Perce-Crâne céderait-il un trésor tel que la Perruque de Scravoiseux contre un couvre-chef ordinaire ? Mais il n’y avait rien, rien d’autre que John pouvait offrir…


- Je peux te donner mon béret, en échange… dit-il au Phouistitix.


Le singe tourna la tête vers lui, intrigué. John soutint son regard avec assurance, même s’il n’y croyait pas un seul instant. Le Phouistitix contempla le béret, le regard pensif, se frottant le menton du bout de ses doigts velus. John réprima un soupir, car il ne faisait aucun doute que l’hybride allait lui rire au nez, et peut-être même l’exclure de sa demeure…


- Je n’ai jamais vu un chapeau comme celui-là ! Très bien, j’accepte.


John resta serein, mais un gros « Hein ?? » avait retenti dans sa tête. Avec un sourire figé, il ôta lentement son béret de sa tête. Le Phouistitix suivit le chapeau des yeux avec intérêt. John appliqua sa baguette magique sur son béret et incanta :


- Reducto.


Son sortilège de réduction fonctionna parfaitement : le béret atteint une taille convenable pour la tête du Phouistitix. Celui-ci, à son tour, enleva la Perruque. Lorsqu’elle quitta le crâne de la créature, elle changea d’apparence et devint une crinière de fils blancs. Les deux êtres s’échangèrent leurs couvre-chefs sans solennité. Dès qu’il saisit la Perruque de Scravoiseux, John sentit un drôle de frisson parcourir ses doigts, sa main et son bras. Le Phouistitix se coiffa aussitôt du béret.


- Oh oui, c’est vraiment un très beau chapeau ! Il me va très bien ! Comment appelles-tu cela, un béret ? Merci beaucoup, j’espère qu’il ne te manquera pas trop. Car la Perruque… je ne saurais trop te recommander d’être très prudent avec. N’oublie pas qu’Augousto l’a créé uniquement pour lui-même…


John baissa les yeux vers la Perruque. Il sentait toujours le même frisson dans sa main. La Relique débordait d’une magie jamais estompée depuis sept siècles. Il sourit d’un air triomphal. Lui, la jeune recrue de l’OASIS, le simple troisième année, était le maître d’une Relique d’un fondateur de Lettockar… pour une fois, les autres allaient l’envier comme jamais. Le Phouistitix se faisait du mauvais sang pour rien, il n’était peut-être pas un aussi puissant sorcier que Scravoiseux, mais grâce à cet objet, ça ne saurait tarder. John dévisagea l’animal magique. Il était toujours étonné de la facilité avec laquelle il avait cédé la Relique sur laquelle il avait veillé pendant des siècles.


- Et toi, alors ? demanda-t-il. Qu’est-ce que tu vas faire ?


- Je crois que je vais voyager un peu ! répondit l’animal avec entrain. J’ai lu assez de livres et de parchemins pour une bonne centaine d’année, je pense ; maintenant, il faut que j’aille voir le monde ! Ne t’en fais pas, je reviendrai. Si tu souhaites me rendre la Perruque, tu n’auras qu’à la donner aux Sombrals. Je la récupérerai bien un jour ou l’autre. Au revoir, John !


Sur ce, il claqua des doigts. Alors, tout son corps fut entouré d’un halo de flammes. Avant que John ait pu dire le moindre mot, esquisser le moindre mouvement, le Phouistitix avait disparu.

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