Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 18 : Prince of abracadabra : les sables de l'espace

5428 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 24/09/2024 08:58

18. Prince of abracadabra : les sables de l’espace

 

La porte de sa chambre se referma. Un nuage de fumée planait dans toute la pièce. Avachie sur son lit, les yeux à demi-clos, pas loin de tomber de sommeil, elle achevait une cigarette. Malgré la froideur de cette journée d’hiver, elle était toute nue. Une fois encore, cette nuit, elle avait rêvé de quelqu'un mourant à Lettockar. C'était de plus en plus net, elle savait même de quoi la victime avait l'air... elle l'avait vue dans les couloirs du vieux château, courant d'une démarche gauche pour essayer vainement d'échapper à la Faucheuse...

 

Aujourd’hui, elle souriait. Et pourtant, dans quelques heures, leur bourreau serait là, au faîte de sa puissance. Tout au long de la journée, elle s'était amusée à voir ceux d'en haut sombrer dans une pathétique nervosité, se cloîtrer dans leur logis en se rongeant les sangs. Voilà pourquoi ils seraient toujours inférieurs à elle. Car elle ne craignait pas la douleur qu'il pouvait leur infliger. D'une pichenette, elle fit voltiger son mégot, qui atterrit sur un monticule de ses congénères dans un coin de la pièce.

 

Peut-être son aïeul avait-il cru bien faire en s’enfermant ici avec les siens, pour fonder un foyer. Mais l'histoire ne lui avait pas donné raison. En faisant cela, il avait créé de la peine, de l'amertume, de la haine... et un fossé, un immense fossé qui n'avait fait que s'agrandir au fil des siècles.

 

Beaucoup de ses semblables voulaient savoir comment c’était, en bas. Elle, elle le savait. D'ici, bien sûr, ça avait l'air d'un paradis. Mais en y regardant de plus près, le dehors n’était qu’un enfer joliment décoré, grouillant de vermines aussi fières que trouillardes, où chacun haïssait son frère et son voisin. Personne ne voudrait d'eux et c'était très bien ainsi : elle non plus, elle ne voulait de personne. Mais un jour, peut-être, n'auraient-ils plus à supporter la présence de ceux qui se réjouissaient d’être purs... depuis quelques temps, ses visions lui procuraient la curieuse intuition qu’un grand changement allait bientôt se produire dans le monde. Elle ferma les yeux, prête à faire une bonne sieste, lorsque soudain...

 

- A LA SOUUUUUPE ! s'écria un homme.

 

Elle entendit le bruit claquant d'une cuillère frappant une marmite. Elle grogna, agacée. Elle était fatiguée, elle avait la flemme de se lever pour aller prendre sa ration. Elle fut furieusement tentée de sauter un souper… Tant pis, ce serait juste une fois, ça lui était tant arrivé quand elle était jeune...

 

Elle soupira. Au prix d'un effort qui la mit de mauvaise humeur, elle se leva. Il valait mieux ne pas faire de caprice. Si elle ne mangeait pas, elle allait passer une mauvaise nuit...

 

La Cour des Mirages était en ébullition. La troisième Relique était à portée de main. Peter leur avait expliqué précisément dans quel recoin de la Forêt Déconseillée se trouvait la Perruque de Scravoiseux.

 

- La Boule m’y a emmené pas à pas. Elle m’a montré le chemin depuis la lisière de la Forêt, jusqu’à une clairière où pousse un immense arbre. Un arbre magique, de toute évidence, car j’ai vu qu’il y pousse tout plein de fruits différents. Je vous donnerai les coordonnées précises une fois qu’on aura choisi une date.

 

En entendant la description de la cachette de la Perruque, Kelly eut le sentiment d’avoir déjà vu ça quelque part, sans parvenir à se rappeler où et quand. L’opération aurait lieu dans quinze jours. Les membres de l’OASIS étaient confiants : ils ne savaient pas vraiment ce qui se trouvait dans cette clairière, mais après le Mégamorphe Géant et le Djinn du Temple de Lalaoud, qu'est-ce qui pouvait encore leur faire peur ? Peter avait localisé la Perruque sans trouver une quelconque trace du Perce-Crâne, aussi l’OASIS avait fini par se ranger à son avis comme quoi cette créature n’était qu’une légende. La seule chose un peu inquiétante était cette nimbe de flammes qui entourait la relique de Scravoiseux dans ses visions. Mercedes avait même trouvé ça très intéressant.

 

Comme d'habitude, les membres de l’OASIS étaient sortis de la Cour des Mirages par petits groupes pour ne pas trop attirer l'attention. A la fin, il ne restait que Vladimir, Peter, Astrid et Kelly, laquelle évitait soigneusement d'adresser la parole à sa supérieure. Les deux préfets parlaient tandis qu'elle était perdue dans ses pensées. Elle était toujours estomaquée par l'attitude d'Astrid. Elle ne parvenait pas à passer outre, ni même à ranger ça dans un coin de la tête pour se concentrer sur la Perruque. Discrètement, Tarung avait courageusement essayé d’expliquer à Kelly l’absurde colère d’Astrid.

 

- En ce moment, c’est tendu entre elle et Fistwick, avait-il chuchoté durant le briefing de Peter. L’autre jour, elle a loupé une réunion des préfets parce qu’elle était trop occupée à faire des recherches sur les Reliques… et ça s’est remarqué. Comme elle a pas trop réussi à se justifier, Fistwick l’a méchamment engueulée, et depuis, il l’a à l’oeil. Donc c’est normal que ça la foute en boule de vous voir avec lui…

 

- Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ? avait hargneusement répliqué Kelly dans un murmure sifflant.

 

Rien n’excusait l’attitude d’Astrid, à ses yeux. Soudain, elle entendit la fin de la conversation entre Astrid et Peter, ce qui l'extirpa de ses pensées.

 

- … c'est Angelica qui m'a raconté ça, dit ce dernier.

 

- Je vois, marmonna Astrid.

 

- Je l'ai vue se battre en duel, Angelica, intervint Kelly. Elle est hyper forte. Et elle a l'air vraiment cool !

 

- Angelica ? Elle est géniale, dit Peter avec un sourire affectueux. La seule chose que je lui reproche, c'est sa proximité avec Fistwick…

 

- Oui, j'ai vu ça lors du club, elle avait l'air de vachement bien s'entendre avec lui, ça m'a étonnée !

 

Vladimir, qui était dans la même classe qu'Angelica, s'immisça dans leur conversation.

 

- Fistwick et Angelica s'aiment beaucoup. Ils sont très complices. C'est une de ses élèves préférées, peut-être même sa préférée. Tu ne les as jamais vus ensemble dans les couloirs, depuis trois ans ? Ça m'étonne...

 

Kelly grimaça. Elle espérait vraiment que cette fille ne soit pas une sorte de Martoni… elle avait l'air si sympathique, ce serait extrêmement décevant. Il devait sans doute y avoir une explication à cette relation amicale avec Fistule Fistwick, le professeur le plus hautain et le plus dérangé de Lettockar...

 

- Et pourquoi ils sont proches ? questionna Kelly. Qu'est-ce qu'elle lui trouve ?

 

- Tu devrais lui demander directement… dit Vladimir en bâillant. Je la vois demain après-midi dans le parc, tu peux venir avec moi, si tu veux.

 

Kelly prit un instant de réflexion, puis acquiesça. Mais alors, le discours tenu par Astrid lui revint brutalement en tête. Elle n’hésita pas à prendre un ton accusateur lorsqu’elle déclara :

 

- Dites, y’a un truc qui m’échappe. Vous nous avez fait le reproche, en gros, d’avoir fait des heures sup’ avec un professeur de Lettockar alors qu’on les déteste. Mais là, vous avez une très bonne amie qui elle-même copine avec ce même prof. Qui est pas le plus inoffensif de la bande, franchement. Ça vous dérange pas plus que ça ?

 

- C’est pas pareil, récusa Astrid. Angelica, elle n’est pas membre de la résistance de Lettockar, elle n’a pas prêté serment, elle n’a pas de compte à rendre. Et je ne lui en veux absolument pas, puisqu’elle ne nous met pas de bâtons dans les roues. Chacun sa vie, c’est tout, et en vous engageant auprès de l’OASIS, vous avez choisi la vôtre. Donc oui, je suis un peu plus exigeante à votre égard concernant votre positionnement, je l’assume totalement.

 

- Je vois, grinça froidement Kelly.

 

Au fond, elle s’indifférait des rapports qu’Astrid entretenait avec Angelica. Ce qui l’énervait, c’était son comportement et ses petites leçons de merde envers John, Naomi et elle. Elle comprenait encore mieux, maintenant, ce que Deborah avait vécu lorsqu’Astrid lui avait envoyé toutes ses accusations à la face. Quoiqu’on n’avait pas encore élucidé ce que Deborah avait véritablement voulu faire en volant la Cuillère de Lalaoud…

 

- J’avoue que j’ai jamais compris comment une fille aussi sympa et douce qu’Angelica puisse avoir de l’admiration pour cet homme, déclara Peter. Mais bon, c’est son affaire, et ça ne l’a jamais détraquée. J’aime à croire qu’elle est immunisée contre la connerie.

 

- Tout à fait, approuva Astrid. Sinon, effectivement, nous ne serions pas ses amis. Même si elle s’entend très bien avec le vieux Fistwick, c’est pas pour autant qu’elle nous a causé des ennuis comme a pu le faire Martoni. Et c’est tout ce que je lui demande. Sache, Kelly, que nous n’avons pas l’intention de tondre qui que ce soit à la fin de la Quête.

 

Kelly, un peu choquée par cette analogie, baissa des yeux écarquillés. Elle fut cela dit rassurée d’avoir confirmation qu’Angelica Diaz n’était pas une autre Martoni. D’ailleurs c’était étrange que Astrid, elle aussi, ait précisément fait cette comparaison… c’était comme si elle avait perçu ce que Kelly avait en tête. Celle-ci ce rappela qu’avec la Cuillère, Astrid avait désormais des pouvoirs de legilimens…

 

- Au fait, comment vous l'avez connue ? demanda-t-elle. Vous n'êtes pas dans la même classe, pourtant.

 

- Avant, elle sortait avec Elvira…

 

- Elvira ? prononça très lentement Kelly.

 

- Elvira Sacutti, une ancienne amie à nous, qui est de notre année.

 

Kelly mit quelques secondes à assimiler ce que venait de dire Peter. Alors, elle devint écarlate et écarquilla les yeux.

 

- Ah, elle est… elle est… balbutia-t-elle.

 

- Et oui, confirma Peter en haussant les épaules.

 

Kelly en eut le tournis. La préfète prit aussitôt une toute autre dimension dans son esprit. Elle n'avait pas d'animosité virulente envers l'homosexualité, mais elle ne pouvait s'empêcher de trouver cela étrange, et même un peu anormal. A la maison, Papa et Maman avaient même eu des propos peu tendres à l'égard des homosexuels quand on en parlait à la télévision ou dans les journaux, et Kelly n'en avait jamais été choquée. En s'en rendant compte, elle se sentit un peu sale, maintenant qu'elle connaissait une lesbienne et qu'elle parlerait avec elle demain. Peter continua alors son histoire :

 

- Elvira l'amenait presque tout le temps avec elle quand on traînait ensemble. On a très vite sympathisé, on l'a adoptée. Et puis, elles se sont quittées… après ça, Elvira s'est éloignée de nous, elle a changé d'horizon, on a jamais trop su pourquoi... aujourd'hui, on ne se parle pratiquement plus. Par contre, Angelica est restée amie avec nous. C'est assez paradoxal, vu qu'on connaissait Elvira bien avant, pourtant. M'enfin, c'est la vie… Bon allez les jeunes, il faut y aller maintenant ! On vous tient au courant pour la Perruque. Passez une bonne soirée !

 

Vladimir et Kelly sortirent et repartirent chacun de leur côté au deuxième étage, se donnant rendez-vous le lendemain en milieu d’après-midi, puis elle rejoignit ses amis dans la salle commune. Naomi lisait un livre, et Kelly dût forcer ses lèvres à ne pas s'étirer en un sourire moqueur en voyant John brosser avec amour son chapeau. Quand elle s’assit auprès d’eux, Naomi interrompit sa lecture et lui lança :

 

- T'en as mis du temps ! Où tu étais passée ?

 

- Oh, je suis juste restée causer avec Peter et les autres… répondit Kelly.

 

- Ah ? De quoi donc ? s'enquit paisiblement John.

 

- De leur amie Angelica Diaz… vous savez, la fille qui a mis la misère à quatre sorciers au club de duel !

 

- Oui… et donc, qu'est-ce qu'elle a de spécial ?

 

- Et bien, elle… euh...

 

Kelly s’interrompit. Elle hésitait à révéler à John et Naomi qu’Angelica était lesbienne sans son autorisation, ça ne se faisait pas, même si visiblement elle l’assumait. Préférant ne pas créer de situation gênante, elle prétexta :

 

- Je la trouve vraiment sympa, donc je la vois demain, avec Vladimir. Ça vous dérange pas que je passe l'après-midi sans vous ?

 

- Non, non, pas de problème ! dit Naomi.

 

Kelly se tourna alors vers John, certaine qu'il n'aurait pas d'objections. Mais, à sa grande surprise, il ne répondit pas tout de suite, aussi spontanément que Naomi. On aurait même dit qu'il hésitait. Étonnée par ce silence, Kelly hocha la tête pour lui intimer de répondre. Comme tiré d'un songe, John se racla brièvement la gorge et dit enfin à son tour :

 

- Pas de problème. De toute manière, demain après-midi, je joue au base-ball avec Henry et Katerina.

 

- Parfait ! s'exclama Kelly, rassurée. Tiens, il nous reste de la Bièraubeurre ? J'ai soif !

 

- Euh… comment tu dis ? De la Bièraubeurre… ? hésita John d’une voix fuyante.

 

- Oh noooon, John, me dis pas que t’as tout bu !

 

- Désolé… tu peux peut-être aller en demander à Viagrid, il en fabrique lui-même, je crois.

 

- Et pourquoi pas le ping-ponch de Vladimir, tant qu’on y est ? Pas envie de choper la chiasse.

 

Kelly dut se rabattre sur un verre d’eau. Puis, elle jeta un coup d’oeil au livre que lisait Naomi. C’était le manuel de Gestion de bestioles. Naomi prenait de l’avance, elle lisait un article sur les créatures de feu et les élémentaires. Cela rappela quelque chose à Kelly.

 

- Mimi, tu nous as pas dit… murmura-t-elle. Après que tu as envoyé une lettre à tes parents pour leur dire de te lâcher les baskets avec tes notes, qu’est-ce qu’ils t’ont répondu ?

 

Naomi tourna une page de son livre. Elle prit une inspiration, et répondit d’une voix légèrement traînante :

 

- Il faut croire que ça a plus ou moins marché. Ils n’ont pas pris la mouche en tout cas, ils m’ont simplement dit qu’ils espéraient que je savais ce que je faisais.

 

- C’est l’essentiel, affirma Kelly. Maintenant occupe-toi tranquillement de tes cours et tout ira bien.

 

Naomi sourit et poursuivit sa lecture. Le lendemain après-midi, comme convenu, Kelly retrouva Vladimir pour sortir dans le parc. En chemin, ils passèrent devant Alexis Petropoulos, qui enlaçait Martoni, assis dans l'escalier du hall. Comme de coutume, Kelly et elle s'assassinèrent du regard. En franchissant la porte d'entrée, Vladimir annonça :

 

- On va l'attendre au pied de la statue de Yao Tien-Mû. Elle aime beaucoup s'asseoir là-bas...

 

Il faisait beau, bien qu'un peu frisquet. Beaucoup d'autres élèves étaient de sortie. Avec Vladimir, ils s'installèrent comme convenu près de la statue de pierre de l'ancienne directrice. Quelques minutes plus tard, Angelica approcha. En découvrant Kelly à côté de Vladimir, Angelica eut une expression intriguée mais accueillante, puis les salua :

 

- Salut Vlad ! Et bonjour, Kelly, je ne savais pas que tu allais venir !

 

- Bonjour Angelica… oui, je me suis incrustée, dit-elle avec un sourire désolé.

 

- Qu'est-ce qui me vaut l'honneur ?

 

Angelica s'assit en tailleur, en face d'eux deux. Kelly retroussa les lèvres, ne sachant pas comment aborder la question.

 

- Et bien...

 

- Kelly est très intriguée par ta relation avec Fistwick, intervint Vladimir avec un sourire malicieux.

 

- Tiens donc ?

 

- Quoi ? glapit Kelly, désarçonnée par l'initiative de Vladimir. Euh… oui, ben, c'est que… il paraît que vous vous entendez très bien, lui et toi, et…

 

Incapable de trouver ses mots, sa voix s'éteignit en voyant Angelica lever le menton.

 

- Ça te pose un problème ? lança celle-ci.

 

- Hein ? s'étrangla Kelly. Euh… non, non, pas du tout ! Mais, c'est que… ça me surprend ! Attention, c'est pas un repro...

 

- Je te charrie, voyons, coupa Angelica d'un air taquin. T'es pas la première que ça étonne, tu penses bien…

 

Elle se gratta la tête, réfléchissant longuement à ce qu'elle allait dire. Puis, elle prit une grande inspiration, et lâcha :

 

- Ben… si tu veux, Fistwick, il est tellement hors des clous que pour moi, ça en est fascinant. Bien sûr, il est un peu louche et difficile à cerner… mais je crois que c'est justement ça que j'aime chez lui, il est imprévisible ! C’est pas juste un prof, c’est un créatif. Dans tout ce qu’il fait, il aime ce qui est expérimental, underground. Donc il passe son temps à tenter de nouveaux trucs, à faire des recherches, à inventer des sortilèges, tout ça... et je te jure que des fois, il obtient des trucs formidables ! Peut-être même un peu trop formidables…

 

- Ouais, comme les souris-dragons… marmonna amèrement Vladimir.

 

- T’es injuste, Vladimir, c’était pas de sa faute si elles étaient parthénogénétiques.

 

Kelly eut une moue dubitative. Elle trouvait Angelica bien clémente envers Fistwick. Et ça n'expliquait pas pourquoi le professeur, de son côté, lui montrait de l'affection, quand bien même Angelica était manifestement une sorcière très douée...

 

- Mais, et toi ? demanda-t-elle. Je veux dire, je n'ai jamais vu Fistwick avoir de l'affection pour un élève… pourquoi est-ce que toi, il t'aime bien ?

 

- Parce que je suis la seule qui ne le prend pas pour un fou.

 

- Mais il est fou ! s'exclama Kelly avec désespoir.

 

- Naaaaaan, c’est plus compliqué que ça. Tiens, tu veux savoir ce qui s’est passé la première fois qu’on s’est parlés, lui et moi ? J’étais en première année, je traînais au troisième étage avec une copine. Fistwick est passé à côté de nous quand un truc est tombé de sa poche. Je l’ai ramassé, et quand je l’ai interpellé pour le lui rendre, il m’a répondu « j’ai pas le temps ! » sans même se retourner et il s’est enfermé dans son laboratoire.

 

- Fistwick, quoi, marmonna sombrement Kelly. Qu’est-ce qui est tombé de sa poche ?

 

- C’était un petit sablier. Quelques temps auparavant, il nous avait parlé des Retourneurs du Temps pendant un cours, je me suis dit que ça ne pouvait être que ça. Et… je sais pas trop ce qui m’a pris, mais puisque Fistwick n’en avait rien à faire, je l’ai gardé. Mais j’avais beau retourner le sablier des centaines de fois, ça faisait rien… je remontais absolument pas le temps… j’en ai déduit qu’il était défectueux.

 

- Et donc ?

 

- Ben, j’ai essayé de le réparer !

 

- Le répar… quoi ? glapit Kelly.

 

Angelica disait cela sur le ton de l’évidence. Kelly, elle, était stupéfaite. La première idée qui avait traversé l’esprit de la débutante en sorcellerie qu’elle était… avait été de réparer un pareil objet magique ?

 

- Bien sûr ! répondit Angelica, toujours sérieuse. J’avais envie de remonter le temps pour redonner une baffe à mon petit frère le jour où il a décapité ma Barbie – à l’époque je m’étais loupée. Bref, j’ai été choper des grimoires à la bibliothèque, et j’ai essayé de redonner ses pouvoirs au Retourneur de Temps. J’y ai passé toute une semaine, j’ai essayé plein de trucs… mais ça n’a rien donné. J’étais dépitée, mais je me suis résignée à rendre son sablier à Fistwick.

 

Elle pinça les lèvres et tritura une bague sertie d’une petite pierre rouge qu’elle portait à l’index. « Dépitée », elle le semblait toujours un peu. Kelly eut un sourire en coin, légèrement incrédule. Angelica l’épatait. Mais y en pensant, ce qu’elle avait tenté ressemblait un peu à ce que Naomi, John et elle avaient entrepris de faire en première année avec le vortex des catacombes du château… mais ils s’y étaient mis à trois, eux. Voire à quatre, si on comptait Daniel Glover, alias Joe le Troué.

 

- Alors, comment ça s’est passé ? demanda-t-elle.

 

- Au début, normal, j’ai pris mon air innocent : « Bonjour professeur Fistwick, tenez, j’ai retrouvé votre Retourneur de Temps ! Par contre, je crois qu’il marche plus », dit Angelica en prenant une voix enfantine.

 

- Il a dû être furieux…

 

- Pas du tout, il était horrifié. Il me l’a arraché des mains et il s’est écrié : « Mais c’est pas du tout un Retourneur de Temps, ça ! C’est mon Retourneur d’Espace ! ».

 

Kelly émit un « Heh ? » inepte, aussi désarçonnée que Angelica avait dû l’être à l’époque. Les deux Ornithoryx gratifièrent sa réaction d’un petit rire.

 

- Ça expliquait beaucoup de choses, d’un seul coup, ajouta Angelica avec légèreté.

 

- Quand est-ce qu’il a inventé ce truc, déjà ? demanda Vladimir d’une voix désabusée.

 

- Je me rappelle plus…

 

- Mais qu’est-ce que ça fait, un Retourneur d’Espace ? demanda Kelly.

 

- Alors la définition de Fistule Fistwick, c’est : « comment ? Euh… change pas de sujet ! ». Oui, parce que j’ai été obligée de lui révéler pourquoi je l’avais gardé toute une semaine. J’avais la trouille, je pensais qu’il allait m’incendier et me traiter de timbrée ou de conne… mais au lieu de ça, il ne m’a parlé que de ma tentative de redonner des pouvoirs à un Retourneur de Temps. Il avait vraiment l’air impressionné. Il m’a même demandé de m’asseoir et de développer…

 

Kelly déroutée, écouta Angelica expliquer qu’elle n’avait pas pu résister à l’envie de faire du bricolage magique, même hors de sa portée. Malgré son jeune âge, malgré son inexpérience, ça lui avait paru être la meilleure chose à faire. Kelly vit qu’une petite lumière s’allumait au fond de ses yeux lorsqu’elle détaillait ce qu’elle avait essayé un peu à l’aveuglette pendant une semaine.

 

- J’ai admis que c’était stupide de ma part d’avoir essayé de faire ça toute seule, dit-elle finalement. Alors, à ce moment-là, Fistwick m’a sorti : « Non, ce qui aurait été stupide, ça aurait été de ne rien faire. Quelle personne peut avoir ça dans les mains et le reposer par terre ? La magie, on ne l’esquive pas, on l’embrasse. Sans ça, on en est réduit à écrire des manuels sur les sortilèges des autres, comme une Miranda Fauconnette moyenne. »

 

En entendant cela, Kelly pouffa d’un rire incrédule. Angelica sourit et leva le visage vers le ciel où commençait à naître des nuages, l’expression rêveuse.

 

- A ce moment-là, j’ai su que l’homme que j’avais en face de moi était vraiment unique. Ce que je te disais au début, quoi. Dès le lendemain, il m’a demandé si on pouvait reprendre notre discussion sur les Retourneurs du Temps. Donc on s’est revus, et on a causé pendant des heures. Et la fois d’après, on a parlé de ce qu’on pensait tous les deux de la notion de maléfices de “défense”… et la suivante de la supériorité des sortilèges sur la métamorphose… et ainsi de suite jusqu’à hier encore. Voilà, j’ai conscience de ses défauts, mais j’aime ce type ! A chaque fois que je sors d’une parlotte avec lui, j’ai un truc à penser où à faire.

 

- Ouais, elle s’est jamais arrêtée : elle peut pas s’empêcher de réparer toutes les dingueries de Fistwick, ajouta Vladimir d’un air goguenard.

 

- C'est vrai que tu as modifié son sortilège de Moustaches Étrangleuses ? renchérit Kelly. Tu fais ça souvent, retravailler les inventions de Fistwick ?

 

- Il faut bien quelqu'un pour tempérer ses excès, répondit Angelica dans un soupir amusé.

 

- T'es vraiment… impressionnante, Angelica. Déjà, ta prestation au club de duel, c'était… wouaoh ! Et là, que tu arrives à modifier des sortilèges, à ton âge, c'est… je trouve ça dingue, dit un peu maladroitement Kelly.

 

- Oooooh, merci, c'est adorable !

 

Kelly rosit en voyant le sourire charmé d'Angelica. Elle entendit tout à coup Vladimir émettre une petit toux qui ressemblait à un début de rire. Un brin gênée, elle en revint au sujet initial :

 

- Bon, pour en revenir à Fistwick, j'entends bien tout ce que tu dis… mais… c'est pas une raison pour qu'il soit aussi condescendant envers les autres...

 

- Oui, je suis d’accord avec toi, d’ailleurs je lui dis souvent ! Je pense qu’il a développé un complexe de supériorité, après… euh, hum… désolée Kelly, j’ai pas le droit de trop t’en dire, mais je te prie de croire qu’il a pas eu une enfance très heureuse.

 

- Je te crois, dit Kelly sans insister.

 

- Alors c’est pas une raison, je sais ; son problème, c’est que pour lui, tout ce qui est un tant soit peu ordinaire est indigne de lui. C’est sûrement un effet secondaire, quand on passe son temps barricadé dans un laboratoire depuis 22 ans…

 

- Ça fait déjà 22 ans qu’il est prof ?

 

- Parfaitement. Fistwick est le plus jeune professeur de toute l'histoire de Lettockar. 18 ans.

 

- Sans blague ? s'exclama Kelly, les yeux ronds. Il est devenu prof de sortilèges dès sa sortie de l'école ? Comment il a fait ?

 

Elle était impressionnée. Si elle n'avait jamais douté des grands pouvoirs magiques de Fistwick – il bassinait suffisamment les élèves avec cela - elle ne le savait pas aussi surdoué. Par ailleurs, les connaissances d'Angelica sur leur professeur la surprenaient…

 

- Grog, Pourrave, McGonnadie et Fistwick étaient les meilleurs élèves de leur génération, tu dois savoir cela, répondit-elle. Et lui était le plus brillant des quatre. Il était particulièrement proche de Doubledose, qui était professeur de sortilèges et directeur d'Ornithoryx. Il l'a tout de suite pris sous son aile. Quand il a pris la tête de Lettockar, il a nommé Fistwick à sa place, dès que celui-ci a obtenu ses ASPIC. Pas mal, hein ? Tu n’as jamais entendu parler de ça ?

 

- Bah euh… non, reconnut Kelly. Je vous avoue, Fistwick, je fais pas trop gaffe à lui, je…

 

Elle se tut. Elle ne voulait pas trop critiquer Fistwick devant Angelica. En voyant sa gêne, cette dernière eut un sourire attendri et la rassura :

 

- Tu sais, je ne te reproche absolument pas de ne pas l'aimer. Moi aussi, il me gave par instants. Mais j’essaie de voir un peu plus loin… comme ça, au moins, je passe de bons moments en sa compagnie. Intéressants, en tout cas.

 

Kelly hocha la tête en signe d’admission. S’il y avait bien une chose qu’elle reconnaissait à Fistwick, c’est qu’elle ne s’était jamais ennuyée avec lui, elle non plus. En tout cas, elle comprenait mieux ce que Angelica lui trouvait.

 

- Et toi alors, Kelly ? lui envoya soudainement la belle espagnole. Je ne te connais que de réputation, à vrai dire ! A part créer des vortex vers Poudlard, tu fais quoi de beau ?

 

Surprise mais enchantée qu'Angelica s'intéresse à elle, Kelly se lança et raconta tout ce qui lui passait par la tête. Angelica lui posa beaucoup de questions, sur sa vie, son histoire, son parcours, s'amusant tout particulièrement de son teint tout rouge lorsqu'elle évoquait des choses qui l'énervaient. Très vite, Kelly se sentit incroyablement détendue. Elle était saisie par l'attention et la gentillesse d'Angelica. La première fois qu'elle l'avait rencontrée, Kelly ne s'était pas rendue compte à quel point sa voix était suave et envoûtante. Elle lui rappelait énormément Pavel…

 

Au terme de la très longue conversation, Angelica se leva et annonça avec entrain :

 

- Bon, les petits monstres, c'est pas tout ça, mais dans une heure, j'ai un rencard !

 

- Ah bon ? s'étonna Vladimir. Tu m'en as pas parlé ! Avec qui ?

 

- Monika Horvath, une fille de quatrième année à Becdeperroquet...

 

- Tiens, tu tapes dans les plus jeunes maintenant ?

 

- Je me ferme aucune porte, répondit Angelica d'un ton joyeux. Allez, merci pour ce petit moment, c'était bien sympa. A tout à l'heure Vlad, à très bientôt Kelly !

 

Toute sourire, elle s'en alla, leur adressant un petit signe de main. Kelly eut aussitôt une étrange sensation de vide. Elle s'aperçut aussi que quand Angelica avait affiché son homosexualité à voix haute, elle n'en avait pas ressenti la moindre gêne, et en fut ravie. Au passage, elle jeta un regard désolé à Vladimir, qui n’avait que très peu parlé et qui avait dû s'ennuyer, mais celui-ci n'avait pas l'air de lui en tenir rigueur.

 

- Moi aussi j'y vais, Kelly, annonça-t-il en se levant d'un bond. J'espère que tu as eu toutes les réponses à tes questions…

 

- Plutôt, oui, répondit-elle.

 

- Et pour la Perruque, ajouta Vladimir en baissant la voix, on reste sur le qui-vive, hein ?

 

Kelly acquiesça, le regard acéré, et Vladimir s'en alla à son tour. Kelly, elle, prit quelques instants avant de retourner au château. Angelica était vraiment une personne agréable. Et elle espérait qu'elle passerait vite d'autres moments en sa compagnie...

 

Soudain, alors qu'elle se relevait enfin, Kelly entendit un bruit feutré au-dessus d'elle. Elle leva la tête. Un grand corbeau était perché sur le bras de Yao Tien-Mû. L'air scrutateur, le cou tendu, il semblait observer Kelly. Celle-ci dévisagea l'animal. Qu'est-ce qu'il faisait ici, à la regarder comme ça ? Et depuis combien de temps était-il là ? Alors, quelque chose d'encore plus étrange attira l'attention de Kelly… mais lorsqu'elle s'approcha pour voir de plus près, l'oiseau poussa un grand croassement, et s'en alla à tire-d'aile, avant qu'elle ait pu vérifier.

 

Elle aurait juré que ce corbeau avait des yeux bleus...


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