Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs
17. Duels de sorciers
Le samedi après-midi, Kelly, John et Naomi se rendirent à la Cantina Grande, où le fameux club de duel, dont il avait été fait grande publicité tout au long de la semaine, tenait séance. Elle avait été aménagée pour l'occasion : les tables à manger et les chaises avaient été enlevées, et une grande piste longiligne en bois avait été installée à la place, traversant toute la salle. En revanche, les armures vivantes armées jusqu'aux dents étaient toujours là, ce qui posait de sérieuses questions quant à la sécurité du cours. Au beau milieu de la piste de duel, le professeur Fistwick se tenait debout, observant la foule des élèves qui s'était massée à ses pieds. Kelly l'examina à son tour : toutes les maisons, toutes les classes, toutes les tranches d'âge étaient représentées. Apparemment, l'ensemble des élèves de Lettockar prenait très au sérieux l'enjeu que représentait cet apprentissage du duel de sorcier.
Quand il n'entra pratiquement plus aucune personne dans la Cantina Grande, le professeur Fistwick frappa trois fois le sol du bout de sa canne et l'inaugura ainsi :
- Votre attention, bande de nazes ! Bienvenue à tous dans ce club de duel que j'ai décidé de créer. Comme il vous l'est répété depuis le début de l'année, les événements qui ont lieu au dehors nous imposent d'intensifier votre éducation magique, et notamment de la magie de combat. Alors, je vais ici même vous apprendre à vous battre contre un autre sorcier. J'aime autant vous dire que si vous venez ici en dilettante, ou pour occuper vos journées parce que vous ne faites pas partie de l'équipe de Crève-Ball de votre maison, autant foutre le camp tout de suite et retourner mesurer vos zboubs sous la douche.
Kelly leva les yeux au ciel en entendant cette réplique digne de plus grandes envolées du professeur Grog. Elle vit plusieurs réactions semblables parmi ses congénères, mais la grande majorité des personnes présentes étaient captivées par les paroles de Fistwick. Tous semblaient enthousiasmés, presque ardents, par la perspective de se battre entre eux, mais en toute légalité cette fois.
- Tout le monde m'écoute ? poursuivit Fistwick. Bien. La première qualité d'un duelliste, c'est la fulgurance. La force, c'est cool, mais ça fait pas tout. Dans un combat, le moindre accès de lenteur, le moindre relâchement peut être fatal. Vous pouvez lancer les sortilèges de Stupéfixion les plus mastocs du monde, si vous êtes touché en premier par un minuscule sortilège de Chatouillis, vous avez perdu. Vivacité de tir et vivacité d'esprit, voilà la clé de la victoire.
Kelly eut un sourire goguenard et chuchota à Naomi :
- Sérieusement, c'est lui qui dit ça ? Avec son bide, il ne doit pas être aussi véloce qu'il le professe. Il doit être plutôt mou et lent...
- Vraiment très fine, comme remarque, répliqua Naomi avec une froideur inhabituelle. Tu ferais mieux d'écouter.
- Sachez qu'un véritable duel de sorcier est impitoyable, clama Fistwick tandis que Kelly, mal à l'aise, s'empourprait. Mais vous êtes peut-être un poil jeunes pour remporter vos combats en tuant l'adversaire, ou en le réduisant à l'état d'homme-tronc. Dans ce cours, vous vous contenterez donc de le mettre hors d'état de nuire. En le désarmant, par exemple. Le sortilège le plus évident est bien sûr Expelliarmus, mais j'attends de vous que vous deveniez un peu plus inventifs au cours du temps… Ensuite, naturellement, il faut finir le duel en neutralisant totalement votre opposant. Pour y parvenir, une multitude de solutions s'offre à vous.
Un fourmillement de chuchotements s'éleva de la foule. Vraisemblablement, les élèves les plus bouillonnants préparaient sur-le-champ leurs stratégies pour les duels qu'ils étaient impatients de livrer. Kelly elle-même se surprit à imaginer quels sorts elle pourrait jeter dans un affrontement, quels enchaînements elle pourrait effectuer. Mais Fistwick coupa court à ses réflexions :
- A l'intention des plus jeunes : pas la peine de vous enflammer, aujourd'hui vous n'allez pas pratiquer. Vos aînés vont vous montrer ce que peut être un duel de sorcier. Mais dès la prochaine séance, vous irez à la filoche ! En attendant, on va commencer par un premier duel entre moi et l'un d'entre vous. Voyons… toi, là, Pernova ! Approche et fais-moi face.
Anoushka Pernova, une fille de sixième année de Dragondebronze, monta sur l'estrade, visiblement apeurée. Fistwick et elle se placèrent l'un en face de l'autre, à une dizaine de mètres de distance. La baguette bien droite devant elle, Anoushka s'inclina bien bas pour saluer son professeur. Mais celui-ci, bien loin de lui rendre son salut, envoya d'un geste foudroyant une boule d'énergie grésillante qui frappa son élève avec force et la mit au tapis en lui arrachant un glapissement, son corps parcourus de petits éclairs.
- Et bim, j'ai gagné, déclara le professeur de sortilèges avec légèreté.
- Mais… professeur Fistwick, vous trichez ! bredouilla misérablement Anoushka. J'étais en train de vous saluer, comme le veut la règle !
- Parce que tu crois que dans un combat, ton ennemi va te laisser le temps de le « saluer » avant de te lancer un sort ? Oubliez un peu ces conneries, vous tous. Quand on se bat, on tire, et puis c'est tout. Allez, hors de ma vue.
Rouge de honte, Anoushka quitta la scène clopin-clopant. Kelly trouva qu’elle avait été un peu stupide de croire un seul instant que Fistwick serait attaché à un tel protocole. Sans un regard pour son éphémère adversaire, le gros professeur proclama d'une voix claironnante :
- Bien, maintenant que vous avez compris comment ça peut se passer, ça va être à vous de jouer ! Un volontaire ?
- Moi, monsieur !
Un élève de septième année de Becdeperroquet à l'air hardi grimpa d'un pas souple sur la piste de duel. Il était de grande taille, svelte, et son maintien était élégant. Son visage, orné d'épaisses bacchantes d'un brun foncé tout comme ses cheveux courts, lui donnait l'air nettement plus âgé qu'un jeune homme censé avoir dix-sept ou dix-huit ans. Il avait des yeux gris clair, froids et caverneux, et une petite cicatrice était taillée en dessous du gauche. En le voyant s'avancer lentement sur la piste avec un air fanfaron, Fistwick caressa pensivement sa grosse joue et dit d'un air intéressé :
- Sebastian Kiergard… pourquoi pas ? Si tu le veux bien, je vais te désigner un adversaire de ma propre maison. Angelica, viens ici s'il te plaît.
Angelica Diaz, la belle amie de Peter et Astrid, surgit du groupe des élèves d'Ornithoryx derrière Fistwick. Laissant superbement tomber sa robe d'écolière pour se retrouver simplement en chemise blanche, elle se plaça juste à côté de son directeur de maison, et ils s'échangèrent un sourire complice qui surprit grandement Kelly. C'était la première fois qu'elle voyait autant de bienveillance sur le visage de Fistule Fistwick, qui d'ordinaire respirait le mépris et la fourberie. De même qu'elle n'avait jamais vu une élève avoir l'air aussi aimable envers le professeur de sortilèges. Kelly fronça les sourcils : quels rapports entretenaient-ils donc, ces deux-là ?
De son côté, Sebastian Kiergard éclata d'un rire sonore et lança d'un ton moqueur :
- Professeur, c'est pas sérieux… Cette gonzesse a deux années de moins que moi, le combat est déséquilibré.
Il parlait avec une voix grasse et agressive qui fit frissonner Kelly. Angelica, elle, resta parfaitement calme et répondit d'un ton ironique :
- Tu as raison, ce n'est pas juste. Il faudrait quelqu'un qui ait une chance. Quelqu'un se propose pour remplacer Sebastian ? lança-t-elle à l'assemblée.
Tandis que certaines personnes ricanaient, Kiergard se raidit, offusqué. Les yeux pétillants de malveillance, Fistwick lui ordonna de se placer au bout de la piste d'un geste de l'index. Kiergard et Angelica se retrouvèrent ainsi dans la même situation que leur professeur avec Anoushka, il y a quelques instants. Ils se toisaient, leurs baguettes magiques brandies, prêts à tout instant à se jeter l'un sur l'autre.
- Prête, mademoiselle J'ai-de-beaux-seins ? ricana le grossier jeune homme.
Toujours aussi calme, Angelica acquiesça d'un hochement de tête. Sans plus attendre, Kiergard frappa le premier, un sourire bestial aux lèvres.
- Stupéfix ! s'écria-t-il.
Un éclair rouge fut alors lancé depuis sa baguette magique et fonça droit sur Angelica. Celle-ci fit un gracieux mouvement de baguette circulaire, et une bulle translucide l'entoura aussitôt. Kelly pinça les lèvres : cette protection avait l'air bien frêle. Mais, à la stupeur de tous, le sortilège de Kiergard s'y brisa comme de l'eau sur des rochers. L'éclair rouge se dissipa, et la bulle d'Angelica n'avait pas la moindre fêlure. Bien à l'abri derrière ce charme étonnamment puissant, elle caressait nonchalamment sa baguette magique, ses grands yeux brillant d'une lueur provocatrice.
Kiergard resta interdit un court instant puis, fulminant, beugla deux autres sortilèges de Stupéfixion, qui s'avérèrent tout aussi inefficaces que le premier. Angelica passa alors à l'offensive. Sans prononcer la moindre formule magique, elle fit jaillir un éblouissant trait de lumière blanche de sa baguette. Son bouclier magique s'évanouit en même temps – sans doute était-ce le prix à payer pour pouvoir lancer une attaque. Pris de court, Kiergard eut à peine le temps de se défendre.
- Protego ! hurla-t-il.
Il fit apparaître son propre charme défensif. Mais quand l'éclair d'Angelica s'y heurta en émettant un bruit saccadé et assourdissant, la force du sortilège fut telle qu'il fit deux pas en arrière en titubant, manquant de tomber. Son visage hautain changea, à présent marqué par une appréhension grandissante : celle qu'il avait vraisemblablement pris pour une fragile fillette se montrait bien plus coriace que prévu. Comprenant que les éclairs de Stupéfixion ne lui étaient d'aucun secours, il changea de tactique :
- Impedimenta !
Kelly ne connaissait pas les effets de ce nouveau maléfice, et n'eut pas l'occasion de le découvrir : Angelica le repoussa sans difficulté, puis repassa à l'attaque. Elle envoya un laser mauve sur Kiergard, mais celui-ci l'esquiva.
- Incarcerem ! cria-t-il nerveusement.
Une solide corde sortit du bout de sa baguette magique, fonçant droit sur Angelica pour la ligoter. Mais la jeune sorcière fit quelques moulinets de baguette, et la corde se transforma en un immense tube de papier multicolore, qui s'arrêta à quelques centimètres d'elle en produisant un grotesque bruit de sifflet-serpentin, faisant éclater de rire le public. Complètement ahuri, son adversaire garda son regard braqué sur ce qu'était devenu son sortilège. Moment d'absence qui fut une grave erreur : rapide comme le vent, Angelica lui lança un sortilège de Désarmement.
- Expelliarmus !
Atteinte par un éclair rouge, la baguette de Kiergard lui sauta des mains et fut projetée dans les airs, décrivant des petits cercles. Angelica l'attrapa au vol, et acheva son adversaire dont les yeux se dilataient sous l'effet de la peur.
- Killmistus ! s'écria-t-elle en pointant la baguette sur le visage de son concurrent.
Quelque chose de très étrange se produisit alors. Les nombreux poils de la moustache du garçon grandirent de manière démesurée, atteignant plusieurs mètres de longueur en tombant à terre. Les gigantesques moustaches se tendirent soudainement, faisant crier de douleur leur propriétaire, et s'enroulèrent avec force autour de lui, l'immobilisant et le faisant tomber à genoux. Angelica avait remporté le duel. Un tonnerre d'applaudissements, auquel Kelly, extraordinairement impressionnée, participa sans retenue, explosa dans la Cantina Grande. Tandis qu'Angelica remerciait le public d'un petit sourire, le professeur Fistwick s'avança de sa démarche claudicante entre les deux adversaires, l'air intéressé, et livra son commentaire sur la dernière passe :
- Une version soft de mon maléfice de Moustaches Étrangleuses ? C'est pas mal, même si un peu aseptisé...
- Moustaches Étrangleuses ? hoqueta Kiergard avec terreur, toujours à genoux.
- Oui, un sortilège de mon invention. Normalement, elles s’enroulent autour du cou de l'adversaire, pas son buste. Mais j'imagine que ta camarade a voulu te ménager… ajouta le professeur d'un ton légèrement amer en coulant un regard de côté à Angelica.
- Professeur, je vous ai déjà dit que votre maléfice n'était pas acceptable, répliqua celle-ci d'un ton accusateur. Vous m'aviez promis d'arrêter d'inventer des sortilèges mortels !
- Ah mais, tu m'emmerdes doucement ! s'exclama Fistwick. J'ai passé des mois à mettre au point ce maléfice, et tout ça pour que tu me fasses encore la morale...
- Et moi, j'ai passé des mois à le modifier pour que des gens ne meurent pas à 17 ans dans leur école de magie et que vous soyez licencié dans la foulée. Remerciez-moi au lieu de bougonner.
Fistwick se renfrogna en grommelant dans sa barbe, sous le regard sévère d'Angelica. Les élèves d'Ornithoryx avaient un large sourire amusé aux lèvres. Kelly était assez étonnée par cet échange : on aurait dit une mère sermonnant un enfant surdoué mais très turbulent. Néanmoins, leur relation n'avait absolument pas l'air conflictuelle. Kelly était déboussolée : Fistwick ne lui avait jamais donné l'impression d'avoir la moindre estime pour aucun de ses élèves, et encore moins d'en aimer un seul d'entre eux. Mais il semblait bien qu'Angelica Diaz rompait avec la tendance générale…
Sans rien dire de plus à son élève, Fistwick, d'un remuement désinvolte de baguette magique, libéra Sebastian Kiergard de ses propres moustaches, qui retrouvèrent leur taille normale, puis lui déclara après un soupir :
- Kiergard, tu es un bon sorcier, mais t'as aucune finesse… Zéro sortilège informulé, que du bourrinage intensif avec les sorts les plus prévisibles… Dans un combat, il faut surprendre l'adversaire, détourner son attention, lui faire baisser sa garde. Et de ton côté, Angelica, fais gaffe, tu ne tiens pas ta baguette assez serrée, tu as bien failli la perdre une ou deux fois...
Furieux, le vaincu se releva d'un bond, arracha sa baguette magique de la main d'Angelica en lui jetant un regard mauvais et redescendit sans un mot rejoindre la foule. Fistwick le suivit de ses yeux délavés avec un sourire sournois, puis s'exclama :
- Allez, au suivant ! Angelica a gagné le droit de rester en lice jusqu'à ce qu'elle soit vaincue.
Une élève de PatrickSébastos aux longs cheveux bruns bouclés, l'air encore plus arrogante que Kiergard, se précipita pour prendre sa place. En le voyant la fusiller du regard, Angelica leva un sourcil et accueillit ainsi son opposante :
- Janiulskis… ça faisait longtemps.
- Et encore, pas assez à mon goût, Diaz. Je te promets qu'avec moi, tu vas moins faire la maligne...
Au vu du ton avec lequel elles se parlaient, Angelica, avait manifestement - ou avait eu - un grief avec la dénommée Janiulskis. Une fraction de seconde après, cette dernière entama les hostilités en faisant tomber une pluie de pierres au-dessus d'Angelica, qui utilisa un sortilège nommé « Reducto ! » pour les réduire en poussière. Le duel fut plus long et plus équilibré, car Janiulskis faisait preuve de plus de subtilité que Sebastian Kiergard. Elle avait en effet recours à ce que Fistwick nommait des « sortilèges informulés » - Kelly comprit qu'il s'agissait de sorts lancés sans avoir eu besoin de prononcer leur incantation à haute voix. Des éclairs de toutes les couleurs fusèrent donc de toute part sans que l'on puisse en distinguer la formule, ce qui la frustra quelque peu : elle aurait bien aimé pouvoir apprendre ces sorts par la suite. Dieu merci, Naomi parvenait la plupart du temps à les identifier et à les expliquer à ses voisins. Mais tout à coup, Angelica envoya un sortilège qui leur était, à tous, totalement inconnu :
- Mellewis Riportas !
Sa baguette magique projeta alors deux fins traits jaunes qui s'entortillèrent, et frappèrent Janiulskis. Par réflexe, elle se recroquevilla en criant, mais rien ne se passa. Elle semblait parfaitement indemne. De nombreux murmures s'élevèrent du public, déconcertés par ce sort manifestement sans effets. Reprenant confiance, Janiulskis s'esclaffa et railla Angelica :
- Je sais pas ce que c'était, mais tu as foiré...
Mais elle se trompait : sans crier gare, deux énormes queues de renard jaunâtres et touffues perforèrent sa jupe en sortant de son postérieur. Alarmée par les exclamations surprises des autres élèves, Janiulskis eut à peine le temps de se retourner quand elle se mirent à tournoyer à toute vitesse, produisant le même bruit que les pales d'un hélicoptère, avant de s'envoler. L'écolière fut alors soulevée brusquement par le derrière dans les airs, à plusieurs mètres au-dessus du sol. Elle en perdit sa baguette magique et se mit à crier. Puis, Angelica brandit sa baguette, et fit un grand geste vers la droite, et les queues volantes de Janiulskis l'emmenèrent à toute vitesse dans cette direction, à l'autre bout de la salle. Celle-ci s'amusa à promener son adversaire aux quatre coins de l'immense salle, sous les éclats de rire de la foule. Janiulskis se mit à sangloter et à supplier :
- Je t'en prie Diaz, fais-mon descendre !
- Alors, excuse-toi pour ton attitude de la dernière fois, exigea froidement l'intéressée.
- Je m'excuse ! Je te jure que je regrette ! minauda Janiulskis en hochant frénétiquement la tête.
Angelica renifla bruyamment, puis abaissa lentement sa baguette. Quand son adversaire fut à une distance raisonnable du sol, elle fit disparaître les queues de renard. Alors que les applaudissements des élèves retentissaient de nouveau, le professeur Fistwick revint au milieu de la scène ; à en juger par son air comblé, il s'agissait encore d'un sortilège de son invention. Le sorcier replet fit une nouvelle série de commentaires sur la performance des deux belligérantes, et distribua quelques conseils à l'ensemble des élèves, avant d'exiger un nouvel adversaire pour Angelica.
Un troisième élève se proposa, mais derrière ses grandes lunettes carrées, il montrait beaucoup moins d'assurance que ses prédécesseurs. Angelica perçut sans doute son effroi, puisque cette fois, elle lança le premier sortilège - un Maléfice Chauve-Furie, selon Naomi – que le garçon réussit néanmoins à faire disparaître. Des encouragements et des acclamations éclataient à présent pendant le combat même, et le nom d'Angelica était crié de toute part. De toute évidence, elle était très aimée, de pratiquement tous.
Le troisième duel fut particulièrement bref : Angelica le remporta en matérialisant de gros ressorts d'une incroyable force sous les semelles de son opposant, qui fut éjecté à l'autre bout de la salle, perdant sa baguette au passage. Tout le monde retint son souffle, pensant qu'il allait s'écraser comme une crêpe, mais Angelica, grande princesse, le sauva en faisant apparaître dans la foulée – en toute décontraction – un matelas géant qui amortit sa chute. Kelly commençait à comprendre pourquoi le professeur Fistwick avait l'air de tenir Angelica en grande considération : en plus d'être une sorcière prodigieusement douée, elle faisait preuve de beaucoup d'originalité et d'ingéniosité dans sa manière de gagner, et utilisait même ses sortilèges expérimentaux que la quasi-totalité de ses autres élèves redoutaient et fuyaient.
Kelly elle-même était très admirative. La virtuosité d'Angelica en matière de sortilèges dépassait l'entendement. Elle était si forte. Elle donnait l'impression de connaître tous ses sorts sur le bout des doigts, et les réalisait à la perfection. Et même dans sa façon de faire de la magie, ses gestes débordaient d’élégance et de majesté. Elle était… fluide. Kelly avait l’impression d’être une magicienne gauche et rudimentaire en comparaison…
Angelica ne fut vaincue qu'au bout du cinquième adversaire – un autre élève d'Ornithoryx, un grand garçon blond très ventru – qui réussit à la plaquer contre le mur, puis à l'y engluer – certaines briques étant devenues étrangement malléables. Le quatrième, elle l'avait battu en lui envoyant une nuée de lucioles éblouissantes devant les yeux pour l'aveugler et pouvoir le désarmer. D'autres duels eurent lieu après ceux-ci, entre des élèves de cinquième à septième année, mais ils parurent un peu ternes en comparaison des prestations d'Angelica. Celle-ci croulait sous les compliments de ses amis et de tous ceux qui se trouvaient près d'elle.
Quand le cours de duel prit fin, Kelly, Naomi et John eurent à se rendre à l'autre grand événement de cette journée : une autre réunion de l’OASIS. Quand ils furent entrés au QG, ils virent que l'ensemble du groupe était déjà arrivé, assis sur des chaises ou à même le sol devant Peter et Astrid, qui présidaient l'assemblée, comme toujours. Kelly, John et Naomi s'attendirent à ce que leur entrée soit accueillie par des saluts et des bonjours enthousiastes et bienveillants, comme à l'ordinaire. A la place, ils virent Astrid bondir vers eux toutes griffes dehors et leur mugir au visage :
- C'est à cette heure-ci que vous arrivez ? Mais d'où vous sortez ?
- On était au club de duel, répondit John, heurté par le ton employé par Astrid.
- Au club de duel ? s'étrangla-t-elle, les yeux ronds. Vous vous foutez de nous ? Quand on a une réunion, tout le monde arrive à l'heure ! On s'en va pas faire autre chose au dernier moment !
- Au dernier moment ? répéta Naomi, en pleine incompréhension. Mais il y a deux jours, on a prévenu Peter qu'on s'inscrivait à ce club, et qu'on arriverait plus tard à la réunion d'aujourd'hui !
- Peter ne m'a rien dit, répliqua Astrid en croisant les bras.
Kelly, John et Naomi jetèrent un regard stupéfait à Peter, qui contemplait la scène sans la moindre expression, le regard vitreux.
- Désolé, ça m'est sorti de l'esprit, marmonna son préfet en haussant les épaules.
- De toute manière, ça ne change rien ! tonna Astrid en tapant du pied. Pourquoi vous avez assisté à un club de duel organisé par les profs ? C'est comme ça que vous servez notre cause, en léchant le cul de l'ennemi ?
Kelly était complètement sidérée. Pourquoi Astrid s'énervait-elle ainsi ? Pourquoi criait-elle ? Jusque-là, il n'y avait jamais eu de problème à ce que les membres de l’OASIS arrivent parfois un peu plus tard qu'à l'heure prévue aux réunions : après tout, ils étaient des écoliers, et avaient des obligations qui les amenaient à faire preuve de souplesse dans la recherche des Reliques des Fondateurs. Et là, Astrid réagissait comme s'ils avaient commis un crime impardonnable. On aurait dit qu'ils venaient d'annoncer n'avoir plus rien à faire de l’OASIS, ou qu'ils avaient renoncé à leur cause. En baissant les yeux sous le coup de l'intimidation, Kelly vit que la Cuillère d'Imène Lalaoud pendait à sa ceinture.
- Mais qu'est-ce que tu racontes ? s'exclama Naomi. On est allés là-bas pour apprendre de nouvelles choses !
- Vous ne comprenez rien, alors ? Ils se servent de nous ! S'ils veulent nous apprendre à nous battre, c'est pour qu'on leur serve de chair à canon ! Pour qu'ils nous envoient au casse-pipe à leur place un jour où l'autre !
- Pffff, toi alors… maugréa Kelly. C'est toujours utile d'apprendre à se battre en duel, d’abord !
- Ce n'est pas auprès d'eux que vous devez vous former, persifla Astrid.
- Ah ouais? dit Kelly en levant la voix, irritée. Et qui est-ce qui nous a appris le Sortilège de Désarmement ? C'est toi, peut-être ? Tu as fait quoi pour nous apprendre à nous défendre, au juste ?
Astrid resta bouche bée. Peu à peu, la colère agit sur ses pouvoirs de Métamorphomage, qui lui donnèrent un visage absolument hideux. Ses cheveux devinrent rouge feu, et ses yeux prirent une couleur qui les faisait ressembler à ceux d’un rapace. Kelly ne cilla pas, même si ses yeux commençaient à picoter. Les camarades de l’OASIS observaient la scène avec consternation et effroi.
- C’est un défi, Kelly ? lança tout à coup Astrid.
- De quoi ? fit Kelly.
- Apparemment, tu estimes que tu dois plus à Fistwick qu’à nous ? Et là tu te permets de me parler sur ce ton, ça ressemble beaucoup à de la provocation, non ? Tu te sens juste plus pisser, ou t’as l’intention de me montrer la brillante duelliste que tu es devenue ?
Kelly entrouvrit la bouche. Les propos d’Astrid étaient absolument délirants, cette accusation sortait de nulle part ! Elle regarda tout autour d’elle et constata que son sentiment était partagée : personne dans l’OASIS ne comprenait en quoi Kelly pouvait avoir lancé, même à demi-mot une provocation en duel. Offusquée, Kelly ne put s’empêcher de lui parler avec mépris :
- Mais qu’est-ce que tu débloques, encore ?
- « Encore » ? Ça veut dire quoi, ça, « encore » ? gronda Astrid d’un ton à la fois incrédule et menaçant.
Ses doigts fins se serrèrent autour de sa baguette magique. Kelly ne s’était pas aperçue qu’elle l’avait dégainée. Une goutte de sueur froide naquit sur sa tempe.
- Non mais Astrid, calme-toi ! s’écria Mercedes, effarée, qui regardait elle aussi la baguette d’Astrid.
- Qu’est-ce qui te prend ? ajouta Vladimir.
Mais Astrid ne leur prêta aucune attention. Kelly était absolument tétanisée. Elle avait l’impression qu’Astrid tenait un couteau dans sa main… son expression était proche de la démence… Kelly craignait à tout moment qu’elle se mette à lui jeter des sorts…
- Expelliarmus, retentit calmement une voix.
La baguette magique d'Astrid lui sauta des mains et partit en arrière, la faisant se retourner brusquement. Kelly, toujours effrayée, se pencha de côté pour voir ce qu'il s'était passé. Au fond de la salle, Peter pointait sa propre baguette vers Astrid, le regard flamboyant. Il prit une profonde inspiration, et dit d'une voix basse mais autoritaire :
- Je pense qu'il convient de retrouver un peu de calme. Astrid, reviens t'asseoir. Et vous trois, ajouta-t-il à l'intention de Kelly et ses amis, quand il y a une réunion, vous arrivez à l'heure, un point c'est tout.
Astrid serra les poings sous le coup de la fureur. Jetant un dernier regard noir à ses cadets, elle retourna s'asseoir à sa place, ramassant sa baguette d'un geste sec. Kelly ne la quitta pas des yeux. Elle ne comprenait pas encore ce qui avait bien pu la piquer, mais ce qui était sûr, c'est que cela n'avait rien de naturel. Elle en était tellement stupéfaite qu'elle en oublia même de remercier Peter d'avoir désarmé Astrid.
Ce dernier leur fit alors signe à tous les trois de s'approcher. John eut besoin d'attraper Kelly par le bras pour qu'elle consente enfin à bouger. Elle lut dans ses yeux que lui aussi avait été secoué par le spectacle d'il y a quelques instants, mais qu'il préférait ne pas revenir dessus par crainte de jeter de l'huile sur le feu. Les trois amis s'assirent en tailleur, un peu sur le côté. Un silence tendu empestait l'atmosphère. Kelly risqua un regard vers Astrid, qui fixait inexorablement le sol : ses cheveux redevenaient blonds et son visage était parfaitement inexpressif, mais dans ses yeux dansaient des flammes de fureur. Elle n'éprouvait visiblement pas le moindre regret quant à sa conduite. Rendue fébrile par ses pensées, Kelly sursauta en entendant Peter reprendre la parole :
- Le fait est qu'aujourd'hui est un jour très particulier, où on ne peut pas se permettre de ne pas avoir tout le monde.
Tous les adolescents se redressèrent et tendirent l'oreille, fiévreusement intrigués par cette annonce. Kelly elle-même sentit l'excitation l'envahir et son cœur palpiter. Légèrement théâtral, Peter resta silencieux un instant, comme pour laisser le suspense parvenir à son comble. Puis, il se pencha vers ses partisans et leur dit d'une voix parfaitement maîtrisée :
- J'ai découvert où est cachée la Perruque de Scravoiseux.