Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 13 : Concert dans le stade

6165 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 29/07/2024 18:54

13. Concert dans le stade


Le lendemain, au petit déjeuner, Kelly était en train d’écrire une lettre à ses parents, pour leur souhaiter Joyeux Noël avec un peu d’avance. Il valait mieux le faire maintenant, à l’approche des fêtes les hiboux de l’école étaient sans cesse empruntés par les élèves, au point qu’il y avait régulièrement des pénuries. Alors qu’elle était en pleine rédaction, elle sentit la présence de quelqu’un derrière elle. C’était Peter qui la regardait paisiblement, les mains dans le dos.


- Salut le dreadeux ! lança Kelly.


- Ça va, Kelly ? demanda-t-il en souriant. A qui tu écris comme ça ?


- Hum, euh… à mes parents, répondit-elle d’une voix hésitante de peur de vexer Peter, qui était orphelin.


- Bah, tire pas cette tête enfin, j’suis très content que tu en aies, toi ! s’amusa Peter.


Kelly rit avec lui. Elle se fit la remarque que Peter avait bien meilleure mine, dernièrement, comparé à l’état de fatigue dans lequel Kelly l’avait souvent vu. Il fallait dire qu’en plus de cumuler les fonctions de Préfet-en-chef et de chef de l’OASIS, Peter était en dernière année à Lettockar et préparait ses ASPIC. Tout cela représentait une sacrée quantité de travail… elle se demandait parfois comment il faisait pour tout concilier…


- J’hésite à aller faire un tour à la Cour des Mirages, tout de suite… déclara-t-il d’un ton pensif. J’ai peur que ça serve pas à grand-chose. Il faudrait que j’en sache plus sur la Perruque pour donner plus d’infos à la Boule…


- Oh, Peter, parle pas de la Quête, sérieux… l’interrompit Kelly en lui posant une main sur l’avant-bras. C’est bientôt les vacances, tu devrais lâcher prise.


- Ouais, t’as raison, admit Peter. D’ailleurs, j’ai une nouvelle à te transmettre : le soir du Nouvel An, on va sûrement faire un after dans la Cour des Mirages, comme l’année dernière.


- Ah, trop cool !


Tout à coup, une grande fille aux cheveux noirs coiffés en frange, qui mâchait un chewing-gum la bouche grande ouverte, vint parler à Peter. C’était Maureen York, la préfète de septième année de Dragondebronze, la collègue de Peter. Kelly n’avait jamais eu affaire à elle en trois ans ; on disait d’elle qu’elle ne prenait pas son rôle très à cœur.


- S’cuse-moi Peter, dit-elle, j’ai un doute ; c’est toi ou moi qui assure la perm’ des première année cet après-midi, à la place de leur cours de potions ?


- C’est toi, Maureen, affirma aimablement Peter.


York acquiesça sans le moindre enthousiasme et tourna les talons. Peter attendit qu’elle soit partie et murmura à l’intention de Kelly :


- En fait, c’est à moi de le faire, mais elle fout tellement rien que ça va pas la tuer de prendre un peu de mon taf.


Kelly pouffa de rire. Elle pensa soudainement à sa Maureen, ainsi qu’à Jade. Elle ressentit un pincement au cœur : elle ne leur avait écrit aucune lettre en quatre mois, alors qu’elle avait promis qu’elle essayerait. Une fois, elle avait juste demandé à Papa et Maman de les saluer s’ils les croisaient, et rien ne prouvait que c’était seulement arrivé. Comment se rattraper ?


Elle eut une idée. Elle reprit sa lettre pour ses parents, et leur fit une demande : prendre dans son argent de poche de quoi acheter un cadeau pour ses copines Moldues. Une peluche pour Maureen - elle adorait les peluches – et des caramels pour Jade, qui détestait le chocolat. Ils devraient avoir le temps de le faire d’ici le 25 décembre si la lettre arrivait vite. Dès qu’elle acheva sa lettre, elle fut à nouveau abordée par un ami : John.


- Hé Kelly, je viens d’aller voir le panneau des Nouvelles Officielles, y’a un truc vachement intéressant ! dit-il avec enthousiasme.


- Qu’est-ce qu’il y a, « tout va trait mâle » ?


- Non, lundi soir prochain y’a un concert au stade de Crève-Ball !


- Un concert ? répéta Kelly, très étonnée. Un concert de qui ?


- Les Witchie Boys. C’est un groupe de rap de sorciers, fondé par d’anciens élèves de Lettockar. C’est Doubledose qui a organisé ça. Il adore le rap. Qu’est-ce que t’en dis ?


Kelly avait froncé le nez en entendant que c’était Doubledose qui avait organisé le spectacle. Toutefois, en voyant l’air enjoué de John, elle se laissa attendrir et se dit qu’une distraction qui sortait à ce point du quotidien de Lettockar devrait lui faire du bien. Elle acquiesça alors en souriant. John lui tapa dans la main, ravi.


- On ira ensemble ? dit-il.


- Bah ouais ! Naomi est partante ?


- Je lui ai pas demandé, dit John d’un ton presque indifférent.


- Quoi ?


- Pas encore, je veux dire ! rectifia John précipitamment. Je vais le faire, bien sûr… je voulais d’abord être sûr que tu viendrais…


Kelly fut presque choquée d’entendre cela. Elle décocha un regard incrédule et peu flatteur à John pour le lui faire comprendre. Gêné, il gargouilla quelque chose comme quoi il allait tout de suite voir Naomi. Kelly trouvait son comportement stupéfiant, et incompréhensible. Venait-il de dire qu’il n’avait pas envie de se retrouver avec la seule compagnie de Naomi ?


La nouvelle de la tenue d’un concert de rap se répandit très vite. Cette perspective enthousiasma tout le monde à Lettockar. Cela allait illuminer ces temps bien lugubres : Grog était toujours cloîtré dans son logis, au point qu’une rumeur circulait comme quoi il avait fait une autre tentative dans sa chambre, qui cette fois avait abouti. Du reste, un autre professeur brillait par son absence : depuis la fin des cours, Fistule Fistwick n’était pas sorti de son laboratoire…


Le lundi 23 au soir, John, Kelly et Naomi se retrouvèrent dans le hall pour aller au stade de Crève-Ball. Par réflexe, ils s’installèrent dans les gradins où allaient habituellement les Dragondebronze, mais ils y croisèrent des élèves de toutes les maisons : ce soir, il n’y avait pas de séparation. La planche qui servait de terrain était stable : elle ne brinquebalait que quand un match de Crève-Ball débutait. Au-dessus du cratère d’où sortaient habituellement les balles de Crève-Ball se trouvait une grande scène, encore vide. Kelly regarda tout autour d’elle. Doubledose trônait dans la tribune des professeurs, l’air tout content. Elle aperçut pas mal d’amis et de camarades un peu partout, Mercedes, Rick, Iossif, Deborah, Velina… elle chercha Peter et Astrid mais ne les vit pas. Soudain, Kelly aperçut Martoni à deux rangs derrière eux, en compagnie d’Alexis et de Stephen. Leurs yeux se croisèrent, et elles détournèrent aussitôt la tête. Kelly remarqua alors des taches noires sur les mains de Naomi.


- T’as de l’encre plein les mains, Mimi, lui dit-elle. Tu prends encore des notes alors qu’on est en vacances ?


- Faut bien rattraper nos cours de potions ! se défendit Naomi. J’ai réussi à trouver les annales des sujets d’exams de troisième année, les sujets sont super durs ! Il faut travailler !


- Mais on s’en fout des exams, Naomi, c’est dans six mois… lui lança John d’une voix lasse.


- Non, on s’en fout pas ! répliqua-t-elle avec colère. J’ai un niveau à maintenir, moi ! Et toi aussi, John, si tu t’en donnais les moyens !


Le teint de John devint violacé. Il fut à deux doigts de répliquer méchamment, Kelly lui saisit discrètement le poignet pour le calmer. Leur ami grommela et tourna la tête, le nez en l’air. L’expression de Naomi changea en une seconde : elle parut s’en vouloir terriblement. De son côté, Kelly se demandait ce qui lui prenait… il y avait de fortes chances que la pression de ses parents soit derrière tout ça, une fois encore. Pour changer les idées de Naomi, et puisque John n’écoutais pas, elle lui murmura d’une voix espiègle :


- Eh Mimi, maintenant qu’il y a tout le monde, tu me montres qui c’est, le gars pour qui t’as le béguin ?


- Mais t’es encore là-dessus, toi ? répondit Naomi, mi-agacée, mi-amusée. Sache que c’est dépassé, Kelly. Y’a plus de béguin.


- Ah… ah bon ? Bon, tant pis alors…


Naomi sourit et ôta ses grosses lunettes pour les nettoyer. Le stade était presque plein. Une arrivée fut remarquée : celle de Suppurus Grog à la tribune des professeurs, en compagnie du professeur McGonnadie. C’était la première fois qu’il reparaissait en public depuis sa tentative de suicide. Le bruit des discussions s’estompa nettement, et énormément de personnes posèrent un regard inquiet sur le maître des potions. Ce dernier resta indifférent à cette attention portée sur lui : il s’assit à côté de Pourrave et engagea la conversation avec lui. Le temps s’écoula, et vint un moment où plus personne n’arriva s’installer dans les gradins. Alors, le professeur Doubledose se leva et s’adressa au public :


- Bonsoir à tous ! Ah, ça fait plaisir de vous voir aussi nombreux à ce concert. Ça fait des années que je voulais le faire, et vu le contexte actuel avec Couille d’Albinos, c’est important de faire valoir notre culture de nés-moldus face à la vermine sang-pur. Ce soir, ce sont les Witchie Boys qui vont se produire pour vous. Avant, ils étaient comme vous, de simples morveux de cette école, et aujourd’hui, ce sont des poids lourds dans le wizarding rap game. Prenez-en de la graine, peut-être bien que vous aussi vous serez des cadors un jour ! J’exige une chose de vous ce soir : profitez bien et éclatez-vous !


Il y eut une vague d’applaudissements. Doubledose s’éclaircit la gorge et termina :


- Autre info. J’ai, à sa demande, laissé au professeur Fistwick le soin de s’occuper de la… mise en scène du concert. J’suis comme vous, j’attends de voir ce que ça va donner…


Il se rassit : tout le monde avait pu entendre qu’il ne paraissait pas particulièrement rassuré. Kelly s’aperçut alors que Fistwick ne se trouvait pas dans la tribune avec ses collègues. Elle remarqua également que le professeur Vüvnir n’était pas là non plus. Quelques minutes plus tard, Fistwick arriva sur le terrain de Crève-Ball par l’entrée des joueurs. Des cris de peur retentirent aussitôt. Car dans le ciel, à quelques mètres au-dessus du terrain, une immense sphère d’eau le surplombait et s’avançait au même rythme que le professeur. On avait déjà vu ce phénomène : c’était une de ses inventions, qu’il avait déjà utilisé sur le Mégamorphe Centroïde du Jura. Le sortilège Hydrosph’air.


- Me dites pas qu’il va faire venir le Mégamorphe dans le stade ? s’écria Kelly, affolée.


- Ne dis pas de bêtises… dit John. Non, y’a autre chose à l’intérieur…


- Un autre monstre ?


- Non, c’est… c’est une anguille.


Effectivement, une petite silhouette longiligne s’agitait au milieu de la grande boule aqueuse. Kelly n’en croyait pas ses yeux. Fistwick avait déployé un sortilège aussi immense pour une anguille ? Le professeur de sortilèges s’écria alors :


- Tu vois, Suppurus ? J’ai fait comme tu m’as dit la dernière fois : j’ai utilisé mon sort sur une anguille ! J’ai pas trouvé de thon.


Dans la tribune des professeurs, Grog rit. Une chose simple, mais qui était déjà saisissante quand on savait d’où le professeur de potions revenait. Kelly eut un vague souvenir de ce qui s’était dit lors la dispute entre les professeurs le soir où Fistwick avait accidentellement inondé l’école en utilisant son sortilège Hydrosph’air sur le Mégamorphe. Non loin de Grog, Doubledose se rongeait les ongles et serrait nerveusement sa baguette magique dans sa main, prêt à intervenir à tout moment. Le professeur de sortilèges s’avança jusqu’au centre du stade, un grand sourire aux lèvres. Il abaissa alors sa courte baguette magique. La grande sphère d’eau descendit très lentement, jusqu’à toucher le sol. Au lieu d’éclater et d’asperger le public, elle s’étala avec lenteur et inonda la zone tout en douceur. Le terrain de Crève-Ball était devenu un vaste bassin, et la scène était comme un îlot en son centre. Kelly eut très envie d’aller piquer une tête, elle n’avait pas nagé depuis août.


Alors, Fistwick frappa la scène de sa canne. De ses quatre coins fut diffusée une brume blanche. Fistwick avait disparu : à sa place, il y avait trois hommes, vêtus de costumes trois pièces. Aux coins de la scène, il y avait tout un arsenal d’enceintes et de projecteurs. Il y eut d’abord un silence dû à l’hébétude des élèves. Puis, les trois rappeurs furent accueillis par un déchaînement d’applaudissements. Le trio ne dit rien et se contenta de saluer le public de la main. Puis, les enceintes projetèrent quelques notes de basse.


- Est-ce que Lettockar est prête à foutre la merde ? demanda un des Boys.


Le public, décontenancé, répondit mollement.


- EST-CE QUE VOUS ÊTES PRÊTS A FOUTRE LA MERDE ?! rugit un second Boy.


Cette fois-ci, les élèves comprirent que c’était bien un cri de guerre, et les clameurs commencèrent à fuser. La ligne de basse, très rock, continuait à jouer en boucle. Alors, le passe-passe commença entre les trois hommes.


- Est-ce que vous êtes... - Prêts pour la fête ?

- Jette ta casquette ! – Et s’coue la tête !

- Viens pas nous la prendre ! – Viens pour la perdre !

- Nous on est là… -POUR FOUTRE LA MERDE !!!


Les trois compères avaient clamé ce slogan en chœur, et d’un coup de scratch le beat se lança, sur lequel les Maîtres de Cérémonie se défoulèrent allègrement.


Kelly ne comprenait pas tout ce qui était dit, c’était son premier concert de rap, et la surprise était vraiment au rendez-vous. Les lyrics n’étaient pas mus par la mélodie mais par la rythmique, et chaque vers sonnait comme une rafale de coups de poings. Une main tenant la baguette qui servait de micro, l’autre main pour appuyer les punchlines. Et lorsque chaque rappeur eut fini son couplet, reprise du refrain, et cette fois-ci, tout Lettockar était prêt à reprendre l’iconique « FOUTRE LA MERDE ! ».


Les Witchie Boys sautillaient en permanence sur scène. Avec des Sonorus remplaçant les micros, ils étaient encore plus libres de leurs gestes. Tout autour d’eux, l’eau provenant du lac changeait de couleur au rythme de la musique, illuminant le stade depuis le sol. Les rayons de lumière tournoyants qui sortaient des projecteurs prenaient des formes incongrues, des diablotins, des loups-garous, des calaveras, des totems… c’était à la fois effrayant et beau. Le public était debout… ou presque. McGonnadie semblait s’ennuyer comme une souris-dragon morte. Rien d’étonnant, au vu de ce qu’elle savait de ses goûts musicaux, Kelly se demandait sérieusement pourquoi il était venu, à part pour accompagner Grog.


« La jeunesse emmerde ! Couille d’Albinos ! »


Morceau après morceau, les élèves se laissaient enivrer par la frénésie du spectacle. Kelly avait fini par se laisser prendre au jeu : elle alternait entre des moments où elle se posait pour écouter les paroles, et les moments où elle gigotait en rythme sur les puissants beats. John faisait des pas de danse et n’arrêtait pas de retourner la casquette qu’il avait choisi pour l’occasion dans tous les sens. Quant à Naomi, elle détonait dans son petit gilet noir assorti à sa jupette pour l’occasion, et dodelinait, l’air concentrée et un petit sourire aux lèvres.


Le concert durait à présent depuis près de trois quarts d’heure. Les enceintes diffusaient une bande son aux allures celtiques, et les Witchie Boys chantèrent un morceau intitulé Le placard :


Je suis sorti du placard, mais c’était un Épouvantard,

Depuis le fond du Riséd, je t’entends m’appeler « à l’aide ! »

Mais j’ai ce poids sur mes épaules, qui me cogne comme un Saule

Pour l’oublier je t’embrasse, mais je ne crache que des limaces


Kelly aimait beaucoup ce son. C’était sûrement son préféré de tous ceux qu’elle avait entendu.


- On se caille le cul, par contre, déclara-t-elle en rajustant sa cape.


Le phénomène qui se passa ensuite fut comme une réponse à la remarque de Kelly. L’anguille qui avait servi de support au sortilège Hydrosph’air et qui tournoyait tout autour de la scène depuis le début du concert, se mit à s’allonger jusqu’à devenir aussi grande qu’un Basilic. Des colonnes de flammes de toutes les couleurs jaillirent alors depuis son dos, à intervalles réguliers et vinrent réchauffer l’atmosphère. Une autre créature que Fistwick avait bidouillé, se dit Kelly. Cet homme était bien un héritier d’Augousto Scravoiseux…


La chanson prit fin, et fut comme les autres ponctuée par des acclamations assourdissantes. Les Witchie Boys commençaient à être essoufflés et ruisselant de sueur, mais ils n’avaient rien perdu de leur enthousiasme.


- Ça va Lettockar ? s’écria l’un des chanteurs.


Les élèves lui répondirent par un grand « Ouaiiiiiiiis ! ».


- J’ai pas entendu ! CA VA LETTOCKAR ?


Les spectateurs redoublèrent d’efforts pour lui répondre un « OUUAAAIIIIIIS ! » encore plus puissant.


- Yeaaaah, j’adore ça, j’adore cette énergie ! C’est un grand plaisir pour nous d’être de retour à Lettockar, pour faire ce concert… et avec un public qui déchire autant ! Alors, pour le prochain son, on va vous faire faire un petit truc, d’accord ?


Subitement, une trappe surgit de nulle part sur la gauche de la scène et s’ouvrit. Le professeur Fistwick réapparut, perché en haut de sa propre canne comme un équilibriste (moldu). Son retour inattendu causa la stupéfaction du public. Le deuxième chanteur des Witchie prit alors la parole :


- Le professeur Fistwick nous a demandé de vous donner une instruction : il faudrait que vous pensiez maintenant très fort à une personne ou un personnage qui vous fait kiffer.


Les élèves se regardèrent, un rien décontenancés. Kelly joua le jeu et pensa très fort à Nala la lionne. Les Witchie Boys entonnèrent alors un autre morceau, très lancinant et plaintif. En plein milieu, Fistwick leva sa baguette magique très haut. Une sortie de filet d’énergie verte s’étendit alors sur l’entièreté du stade Marie Grégeois et traversa chacun des spectateurs. Kelly ne sentit strictement rien au moment où les filaments magiques la touchèrent, ce qui la surprit beaucoup…


- Putain, nos ombres ! s’écria alors quelqu’un dans le public.


Les spectateurs regardèrent tous dans leur dos. Leurs ombres étaient en train de se détacher de leur corps. Elles s’élevèrent toutes légèrement dans les airs et, si elles gardèrent le contour de leur silhouettes, leur apparence changea. L’ombre de Kelly muta en ce qu’elle avait imaginé : Nala, avec sa coiffure en guise de crinière. Ses yeux bleus azur ressortaient de sa silhouette noirâtre. Kelly laissa échapper une exclamation ahurie. Elle regarda autour d’elle : l’ombre de chaque spectateur changeait de la même manière. Celle de John prit la forme de Wolverine, celle de Naomi l’apparence d’Albert Einstein. Des stars, des top-models, des super-héros, des ninjas, des princesses… et une infinité de personnages ou de créatures fantomatiques, aux couleurs sombres, jaillit de partout dans le stade Marie Grégeois. Par curiosité, Kelly leva son bras gauche : son ombre transformée fit exactement de même. D’autres personnes se livrèrent au même test : les personnages reproduisaient tous leurs mouvements.


- La vache, c’est… trop classe, lâcha Kelly.


- J’avoue que là… admit Naomi.


- J’arrive pas à voir, c’est qui le con qui fait faire un salut nazi à Spock, en face ? dit John en mettant sa main en visière.


- FISTULE, TU GÈRES ! cria alors quelqu’un depuis la tribune des professeurs.


C’était Grog. Le personnage qu’il avait matérialisé était lui-même, mais habillé différemment, avec un large poncho et un superbe chapeau de cow-boy, tel Clint Eastwood devant la caméra de Sergio Leone. Le professeur de potions contemplait avec une expression proche de l’amour son personnage faire tournoyer son revolver autour de son index. A côté de lui, McGonnadie observait d’un air circonspect l’aberrante créature ailée et tentaculaire à tête de seiche qui était née de son ombre, tandis que Pourrave essayait de faire un câlin à Casimir. Soudain, Kelly entendit Martoni s’écrier d’un ton indigné :


- Mais… c’est pas à moi que tu as pensé, Alexis ?


Son ombre avait prit la forme d’Alexis lui-même – mais mélangé à sa silhouette, ça donnait un résultat particulièrement grotesque – alors que celui-ci avait pensé à Kurt Cobain.


- Beuh… pardon Gigi, j’avais pas compris l’instruction comme ça… bredouilla Alexis.


- « Quelqu’un qui vous fait kiffer », il a dit ! Moi, j’ai tout de suite pensé à toi !


Kelly, John et Naomi étouffèrent un éclat de rire. L’instrumentation du son des Witchie Boys gagna en intensité. La multitude des personnages de tout poil se mit à danser, à sauter et à trépigner au même rythme que leurs possesseurs. C’était comme si le public s’était dédoublé. Assis en tailleur au sommet d’un amplificateur, le professeur Fistwick contemplait l’effet de son sort avec une satisfaction débordante d’orgueil.


Le concert s’acheva une demi-heure plus tard, après deux rappels. Sur le dernier morceau, qui était une « jam », les Witchie Boys invitèrent des membres du public à venir lâcher des freestyles sur scène. Parmi les élèves, seule une étudiante de PatrickSébastos, Cornelia Dujonc, une jeune sino-française fan de rap, réussit à articuler seize mesures parfaitement, ce qui lui valut une belle ovation. Parmi les professeurs, seuls deux sont montés sur scène : Pourrave, qui improvisa un texte incompréhensible parce qu’il mélangeait tous les mots, et Doubledose, qui lâcha son meilleur freestyle, plongeant la salle dans une ambiance étrange, entre malaise et euphorie.


« … Tu sers à rien comme un prof de défense contre les forces du mal à Poudlard !

T’as pas le niveau pour Lettockar !

Double dose de classe, moitié dirlo moitié zonard,

Mon blase c’est Niger, le tien c’est « au revoir » ! »


Les acclamations du public furent si fortes que des oiseaux effrayés s’envolèrent des arbres de la Forêt Déconseillée. Le stade de Crève-Ball retrouva peu à peu sa normalité : les ombres des spectateurs vinrent se rattacher à eux, l’eau du lac quitta le terrain en s’élevant avec élégance dans les airs pour y disparaître. Après avoir longuement salué le public, les Witchie Boys serrèrent chaleureusement les mains de Fistwick et Doubledose. Le directeur considérait son professeur de sortilège avec un air sincèrement appréciateur. Les élèves remontèrent vers le château totalement grisés. Une nouvelle circula avec une vitesse ahurissante parmi eux : Mikhaïl Popovicz, dit « le grossiste », vendait précisément le dernier album des Witchie Boys. Lorsqu’elle fut dans le dortoir des Dragondebronze, Kelly, épuisée, se laissa lourdement tomber sur son lit. Elle s’endormit toute habillée avec un refrain dans la tête :


- « Je suis sortie du placard mais c’était un Épouvantard »…


L’école se réveilla le lendemain avec une sensation d’euphorie douce. Le concert avait était un franc succès, les Witchie Boys avaient conquis un public conséquent et Popovicz était submergé de commandes. Kelly trouvait un peu stupide de commander un disque à ce stade de l’année : étant donné que les appareils électroniques fonctionnaient extrêmement mal au château de Lettockar à cause des ondes magiques, on ne pourrait probablement pas l’écouter avant les vacances d’été. Le soir, le repas de Noël se déroula sans histoire ; il parut même un peu fade en comparaison de l’événement qu’il y avait eu la veille. Le détail le plus notable à son sujet fut la présence de Grog qui avait nettement repris des couleurs…


Fistwick était auréolé de gloire d’avoir rendu le premier concert à Lettockar aussi féerique avec ses prouesses magiques. Pour une fois qu’il réalisait un tour de magie qui ne menaçait pas de le tuer ou de faire s’écrouler les tours du château, il s’était attiré la sincère admiration des élèves. Ce qui lui valait d’arborer l’air de quelqu’un ayant reçu le Prix Nobel. Kelly, pour sa part, trouvait regrettable que dans deux semaines, il retrouverait ses oripeaux de professeur sournois et malsain…


Le matin du 25 décembre, avant de descendre prendre le petit déjeuner, tous les élèves de Dragondebronze se retrouvèrent dans leur salon. La remise des cadeaux se faisait d’une manière particulière à Lettockar. Dans la salle commune, il y avait une grande malle magique qui contenait tous les cadeaux des élèves envoyés par leurs parents, et qui les recrachait de façon aléatoire. C’étaient les préfets qui les réceptionnaient et les rendaient à leur destinataires. Quand vint le tour de Kelly, la malle lui envoya deux paquets ! Elle ouvrit d’abord le plus gros, dans un paquet vert. Elle poussa un petit cri de joie : c’était bien le volumineux nécessaire à maquillage qu’elle avait demandé. Il y avait également une lettre : Kelly reconnut l’écriture de sa mère.


Ma chérie,


Joyeux Noël à toi ! On espère que tu vas bien t’amuser au château. Nous allons passer le réveillon chez tes grands-parents : une fois encore, cela va être dur d’expliquer pourquoi tu n’es pas là… notre petite sorcière nous manque tellement ! Nous espérons tellement pouvoir refaire un Noël avec toi, tous ensemble autour d’une dinde aux marrons cuisinée par ta grand-mère… maintenant, tu as le goût dans la bouche, pas vrai ?


Ici, nous avons un hiver épouvantable, il pleut tout le temps et il fait un froid de canard. J’ai même attrapé une bronchite la semaine dernière. Ça doit être beaucoup mieux au Portugal… Profites-en bien avec tes amis, et avec le cadeau que nous te faisons avec tout notre amour ! En espérant qu’à travers lui, tu penses à nous dans ton quotidien à Lettockar. Car nous, nous pensons à toi chaque jour.


Encore Joyeux Noël !


Tes parents qui t’aiment.


Kelly sourit. « Notre petite sorcière »… d’habitude c’était Papa qui l’appelait comme ça. Que Maman reprenne ses mots signifiait-il qu’elle avait enfin accepté sa condition de magicienne ? En tout cas, elle l’espérait.


PS : Le paquet jaune n’est pas de nous, il t’est offert par Maureen ! Il semble qu’elle ait eu la même idée que toi. Nous lui avons donné ton cadeau un peu en avance, elle a beaucoup aimé !


Stupéfaite, Kelly ouvrit le petit paquet jaune. Maureen lui avait offert tout un lot de chouchous. Il y en avait de plein de différentes couleurs, avec des fleurs, des paillettes, des motifs… ils étaient tous superbes.


- Oooooh, Moumoune…


Avec le cadeau, il n’y avait pas de carte, juste le dessin d’un visage tirant la langue. Kelly était folle de joie. Peut-être recevrait-elle aussi quelque chose de la part de Jade dans les temps à venir, mais même si ce n’était pas le cas, ça n’avait pas d’importance à ses yeux. Pour ce jour de Noël, elle enfila un chouchou rouge et vert. Elle alla rapidement déposer ses cadeaux sous son lit dans le dortoir des filles et redescendit. Naomi était avec Gudrun en train de comparer leurs nouveaux manteaux – curieusement, elles avaient commandé le même cadeau –, Maria Talbec jouait avec un tout jeune chat angora, et Huffö Gray montrait fièrement à John et Milosz un skateboard qu’il prévoyait d’ensorceler pour qu’il puisse voler. Dans son coin, Ludmilla lisait sans enthousiasme la lettre écrite par sa famille : elle n’avait même pas encore ouvert le cadeau à ses pieds.


Kelly sentit soudain quelque chose frotter son mollet. Elle baissa les yeux, mais ne vit strictement rien. Elle fronça les sourcils : ce qu’elle avait senti était doux et duveteux… Pendant que la malle expulsait inlassablement des cadeaux, elle observa attentivement chaque recoin de la pièce. Et, au moment même où les élèves se dirigeaient vers la sortie de la tour pour aller prendre le petit déjeuner, elle vit deux yeux jaunes apparaître en haut de l’escalier qui menait au dortoir des filles. Kelly s’immobilisa sur-le-champ. Elle resta en arrière et attendit patiemment que tout le monde sorte de la tour. Par chance, Martoni était descendue avec les autres…


Une fois seule, elle grimpa dans le dortoir. Elle ne laisserait pas l’animal de Martoni commettre un autre de ses méfaits, comme voler ses culottes ou déchiqueter un cahier de Naomi. Elle sortit très lentement sa baguette magique et regarda tout autour d’elle. Rien ne bougeait tout seul ou ne flottait inexplicablement dans les airs. Elle tendit l’oreille, à l’affût de tout bruit suspect. Sa jambe fut alors à nouveau effleurée : elle baissa les yeux, et vit Mr Leone apparaître et lui mordre la cheville. Kelly poussa un cri aigu. Le Demiguise redevint invisible en une fraction de seconde.


- Argh, saloperie ! rugit Kelly. Baubillious !


Sa baguette magique projeta des étincelles blanches, mais hélas, son sort n’atteignit pas sa cible, puisqu’il laissa une marque dans le sol. Foutu macaque invisible… Kelly était hors d’elle au point qu’elle n’avait pas hésité à utiliser un maléfice contre le Demiguise. Puisqu’elle en était là, autant mériter ce pourquoi Martoni l’avait agressée il y a plus d’un mois !


Elle se mit à fouiller dans tout le dortoir, la baguette magique prête à tirer, lorsqu’elle entendit soudainement une voix derrière elle :


- Eh beh, qu’est-ce que tu cherches comme ça, ma crevette ?


Kelly, sous tension, fut si surprise qu’elle lâcha un glapissement ridicule. Elle fit volte-face, et vit que quelqu’un était allongée sur son lit. Un fantôme aux longs cheveux bouclés avec un grand manteau et un chapeau à plumes. Elle cacha précipitamment sa baguette dans son dos et s’exclama, faussement outrée :


- Faut pas vous gêner, Roselyne, vous êtes sur mon plumard !


- Et alors, t’as peur que je le salisse, peut-être ? répliqua le fantôme de Dragondebronze. Réponds à ma question, plutôt.


- Je… j’ai vu une souris, et j’ai horreur de ça. J’essaie de l’avoir….


- Ah ? Et c’est pour une souris que j’t’ai entendue lancer un sortilège d’étincelles et que tu te comportes comme une chasseresse la baguette au clair ? T’es sur les nerfs, en ce moment, j’ai l’impression, Kelly.


Elle se redressa et se mit assise sur le rebord du lit de Kelly. Celle-ci se raidit. Roselyne avait un ton inquisiteur qui ne lui était pas familier et qui la mettait mal à l’aise.


- Meuh non, répondit Kelly en feignant l’assurance. Ici, on nous apprend à être des durs, non ? Je fais juste un peu de zèle, c’est tout.


- Me prend pas trop pour une bleusaille, Kelly la Poudre. Tu fais des choses bien curieuses pour une écolière. Franchement, quel élève de troisième année irait jusqu’à combattre la Kagoule juste pour un bracelet ?


Kelly sentit son sang se figer. Elle se souvenait que Roselyne avait eu l’air légèrement suspicieuse lorsqu’elle avait vu Kelly affronter la Kagoule soi-disant pour récupérer un bracelet, mais elle ne pensait pas qu’elle en ferait grand cas. Nerveuse, Kelly sourit de toutes ses dents et plaisanta :


- L’élève de troisième année la plus ouf du monde !


- Je vois, répondit Roselyne avec froideur. Eh ben moussaillonne, puisque c’est Noël, j’vais te faire le seul cadeau que j’peux te faire : te donner un conseil. Je sais pas ce que tu as en tête, Kelly, et ça me concerne pas, mais par le temps qui courent, c’est vraiment pas le moment de te lancer dans des aventures trop grandes pour toi. J’vais pas t’attirer d’ennuis parce que je t’aime bien, mais du coup, essaie de pas t’en attirer toute seule…


Kelly hocha la tête, troublée. Elle voulait à tout prix s’échapper de cette conversation. Elle choisit à nouveau d’esquiver par l’ironie :


- Vous me surprenez beaucoup, Roselyne. Vous, la légende de la flibuste, le fléau des océans, la plus téméraire des pirates, vous me conseiller d’être sage et de me ranger ? Vous vous êtes ramollie ou quoi ?


En un clin d’œil, Roselyne abandonna son air grave pour retrouver son habituel entrain. Elle dégaina son sabre et répliqua avec un sourire enjoué :


- Ramollie, moi ? Tu délires, espèce de mousse en mousse ! Cornes de satyre, ça a trois poils autour d’la moule et ça vient m’donner des leçons de cran !


- Oh non, j’oserais pas. Par contre, je pourrais vous donner une leçon de balai volant ?


Le visage de la pirate devint flasque. La capitaine Roselyne Bachelefeu était bêtement morte noyée un soir d’ivresse, après avoir essayé de voler sur un balai ordinaire au beau milieu de l’Océan Indien : le lui rappeler d’une manière ou d’une autre était un très bon moyen de lui rabattre le caquet. Kelly lui adressa alors un sourire onctueux.


- Joyeux Noël, capitaine !


Elle tourna les talons et sortit du dortoir d’un pas sautillant. Elle ne s’offusqua même pas du « p’tite traînée ! » que lui envoya Roselyne.


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