Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 12 : La vie parfois fait plouf

5698 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 16/07/2024 21:44

12. La vie parfois fait plouf


La semaine suivante s’écoula sans grande histoire. Il n’y eut pas de réunion de l’OASIS, et c’était tant mieux : Kelly se sentait un peu épuisée par la dernière aventure, elle avait besoin de faire un break avec la Quête. Le lundi 16 décembre, au repas du soir, John, Kelly et Naomi se retrouvèrent tout en bout de table, non loin de celle des professeurs. Les gens étaient détendus : les vacances de Noël approchaient, ils prenaient la semaine à venir avec légèreté.


- Eh, John, j’ai vu que tu dessinais pendant le cours d’histoire de la magie ? Tu faisais quoi ? demanda Naomi.


John sortit des feuilles et les montra aux filles. Dessus, il avait dessiné des chevaliers, des dragons et autres monstres…


- Des trucs et des machins de Donjons et Dragons… dit-il, tout content.


- Dis donc, tu dessines bien, John ! commenta Kelly.


- Merci ! En plus c’est pas seulement pour faire joli, j’ai l’intention d’en faire quelque chose…


- Ah ? Quoi ?


- Vous verrez bien, vous en faites pas, dit John avec un sourire énigmatique.


- J’ai une idée… ça pourrait refaire la déco de la Cour des Mirages, maintenant qu’on n’a plus les grafs de Deborah… soupira Naomi.


C’était la première fois depuis son renvoi que l’un d’eux évoquait Deborah, et cela éveilla quelque chose dans la mémoire de Kelly.


- Hé, John, j’avais complètement oublié ! L’autre jour, lors des sélections pour l’équipe de Crève-Ball, Deborah m’a dit que vous vous étiez parlés, le jour de son exclusion ?


- Chut, Kelly, moins fort ! dit-il en montrant la table des professeurs d’un discret signe de tête. Oui, on s’est parlés dans la salle commune le soir même. Elle était complètement bouleversée, alors j’ai pris le temps de l’écouter…


- Mais… tu me l’as pas dit, ça, John… intervint Naomi d’une voix boudeuse. T’aurais pu, quand même, d’habitude on se dit tout…


Kelly leva les sourcils, surprise par l’expression de Naomi. Elle paraissait très vexée, et même blessée. John roula des yeux et répondit d’un ton agacé :


- Relaxe-toi, Naomi, c’est juste que Deborah voulait pas que notre discussion s’ébruite trop, donc j’en ai parlé à personne. Parce que ce qu’elle m’a dit, ben… elle avait pas osé le dire devant l’OASIS pendant son interrogatoire.


- Bizarre, dit Kelly. Elle m’a pourtant répété ce qu’elle avait dit dans la Cour des Mirages… qu’elle savait pas ce qui lui avait pris de dérober la Cuillère, qu’elle a été prise d’une envie irrésistible et puis voilà…


- Ah bon ? C’est ce qu’elle t’a dit, à toi ? s’étonna John, les sourcils froncés.


- Qu’est-ce que tu veux dire ?


- Ben… moi elle m’a justement dit qu’avant de s’emparer la Cuillère, elle avait pensé à Astrid… et que… je sais plus comment elle l’a dit, mais elle a effectivement eut envie de lui faire un doigt d’honneur. Qu’elle voulait montrer à Astrid qu’il n’y avait pas qu’elle qui pouvait utiliser la Cuillère de Lalaoud, et foutre une claque à son ego…


Kelly resta figée un instant. Elle échangea un regard avec Naomi : elle était toute aussi abasourdie qu’elle.


- Pourquoi elle m’a pas dit ça, à moi ? se demanda Kelly à voix haute. Deborah me fait confiance aussi, pourtant… je comprends pas pourquoi elle me l’a pas avoué… il n’y avait que nous deux, en plus...


Les trois amis furent plongés dans la même perplexité. Du coin de l’œil, ils virent le professeur Grog se lever de table et être la toute première personne à quitter la Cantina Grande. Kelly regarda brièvement et constata qu’il n’avait pas touché à son assiette. Seul son verre était complètement vide.


En allant se coucher, Kelly songea encore à ce que lui avait raconté John. Elle était déconcertée par le comportement de Deborah. Elle n’était pourtant pas une menteuse… mais elle avait raconté une version bien différente d’une personne à l’autre. Kelly avait une impression de plus en plus forte qu’un sortilège était à l’œuvre… Elle songea à Martoni, qui avait déjà agressé Deborah l’an dernier pour prendre son apparence avec du Polynectar. Mais Martoni ne gardait aucun souvenir de l’OASIS et de tout ce qui y affairait, elle n’avait donc pas de raison de s’en prendre à un de ses membres… ou alors ses souvenirs étaient-ils revenus dernièrement ? Kelly s’endormit l’esprit tourmenté, une fois de plus. Elle fit un rêve marrant, où elle chevauchait un des dragons dessinés par John. La bête portait un béret géant et crachait non pas du feu, mais de gros cœurs rouges vif…


POOOOOOOOOT !


Kelly fut réveillée en sursaut par un bruit de corne de brume. Autour d’elle, toutes ses voisines se redressèrent brusquement dans leur lit d’un même mouvement. Il devait être une ou deux heures du matin…


- Mais qu’est-ce que… ? dit une fille de première année.


POOOOOOOOOT !


Les filles se ruèrent vers les fenêtres. En bas, près du Lac Caca d’Oie, la grosse silhouette de Viagrid s’époumonait dans son cor d’ivoire. On l’entendit hurler à la mort :


- AU S’COURS ! A L’AIDE ! SUPPURUS SE NOIE ! A L’AIDE, QUELQU’UN !


Le cœur de Kelly rata un battement. Après quelques secondes d’immobilité sous l’effet de la stupeur, les filles enfilèrent toutes un manteau ou une robe de chambre et descendirent en toute hâte du dortoir. Dans le salon, elles virent les garçons sortirent du leur, également. Tout Dragondebronze s’agitait. A peine ses élèves furent-ils sortis de leurs quartiers qu’ils entendirent un raffut encore plus terrible dans toute l’école. Partout dans le château, on se ruait dans les couloirs.


POOOOOOT !


La corne de Viagrid retentit encore une fois alors que Kelly et ses camarades étaient arrivés dans le hall au rez-de-chaussée. La grande porte d’entrée était pratiquement obstruée par la foule qui se précipitait dans le parc. Kelly et Naomi cherchèrent John des yeux, mais il y avait trop de monde et elles sortirent sans lui. Il faisait un froid glacial dehors. Tout le monde courut vers le Lac Caca d’Oie en essayant de repérer Grog…


Kelly marcha soudain sur quelque chose de dur dans l’herbe. Elle baissa les yeux et reconnut la bague d’obsidienne et la baguette magique incurvée de Grog. Elle les ramassa et regarda le Lago que vê Longe. Il y avait non pas une, mais deux personnes dans le lac. Quelqu’un tractait Grog vers la rive en nageant avec difficulté.


- Lâche-moi, Niger ! s’écria Grog d’une voix fêlée.


- TA GUEULE ! répliqua la voix de Doubledose. ESSAIE DE NAGER !


Les élèves en vêtements de nuit regardèrent déroutés leur directeur se démener à ramener Grog. Certains se regardaient les uns les autres, gênés de ne pas savoir quoi faire. Quand les deux professeurs furent suffisamment près, Viagrid se précipita pour tirer Grog hors du lac. Il lui ôta son grand manteau kaki imbibé d’eau et l’étendit sur le sol. Doubledose se hissa sur la rive, essoufflé et trempé jusqu’aux os. D’autres professeurs arrivèrent : McGonnadie, Pourrave et Fistwick firent s’écarter leurs élèves avec brusquerie. En voyant Grog à terre et respirant à grand-peine, leurs visages se marbrèrent d’horreur. Soudain, Doubledose arracha des mains d’un élève proche sa baguette magique et la pointa sur Grog.


- Vidarum Pulmonis !


Grog fut agité d’un spasme et recracha toute l’eau qu’il avait dans les poumons. Il se mit à tousser tout en avalant bruyamment des quantités phénoménales d’air frais. Doubledose donna un nouveau coup de baguette, et le maître des potions fut enveloppé d’un grand et épais morceau de toile brune. Des dizaines de personnes accouraient les unes après les autres dans le parc. Elles formèrent intuitivement un cercle autour de Grog, et s’approchèrent trop près. Ce qui exaspéra un Doubledose déjà furibond.


- RECULEZ, BORDEL ! hurla-t-il. LAISSEZ-LUI DE L’AIR ! Ah, c’était une idée de génie de rameuter tout le monde, Viagrid !


- Je pouvais pas faire autrement ! se défendit le demi-ogre. Comme je sais pas nager, je pouvais pas aller chercher Suppurus… il fallait que j’appelle du secours, n’importe qui, par n’importe quel moyen… J’ai été surpris que tu arrives si vite…


Viagrid rajusta ses lunettes aux verres crasseux d’une main tremblante. Autour des professeurs, les préfets présents tâchaient de faire reculer leurs camarades. Le directeur se calma un peu.


- Je l’avais déjà vu depuis le donjon, expliqua-t-il. En fait, tu m’avais réveillé avec tes chansons à la con, alors j’étais déjà à ma fenêtre… J’étais en train de dévaler les escaliers quand tu as sonné ta corne.


- C’était pas la peine… gargouilla alors Grog d’une voix extrêmement faible entre deux quintes de toux.


Doubledose lui jeta un regard amer. Kelly sentit des gouttes d’eau tomber sur son front. Il se mit à pleuvoir, mais personne ne retourna dans le château pour s’abriter. Doubledose agrippa le bras de Grog et lui dit d’un ton autoritaire :


- Relève-toi. Allez, relève-toi !


- NAN ! cria Grog d’une voix stridente en se dégageant brusquement. Laissez-moi, vous tous… laissez-moi crever !!


Doubledose, excédé, lui asséna une grosse claque. Naomi plaqua ses mains sur sa bouche, choquée, mais le maître des potions ne poussa même pas de cri de douleur. Il eut l’air de n’avoir rien senti. Quelqu’un d’autre s’immisça alors dans la foule. Une personne aux cheveux platine et à la peau si brillante qu’elle semblait scintiller dans la nuit. Madame Freyjard. Elle avait beau n’être vêtue que d’une nuisette très légère, pour une fois, aucun élève ne la dévorait des yeux. Ce que Grog venait d’essayer de faire laissait tout le monde mortifié…


- Mais qu’est-ce qui t’a pris de faire ça, par le gland de Merlin ? rugit Doubledose. Abruti, connard ! C’est un miracle que l’Édouard Balladur géant soit pas venu te bouffer !


- EH BAH IL AURAIT DÛ ! beugla Grog. L’aurait servi à quelque chose pour une fois, en abrégeant mon existence de merde…


Il se laissa retomber et commença à sangloter, roulé dans sa couverture. Les gens le contemplèrent avec consternation. On n’entendait plus que le bruit de ses lamentations au milieu de la pluie. Kelly serra la baguette magique de son professeur dans sa main : sur l’instant, elle avait oublié que c’était elle qui la détenait. Elle se demanda quand il serait opportun de la lui rendre…


- Mais c’est pas possible d’entendre des conneries pareilles ! s’écria Doubledose. Qu’est-ce que tu crois que ça aurait fait, si tu t’étais foutu en l’air ? T’as pensé aux autres ?


- Aux autres ? répéta Grog. Q-Q-Quoi, les autres ? QUOI, LES ZÔTRES ? Tu c-c-crois que je sais pas ce qu’ils pensent de m... moi, les autres ? Le beauf, le miso, la vieille merde… p-p-personne n’a d’estime pour moi, mes propres élèves me prennent pour un con ! Le seul dont je croyais qu’il m’aimait m’a menti depuis le début…


Doubledose blêmit alors que Grog était pris d’une nouvelle quinte de toux. En entendant cela, Kelly détourna la tête et ferma les yeux, le visage crispé. Elle était déchirée par la souffrance de Grog et l’évocation de Pavel. Elle sentit alors un bras passer autour de ses épaules. Elle sursauta et rouvrit les yeux. C’était John. Bien que surprise, elle laissa sa tête tomber contre son épaule à lui. Elle savait qu’il devinait aisément ce qu’elle ressentait. A côté d’eux, Naomi pleurait, elle aussi. De pitié, certainement…


- Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? continua Grog. J’ai tout raté, absolument tout ! J’suis une merde… un arriéré posé sur du rien, une baltringue qui joue les mâles alpha… Le monde serait meilleur sans les types comme moi ! Je le sais… en fait je l’ai toujours su… FALLAIT QU’J’EN FINISSE, VOILA !


Nouveau silence. La pluie continuait de tomber et martelait les têtes des spectateurs immobiles, semblables à une assemblée funèbre. McGonnadie ôta ses lunettes constellées de gouttes d’eau et se massa le front, les yeux clos. A côté de lui, Pourrave avait le visage décomposé derrière ses longs cheveux bruns qui tombaient tel un rideau couleur chocolat. Pour une fois, il semblait avoir pleinement conscience de ce qui se passait, et il en était dévasté. Grog se releva un peu et se mit accroupi, en une position quasi-fœtale.


- Une merde… crever au fond de l’eau, ça aurait été une fin digne de Suppurus Fumerus Grog… marmonna-t-il.


- BON, ÇA SUFFIT ! rugit Doubledose. Quand on est pas bien, on en parle, on cherche de l’aide, on se remet en question, mais on se jette pas à la baille ! Y’a mille fois plus malheureux que toi sur terre, alors secoue-toi les puces au lieu de nous faire des frayeurs pareilles ! Allez, debout, Suppurus Grog, fait face !


Grog secoua sa crinière de cheveux noirs et enfouit sa tête dans ses genoux. Il reniflait bruyamment et ses épaules soubresautaient par à-coups. Tout à coup, le professeur Fistwick sortit lentement sa baguette magique. Le regard toujours braqué sur son ami, il la leva bien haut, et créa un parapluie fait d’énergie translucide, qui voleta avec grâce jusque au-dessus de Grog. L’eau ruisselait dessus comme sur un dôme de verre, offrant un semblant de dignité et de soulagement à l’homme prostré sur le sol herbeux.


Puis, Madame Freyjard se détacha de la foule. Elle s’accroupit près de Grog et passa ses bras autour de ses épaules. Le professeur cessa petit à petit de trembler, puis de sangloter. Kelly connaissait cela. C’était de la magie de Vélane, qui apportait une sorte de réconfort à son contact. Au bout de quelques minutes, Grog releva la tête, le visage déconfit ; Madame Freyjard desserra son étreinte et recula, sans dire un mot, sereine.


Kelly provoqua alors la surprise en s’avançant à son tour : restant muette elle aussi, elle déposa la bague et la baguette magique de Grog devant lui. Le maître des potions émit un bruit qui ressemblait à un « merci » et les serra contre lui. Puis, Pourrave et McGonnadie vinrent aider Grog à se relever. Ils durent le soutenir pour l’emmener, sûrement vers l’infirmerie. Lorsqu’ils furent sur le perron de la porte, McGonnadie retrouva ses airs cassants et dit aux élèves :


- Retournez vous coucher, vous tous. Il n’y a rien à voir et tout à l’heure vous avez cours !


- Sauf de potions… ajouta sombrement Fistwick.


Grog lâcha un rire nerveux, puis entra dans l’école d’une démarche claudicante avec ses amis de collège. L’immense foule des élèves, parcourue de conversations troublées, retourna progressivement vers le château. En partant, Kelly entendit Madame Freyjard s’adresser à Doubledose.


- Vous devriez aller vous recoucher aussi, monsieur le directeur…


- Pas sommeil, répliqua-t-il d’un ton grincheux.


Une fois à l’intérieur, Kelly se rendit compte qu’elle grelottait et claquait des dents, chose qu’elle n’avait pas remarqué tant elle était tétanisée. Alors qu’elle grimpait l’escalier vers la tour de Dragondebronze, elle jeta un coup d’œil par une fenêtre. Doubledose errait toujours dans le parc malgré la pluie battante. Tout à coup, elle vit la silhouette noire d’un oiseau voler vers lui et se poser sur son épaule… le même qu’elle avait vu le soir du repas de fin d’année dernière…


Malgré la fatigue, Kelly ne parvint pas à se rendormir cette nuit-là. Et elle savait qu’elle n’était pas la seule. Les visions de Grog amorphe traîné comme un cadavre par Doubledose et Viagrid, Grog régurgitant des trombes d’eau, Grog recroquevillé et sanglotant sous la pluie, ne quittaient pas son esprit…


Dans les jours qui suivirent, il y eut une épidémie de rhume dans le château : avec tous ces élèves sortis sous la pluie en pleine nuit l’hiver, cela n’avait rien de surprenant. Grog était en arrêt pour toute la semaine. Il restait cloîtré dans son logis au troisième étage ; Doubledose lui avait confisqué toute sa collection de santiags, au cas où il aurait une mauvaise idée avec les lacets. Les professeurs venaient souvent lui rendre visite, surtout les autres directeurs de maison. Quelques élèves vinrent le voir aussi. Le choc causé par sa tentative frappait tous les esprits et avait gravement noirci l’atmosphère à Lettockar. Grog avait beau être ce qu’il était, son acte n’avait amusé personne. Kelly elle-même se sentait profondément abattue, alors qu’elle exécrait cet individu depuis le premier jour. Ses larmes et ses cris éraillés y étaient pour beaucoup…


Au moins, John et elle avaient trouvé un moyen de penser un peu à autre chose. Ils étaient toujours étonnés par les explications confuses de Deborah au sujet de la Cuillère. John parvint à convaincre Kelly d’aller en référer à quelqu’un de l’OASIS. En cherchant dans le château tous les deux (Naomi se trouvait une fois encore à la bibliothèque) ils trouvèrent Peter en premier. Le préfet de Dragondebronze les accueillit par un grand sourire.


- Salut Peter, dit John. On voudrait te parler de Deborah…


- Si c’est pour plaider pour qu’on la reprenne dans l’OASIS, vous perdez votre temps, les jeunes, annonça Peter en perdant son sourire.


- Non, ça on a compris, répliqua froidement Kelly. c’est de ce qu’elle nous a dit à propos de son vol de la Cuillère dont on voudrait te parler…


Peter entrouvrit la bouche, surpris, puis les invita à déambuler avec lui. John et elle expliquèrent ce qui les tracassait. Ils se gardèrent bien de révéler à Peter que Deborah avait aussi, selon ses propos, prit illégalement la Cuillère par animosité envers Astrid : si il le lui répétait, même malencontreusement, il y aurait de la baston à la clé. Ils lui dirent simplement que Deborah leur avait donné deux versions incohérentes sans donner l’impression de mentir ou de chercher à les manipuler. Et que par conséquent, elle donnait le sentiment d’être déboussolée, et potentiellement sous l’effet d’un maléfice… et qu’ils soupçonnaient fortement Martoni.


- Ce que vous dites n’est pas dénué de sens, admit Peter. Concernant Giovanna-Paola, je pense pas qu’elle soit derrière tout ça. Ça fait un moment que je la surveille…


- Quand t’es pas occupé à essayer de tuer son Demiguise ? ironisa Kelly.


Peter lui jeta un regard noir, mais elle ne broncha pas. Elle était assez venimeuse avec lui ces derniers temps, elle lui reprochait toujours son inaction face à l’exclusion de Deborah par Astrid.


- Elle ne donne vraiment pas l’impression d’avoir retrouvé ses souvenirs dans le temple, poursuivit-il sans rebondir sur la provocation de Kelly. L’an dernier, elle furetait souvent autour de nous ou des autres de l’OASIS, alors que là, elle a un comportement totalement ordinaire. Elle passe 80 % de son temps à bécoter son mec… on dirait moi et Astrid à nos débuts…


- Trop mignon, dit John en souriant tandis que Kelly levait les yeux au ciel. Mais pour Deborah, du coup, qu’est-ce qu’on fait ?


- C’est un peu délicat pour moi d’aller lui demander maintenant de me dire ce qui s’est vraiment passé dans sa tête ce jour-là. Ce qui veut pas dire, ajouta-t-il précipitamment en voyant l’expression courroucée de Kelly, que je vais rester sans rien faire, je dis juste que je préfère laisser de l’eau couler sous les ponts, ensuite on essaiera de tirer les choses au clair. De toute façon, je suis très occupé avec la question de la Perruque…


- Ça en est où, tes recherches avec la Boule de Curcumo ? demanda Kelly.


- Hélas, je n’avance pas des masses en ce moment… je vois toujours cette même boule de feu qui gesticule dans la Forêt. Mais où précisément, je n’en sais toujours rien… et puis cette histoire de Perce-Crâne dont vous m’avez parlé, ça embrouille tout ! J’ai demandé à la Boule de me le montrer, mais ça n’aboutit à rien, je vois toujours la même chose que quand je ne le cherche pas. Je maintiens qu’il n’existe pas.


Kelly hocha la tête, un peu déçue. Elle n’allait pas proposer à Peter de prendre sa relève, quand elle voyait comment ça avait tourné avec la Cuillère… Tout à coup, ils passèrent devant la bibliothèque de l’école, et virent Naomi figée sur le pas de la porte. Elle portait une grosse pile de livres sous son bras, et regardait à l’intérieur les yeux plissés et l’air intriguée…


- Hey, Mimi, tu fais la portière ? plaisanta Kelly.


- Y’a du tapage dans la bibliothèque… répondit-elle sans bouger le regard. Qu’est-ce que…


Kelly entendit à son tour des éclats de voix. Ils entrèrent tous dans la bibliothèque. Les voix provenaient de l’allée entre les rayons D et G. En s’approchant, ils aperçurent une chevelure bicolore noire et blonde sous un large chapeau. La professeure Morgana était en pleine discussion houleuse avec la professeure Vüvnir. Les livres et les parchemins autour d’elles n’arrêtaient pas de leur dire « chuuuut ! » comme des bibliothécaires, mais rien n’y faisait. Peter, John, Naomi et Kelly s’approchèrent d’un pas prudent des deux enseignantes pour écouter leur conversation.


- « Ne perdez pas votre temps à demander à Neptune et Saturne si vous allez vivre vieux, il n’y a que les débiles et les paumés pour croire à des choses pareilles », cita la professeure Vüvnir avec hargne. La semaine dernière, pendant votre cours de cinquième année. Oui, je suis au courant !


- Et donc ? répliqua Morgana.


- Et donc c’est la quatrième fois cette année que vous vous amusez à discréditer mes thèses et mes cours auprès de vos élèves, répondit Vüvnir. Ne me prenez par pour une idiote, je sais que vous le faites exprès !


- Et vous, alors ? Vous ne vous permettez pas aussi vos petites crottes de nez envers moi, peut-être ? J’ai aussi le droit à votre respect, je suis professeure de cette école au même titre que vous !


Les élèves présents dans la bibliothèque laissèrent leur travail et s’approchèrent de Vüvnir et Morgana. C’était la deuxième fois en deux jours qu’ un cercle de spectateurs se créait autour d’enseignants en train de crier. De ce que l’on comprenait, dernièrement elles n’avaient cessé de se dénigrer mutuellement par cours interposés. Et la dernière sortie de Morgana avait été la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase, au point que Vüvnir s’était ruée vers la bibliothèque exiger des explications. Mais au lieu de ça, cela faisait plusieurs minutes qu’elles s’invectivaient…


- Aaaaaaah, vous ne me parlez pas sur ce ton, hein ! s’exclama soudain Vüvnir. C’est tout bonnement indigne !


- Mais arrêtez de criser comme une vieille harpie, à la fin ! Vous nous donnez en spectacle ! dit Morgana en désignant d’un geste théâtral les élèves autour d’elles.


- Quoi, ça vous gêne qu’on vous regarde ? répliqua Vüvnir d’un ton ironique. Pourtant vous avez l’habitude, non ?


L’ancienne actrice pornographique qu’était Nosflyna Morgana devint rouge pivoine et écarquilla les yeux.


- C’est une paire de claques que vous cherchez, professeur Vüvnir ? lança-t-elle en croisant les bras.


- Mais c’est qu’elle me menace publiquement, en plus ! s’exclama la divinatrice, outrée. Jusqu’à où comptez-vous abaisser la fonction de professeur, Nosfylna ?


Les deux femmes se mirent à parler l’une par-dessus l’autre si vite que Kelly ne comprenait plus rien à ce qu’elles criaient. Même les livres de la bibliothèque s’étaient recroquevillés à l’intérieur de leurs étagères. Elle sentit alors du mouvement derrière elle. La petite foule s’écartait pour laisser passer un homme de très grande taille avec un casque de baladeur flanqué par-dessus une capuche.


- Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que vous regardez comme ça ? interrogea Niger Doubledose.


Les derniers élèves devant lui s’écartèrent et il put constater le spectacle. Doubledose écarquilla les yeux et ôta son casque de ses oreilles. Il avait mis sa musique si fort que Kelly distingua nettement California love de 2Pac. Morgana et Vüvnir tournèrent à peine les yeux quand le directeur fut près d’elles. Ce dernier souffla avec force par les narines.


- SHENGEN ! aboya-t-il, faisant sursauter l’intéressé. Qu’est-ce que tu attends pour faire ton travail de préfet-en-chef ? Fais-moi circuler tous ces crétins curieux, en vitesse !


- Oui, oui ! répondit Peter, embarrassé. Bon, allez hop vous autres, allez-vous en ! Ceux qui n’ont rien à faire à la bibliothèque, retournez dans vos salles communes !


- Vingt-cinq ans que je fais ce métier, je ne vais pas me laisser intimider par une petite arriviste prétentieuse au passé que l’on connaît ! tonna Vüvnir.


- Vous savez ce qu’il vous dit, mon passé ?! s’écria Morgana. D’aller vous mettre un balai dans…


- STOP ! brailla Doubledose. VOUS ÊTES TARÉES OU QUOI, TOUTES LES DEUX ?


Kelly, John et Naomi ne purent entendre la fin de la dispute, Peter ayant l’obligation de les faire sortir de la bibliothèque. Une fois dehors, il resta cela dit avec ses trois cadets. Ils ne purent qu’entendre à travers la porte le bruit assourdi des éclats de voix, auquel venait de s’ajouter celle de Doubledose.


- C’est la première fois que je vois la professeure Vüvnir énervée comme ça ! s’exclama Peter, effaré. A croire qu’elle a bu la potion Berserker de Grog…


- Oh Peter, parle pas de cette foutue mixture, s’il te plaît… dit sombrement Kelly.


- Désolé, concéda Peter en grimaçant.


- Je me demande ce que Grog a fait de son dernier échantillon, après l’attaque de la Kagoule ? demanda John.


- Il a dû s’en débarrasser, parce que le flacon n’est plus sur son étagère dans la réserve, supposa Peter. Ou bien c’est Doubledose qui l’a gardé…


Kelly fronça les sourcils.


- Comment tu sais que le flacon de Grog se trouvait dans la réserve, toi ? demanda-t-elle sèchement.


Peter parut pris de court. Il s’arrêta même de marcher. Naomi, Kelly et John le regardèrent fixement, bien décidés à obtenir une réponse. Peter s’éclaircit la gorge et expliqua après un grand soupir :


- Je vous l’ai jamais dit, mais il y avait quelqu’un d’autre dans l’école qui savait que la potion Berserker existait, et où elle se trouvait… moi. Pavel me l’avait confié après l’écrit des BUSE en potions. Grog venait à peine de lui raconter l’histoire. J’ai gardé ça pour moi tout ce temps, parce que j’étais effrayé par cette potion. A l’époque, j’avais pris ça pour un truc que Pavel avait glissé dans sa copie pour avoir un point supplémentaire… si j’avais su ce qu’il comptait en faire… et si j’avais su où ça le mènerait…


Il se tut, les yeux bas. A chaque fois qu’il avait prononcé le nom de Pavel, sa voix s’était affaiblie. Sa dernière phrase mit John, Kelly et Naomi mal à l’aise, mais ce fut la mine affligée de Peter qui leur fendit le cœur. Kelly s’en voulut de lui avoir posé la question de manière agressive. Elle se dit qu’elle devrait essayer d’être moins dure avec lui, dans les temps à venir…


Le soir même, les troisième année avaient un cours d’astronomie. La professeure Morgana arriva après tout le monde, dans un état de colère inouï.


- Aujourd’hui, les Hyades ! aboya-t-elle. Allez, dépêchez-vous, vous n’avez pas encore déployé vos télescopes ?


Les élèves furent heurtés d’entendre sa voix d’ordinaire chaude et veloutée devenir criarde et caquetante. D’un coup de baguette plein de rage, Morgana envoya des cartes du ciel vierges se poser sur les pupitres. Les morceaux du parchemins volèrent à une telle vitesse qu’ils auraient pu décapiter quelqu’un. Alors qu’elle s’asseyaient de déployaient leurs télescopes, Kelly et Naomi jetèrent un regard médusé vers Morgana. Ses yeux argentés étaient sillonnés de rouge et son maquillage sombre s’était en partie effacé. Gudrun, qui était à côté d’elles, leur chuchota :


- Elle a son engueulade avec Vüvnir en travers de la gorge…


Kelly se dit furtivement qu’une blague de très mauvais goût tournoyait autour de cette phrase.


- Comment ça s’est terminé ? demanda Naomi. Kelly, John et moi, on s’est fait jarter avant de savoir la fin…


- J’étais pas là non plus, mais à ce qu’il se dit, c’est allé de pire en pire. Même après que Doubledose soit arrivé, elles ont continué à s’engueuler. Elles se sont insultées, Vüvnir aurait même prononcé le mot qui commence par un « p »…


- Euh... pimbêche ? dit timidement Naomi.


- Naomi, sérieusement… soupira Gudrun, affligée.


- Ah ouais, quand même… dit Kelly, édifiée. Tu es sûre qu’elle a dit ça, Gudrun ?


Pour sa part, elle trouvait peu plausible que la professeure Vüvnir se soit emportée à ce point. Tout à coup, Naomi tourna la tête et eut un petit hoquet ; Kelly et Gudrun se retournèrent à leur tour. Morgana se tenait juste derrière elles, le regard flamboyant. Les trois filles se ratatinèrent, gênées.


- Non, elle ne l’a pas dit, articula Morgana d’une voix aigre. Mais cette histoire ne vous concerne absolument pas, alors je vous prierais de vous mêler de vos affaires et de ne pas bavarder pendant mon cours ! La prochaine fois, c’est la retenue !


- Excusez-nous, professeur, dit Gudrun.


- Oh, ne vous excusez pas, maugréa l’enseignante, votre attitude ne m’étonne pas. Puisque à ce qu’il paraît, si j’avais un physique ingrat, un torse plat et un CV de femme de ménage, personne ne s’intéresserait à mes cours !


Elle avait subitement parlé si fort que toute la classe avait cessé de regarder dans les télescopes et s’était tournée vers elle. La tour d’astronomie était plongée dans un silence tendu.


- Euh… bredouilla Kelly qui rosissait.


- Reprenez votre travail, vous avez une carte à remplir, il me semble ! Je ramasse à la fin de l’heure, et ce sera noté !


D’ordinaire, une telle annonce aurait suscité une vague de protestations, mais pour une fois, personne ne se rebiffa. En ce moment, c’était la débandade la plus totale parmi les enseignants. Et Kelly, John et Naomi, membres de la résistance de Lettockar, furent décontenancés de constater que cela ne les réjouissait nullement…

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