Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 8 : Cette leçon vaut bien un témoignage.

5804 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 18/06/2024 11:20

8. Cette leçon vaut bien un témoignage


Un vendredi d’octobre, juste avant le cours de métamorphose, Ludmilla vint voir Kelly.


- Dis Kelly, puisque c’est notre dernier cours de la journée, on pourrait faire la demande à McGonnadie ? proposa-t-elle.


- La demande ? Tu veux te marier avec ? lança Kelly avec morgue.


- Gnaaaa ! Non, la demande pour notre exposé d’histoire. Jar Jar Binns nous a dit qu’il pourrait nous apprendre des choses.


- OK, ça me va. Mais c’est toi qui lui demandes, moi, je peux pas.


- Ha ha, d’accord. Mais tu viens quand même, hein ! Moi non plus, je veux pas être seule avec ce taré.


Le dernier cours avant le week-end : c’était naturellement le plus pénible pour les élèves. Et c’était d’autant plus vrai quand on avait un bourreau de travail comme McGonnadie pour terminer la semaine. Heureusement, aujourd’hui, il n’y avait pas de travaux pratiques, juste de la théorie ; aussi, après leur avoir fait copier des pages entières de formules, McGonnadie déclara en lâchant un léger bâillement :


- Pour la prochaine fois, faites tous les exercices de la page 202. Il faudrait en avoir terminé rapidement avec cette partie du programme, j’aimerais bien passer aux loups-garous. Bon week-end à tous.


Au fond de la classe, Kelly et Ludmilla attendirent patiemment que tous les autres élèves soient sortis. Une fois qu’ils n’y eut plus que McGonnadie et elles dans la salle, elles s’avancèrent vers le professeur assis à son bureau. Ludmilla rejeta ses beaux cheveux roux en arrière et lui lança d’un ton énergique :


- Eh, bonjour, Monsieur du McGo ! Que vous êtes joli, que vous me semblez beau ! Sans mentir, si votre langage se rapporte à votre habillage, vous êtes le phénix de cette école en bois !


Elle s’assit sur un pupitre, les jambes croisées, tandis que Kelly la regardait d’un air médusé. McGonnadie, pour sa part, haussa froidement un sourcil.


- Qu’est-ce qu’il y a, tu veux du fric ?


- Alors, c’était pas mon idée, mais j’veux bien, oui !


- Mais Ludmilla, la jeune rouquine que tu es n’a rien à me vendre, même pas une âme…


- Bah quoi ? Vous non plus !


- On pourrait en venir au fait ? grogna Kelly.


McGonnadie tourna la tête vers elle, mais elle ne le regarda pas dans les yeux. Elle resta impassible, les bras croisés. Sa parole se limiterait au strict nécessaire, et comme convenu elle laissa Ludmilla expliquer leur démarche :


- Monsieur, Kelly et moi on a un exposé en histoire de la magie, et d’après le professeur Jar Jar Binns, vous pourriez nous aider.


- J’ai déjà dit à Jar Jar que j’avais horreur des dinosaures, alors qu’il ne compte pas sur moi pour soutenir sa théorie comme quoi ils ont disparu parce qu’ils étaient amish, bougonna McGonnadie.


- Non, c’est pas ça, démentit Ludmilla d’un ton léger. Notre sujet, c’est la Grande Guerre des Sorciers, celle contre Vous-Savez-Qui. Le professeur Jar Jar Binns voudrait que l’on fasse un exposé sur… hum… l’état d’esprit des citoyens magiques durant cette période, précisa-t-elle en consultant ses notes d’histoire de la magie. Et comme vous avez vécu au Royaume-Uni à cette époque, vous êtes le sorcier qui pourrait le mieux nous en parler, à Lettockar.


- Ah… ? Et… qu’est-ce que vous voulez savoir, exactement ? demanda lentement McGonnadie.


- Vous pourriez témoigner, nous décrire comment c’était de vivre dans ce contexte en tant que jeune sorcier de rue, répondit Ludmilla, le nez toujours dans ses parchemins. Nous parler de ce dont vous vous souvenez, de comment vous avez vécu cette période dangereuse… si vous avez des exemples de ce qui a changé dans le quotidien des sorciers à cette époque, ce serait super !


McGonnadie observa un silence. Kelly s’attendit à ce qu’il bombe le torse, gonflé d’orgueil d’être le témoin-vedette de leur exposé. Mais, bien au contraire, il eut l’air extrêmement troublé. Sa tête pencha légèrement, ses yeux se perdirent dans le vide, et ses traits se tendirent étrangement.


- Oui, je pourrais vous en parler, oui… admit-il à mi-voix.


Il tambourina le bord de son bureau du bout de ses doigts, le regard toujours perdu. Ludmilla et Kelly se tinrent prêtes, leurs plumes suspendues au-dessus de leurs morceaux de parchemin. Un autre silence s’installa, qui laissa planer une légère gêne. Puis, McGonnadie s’éclaircit la gorge, et commença son récit.


- Pour resituer, à l’époque, je n’étais pas encore professeur de Lettockar ; le poste m’avait été promis par Niger, donc après un emploi à la librairie du Chemin de Traviole, j’étais retourné en Angleterre pour passer une année sabbatique. Mais à vrai dire, ce n’était pas un excellent choix de ma part, car 1980 n’était pas la meilleure année pour ça.


Il se leva et se mit à faire les cent pas dans la pièce.


- C’est compliqué à comprendre pour vous qui avez grandi dans un monde en paix. Mais essayez d’imaginer un pays menacé par le pire mage noir de tous les temps… un pays où chaque jour apporte son lot de meurtres, de disparitions, d’attentats. On a un ennemi qu’on ne voit pas, qu’on ne connaît pas, qui agit dans l’ombre. On ne sait pas qui sont ses partisans ; n’importe qui pourrait être un traître, ou quelqu’un soumis au sortilège de l’Imperium. Au passage… les réactions des uns et des autres sont d’ailleurs extrêmement variées au sujet des agissements de Voldemort. Certains estiment qu’il n’a pas tort sur tout, qu’il ne mérite pas tout cet acharnement des bien-pensants ; certains le trouvent même formidable. On se méfie de tout et de tout le monde, on a peur d’être la prochaine victime, ou bien que ça soit un de nos proches… on vit dans l’angoisse permanente.


Kelly et Ludmilla griffonnèrent quelques lignes. Cela recoupait les informations qu’elles avaient déjà dénichées, mais dans la bouche de McGonnadie, elles semblaient plus sinistres encore, plus intenses. Kelly dut reconnaître que Jar Jar Binns avait raison, son témoignage pourrait leur être utile…


- L’angoisse permanente… répéta McGonnadie, car on avait peur des Mangemorts, bien sûr… mais on avait peur du ministère, aussi.


Kelly redressa la tête, les yeux écarquillés. Ça, en revanche, elle ne s’était pas attendue à l’entendre. Elle regarda McGonnadie dans les yeux, cette fois-ci, et ressentit toute son amertume. Le professeur reprit alors son explication :


- C’était l’époque de Barty Croupton et de sa bande de fachos. Bartemius Croupton, le directeur du département de la justice magique de l’époque, précisa-t-il en réponse à l’air interrogateur des filles. Un grand sorcier, très respecté, entouré d’adeptes… et ambitieux. Prêt à tout pour devenir Ministre de la Magie. Ce type-là a pris des mesures radicales contre Voldemort, au point d’instaurer une politique ultra-répressive, de terreur même, envers la population. Les libertés publiques ont été réduites à peau de chagrin, la presse a été muselée, les citoyens placés sous surveillance constante. Les forces de l’ordre ont reçu la consigne de Croupton de n’avoir aucune retenue dans leur lutte contre les Mangemorts. Il a quasiment donné les pleins pouvoirs aux Aurors : le droit de tuer, le droit d’utiliser les sortilèges Impardonnables, le droit d’interpeller sur de simples soupçons, ou par précaution… sans parler des emprisonnements sans procès…


- Interpeller sur de simples soupçons ?! s’exclama Kelly. Vous connaissez des gens à qui c’est arrivé ?


Sous le coup de la stupéfaction, elle n’avait pas pu s’empêcher de rompre son silence. McGonnadie acquiesça et tapota son poitrail du bout de son index.


- Vous ? dirent Kelly et Ludmilla d’une même voix stupéfaite.


- Ce soir-là, j’étais au Chaudron Baveur, un pub de Londres. J’ai eu la mauvaise fortune de sympathiser avec un homme qui s’appelait Appius Wilkes. Je n’avais aucune idée de qui il était, on ne parlait ni de la guerre, ni de Voldemort, ni même du statut du sang… on bavardait bien, voilà tout. Il ne se passait rien de très important jusqu’à ce qu’ils arrivent.


Le visage de McGonnadie s’assombrit encore davantage. Il s’approcha près d’une fenêtre, et se mit à contempler l’horizon, les mains dans les poches de son grand manteau. Les filles voulurent lui demander de qui il parlait, mais l’hostilité nettement perceptible dans son regard les en dissuada.


- Il y a eu une descente d’Aurors, dit-il enfin. Ils ont débarqué d’un coup, sans prévenir. Ils étaient là pour Wilkes… c’est à ce moment-là que j’ai appris malgré moi que j’étais en train de passer la soirée avec un Mangemort. En une minute, les Aurors l’ont ramassé lui, et tous ceux qui se trouvaient à moins de dix mètres de lui… ils nous ont pris nos baguettes et ils nous ont entassé dans un fourgon.


- Vous avez été emprisonné ? demanda Ludmilla.


- En garde à vue, rectifia-t-il. Mais j’ai bien failli aller à Azkaban, oui, parce que mon interrogatoire s’est extrêmement mal passé. A cause de mon statut d’ancien élève de Lettockar, juridiquement je n’existais pratiquement pas dans les papiers du ministère : pas de passé, pas de scolarité à Poudlard, des diplômes obtenus officiellement par correspondance, qui pouvait bien être ce marginal qui copine avec un Mangemort ? J’attirais les soupçons. J’étais trop inconnu pour être un honnête homme. Et comme Wilkes avait été tué lors de l’arrestation, il était difficile pour lui de témoigner en ma faveur, vous comprenez ?


- Mais… il n’y a pas un fonctionnaire secret au Ministère de la Magie, qui se charge de ce genre d’affaires ? demanda Kelly.


- C’est vrai, mais, comble de la malchance, à ce moment-là, le poste était vacant au ministère de la Magie anglais. Il n’y avait que deux sorciers au Royaume-Uni qui savaient qui j’étais : Milicent Bagnold, la Ministre de la Magie, et Albus Dumbledore. Or, vous vous doutez bien que dans de telles circonstances, mes chances d’obtenir une audience avec la ministre de la Magie se situaient quelque part dans la zone hadale. C’est Dumbledore qui est intervenu pour me faire libérer. Ça me faisait tout drôle, je ne l’avais pas vu depuis douze ans. J’ignore quelles salades il a dû raconter aux Aurors pour les convaincre de me relâcher, mais je lui dois une fière chandelle sur ce coup-là. Je l’ai remercié comme je le pouvais par la suite.


Sur ces mots, Ludmilla donna un petit coup de coude à Kelly ; profitant que McGonnadie avait le dos tourné, elle mima une fellation. Kelly contint un énorme éclat de rire juste avant que le professeur ne se retourne pour déclarer :


- Voilà qui résume bien l’ambiance de l’époque : on pouvait être emprisonné pour avoir bu une Bièraubeurre.


Les visages de Kelly et Ludmilla se décomposèrent simultanément. Il y eut encore un silence, encore plus tendu que les précédents. Kelly fixa son directeur de maison. Elle ressentait quelque chose de très nouveau à son sujet. Pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, elle n’avait pas envie de lui arracher la tête ou de le transformer en rat d’égout. Était-ce à cause de la voix caverneuse avec laquelle il avait parlé tout le long de son histoire, à cause de la profonde tristesse qu’on lisait sur son visage ? Ou parce que Kelly réalisait que lui aussi avait subi des abus de pouvoir par le passé ? En tout cas, rien qu’un instant, elle n’eut aucune haine envers lui…


- C’étaient les plus sombres années de votre vie, de ce que je comprends ? dit Ludmilla d’un ton compatissant.


Alors, McGonnadie sourit légèrement. Il haussa les épaules et répondit d’un ton paisible :


- J’ai quand même pu couler quelques jours heureux avec ma petite amie.


McGonnadie n’ajouta rien. Son témoignage était terminé. Ludmilla voulut dire quelque chose, mais contre toute attente, ce fut Kelly qui parla en première :


- Merci, monsieur.


- Pas de quoi. Allez, filez jouer.


Ludmilla et Kelly sortirent de la salle de classe. Sur le seuil de la porte, Kelly jeta un dernier regard en arrière, mais McGonnadie lui tournait le dos. Dehors, les deux filles se promirent de se retrouver pour achever l’exposé et partirent chacune de leur côté. Songeant distraitement à leur exposé, Kelly rangea ses notes dans son sac et s’avança dans le couloir. Elle entendit alors une incantation être murmurée tout près d’elle.


Tout se passa très vite. Au moment même où Kelly se tournait, elle reçut un liquide froid en plein sur le visage, qui lui brûla les yeux. Elle cria. C’était du jus de citron...

Tout à coup, quelqu’un près d’elle lui attrapa le bras et la tira en arrière. Kelly poussa un nouveau cri de surprise, et sentit quelque chose en bois être appliqué contre sa nuque. Le bout d’une baguette magique.


- Viens avec moi, toi, murmura une voix sifflante.


C’était la voix de Martoni. Sans avoir eu le temps de réagir, Kelly fut tirée par le col et emmenée contre son gré dans une alcôve du couloir. Les yeux toujours brûlants, elle éructa d’une voix couinante :


- Mais qu’est-ce qui te pr…


- Ta gueule ! Circumrota !


Kelly sentit le sol pivoter sous ses pieds. Un instant plus tard, Martoni la poussa en avant. Kelly essuya énergiquement ses yeux douloureux. Elles se trouvaient dans une sorte de passage secret que Kelly ne connaissait pas. Martoni avait la baguette pointée directement sur sa poitrine. Kelly entendit près d’elle de petits gémissements, qui semblaient être émis par un animal, mais elle n’arrivait pas à voir d’où ils provenaient…


- Qu’est-ce que t’as fait à Mr Leone ? dit Martoni d’un ton furieux.


- Hein ? hoqueta Kelly, interdite. Ce que j’ai fait ? Mais qu’est-ce que tu baves, abrutie ?


Elle retrouvait sa vision petit à petit. Elle vit Martoni serrer les dents, et celle-ci produisit un sifflement aigu. La silhouette de son Demiguise apparut alors à ses pieds. Kelly parvenait à distinguer de petites taches rouges sur sa fourrure immaculée…


- Qu’est-ce qui lui arrive, à ton macaque ? Il est blessé ?


- A toi de me le dire, c’est toi qui as fait ça ! Je l’ai trouvé comme ça il y a un quart d’heure. C’est forcément toi qui l’a attaqué, il n’y a que toi pour me faire un coup comme ça !


- Quoi ? Mais non bordel ! C’est pas moi !


Mr Leone rôdait autour d’elles, boitillant légèrement. Kelly ne comprenait rien. A présent, elle voyait distinctement le visage écumant de Martoni la fixer avec haine. Sans grand espoir, elle essaya de la raisonner :


- J’étais avec McGonnadie et Ludmilla y’a même pas une minute, argua-t-elle, j’ai pas quitté la salle de métamorphose depuis la fin du cours. Il y a un quart d’heure, je pouvais pas être avec ton Demiguise à la con !


- Tu as très bien pu faire ça bien avant !


- Mais on était ensemble en cours toute la journée, pauvre débile ! Ça peut pas être moi, réfléchis un peu !


Mais Martoni, les yeux fous, ne l’écoutait même pas. Sa rage était si grande qu’elle ne se rendait même pas compte que son histoire était incohérente. Et elle continuait de menacer Kelly de sa baguette magique. Mr Leone proférait des « kssss ! » hostiles à voix basse.


- J’vais t’éclater, tu m’entends ? cracha Martoni. T’éclater ! Dis-moi comment tu l’as blessé, dis-moi la vérité !


- Tu veux la vérité ? mugit Kelly, hors d’elle. D’accord, Minnie Mouse : t’es une conne, une psychopathe et une timbrée, en voilà une de vérité !


Martoni poussa un cri de rage, qui fut interrompu brutalement par un bruit venant de l’extérieur. Des cris typiques de la Kagoule, suivis par un fracassant cliquetis de métal. Surprise, Martoni regarda machinalement en arrière. Cette instant de déconcentration suffit à Kelly : en un éclair, elle sortit sa propre baguette magique et lança un maléfice.


- Rictusempra !


Elle projeta un éclair argenté sur Martoni qui fut pliée en deux. Elle se mit à se tortiller et à rire aux éclats malgré elle. Elle en lâcha sa baguette. Kelly ne perdit pas un instant : elle utilisa le même sortilège que Martoni, Circumrota, pour se sortir de cette pièce secrète et se rua dehors. Mr Leone se lança à sa poursuite en piaillant. Kelly dirigea sa baguette sur lui et s’écria :


- Volate Ascendere !


Sous l’effet de son sortilège, le singe valdingua dans les airs. Sans attendre qu’il retombe et de voir ce qui lui arrivait, Kelly prit la fuite, sautillant entre la Kagoule qui était poursuivie par les armures de samouraïs de la Cantina Grande, qui elles-mêmes étaient poursuivies par Madame Freyjard sous sa forme de harpie. Elle entendait les rires nerveux de Martoni retentir de plus en plus faiblement derrière elle. Le cœur battant, elle fonça se réfugier dans la Tour de Dragondebronze. John et Naomi s’y trouvaient déjà. Kelly déboula si abruptement dans la salle commune que ses amis en sursautèrent.


- Qu’est-ce qui t’arrive, Kelly ? s’exclama Naomi, effarée. Tu as couru ? T’es toute essoufflée…


Kelly se laissa tomber sur un fauteuil et prit le temps de reprendre son souffle et ses esprits. Puis, elle raconta toute l’histoire à Naomi et John. Ils furent choqués d’apprendre que Mr Leone avait été salement blessé.


- Comment c’est arrivé ? s’étonna John. Ça doit être ultra chaud d’atteindre un animal aussi agile, surtout quand il a la faculté de se rendre invisible.


- Ouais, il faut être sacrément bon sorcier. J’imagine que je dois être flattée que Martoni ait pensé à moi… ironisa Kelly.


- Mais alors, c’est vrai ou pas ? demanda Naomi.


- De quoi ? Mais pas du tout ! s’écria Kelly, offensée. Tu me crois capable de faire une chose pareille ? Ça va pas ou quoi ?


- Ben, euh… c’est-à-dire que, quand on a abordé la question à l’OASIS, tu faisais partie de ceux qui étaient prêts à tuer le Demiguise pour obtenir le contrôle de la Cuillère, fit remarquer Naomi.


Kelly cligna des yeux, prise de court.


- Je… ça n’avait rien à voir ! se défendit-elle. C’était dans le feu de la discussion, et puis j’étais furieuse à cause de ce qui s’était passé dans le Temple. Je me suis rangé à l’avis de Pavel à la fin, je te rappelle ! Donc non, c’est pas moi !


Naomi se tut, les lèvres pincées et la mine basse. Elle était mortifiée d’avoir soupçonné sans hésiter sa meilleure amie.


- En parlant du temple de Lalaoud, Martoni n’a toujours pas retrouvé de souvenirs de ce qui s’est passé là-dedans ? demanda John.


- Pas qu’on sache, mais ça change rien, elle n’a pas besoin de ça pour s’inquiéter pour son Demiguise, répondit précipitamment Naomi, ravie de pouvoir changer de sujet.


- Oui, mais justement… si elle voit, ou croit voir, Mr. Leone être blessé par une personne qui était avec elle ce jour-là dans le Temple, ça va peut-être déclencher un tumulus dans sa mémoire !


- Un tumulus ? répéta Naomi. Un stimulus, tu veux dire ?


- Mais non, un stimulus, c’est quand on fait semblant d’aimer quand on nique, c’est Deborah qui me l’a dit…


Kelly fronça les sourcils. Contrairement à Martoni, parler du Temple de Lalaoud rameutait en elle une foule de souvenirs… une pensée, effarante, lui vint alors…


- Vous savez pas où est Astrid, à tout hasard ?


John et Naomi se retournèrent vers elle. Ils arrondirent les yeux en même temps, signe qu’ils avaient compris ce que Kelly avait en tête. Alors, sans avoir eu à parler, ils se levèrent d’un même mouvement et sortirent de leur salle commune.


Ils ne trouvèrent personne dans la Cour des Mirages. Ils prièrent pour qu’Astrid ne se trouvât pas dans la tour d’Ornithoryx, et descendirent fouiller le parc. Par chance, c’était là qu’elle était : plus précisément, près des enclos du bétail de Viagrid. Peter était près d’elle, et scrutait les environs, comme s’il faisait le guet. En voyant trois personnes s’approcher d’eux d’un air décidé, il se figea dans un premier temps, puis sourit en reconnaissant Kelly et ses amis.


- Salut, vous trois, qu’est-ce qui vous amène ?


- On… commença Naomi. Euh… Vous faites quoi, au juste ?


Peter sourit et désigna du menton Astrid, dont les cheveux étaient violets. En tournant la tête, Kelly aperçut un monticule de laine d’un blanc sale entassé près de la cabane de Viagrid. Ses moutons avaient été tondus, mais c’était la chose la moins remarquable à leur sujet. Les bêtes s’étaient rassemblées autour d’Astrid, l’air incroyablement dociles, et même affectueux. Au point qu’ils se bousculaient pour se frotter amoureusement contre sa jambe, comme des chats. Un peu plus loin, d’eux d’entre eux étaient particulièrement gais et s’amusaient à essayer de bondir l’un par-dessus l’autre. Ils jouaient… à saute-mouton. Avec une certaine fierté, Astrid expliqua :


- On a fait genre qu’on voulait donner un coup de main à Viagrid pour ses tâches, en échange de points supplémentaires. Ça nous a donné un excellent prétexte pour s’approcher du bétail… c’est-à-dire une cible facile pour la Cuillère de Lalaoud.


Kelly, John et Naomi observèrent la basse-cour. Des poules, parfaitement statiques, formaient un curieux rang, comme une ligne de soldats. Les cochons, en revanche, se battaient dans la boue, mus par une colère incongrue…


- Vous vous rendez compte ? renchérit Astrid avec enthousiasme. Ça fonctionne. J’arrive enfin à utiliser les pouvoirs de la Cuillère, même si c’est qu’un début. Je pourrais un jour l’utiliser sur des cibles bien plus intéressantes…


Elle leva alors les yeux vers le donjon du château, avec une lueur d’avidité dans le regard. Puis elle pivota sur elle-même et brandit la Cuillère de Lalaoud en direction d’un coq. Celui-ci tourna sa petite tête vers Astrid. Il gonfla le poitrail et lâcha un « cocorico » tonitruant, triomphant, comme s’il la saluait avec enthousiasme. Astrid avait raison, la Cuillère fonctionnait : sous son influence, ce coq semblait être devenu une sorte d’ami, ou quelque chose d’approchant. C’était sans doute très impressionnant, mais Kelly, elle, n’avait ni le temps ni l’envie de s’attarder sur cela.


- Astrid, je viens de me faire agresser par Martoni, annonça-t-elle brusquement.


Peter se raidit sur place en entendant cela. En revanche, Astrid ne se retourna même pas.


- Qui ça ? demanda-t-elle.


- Ah, par pitié, joue pas à la conne, grogna Kelly. Giovanna-Paola Martoni, petite fayotte véreuse, voleuse de culottes…


- Oh, c’est bon Kelly, je plaisantais, coupa Astrid.


John, Naomi et Kelly se regardèrent d’un air stupéfait. Depuis quand Astrid plaisantait-elle ? Voyant que Kelly n’arrivait pas à parler, John mit ses mains dans ses poches et s’adressa à Astrid d’une voix placide :


- Figure-toi que si Martoni s’est décidée à décoller la tête de Kelly, c’est parce que quelqu’un s’en est pris à son Demiguise apprivoisé. On l’a même blessé. Et elle était persuadée que c’est Kelly qui l’avait fait. Et non, ce n’est pas elle, ajouta-t-il immédiatement pour anticiper les questions inutiles.


- Et donc ?


- Et donc, on est bien d’accord qu’il n’y a que les membres de l’OASIS qui ont des raisons de s’en prendre à Mr. Leone ? Et que certains d’entre nous estimaient il n’y a pas si longtemps qu’il était nécessaire de le tuer parce qu’il retardait notre cause ?


Il observa un silence, calme et serein. Kelly aurait aimé l’être autant, mais elle était si agacée que ses dents crissaient. Les cheveux d’Astrid perdirent leur couleur violacée pour devenir blonds, et elle se retourna enfin vers eux.


- En effet, oui, dit-elle, toujours aussi laconique.


John s’apprêtait à poser une autre question faussement évasive, mais Kelly perdit patience.


- Astrid, est-ce que c’est toi qui a fait ça ? demanda-t-elle abruptement.


Elle planta son regard droit dans celui d’Astrid. Celle-ci baissa les paupières et détourna les yeux, l’air légèrement agacée. Kelly n’avait pas besoin de la Cuillère de Lalaoud pour deviner ses pensées : elle avait vu juste. Astrid ne chercha ni à confirmer, ni à démentir et répondit d’une voix neutre :


- Si c’est vrai, qu’est-ce que ça peut faire ?


- Pas grand-chose, répondit Kelly en haussant les épaules, je veux juste que tu me préviennes la prochaine fois. Que je sois sur mes gardes au cas où ma pire ennemie aurait des raisons de m’agresser.


Astrid leva les sourcils.


- Ce n’est que ça ?


- Bien sûr que non ! répliqua Kelly, irritée. Bordel, qu’est-ce qui t’a pris de faire ça ? T’as pas seulement voulu blesser le Demiguise, pas vrai ? Tu as essayé de le tuer ! Ça va pas ou quoi ? Et au passage, ça te fait rien que je me fasse choper par une connasse déglinguée dans les couloirs par ta faute ?


- On n’avait pas du tout prévu que Martoni réagirait comme ça, Kelly, intervint Peter. Je te jure qu’on ne voulait pas te faire porter le chapeau quand on a essayé de…


- Ah, parce que toi, tu l’as aidée ? gronda Kelly. Toi aussi tu as pensé qu’il fallait régler son compte au singe ? Bravo, mes compliments !


Peter blêmit et plissa les yeux derrière ses petites lunettes rectangulaires.


- Euh… dis donc, je n’ai pas à me justifier, il me semble ? répliqua-t-il d’une voix forte en resserrant le col de sa chemise. Qu’est-ce qu’il y a de mal à vouloir supprimer ce stupide animal, pour que l’OASIS puisse se servir au plus vite de la Relique qu’on s’est échinés à obtenir ? Tu devrais être d’accord, Kelly, à cause d’eux votre aventure dans le Temple a failli ne servir à rien !


Kelly haussa un sourcil, se demandant si c’étaient les mots de Peter ou bien ceux de sa copine. Cette dernière lui déclara alors calmement :


- Kelly, je suis également désolée que tu aies été agressée par Martoni à cause de nous, sincèrement. On ne pensait pas que ça tournerait comme ça, et la prochaine fois, on fera tout pour éviter un dérapage de ce genre, je le jure. Mais au sujet de notre tentative d’abattre Mr. Leone, je réitère ma question : qu’est-ce que ça peut faire ?


- Pavel nous avait dit de ne pas le faire, dit Naomi.


Toujours énervée, Kelly l’approuva vigoureusement. Astrid et Peter s’échangèrent un regard embarrassé. Comme à chaque fois qu’on évoquait Pavel, Peter prit un air abattu. Il soupira et, comme pour échapper à la discussion, il entreprit de faire rentrer les moutons dans leur enclos. Astrid retrouva sa contenance et dit d’un ton ferme :


- Pavel n’est plus là. C’est terrible, nous sommes d’accord, mais c’est comme ça : les choses ont changé. On l’a dit lors de nos réunions, il faut changer nos méthodes, surtout avec une Relique indisciplinée…


- Ah bon d’accord ! s’exclama John, consterné. Alors Pavel n’est plus là, donc on ne tient plus aucun compte de lui ? On en profite tout de suite pour faire tout le contraire de ce qu’il aurait fait ? Quand le Matagot n’est pas là, les souris-dragons dansent, c’est ça ?


- Sur un autre ton, John, dit Astrid d’une voix douce mais tranchante. Tu as peut-être décidé de suivre béatement tous les principes de Pavel, mais si ça entrave la mission de l’OASIS, ne crois-tu pas qu’il faut y faire une entorse de temps à autres ?


- Astrid, moi aussi j’ai songé à tuer le macaque de Martoni au début, mais j’ai fini par me ranger à l’avis de Pavel, rappela Kelly. On a tous fini par se ranger à son avis, toi aussi tu as admis que c’était lui qui avait raison, je m’en souviens très bien ! Renier ça sous prétexte qu’il a été viré, c’est… c’est…


- Mais pour l’amour du ciel ! s’écria Astrid, excédée. On ne peut pas se permettre d’obéir éternellement à un type qui n’avait même pas le cran de tuer un singe ! Je ne suis pas faible, moi !


Un silence tomba brutalement. Naomi étouffa une exclamation horrifiée, ses yeux exorbités prenant des proportions spectaculaires à cause de ses verres de lunettes. Astrid retroussa aussitôt les lèvres et baissa les yeux : elle semblait regretter de s’être emportée. Mais la colère de Kelly ne désemplit pas pour autant.


- Comment tu peux parler comme ça de Pavel… dit-elle dans un murmure outré. C’est ça que tu penses de ton propre ami ? Que c’était un faible ? Après tout ce qu’il a fait pour nous tous, toi tu l’insultes et tu lui tournes le dos ! Astrid, qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce que tu fais ??


Peter, John et Naomi les regardèrent toutes les deux, incapables de savoir quoi faire. Astrid battit plusieurs fois des paupières, le visage tendu. Alors, elle se retourna une fois encore en lâchant un profond soupir. Kelly crut entendre un reniflement. L’ambiance était sinistre ; alors, Peter tenta courageusement d’apaiser tout le monde.


- Écoutez, ce débat ne sert à rien, puisque tout ce qui s’est passé ne se reproduira pas. De toutes façons, on a raté. Si nous n’avons pas réussi à avoir le Demiguise aujourd’hui, nous ne l’aurons pas une autre fois, lui et sa maîtresse seront sur leurs gardes désormais. Et nous n’en sommes pas à utiliser un Sortilège Impardonnable…


- Mais c’est pas seulement ça, le problème ! dit John. Vous auriez dû au moins nous en parler. Vous pouvez pas faire ce genre de choses dans votre coin ! Même si c’est vous les chefs, l’OASIS fonctionne en groupe. Je suis sûr que les autres auront deux mots à dire à ce sujet…


Peter grimaça affreusement, inquiet de cette perspective. Astrid ne répliqua pas. Elle rangea la Cuillère de Lalaoud. Puis elle posa ses mains sur les hanches, toisa ses cadets. Ses yeux étaient secs. Elle tonna alors de la voix la plus dure que Kelly ait jamais entendu de sa part :


- Vous savez quoi ? MERDE.


Alors que les malheureux troisième année hoquetaient de stupeur, elle quitta les lieux sans ajouter un mot, se dirigeant vers le château d’un pas raide et rapide. Déstabilisé, Peter se lança à sa suite.


- Chérie, chérie ! Attends ! Ah, putain…


En passant devant Naomi, Kelly et John, il essaya tant bien que mal de leur adresser un regard désolé. Les trois amis restèrent en plan, éberlués. Soudain, ils entendirent une grosse voix chanter faux au loin : Viagrid revenait de la Forêt Déconseillée, il valait mieux ne pas rester dans le coin.


Sur le chemin du retour, ils ne soufflèrent mot. Les mots d’Astrid résonnaient en boucle dans la tête de Kelly. Elle la savait rigide et parfois butée, mais de là à faire preuve de cynisme... et Peter qui n’avait même pas essayé de la raisonner…


« Pourquoi tu nous as laissés seuls, Pavel ? » pensa Kelly avec désespoir.

Laisser un commentaire ?