Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs
Chapitre 3 : Une rentrée par si banale
6128 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 18/04/2024 13:48
3. Une rentrée pas si banale
Il ne restait plus que 10 jours avant la rentrée. Kelly se préparait mentalement et matériellement à retourner à Lettockar. Les préparatifs étaient devenus très mécaniques : elle remplissait progressivement ses valises de ses affaires : grimoires, ustensiles de potions, robes de Crève-Ball… de ses fournitures de sorcière, il ne manquait que sa baguette magique. Kelly ne l’avait toujours pas reçue. C’était curieux, M. Debudloose lui avait pourtant promis qu’il lui enverrait cette semaine… bah, elle la recevrait dans les jours prochains, voilà tout.
Et pourtant, la semaine suivante s’écoula sans qu’elle ait davantage de nouvelles. Kelly devint vraiment inquiète, qu’est-ce que Debudloose fabriquait ? Il lui avait dit que les dégâts de sa baguette n’étaient « pas trop graves » ! Et le jour du départ approchait à grands pas... Plus que quatre jours… elle avait encore le temps… trois jours, ça devenait urgent… deux jours, c’était affreux, elle allait retourner à Lettockar sans sa baguette magique !
Mais la veille du départ, Kelly était dans son jardin à aider son père à arracher les mauvaises herbes quand elle entendit un battement d’ailes. Un hibou moyen-duc descendait en piqué en direction de la maison. Il atterrit devant la porte d’entrée et déposa un paquet enveloppé de papier kraft. Kelly se précipita pour le ramasser et rentra à l’intérieur pour l’ouvrir à l’abri des regards. Elle en extirpa sa chère baguette magique parfaitement restaurée. Plus une trace de morsure, le bois brillant, elle était comme neuve. A l’intérieur du paquet, il y avait aussi un petit bout de papier où un mot griffonné par M. Debudloose lui expliquait la réparation qu’il avait effectuée. Kelly ne comprenait toujours pas pourquoi cela avait pris autant de temps, mais ça n’avait plus d’importance. Elle fila aussitôt dans sa chambre et la rangea dans sa valise, bien cachée entre ses vêtements, là où Nikita n’irait pas la chercher. Puis, elle se laissa tomber sur son lit, étalée en étoile de mer, un sourire soulagé aux lèvres, prête à se laisser envahir un long moment par la satisfaction. Du moins, jusqu’à ce que Papa lui crie avec colère de revenir immédiatement l’aider au jardinage.
Le lendemain matin, les Powder étaient occupés à charger les valises de Kelly dans leur voiture. Ils avaient un long voyage à faire jusqu’à l’arrêt du Tragicobus, en plein Londres, où se trouveraient tous les élèves vivant sur le territoire du Royaume-Uni. Nikita, qui venait avec eux, bondissait tout autour de la voiture, excitée. Sur le départ, Kelly ouvrait la portière arrière quand soudain, elle entendit une voix l’appeler au loin.
- Hé, Kelly ! Kelly !
Kelly leva la tête et écarquilla les yeux de surprise. C’était Jade Underwood qui courait à toutes jambes vers leur maison. Ses cheveux noirs voletant au vent étaient tout emmêlés. Elle s’arrêta devant Kelly presque en trébuchant, en nage et haletante. Apparemment, elle avait couru tout le long du chemin depuis chez elle, et pourtant elle n’habitait pas à côté… Presque courbée en deux, les mains sur les cuisses, elle ahana :
- Putain... à une minute près... je te loupais…
- Jade, pas de gros mots s’il te plaît… lança Maman d’un ton réprobateur.
- Pardon, Mrs. Powder. Écoute Kelly, je… suis venue m’excuser de pas t’avoir invitée à mon anniversaire. J’ai pas été cool du tout mais… je voulais que tu saches que c’est juste une gaffe de ma part, tu m’as rien fait de mal. Et ça se reproduira pas.
Kelly fut autant saisie par l’air penaud de Jade que par l’heureuse surprise de la voir s’excuser. S’était-elle repentie d’elle-même, ou avait-elle était incitée par Maureen ? Quoiqu’il en soit, Kelly perçut qu’elle était sincère. Attendrie, elle lui sourit et lui dit d’une voix chaleureuse :
- T’inquiète pas Jay-Jay, tout va bien de mon côté. Avec ma situation, c’est normal qu’on se perde un peu de vue… en tout cas c’est vraiment adorable d’être venue me parler.
- Si tu pouvais donner des nouvelles de temps en temps… marmonna Jade, un peu embarrassée.
- Promis, j’essaierai. De toutes façons, je suis absente que dix petits mois !
Jade eut un petit rire, et s’en alla après une accolade amicale. Kelly avait un peu honte. Elle avait fait une promesse dont elle savait très bien qu’elle n’aurait que très peu de chances de la tenir. Et en sachant cela, comment pourrait-elle se plaindre après que ses amies Moldues la laissent tomber ?
Durant les longues heures que dura le voyage jusqu’à Londres, les trois Powder ne laissèrent aucun moment de silence s’installer. Ils bavardèrent de tout et de rien, sans s’arrêter ; ou bien Kelly et sa mère chantaient des chansons ringardes qui passaient à la radio, au grand dam de Papa et de Nikita, laquelle gémissait de dépit. Ils se sentaient un peu obligés d’en faire des caisses : ils devaient profiter de cette journée, car ils n’en passeraient plus ensemble avant neuf mois. En fin d’après-midi, ils arrivèrent à Londres, et serpentèrent dans la ville pour terminer dans une rue déserte à la périphérie. Après s’être garés en bataille, ils rejoignirent un petit attroupement de familles d’élèves de Lettockar, à l’arrêt de bus faussement désaffecté. C’était l’un des derniers arrêts du Tragicobus avant le Portugal, donc les élèves venant du Royaume-Uni avaient une chance relative, contrairement à d’autres qui devaient voyager toute la journée. Kelly connaissait le visage de chacun d’entre eux, il n’y aurait donc personne du Royaume-Uni parmi les nouveaux cette année. Naomi et ses parents étaient déjà là, bien droits et sérieux : depuis que les Jane étaient arrivés les derniers à l’arrêt de bus il y a deux ans, ils faisaient maintenant en sorte d’être là les premiers à chaque fois. En apercevant Kelly, Naomi lui sauta dessus, toute joyeuse. Elles se tombèrent dans les bras avec des petits cris de joie.
- Alors la binoclarde, t’as passé de bonnes vacances ? demanda Kelly d’un ton bravache. T’as déjà appris tout le programme de l’année par cœur en avance, j’imagine ?
- Évidemment, quelle question ! s’exclama Naomi, feignant l’indignation.
- Ça t’a pris quoi, deux semaines ?
- Et demi. Et toi, j’imagine que tu as déjà pris du retard ?
- Bah ouais, faut bien que j’aie une bonne raison de copier sur toi !
Le Tragicobus fit son apparition à 17h54. Le véhicule vert opaline, sale et délabré, qui crissait en permanence, s’arrêta en pilant devant les familles au bord du trottoir. Ses portières poussiéreuses s’ouvrirent dans un bruit grinçant. Les adolescents embrassèrent leurs parents, se promettant tous de s’écrire aussi vite que possible, puis grimpèrent un à un dans le bus. Kelly eut un pincement au cœur en entendant les aboiements de Nikita au moment où les portes se refermèrent derrière elle. L’intérieur du Tragicobus était ensorcelé pour avoir l’apparence de celui d’un long train, avec de nombreux compartiments. Kelly et Naomi se mirent à la recherche de John Ebay. En chemin, elles croisèrent quelques-unes de leurs connaissances : des camarades de classe comme Huffö Gray, Maria Talbec et Gudrun Emilsdottir, Iossif Cvetkev, le capitaine de l’équipe de Crève-Ball de Kelly, ou Mark Van Haas, un garçon qui était déjà venu leur parler… mais Kelly n’arrivait pas à se rappeler de quoi…
- Hé, les gourdasses ! héla soudain une voix familière depuis un compartiment, sur le ton de la plaisanterie. J’suis là !
- Hey, John ! s’enthousiasmèrent-elles à l’unisson.
Ravies, elle entrèrent dans la cabine et y retrouvèrent John et son éternelle posture nonchalante, déjà vêtu de son uniforme de sorcier. Il avait pas mal grandi pendant l’été, mais sinon il était resté le même. En revanche, il y avait une nouveauté dans son accoutrement : il s’était coiffé d’un béret noir, flanqué nonchalamment sur le côté. Un béret un peu trop grand, dont le bout pendouillait très inélégamment près de son oreille. Il ne lui allait… absolument pas.
- Qu’est-ce que… ? articula Kelly en désignant le béret du doigt.
- Un cadeau d’anniversaire cet été, expliqua John. Il est beau, hein ?
Kelly retroussa les lèvres, incapable de lui dire à quel point il ne lui allait pas. Peut-être John voulait-il ressembler à un membre des Black Panthers, mais c’était franchement raté. Mais il avait l’air si content que Kelly n’osa pas l’offenser et préféra jouer la neutralité.
- C’est… pas mal, répondit-elle d’une voix égale.
- Mais pourquoi tu portes ça ? demanda Naomi.
- Pour avoir moins froid à la tête, répliqua John en levant les yeux au ciel.
Naomi échangea un regard avec Kelly, qui lut dans ses yeux qu’elle partageait son opinion sur ce béret. Kelly tâcha de maîtriser son ton quand elle posa sa question lourde de sous-entendus :
- Et tu vas le porter tout le temps ?
- Nope, je vais alterner avec d’autres chapeaux.
- Ah, y’en aura d’autres ? dit Kelly, presque inquiète.
- Ouais ouais ! J’en ai reçu plusieurs, j’ai souvent du mal à choisir… je les porterai selon mon humeur.
Kelly lui aurait volontiers suggéré de changer tout de suite, mais elle se retint. Elle remarqua alors que le Tragicobus mettait du temps à redémarrer. Cela ne pouvait signifier qu’une chose…
- Votre attention ! grogna la voix du chauffeur depuis les haut-parleurs. Le Tragicobus rencontre des difficultés techniques, ‘va falloir que vous aidiez à le faire redémarrer !
Et un gros panache de fumée rouge éclata dans le compartiment, laissant place à trois vélos d’appartement. Kelly, John et Naomi se levèrent en soupirant et montèrent sur leurs selles, la mort dans l’âme.
Le voyage jusqu’à Lettockar fut pénible et parsemé d’incidents en tout genre. Mais Kelly, John et Naomi avaient pris l’habitude, ça n’était pas la première fois qu’ils prenaient le Tragicobus. Ils parvinrent malgré tout à bavarder abondamment. Kelly aurait pu se confier un peu sur son mal-être au sujet de ses amies moldues, mais elle s’abstint : elle ne voulait pas plomber l’ambiance de ce voyage déjà mouvementé. Il était près de 20 heures quand ils arrivèrent au vaste domaine de l’école secrète. Lorsqu’ils franchirent la Barrière de Dissimulation de Lettockar, ils eurent une sensation très étrange au cerveau, la même que l’an dernier : le sortilège d’Amnésie qu’ils subissaient lors de leur départ en vacances était levé, et tous les souvenirs indésirables de leurs années passées revenaient comme des décharges électriques. Et avec eux revenaient l’amertume, l’animosité envers l’école, la frustration. Le Tragicobus s’arrêta, et c’est donc avec une profonde colère qu’ils devaient ravaler que John, Naomi et Kelly descendirent du véhicule. Comme à chaque fois, ils étaient dans la Forêt Déconseillée, agitée d’une multitude de petits bruits. Il commençait à pleuvoir. Les première année s’étaient regroupés au milieu de la clairière où le Tragicobus s’était garé, et observaient les alentours avec appréhension.
- Bonne chance, les p’tits… leur lança Kelly, avec une once de pitié.
- Bonne chance ? s’étonna un jeune garçon. Pourquoi tu dis ça ?
- Hé, les première année ! Ramenez vos miches ici ! s’écria une grosse voix gutturale.
C’était Viagrid, le garde-chasse alcoolique du château qui les attendait, une lanterne à la main. Derrière lui était roulé en boule Gallay, son grizzly narcoleptique, qui avait la particularité de s’endormir à chaque fois qu’il commençait à s’énerver. Kelly et ses amis regardèrent leurs futurs camarades s’approcher avec appréhension du demi-ogre. Il était de tradition que les première année traversent en barque le Lago que vê longe, plus communément appelé Lac Caca d’Oie, pour pouvoir admirer la forteresse de son entier. Le reste des élèves se rendait au château dans des diligences tirées par des ânes avec des crêtes de punk de toutes les couleurs. Pour les faire avancer, il fallait sortir une longue tige au bout de laquelle pendait une carotte. Quand ils montèrent dans leur carriole, Kelly, John et Naomi aperçurent qu’une fille leur faisait un signe un peu plus loin. Mercedes Calamar, une camarade de classe qu’ils aimaient beaucoup… car en fait, elle était bien plus qu’une camarade de classe.
Ils étaient en effet tous les quatre membres de l’OASIS, l’Ordre des Archéo-Sorciers InsomniaqueS, une société secrète d’élèves ayant pour but de déclencher une révolution à Lettockar. Pour cela, ils étaient en quête des Reliques des Fondateurs, des objets magiques ayant appartenu aux quatre sorciers ayant fondé l’école cachée : la Boule de Bernardo Curcumo, la Cuillère d’Imène Lalaoud, le Bonnet de Philippe Gilluck et la Perruque d’Augousto Scravoiseux. Chaque Relique était dotée de grands pouvoirs, mais surtout, la légende disait que celui qui rassemblait les quatre deviendrait le maître de Lettockar. Grâce à elles, l’OASIS pourrait soumettre la bande de Niger Doubledose et les forcer à faire de cette école moisie une académie digne de ce nom. Or, l’an dernier, ils en avaient déjà acquis deux. S’ils se débrouillaient bien, le grand soir aurait lieu cette année…
Les trois amis passèrent le long trajet jusqu’au château de Lettockar, en compagnie de deux de leur condisciples de troisième année à Dragondebronze, Milosz Wavarum et Maria Talbec, qu’ils aimaient bien quoiqu’ils ne brillassent ni l’un ni l’autre par leur vivacité d’esprit. La pluie de plus en plus forte martelait le toit des diligences, et les ânes de trait leurs cassaient les oreilles à force de braire à tue-tête. Kelly jetait de temps à autre un regard par les fenêtres pour redécouvrir le paysage : le Lac Caca d’Oie, la chaîne de montagnes à l’Est, et la grande forteresse de Lettockar, avec ses remparts, ses tours, sa colline rocheuse à l’arrière, et le grand donjon où vivait le directeur, surmontée par cette inquiétante statue de dragon. Quand les carrosses miteux se stoppèrent, les élèves en sortirent par paquets de quatre ou cinq, et se rejoignirent pour former une masse compacte. Puis, d’un pas mécanique, ils entrèrent dans le château, où ils virent Madame Freyjard, la très belle concierge du collège, occupée à ramasser des débris de pierre dans le grand hall. Apparemment, il y avait eu peu avant une féroce bataille entre les statues de guerriers aztèques (les têtes d’aigles contre les têtes de jaguars, toujours). Puis ils pénétrèrent dans la Cantina Grande, et se séparèrent en quatre files pour s’asseoir aux tables de chaque maison : noire pour Ornithoryx, rouge vif pour Becdeperroquet, bronze pour... Dragondebronze, et bleue pour PatrickSébastos. Une fois assise, Kelly jeta un regard en direction de la grande table au fond, où siégeaient ses détestés enseignants. Il y avait toute la clique : les professeurs McGonnadie, Fistwick, Pourrave – habillé ce soir d’une salopette vert pomme - , Grog, Jar Jar Binns, Morgana, Binouze, ainsi que l’enseignante blonde que Kelly ne connaissait pas et qu’elle n’avait jamais vu qu’aux banquets de début et de fin d’année. En revanche, il y avait un absent notoire.
Doubledose n’était pas là.
Son siège imposant au centre de la longue table était vide. Kelly regarda dans toute la Cantina Grande, il n’était nulle part. Son absence causait un déséquilibre flagrant dans l’agencement de la salle. Sa haute silhouette, qui dépassait largement les autres professeurs, semblait d’ordinaire dominer toute la salle ; là, il n’y avait qu’une coupure béante dans la ligne des enseignants tout au fond. Bien évidemment, Kelly n’était pas la seule que l’absence de Doubledose intriguait : partout dans la Cantina, des regards interloqués souvent accompagnés de murmures se portaient sur le siège du directeur. Dans l’attente de l’arrivée des première année, de nombreux élèves guettèrent l’entrée de la salle, s’attendant à voir Doubledose en surgir d’un instant à l’autre, mais il ne vint pas. De surcroît, ses enseignants ne fournirent aucune explication. Il était pourtant inconcevable que le repas de début d’année à l’école Lettockar se fasse sans son dirigeant…
Plus tard, la double porte de la Cantina Grande s’ouvrit. Les première année arrivèrent, trempés jusqu’aux os, menés par Viagrid qui les conduisit devant la table des professeurs, juste avant une dalle frappée aux armoiries de Lettockar. Alors, le professeur McGonnadie se leva.
- Élèves de première année, bienvenue à l’Institut Lettockar.
Rien qu’en entendant sa voix grinçante, Kelly sentit l’agacement la gagner. Il n’y avait que peu de personnes qu’elle détestait autant que Poséidon McGonnadie. La seule qui concourrait dans la même catégorie était Giovanna-Paola Martoni, cette fayotte opportuniste qui avait le mauvais goût d’être dans la même maison que Kelly, avec qui elle ne perdait jamais une occasion de se bouffer la rate. Kelly l’aperçut un peu plus loin à la table de Dragondebronze. Son Demiguise, Mr. Leone, était sur ses genoux. Cette année, Kelly se méfierait de ce macaque blanc qui leur avait causé bien des torts par le passé...
- Le directeur étant absent, c’est moi qui présiderai la cérémonie à sa place, déclara McGonnadie. Je suis Poséidon McGonnadie, professeur de métamorphose, directeur de la maison Dragondebronze et directeur adjoint de l’école.
- Hein ? le coupa le professeur Pourrave. Comment ça, t’es directeur adjoint ? Menteur !
- Bien sûr que si, je suis directeur adjoint, répliqua McGonnadie d’une voix lasse. Et toi aussi, d’ailleurs, bougre de taré !
- Je me permets d’expliquer, intervint le professeur Jar Jar Binns à l’intention des élèves. A Lettockar, tous les professeurs sont directeurs adjoints. De fait, on est tous à égalité.
- Et le professeur Morgana, c’est la directrice a-tchoin… murmura John autour de lui.
- Il faut croire que le communisme, ça marche pas plus à Lettockar qu’en Union Soviétique… ricana le professeur Fistwick, qui peignait ses cheveux qui lui tombaient jusqu’à la nuque en se regardant dans le reflet d’une bouteille de vin.
- Ça, c’est uniquement parce que c’est pas moi le directeur adjoint ! répliqua Pourrave.
- Bon, vous faites chier, là ! s’exclama McGonnadie. Je peux reprendre ?
Kelly eut un sourire en coin. En l’absence de Doubledose, l’équipe enseignante ne brillait ni par sa discipline, ni par sa prestance. Avec mauvaise humeur, McGonnadie fit aux trente-six première année, royalement stupéfaits par l’échange grossier entre leurs futurs professeurs, un très sommaire discours de bienvenue s’achevant sur la devise de Lettockar (« si vous n’êtes pas contents, vous n’avez qu’à aller à Durmstrang »), puis sortit sa baguette magique d’un geste théâtral. Kelly préféra ne pas regarder la Cérémonie de la Répartition, qui consistait à plonger sa tête dans les Choixlettes magiques, artefact magique qui criait de sa voix gonflée à l’hélium le nom de la maison dans laquelle on était envoyé. Les yeux rivés sur le plafond où flottaient des centaines de lampes à huile, elle se contentait d’entendre les noms défiler un par un, suivis à chaque fois par le fameux bruit de chasse d’eau et la voix stridente qui braillait « Becdeperroquet ! Dragondebronze ! PatrickSébastos ! Ornithoryx ! ». Elle applaudissait de temps à autres. Le seul moment qui attira vraiment son attention fut l’explosion soudaine des Choixlettes magiques, exactement comme c’était arrivé l’année où Kelly, John et Naomi étaient entrés à Lettockar. Les professeurs eurent bien du mal à ramener le calme dans la Cantina Grande, même lorsque les Choixlettes se furent reconstituées d’elles-mêmes. Kelly se demandait vraiment où pouvait bien être passée cette brute de Doubledose…
La Répartition s’acheva sans autre incident notable. Cette année, il y eut dix nouveaux élèves à Dragondebronze. Quand chacun fut à sa table, McGonnadie reprit la parole :
- Maintenant, je m’adresse à tous les élèves, sans exception. Et celui ou celle qui ne m’écoute pas récoltera deux heures de retenue.
Les première année se consultèrent du regard, ne sachant pas si le professeur McGonnadie était sérieux. Mais Kelly, qui connaissait bien le lascar, se résigna à le regarder. Et pourtant, rien ne lui aurait fait plus plaisir que de tourner le dos à ce sombre type. Les beaux yeux bleus de McGonnadie balayèrent la Cantina Grande, et après s’être assuré qu’il avait l’attention de tout le monde, il dit :
- Il y a deux mois, le tristement célèbre mage noir Lord Voldemort est réapparu au grand jour. En fait, cela fait plus d’un an qu’il a retrouvé ses pouvoirs, mais jusque-là, il faisait en sorte de garder son retour secret. Mais maintenant, tout le monde est au courant, ce retour est prouvé et irréfutable, et la communauté des sorciers est au bord de la guerre.
Les réactions furent très hétéroclites. La plupart des élèves se montrèrent stupéfaits, mais certains d’entre eux avaient déjà eu vent de la résurrection de Lord Voldemort, à commencer par les membres de l’OASIS, qui l’an dernier avaient rassemblé tant bien que mal des informations sur le sujet. Ceux-là eurent la mine assombrie, mais nullement surprise. Ils étaient toutefois aussi inquiets que tous leurs amis… McGonnadie continua :
- La plupart d’entre vous savent que môssieur Voldemort et ses partisans haïssent ce qu’on appelle communément les « Nés-Moldus », les sorciers issus de parents Moldus, autrement dit les gens comme nous… et ont comme projet de nous éradiquer.
- Alors qu’on leur a rien fait, d’abord ! s’indigna Pourrave.
- Qu’il aille se faire voir, l’autre crâne d’œuf avec son nom à deux Mornilles ! s’exclama Fistule Fistwick, bien calé sur la question.
- Voldemerde, ouais ! ajouta Jar Jar Binns.
Tous les professeurs y allèrent de leurs vociférations. Seul Suppurus Grog ne disait rien. Le professeur de potions avait le regard vitreux et la mine basse, et semblait ne même pas écouter la discussion…
- Lord Voldemort est actuellement en lutte contre le ministère de la Magie de Grande-Bretagne qu’il essaye de renverser, poursuivit McGonnadie qui s’efforçait de ne pas s’énerver contre ses amis. Plusieurs attentats ont déjà été commis, et on ne peut pas dire que les autorités locales lui tiennent la dragée haute. Ses actions se limitent pour le moment à un seul pays, mais il faut garder à l’esprit qu’il a un projet de conquête mondiale en tête...
Les élèves se tendirent davantage. Même ceux qui savaient à peu près ce qu’il y avait à savoir sur Voldemort parurent avoir reçu une piqûre de rappel très douloureuse. McGonnadie fit de son mieux pour rassurer tout ce petit monde.
- Toutes cibles des Mangemorts que nous soyons, dit-il en levant les mains d’un geste apaisant, nous vivons dans une école cachée et notre existence leur est totalement inconnue. Donc pour le moment, Lettockar n’est pas en danger, et je souhaite de tout cœur que cela reste ainsi. Il fallait néanmoins que vous soyez au courant de la situation. Je fais appel à votre vigilance et votre responsabilité ; et ayez à l’esprit que nous restons très attentifs à la suite des événements au Royaume-Uni… peut-être même que...
Le professeur Fistwick s’éclaircit alors bruyamment la gorge. McGonnadie s’interrompit, déstabilisé par le regard sévère que lui lançait son collègue. Il ferma la bouche et laissa sa phrase inachevée, plongeant les élèves dans la perplexité. Le regard du professeur de métamorphose se posa ensuite sur les groupes de première année, qui affichaient une expression complètement perdue. Perspicace, McGonnadie grommela :
- Bon, les anciens, je vous charge d’expliquer tout ça à vos petits camarades. En attendant...
Il leva le bras et claqua des doigts : aussitôt, les plats sur la table se garnirent de mets venus des quatre coins du monde, les cruches se remplirent de boissons. Les effluves gastronomiques vinrent emplir les narines de trois cents convives...
- A la bouffe !
Et, dans une vaste exclamation de joie, élèves et professeurs se jetèrent sur les plats. Il était ironique de constater que l’annonce d’une guerre civile dans un pays pourtant peu éloigné était vite oubliée avec un bon gros repas. Le schéma des années passées se répétait : les première année qui étaient briefés par un préfet de leur maison, les fantômes du château qui arrivaient – la capitaine Roselyne Bachelefeu, spectre de Dragondebronze, lança ses habituelles fanfaronnades d’une voix si forte qu’elle en couvrit une partie des conversations –, les anciens qui se livraient à des batailles de nourriture, et tutti quanti. De leur côté, tout en se remplissant la panse, Kelly, John et Naomi se lancèrent dans un jeu de « j’ai déjà/j’ai jamais » (Kelly n’aurait jamais cru être la seule à n’avoir jamais mangé de testicules de mouton), quand tout à coup, quelqu’un de très attendu vint s’asseoir à côté d’eux : Peter Shengen, préfet de septième année à Dragondebronze et co-leader de l’OASIS. Kelly l’avait aperçu plus tôt en train de s’entretenir avec Deborah Jones, une camarade de leur maison qui entrait en cinquième année : elle était également membre de l’équipe de Crève-Ball de Deagondebronze et de l’OASIS, où elle faisait fureur avec ses grafs qui décoraient la Cour des Mirages.
- Oh non, pas lui ! plaisanta Kelly.
- Salut les jeunes ! s’exclama Peter, employant son expression fétiche. La forme ?
- Ça fait plaisir de te revoir, le dreadeux, lança John.
- Vous aussi, les petits, vous aussi… dit le préfet, les yeux pétillants.
Il s’attarda sur le couvre-chef de John. Kelly vit les coins de ses lèvres se courber légèrement.
- Sympa, le béret, John.
- T’aimes bien ? dit-il avec fierté.
Peter ne répondit pas ; durant une fraction de seconde, ses yeux croisèrent ceux de Kelly et Naomi, qui devinèrent qu’il se retenait de rire. Volant à son secours, Naomi changea le sujet de la conversation :
- Ça fout les jetons, cette histoire avec Voldemort, hein ?
- Ouaip, approuva Peter. On le savait déjà plus ou moins depuis l’an dernier, mais je m’attendais pas à ce que les profs se penchent autant sur la question.
- C’est peut-être pour ça que Doubledose n’est pas là, suggéra Kelly. Il est peut-être allé en Angleterre pour faire quelque chose, ou même seulement voir ce qui se trame…
- Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
- Je sais qu’il est en contact avec Albus Dumbledore, répondit-elle en baissant la voix. Quand il est venu ici l’an dernier, ils se sont entretenus tous les deux, et ils ont discuté des agissements de Voldemort en Grande-Bretagne. Doubledose avait l’air de prendre ça très à cœur… à mon avis, il veut s’impliquer personnellement dans ce conflit…
- Ah bon ? dit Peter en fronçant les sourcils. Mais comment tu sais tout ça, toi ?
Kelly se figea. Elle l’avait su en utilisant la Boule de Bernardo Curcumo, une des Reliques des Fondateurs, qui offrait le pouvoir de visualiser ce qu’on voulait, fût-ce à des centaines de kilomètres. Or, les membres de l’OASIS avaient interdiction de s’en servir pour leurs envies personnelles, et surtout sans autorisation de leurs aînés. Il valait mieux ne pas s’en vanter. Elle joua à l’idiote et fit mine de fouiller vaguement dans sa mémoire.
- Je me souviens même plus comment je l’ai appris, répondit-elle évasivement.
- Non mais ça se tient, ce que tu dis, dit Peter. J’essaierai de me renseigner, mais ce n’est pas de ça dont je voulais vous parler…
Kelly, John et Naomi eurent un sourire unanime. Ils savaient bien de quoi Peter voulait leur parler : ce n’était pas pour rien qu’on venait de le voir discuter avec Deborah, qui était elle aussi membre de l’OASIS. Et ils avaient hâte de reprendre leurs activités…
- Je serai bref : on réunit l’OASIS au complet à la Cour des Mirages vendredi soir, chuchota Peter. On a beaucoup de choses à se dire, et bien sûr on peut pas le faire tout de suite ce soir, c’est trop risqué. Il va falloir réfléchir longuement à notre action de cette année. Maintenant que Pavel n’est plus là, ça va être très différent…
La gorge de Peter s’était nouée sur cette dernière phrase. Pavel Ossatrüvay, l’ancien chef de l’OASIS, avait été son ami pendant des années. En juin dernier, il avait été renvoyé de Lettockar après avoir fait boire une potion Berserker à la Kagoule, la bestiole cinglée qui semait le bazar à longueur de journée dans le château, dans le but d’assassiner le professeur Doubledose. Kelly, John et Naomi étaient encore bouleversés, à la fois par son expulsion, mais aussi par son dernier acte si extrême qu’ils n’auraient jamais attendu de lui… Pavel était quelqu’un de si bon, de si complet, un leader stimulant qui les avait véritablement fascinés au cours de l’année dernière. Son départ tragique et brutal avait été une grande perte pour Kelly, qui sentait avoir perdu un mentor. D’autant qu’elle n’avait jamais compris ce qui l’avait poussé à aller aussi loin dans son combat… vouloir tuer Doubledose…
- J’ai déjà averti Deborah, elle est partante, murmura Peter, rompant le silence lugubre. Et vous trois ?
- Bien sûr qu’on est partants ! s’exclama John d’une voix sonore. Tu nous as pris pour qui ?
- Chuuuut, pas si fort ! siffla Peter. Bien, alors à vendredi. D’ici là, reposez-vous bien, d’accord ? Et pas trop de bêtises…
- Oh, tu nous connais, c’est pas notre genre, répondit distraitement Naomi tout en nettoyant ses lunettes.
A la fin du banquet, les trois compagnons se joignirent à la marée d’élèves se dirigeant vers leurs salles communes. Celle de Dragondebronze se trouvait dans une tour sur le flanc ouest de l’édifice principal. Arrivés au second étage, Kelly, John et Naomi constatèrent sans surprise que leurs condisciples commençaient à s’agglutiner devant l’entrée, gardée par un grand tableau représentant les cinq Istari imaginés par J.R.R Tolkien : Gandalf, Radagast, Alatar, Pallando et Saroumane. Comme chaque année, les Dragondebronze avaient bien des difficultés à entrer dans leurs quartiers du premier coup.
- Qu’est-ce qu’il y a, ils sont encore en train de s’engueuler, les vieux débris ? demanda John dans un soupir à un garçon à proximité.
- Ben… non, justement, dit celui-ci, manifestement perplexe.
- Hein ?
Kelly, John et Naomi se dressèrent sur la pointe des pieds pour essayer d’apercevoir le portrait. Les cinq magiciens s’y tenaient, silencieux, l’air solennel et paisible. C’était étrange, d’ordinaire ils passaient leur temps à se crier dessus. Les première année étaient juste devant le tableau, intrigués. Ils étaient guidés par Uma Gündauer, une fille de cinquième année qui venait d’être nommée préfète.
- Vous êtes sûrs que ça va, messieurs ? demanda cette dernière aux Istari, soupçonneuse.
- Bien sûr, ma jeune amie, répondit Gandalf d’un ton affable. Pourquoi n’irions nous pas bien ?
- Vous semblez bien calmes...
- Oh, vous faites allusion à nos esclandres passées ? dit Saroumane de sa voix suave. Sachez que cet été, nous avons eu une grande discussion, nous avons tâché de mettre nos différends à plat et en sommes venus à la conclusion que l’heure était au pardon et à la réconciliation.
- L’ordre des Istari, ainsi que l’Institut Lettockar, se porteront mieux de notre entente, ajouta Alatar.
Kelly haussa les sourcils, les bras croisés. Les magiciens allaient donc cesser de causer des embouteillages devant leur tableau à force de s’engueuler ? On allait enfin pouvoir entrer dans la tour de Dragondebronze sans attendre qu’ils daignent écouter le mot de passe ? Cette bonne nouvelle était plus que surprenante…
- Bon, tout va bien alors ? demanda Uma. On peut entrer ?
- Bien sûr, nous n’attendons que le mot de passe, confirma Radagast. Vous devriez vite accompagner vos chers petits première année au dortoir, ils m’ont l’air bien déboussolés…
- Ils viennent de découvrir leur école de magie, dit Uma en tapotant l’épaule d’un garçon et d’une fille devant elle. Ils ont plus d’une raison d’être complètement à l’ouest...
- Oh, cela pourrait être pire… marmonna Gandalf en détournant les yeux. Ils pourraient être complètement à l’est, comme certains…
- AH NON ! CA NE VA PAS RECOMMENCER ? rugit Pallando.
Et les cinq magiciens se mirent aussitôt à se houspiller les uns les autres, rabâchant les diatribes qu’on les entendait brailler en permanence depuis des années. Entre autres, les trois collègues des Mages bleus ne cessaient de leur reprocher d’avoir disparu à l’est de la Terre du Milieu sans plus jamais donner signe de vie. Toute la maison Dragondebronze lâcha un soupir unanime et désabusé : comment avaient-ils pu croire un seul instant que les Istari réussiraient à tenir en place rien qu’une minute ? Au milieu des vociférations enchevêtrées des magiciens, Uma murmura sans aucune joie aux première année :
- Bienvenue à Lettockar, les petits chats...