Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 2 : Juste une mise au point

4718 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/04/2024 13:50

2. Juste une mise au point


Le mardi à la première heure, la famille Powder partit pour le Chemin de Traviole. Par chance, l’endroit par lequel on y accédait quand on résidait en Grande-Bretagne se trouvait justement en Écosse, sur un loch loin de tout. Ils roulèrent sur une route envahie par le brouillard. Depuis le début des vacances, le temps était constamment brumeux et glacial, ce qui était plutôt curieux pour la saison. Cela n’arrangeait rien à la sinistrose générale qui s’était abattue sur la Grande-Bretagne, alimentée une fois de plus aujourd’hui par une nouvelle que les Powder apprirent par la radio :


« La nuit dernière, pas moins de six incendies se sont déclarés simultanément dans la ville de Manchester. Cette série de feux apparus inexplicablement à la même heure laisse la police stupéfaite. Cet incident survient au milieu d’un été agité par de nombreux accidents et drames... »


Kelly se sentit troublée. Tout l’été 1996 avait été parcouru d’événements aussi tragiques qu’étranges. Début juillet, le pont de Brockdale, une solide construction érigée il n’y a même pas dix ans, s’était inexplicablement effondré, plongeant plusieurs voitures dans le fleuve et causant une douzaine de morts. Quelques semaines plus tard, un ouragan surgi de nulle part, que nul scientifique n’avait vu venir, avait dévasté le Somerset. Le Premier ministre, déjà embarrassé par un assassinat ayant eu lieu à deux pas de Buckingham Palace, était sous le feu des critiques de l’opposition et de l’opinion publique. De surcroît, la crédibilité de son gouvernement avait pris un gros coup du fait du comportement très bizarre d’Herbert Chorley, le secrétaire d’État, qui s’était mis à imiter un canard en public. Ce dernier événement avait au moins eu le mérite de faire beaucoup rire Kelly et ses parents, bien qu’elle ait ressenti un léger malaise en se demandant si quelqu’un du monde magique ne s’était pas décidé à faire une mauvaise blague à un Moldu...


Kelly fut tirée de ses pensées par l’arrêt soudain du moteur. Elle ne s’était même pas rendue compte qu’ils étaient arrivés à destination, garés grossièrement sur le bord d’un sentier près d’un loch à l’environnement assez banal. Au milieu de la paisible étendue d’eau trônait un unique îlot, sur lequel on pouvait apercevoir un édifice de pierre. Les bras chargé de sacs vides, la petite famille descendit vers la rive, Kelly en tête. Un vieil homme pêchait au bord du lac. Ou du moins se faisait-il passer pour un pêcheur, car pour ceux qui étaient initiés, sa fonction était tout autre. Kelly s’approcha de lui et lui dit avec prudence :


- Bonjour monsieur…


- ‘jour, grogna l’homme sans la regarder.


- On voudrait aller au Chemin de Traviole, chuchota Kelly aussi bas que possible.


Toujours sans lever les yeux vers elle, le vieux grincheux tendit la main. Kelly y déposa un peu d’argent de mauvaise grâce, puis le faux pêcheur se leva. Il regarda tout autour de lui pour vérifier qu’il n’y avait aucun Moldu indésirable dans le coin, et agita sa canne à pêche. Sa baguette magique y était dissimulée. De grands remous rompirent la tranquillité du loch, et de ses profondeurs sortit alors une antique barque au bois vermoulu. Les trois Powder et le vieux sorcier y montèrent, et la petite embarcation fila toute seule en direction du mystérieux îlot. Quand il eut débarqué ses passagers, le passeur retourna de l’autre côté du loch jeter à nouveau sa ligne sans hameçon. Kelly, Mary et Morgan s’avancèrent vers la grande pierre. Il s’agissait en réalité d’un imposant mégalithe grossièrement taillé, sur lequel était gravé un sceau circulaire, peint en bleu pastel, fourmillant de symboles indéchiffrables. Pour un quidam, ce n’était qu’un vestige d’une vieille tribu écossaise tombée dans l’oubli ; mais pour qui était dans le secret, c’était l’un des passages vers un endroit connu de très peu de gens, même parmi les sorciers. La comptine que Kelly récita en vieux gaélique pour actionner son pouvoir correspondait à peu près à ceci :


Un, deux, trois, quatre sorciers,

Voulant enseigner à tous les mal-nés,

Un, deux, trois, quatre sorciers,

Ce Chemin ont créé pour loger un marché.

Un, deux, trois, quatre sorciers,

T’ordonnent d’ouvrir la voie et me laisser passer !


Une ligne se dessina tout autour du sceau, qui s’enfonça alors dans le roc, et pivota. A l’intérieur du mégalithe apparut une large ouverture, qui donnait lieu sur un escalier qui s’enfonçait dans la terre et disparaissait dans l’obscurité. Les trois Powder descendirent les marches granuleuses avec précaution ; derrière eux, le passage se referma dans un bruit crissant, et alors, des torches s’allumèrent toutes seules sur les murs. Tout au bout de l’escalier, il y avait une porte, dont la poignée en fer était sculptée en forme de sanglier très laid. Quand ils la franchirent, une lumière bleutée les aveugla un bref instant, puis leurs oreilles furent assaillies par les bruits typiques d’une allée commerçante bondée.


Le Chemin de Traviole était une rue pavée complètement tordue aux circonvolutions anguleuses ; de chaque côté se dressaient des boutiques de toutes les couleurs, offrant un ensemble criard et anarchique. Un nombre incalculable d’enseignes aux sigles saugrenus, suspendues à des chaînes grinçantes, surplombait l’allée. La plus drôle aux yeux de Kelly était celle représentant une fée en nuisette lascivement allongée et coiffée d’un serre-tête en forme d’oreilles de lapin. C’était celle de Billy Jack Witch, un sex-shop pour sorciers (elle s’était promise de s’y rendre quand elle aurait l’âge). La plupart des constructions n’étaient pas droites, oscillaient vers l’avant ou sur le côté, et ne tenaient debout que par la magie. Des sorciers de tous âges déambulaient dans la rue, les bras chargés de fardeaux allant des simples livres et des balais volants à des boîtes remplies de canetons crachant du feu. Kelly espéra qu’elle y croiserait Naomi Jane ou John Ebay, ses meilleurs amis sorciers.


Ce n’était pas la première fois qu’ils venaient, mais Papa affichait toujours un air impressionné devant la rue commerçante des magiciens. Maman, en revanche, ne manifestait aucun entrain. D’un regard inexpressif, elle contemplait Plumière Divine, le magasin d’oiseaux de compagnie. Juste devant la vitrine, il y avait un perchoir où deux chouettes effraies, un corbeau et un perroquet se chamaillaient.


- Bon, on commence par quoi ? demanda Papa.


- J’aimerais bien aller tout de suite chez M. Debudloose, c’est assez urgent ! décida Kelly. Ensuite, on ira acheter le reste.


- Tu as raison, approuva Papa.


- Et si on se séparait, pour gagner du temps ? proposa Maman. Kelly, donne-moi ta liste de fournitures, s’il te plaît… oui, tiens, je vais aller acheter tes livres pendant que vous êtes chez le fabricant de baguettes. D’accord ?


- Ça marche ! A tout de suite.


Morgan et Kelly serpentèrent donc parmi la masse des passants jusqu’à la boutique sombre et vieillotte de Bohort Debudloose, au milieu de l’allée. La porte d’entrée était grande ouverte. Kelly eut un sourire nostalgique : c’était là qu’elle avait rencontré John pour la première fois . Elle pénétra avec Papa dans le magasin. Il y avait deux hommes dans la pièce, occupés à examiner les étagères remplies de boîtes longilignes. Kelly reconnut avec surprise la silhouette massive et l’accoutrement de Niger Doubledose, le directeur de Lettockar. Il tenait dans sa main une liasse de papiers. Malgré sa très forte stature, en comparaison de M. Debudloose, personnage haut de trois mètres, il paraissait singulièrement petit. Kelly l’entendit marmonner :


- … vais transmettre tout ça à Hanako. Elle passera d’ici quelques jours, qu’elle m’a dit…


- Oui, acquiesça M. Debudloose, de toute manière, le magasin a largement de quoi tenir jusqu’à…


Il s’interrompit en apercevant Kelly et son père par-dessus ses lunettes rondes. Doubledose pivota sa tête encapuchonnée dans un sweat-shirt. Papa eut un mouvement de recul en voyant les deux affreuses cicatrices qui lui barraient la joue gauche. Le directeur repoussa les minces mèches blanches sur son front et toisa les nouveaux venus.


- Tiens, tiens, Kelly Powder… qu’est-ce que tu viens faire ici ? lança-t-il en frottant son grand menton.


- Je… ma baguette a besoin d’une petite réparation, répondit-elle d’une petite voix. Et vous monsieur, qu’est-ce qui vous amène ?


- On fait l’inventaire.


D’abord surprise, Kelly se dit qu’il était logique que le directeur de Lettockar s’implique dans les affaires de la seule boutique de baguettes magiques qui fournissait ses élèves. Tout à coup, M. Debudloose s’adressa à Kelly :


- Je suis à vous dans un instant, mademoiselle, je dois aller dans mon arrière-boutique.


- Moi, je me tire, annonça Doubledose en rangeant sa liasse de papier dans la poche de son manteau trois-quart. Powder, je te reverrai à Lettockar.


Et il se dirigea vers la sortie du magasin, sans dire au revoir à personne, tandis que M. Debudloose se retirait dans son arrière-boutique. Papa ne détachait pas son regard du visage scarifié du directeur. Celui-ci s’en aperçut, et aboya d’un ton grossier et agressif :


- Qu’est-ce que t’as, toi ? Tu veux ma photo ?


- N… non, non !


Doubledose grogna quelque chose d’indistinct dans sa fine barbe brune, et quitta les lieux en claquant la porte derrière lui. La cloche violemment secouée tinta quatre fois. A travers les vitres du magasin, Kelly aperçut un nuage de fumée : le directeur de Lettockar était un grand consommateur d’énormes cigares cubains. Papa éructa alors d’un ton effaré :


- Kelly, qui est ce mastodonte ?


- C’est mon directeur, Niger Doubledose.


- Mais comment il a eu ces deux horribles cicatrices ?


- Bonne question, j’en sais rien et personne ne le sait…


- Mademoiselle ? interpella alors une voix éraillée.


M. Debudloose était revenu. Kelly lui trouva l’air encore plus vieux et fatigué que la première fois où elle l’avait rencontré. Il paraissait amaigri, son visage sillonné de rides était cireux, ses yeux vitreux et son dos voûté comme jamais. Il fut agité par une impressionnante quinte de toux, puis demanda :


- Alors dites-moi, quelle est donc cette réparation dont a besoin votre baguette ?


- Un accident bête… répondit Kelly, ma baguette traînait dans ma chambre, et ma chienne l’a mâchouillée, elle a pris ça pour un bâton… vous pouvez faire quelque chose ?


- Montrez…


Kelly dut tendre le bras au maximum pour donner sa baguette magique à l’immense bonhomme. M. Debudloose l’examina sous toutes les coutures entre ses vieux doigts tremblotants durant quelques minutes, puis livra son diagnostic :


- Vous avez bien fait de me l’amener. Ce n’est pas trop grave, je vais pouvoir la réparer.


- Merci, dit Kelly, soulagée. Je préfère pas imaginer le savon que m’aurait passé le directeur si j’étais arrivée en troisième année sans baguette !


- Oui…


Le regard de Debudloose se posa sur la terrasse de sa boutique, où se trouvait le directeur de Lettockar il y a quelques instants. Il eut soudain l’air très songeur.


- Un homme assez exceptionnel, le professeur Doubledose, vous ne trouvez pas ? dit-il d’une voix absente et éthérée.


Kelly hocha la tête. C’était un adjectif plus qu’approprié pour qualifier Niger Doubledose. Sa carrure d’armoire à glace, sa voix de stentor et son habillement plus qu’atypique pour un sorcier marquaient autant que son fort caractère et sa personnalité pour le moins explosive. C’était de plus un mage de très haut niveau. On racontait qu’il ne redoutait que deux sorciers au monde : le terrible Lord Voldemort et bien sûr, le cher professeur Albus Dumbledore, le plus grand des magiciens.


- C’est sûr qu’il impressionne, répondit laconiquement Kelly.


- C’est le moins qu’on puisse dire… Bien, mademoiselle, pourriez-vous me laisser votre adresse ? Quand votre baguette sera réparée, je vous la renverrai par courrier. Cela devrait arriver dans le courant de la semaine prochaine.


Kelly dicta son adresse au vieil homme, l’esprit plus léger, puis son père et elle prirent congé. De retour au Chemin de Traviole, Papa jeta un regard en arrière vers la boutique de baguettes magiques.


- Il est immense, ce monsieur… comment se fait-il qu’il fasse cette taille ? demanda-t-il. Il a une maladie ?


- Aucune idée.


C’était curieux. C’était la deuxième fois en quelques minutes qu’elle avouait son ignorance sur quelque chose ayant trait à son univers à un Moldu. Peu après, Maman les retrouva, un sac rempli de grimoires ainsi que de nouvelles plumes et de pots d’encre à la main.


Ils se rendirent ensuite chez Madame Guignedure, un magasin d’habits de sorciers : Kelly avait grandi et devait se racheter des uniformes à sa taille. En essayant des robes, elle se fit la réflexion qu’elle devait aussi se racheter des vêtements et surtout des sous-vêtements de moldue : ses seins avaient poussé, récemment. Suite à cela, elle alla au magasin Tout pour bien Crever pour acheter de nouveaux gants de Crève-Ball et un Nécessaire à balai, tandis que Papa et Maman partaient acheter du matériel pour les potions magiques chez l’apothicaire Marek.


Durant ses courses, Kelly vit un bon nombre de visages connus. Elle croisa notamment Ludmilla Suarlov, une camarade de la maison Dragondebronze. Une fille très belle et très sympathique, meilleure amie de Gudrun Emilsdottir, la coéquipière de Kelly dans l’équipe de Crève-Ball, le sport magique à Lettockar. Les deux filles prirent le temps de papoter un peu. Kelly raconta qu’elle était momentanément privée de sa baguette en réparation.


- Aaaah, t’as plus de baguette ? Donc si je te lance un maléfice de Furunculose, tu peux rien faire ? dit Ludmilla d’un ton faussement menaçant en sortant sa propre baguette ondulée.


- Même pas peur ! répliqua Kelly en brandissant les poings. En plus, si tu jettes un sort en dehors de l’école, tu seras renvoyée.


- Pfff, ça arrivera jamais ! McGonnadie m’adore, il ferait sauter la sanction.


Ludmilla était particulièrement douée en métamorphose : elle était en concurrence amicale avec Naomi pour le titre de meilleure élève de la classe dans cette matière, ce qui faisait d’elle une favorite du professeur Poséidon McGonnadie, qui l’enseignait. Il n’y avait d’ailleurs pas que McGonnadie qui adorait Ludmilla, à Lettockar. Dans la rue, de nombreux garçons, élèves à l’école également, lui faisaient des clins d’œil ou des saluts flagorneurs en la voyant : Ludmilla leur répondait nonchalamment, et en promenant son regard, elle aperçut Mary, qui sortait de chez l’apothicaire un peu plus loin.


- Bonjour la maman de Kelly ! lui lança-t-elle.


- Comment tu as deviné que c’était ma mère ? s’étonna Kelly, tandis que Maman, un peu déconcertée, rendait son salut à Ludmilla.


- T’es sérieuse ? répliqua cette dernière en riant. Faut être bigleux pour pas faire le rapprochement. Ou alors très très con.


- Et tes vieux à toi, ils sont pas là ? murmura Kelly, histoire que ses parents n’entendent pas le mot « vieux ».


- Je me débrouille très bien sans eux, répondit Ludmilla d’un ton à la fois sec et désinvolte.


- Ah, euh… ok. Bon bah écoute Ludmilla, on va y aller, je pense. On se revoit au bahut !


- A plus dans le Tragicobus !


Puis, Kelly et ses parents quittèrent le Chemin de Traviole, pas fâchés de s’extirper de ce micmac bruyant et noir de monde. Dommage, Kelly n’ avait pas vu ni John ni Naomi. Le retour en voiture à la maison se fit sans encombres, à part le fait que la brume était encore plus dense et épaisse qu’à l’allée…


Le lendemain matin, Kelly se réveilla avec un mal de ventre épouvantable. Dans le gaz, elle regarda son réveil. Il était à peine 8 heures. D’ordinaire, elle faisait la grasse matinée, mais cette douleur aiguë l’incita à se lever. Elle sortit péniblement de son lit, et alors, au moment de rabattre sa couverture, elle découvrit une très grosse tache de sang sur ses draps. Elle eut un haut-le-cœur. Elle avait oublié de guetter la date approximative de son prochain cycle, et en plus, celui-ci était pire que les autres. Elle ne souffrait pas seulement au ventre, mais aussi au dos et aux cuisses. « C’est pas possible, j’ai encore plus mal que la dernière fois... » gémissait-elle intérieurement. Quelque chose ne tournait pas rond, elle en était persuadée… il fallait qu’elle consulte sa mère. Elle était docteur après tout, elle saurait quoi faire.


Kelly sortit de sa chambre et descendit vers la cuisine, la main sur le ventre et presque courbée en deux. Elle entra dans la pièce aux couleurs claires : il n’y avait que son père, qui lisait son journal, une tasse fumante à la main. Sur la table rectangulaire traînaient des petits pains, une poêle de bacon grillé, une cafetière aux trois quarts pleine, ainsi qu’une pipe en bois d’un marron sombre, presque noir. Morgan Powder fumait assez peu, et uniquement avec cette pipe, la plupart du temps lorsqu’il lisait. En entendant le bruit de la porte de la cuisine qui s’ouvrait, il baissa son journal et leva les yeux. Kelly essaya d’avoir l’air naturelle malgré ses douleurs.


- Bonjour Kelly. Matinale, à ce que je vois.


- Bonjour, Papa… Maman n’est pas là ? demanda-t-elle.


- Non, elle dort encore, répondit Morgan.


Kelly laissa échapper un tic d’agacement qui n’échappa pas à son père.


- Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea-t-il.


- J’ai besoin de lui parler d’un truc.


- Quoi donc ?


- Hum… je voudrais en parler à Maman, rétorqua Kelly en rosissant.


- Roooh, mais si allez, tu peux bien me dire ?


- Non, Papa, n’insiste pas, appuya Kelly, de plus en plus gênée.


- Kelly, tu sais que je n’aime pas quand tu me caches des choses, dit Morgan en hochant la tête d’un air réprobateur.


- Enfin Morgan, tu ne comprends donc pas que c’est un truc de filles ?


Morgan et Kelly tournèrent la tête. Mary se tenait dans l’embrasure de la porte, en robe de chambre et toute échevelée, son visage encore ensommeillé parcouru d’un petit sourire. Morgan regarda alternativement sa femme et sa fille, les yeux légèrement arrondis, puis émit un grand « Aaaaaah ! » rassuré.


- C’est juste ça ! s’exclama-t-il. Il fallait le dire tout de suite, m’enfin…


- Ben… fit Kelly.


- Allez chéri, fiche le camp, dit Maman en ébouriffant les cheveux drus de son époux. On a besoin d’être entre femmes…


- Dites, je ne suis plus un ado prépubère, je peux entendre ces choses-là ! protesta Papa.


- Mais laisse-nous, vieux pénible… soupira Mary. Il faut t’y faire, on peut parler de tout, mais pas avec tout le monde.


Papa grommela dans sa barbe. Après avoir vidé d’un trait le reste de son café, il replia son journal et le glissa sous son bras, puis se leva en ramassant sa pipe. En sortant de la cuisine, il lança d’une voix désabusée :


- Bon, très bien ! Mais si un jour j’oublie que je suis en minorité dans cette maison, n’hésitez pas à me le rappeler !


Il cala sa pipe entre ses dents et disparut dans le couloir. Maman secoua la tête, toujours souriante. Elle referma la porte et s’assit à côté de Kelly.


- Vas-y ma chérie, raconte, lui murmura-t-elle avec bienveillance.


- Voilà… en fait… j’ai eu mes « trucs » cette nuit…


- Kelly, ça va t’arriver tous les mois, il va falloir t’y habituer… répliqua Mary, moqueuse.


- Hin hin hin...


En fait, ce qui tracassait Kelly, c’est qu’à chaque fois qu’elle avait ses règles, elle se sentait de plus en plus mal, ses douleurs étaient plus fortes, et elle avait même l’impression de saigner plus abondamment. Maman lui dit de ne pas s’inquiéter ; elle souffrait simplement d’un cas, très courant chez la femme, de « dysménorrhée primaire ». C’était sans gravité, et elle lui prescrirait des médicaments efficaces. Ce qui la préoccupait davantage, c’était les soins que Kelly recevait à l’école en son absence, vu qu’elle y retournerait bientôt. Mary ne savait rien de la médecine sorcière, et dans son inquiétude, elle bombarda Kelly de questions sur les remèdes et les équipements disponibles à Lettockar. Heureusement, là-bas, il y avait une infirmerie, certes pas la meilleure du monde, mais globalement les filles de l’établissement n’avaient pas à se plaindre. Néanmoins, malgré tout ce que Kelly put lui dire, Mary n’eut pas l’air rassurée. Sa fille comprit que c’était parce que cela avait trait avec la magie…


- Dis, Maman… marmonna-t-elle alors.


- Oui ?


- Ça t’ennuie tant que ça que je sois une sorcière ?


Kelly avait dit ça d’un ton volontairement très abrupt. Sa mère haussa les sourcils, prise de court.


- Mais qu’est-ce que tu racontes ? hoqueta-t-elle. Ça ne m’ennuie pas du tout, je n’ai aucun...


- Maman, j’ai plus cinq ans, la coupa Kelly. Je suis capable de voir quand tu te sens mal. Depuis que le professeur Dumbledore m’a révélé ma vraie nature, tu n’as jamais eu l’air heureuse pour moi.


Mary fut encore plus désarçonnée par son regard perçant. Les deux femmes de la maison se dévisagèrent en silence ; Kelly ne broncha pas, bien décidée à ce que sa mère lui livre ce qu’elle avait sur le cœur. Celle-ci lâcha alors un profond soupir et se massa le front du bout des doigts, le coude posé sur la table. D’une voix caverneuse, elle déclara :


- C’est ironique que tu me dises que tu n’as plus cinq ans, car je crois que c’est ça mon problème. Ça fait deux ans que je ne vois plus ma fille grandir. A chaque fois, tu pars pendant des mois, et quand tu nous reviens, tu n’es plus la même. Tu grandis, tu changes, si loin de moi, parmi tous ces sorciers qui sont si… différents. J’ai le sentiment qu’on t’a… enlevée. Qu’on m’a enlevé ma fille que j’aime plus que tout au monde, et que ce sont d’autres personnes qui s’occupent de toi à ma place, maintenant.


Elle se tut, paraissant affaiblie par sa confession. Kelly se mordit la lèvre inférieure et tambourina brièvement la table du bout des doigts. Elle savait bien ce que sa mère désirait, au fond d’elle…


- Tu voudrais que j’arrête mes études de sorcière ? questionna-t-elle.


Mary ouvrit aussitôt la bouche pour démentir, mais l’expression sévère d’une Kelly pas dupe l’empêcha de parler. Elle détourna la tête, profondément confuse. Ses yeux marrons s’embuèrent et se perdirent dans le vide.


- Je sais que je suis très égoïste… mais j’aimerais tellement que tu reviennes auprès de moi et de Papa. J’ai peur que plus tu t’enfonces dans le monde des sorciers, plus tu oublies le nôtre. Maintenant, tes mots à toi, ce sont « magie », « baguette », « sortilèges », tout ça… ça n’a plus rien à voir avec nous. Dans mes cauchemars, je te vois nous quitter à jamais. Et je ne veux pas que tu nous quittes, Kelly… Je ne veux pas perdre ma fille unique, moi qui ait perdu ma sœur…


Maman s’interrompit. Elle baissa la tête, et son visage fut masqué par ses longs cheveux. Kelly sentit son cœur se serrer. Entendre sa mère évoquer la tragédie de Lenore la toucha plus que tout autre chose. Elle comprenait mieux, maintenant, pourquoi Mary Sangster vivait mal l’éducation magique de sa fille, tout comme elle comprenait l’air abattu qu’elle affichait en cet instant. Mais contre toute attente, Kelly sourit. Elle prit la main de sa mère, et lui dit d’une voix chaleureuse :


- Hé, ma petite maman… tu me sous-estimes, non ?


Mary retourna son visage vers Kelly, interloquée. Celle-ci maintint son regard assuré et poursuivit :


- Tu crois que c’est une baguette magique, des balais volants et un château paumé qui vont me faire oublier ma famille ? Vous aussi, vous me manquez chaque jour que je passe à Lettockar, tu sais. A chaque fin d’année, je compte les jours qui me séparent de vous et de la maison. Pour moi aussi, c’est difficile de faire ma vie de sorcière loin de toi et Papa. Mais, à ce stade, est-ce que je pourrais revenir en arrière ? Non, maintenant c’est ma vie. Malgré tout, je suis contente d’être une sorcière, je l’ai accepté. Mais c’est pas pour autant que je suis plus la petite fille que tu as connue ! Je te jure, Maman, que jamais j’oublierai d’où je viens. Je serai toujours ta fille.


Elle lui serra la main un peu plus fort, fière de son aplomb et de toute l’affection qu’elle avait mise dans sa déclaration. Alors, Maman sourit. Elle caressa tendrement les cheveux de sa fille, puis la prit dans ses bras. Kelly se laissa bercer comme le bébé qu’elle n’était plus, amusée et attendrie.


- Pardon, ma chérie, murmura Mary. Ta mère est une idiote.


- Promis, j’apprendrais un sortilège pour te rendre intelligente, plaisanta Kelly.


Elles éclatèrent de rire. Quelques instants plus tard, trois petits coups furent frappés à la porte de la cuisine. De l’extérieur, la voix de Morgan dit très timidement :


- Dites, je peux revenir, maintenant ? J’osais pas le dire, mais j’ai oublié mon tabac…

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