Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 4 : Divination, gestion et démission

6089 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 25/04/2024 13:55

4. Divination, gestion et démission


Tout autour d'elle, pas un chat. Rien que les pierres, la poussière, et le vent. A croire que son entourage l'esquivait, elle ne comprenait pas pourquoi… mais c’était très bien ainsi, en fait. Elle était ici, seule, depuis près d'une heure. Elle bâilla légèrement, son visage illuminé par les rayons d'un soleil timide. 


Aujourd’hui, elle souriait.


Accroupie sur un grossière dalle en roche, elle contemplait vaguement l'horizon, parfaitement immobile. Sans ces bourrasques qui secouaient sa chevelure, on aurait pu croire qu'elle était une statue de cire. Soudain, quelque chose attira son regard. Tout autour du vieux château, bougeaient des êtres minuscules, semblables à des fourmis de là où elle était... des apprentis sorciers. Comme chaque année, des centaines d'adolescents, stupides, naïfs, geignards, seraient là, à faire joujou avec leurs baguettes, à répéter leurs salamalecs ridicules, à pleurer sur leurs cheveux gras, leurs boutons qui leur défiguraient le front ou leurs bites qui ne poussaient pas. De septembre à juin, elle les apercevrait s'agiter dans leur école maudite, accumulant des jours plus ou moins semblables dans leurs petites existences sans intérêt.


Elle ricana, se curant les dents de ses longs ongles. Qu'ils étaient petits, qu'ils étaient minables, qu'ils étaient faibles ! Eux qui vivaient dans la crainte de choses insignifiantes, inconscients du mal de ce monde, de ce qui rôdait si près d'eux... bah, ils avaient toujours été aveugles. Elle, depuis toujours, voyait ce que ni eux ni la plupart des hommes ne pouvaient voir. Et la nuit dernière, son sommeil avait été illuminé par une vision qui l'avait beaucoup excitée.


Cette année, quelqu’un mourrait à Lettockar.


Il y avait bien longtemps que cela n'était pas arrivé. Elle compta... oui, cela faisait vingt et un ans, et déjà à l'époque, elle l'avait vu venir. D'aucuns auraient estimé que cela était une chose cruelle que d'avoir des visions de mort, mais elle en jouissait. Elle brûlait d'en savoir plus... en se réveillant, elle avait eu l'impression de sentir l'arôme du sang et de la pourriture dans ses narines... peut-être cela viendrait-il avec le temps. La patience n'était pas dans sa nature, mais elle avait appris depuis longtemps que la main du destin ne saurait être forcée.


Elle sentit soudainement une petite onde de chaleur sur sa peau. Le soleil brillait plus fort. Elle leva brièvement les yeux vers lui... puis elle se releva lentement, s'étira et s'en retourna vers sa demeure. Elle n'aimait ni le soleil, ni la lune. Les étoiles, en revanche...


Doubledose revint à l’école le lendemain même sans fournir la moindre explication sur son absence au repas d’ouverture de l’année. Il n’y avait pas moyen de déchiffrer son état d’esprit actuel : son humeur était imperceptible, son expression insondable. De toute manière, les élèves n’eurent pas le temps de s’attarder sur le retour de leur directeur, car le petit déjeuner fut chamboulé par un incident. Sans crier gare, le Muezzin Aphone, fantôme de la maison PatrickSébastos, déboula au milieu de la Cantina Grande, l’air paniqué. Il agitait les bras dans tous les sens et criait à pleins poumons ce qui semblait être une terrible nouvelle, mais aucun son ne sortait de la gorge du fantôme ensorcelé. Doubledose, énervé, se leva de son trône et fit sursauter tout le monde en hurlant au spectre :


- ON T’ENTEND PAS ABRUTI, ARRÊTE DE T’ÉGOSILLER ! Bon, quelqu’un parle le langage des signes ? demanda le directeur à la cantonade.


- Non, répondit la plupart des gens.


- Si, moi j’sais dire ça ! s’esclaffa un élève de Dragondebronze en levant le majeur.


Pour toute réponse, le directeur lui lança un sortilège qui lui enfonça son propre doigt dans la bouche jusqu’à la glotte, ce qui le fit vomir sur son petit déjeuner.


En fait, le Muezzin Aphone avait essayé de les prévenir que la Kagoule avait démoli la plomberie des toilettes du troisième étage, ce qui avait causé une fuite monumentale qui avait inondé une moitié de l’étage. Tous les professeurs durent se mobiliser pour mettre fin à la catastrophe et assécher les couloirs et Madame Freyjard dut calmer les portraits sur les murs en proie à la panique. Doubledose, qui détestait la Kagoule – d’autant plus qu’elle avait tenté de le tuer il y a quelques mois – lui administra un tabassage en règle quand il l’attrapa, dans des beuglements audibles depuis toutes les pièces du château. Ainsi débuta l’année scolaire à Lettockar, comme les autres : en grande pompe. Cette année, la rentrée avait lieu un mardi matin et non un lundi comme d’ordinaire : les troisième année commençaient donc la journée avec un cours de métamorphose à neuf heures. Le professeur McGonnadie accueillit ses élèves avec un tonus qui n’inspirait que de la méfiance à Kelly.


- Bonjour à tous ! s’exclama-t-il aux élèves assis à leurs pupitres. J’espère que vous avez bien fainéanté durant vos vacances, car vous aurez pas l’occasion de glander cette année. C’est votre troisième, vous commencez à savoir faire quelque chose de vos baguettes, et moi je compte bien faire quelque chose de vous ! La majeure partie du programme de cette année sera consacrée à la thérianthropie, ou transformation animale.


Il leva et remua sa baguette magique, et sur les murs apparurent des images animées d’humains prenant des formes animales, de différentes manières. McGonnadie en désigna certaines tout en continuant son récital :


- Au menu, les Animagi, les différentes formes de lycanthropie, les sortilèges anthropomorphiques, etc. On va donc commencer par les Animagi. Les Animagi – Animagus au singulier –, ces sorciers extrêmement talentueux qui ont acquis la faculté de se transformer en un animal suite à de très complexes exercices...


Ils commencèrent à prendre le cours en notes tandis que le professeur déambulait dans la classe. McGonnadie était plein d’entrain dès les premières minutes, aujourd’hui ; Peter avait dit un jour que la transformation animale était la branche de la métamorphose que le professeur préférait. Kelly se demandait quand allait arriver l’allusion au cours de la rentrée de leur première année, où il avait transformé John en gorille d’un coup de baguette magique et affirmé qu’il n’avait pas vu la différence… déjà qu’il avait lâché un ricanement déplacé en le voyant avec son béret...


- Naturellement, un Animagus conserve tout son intellect lorsqu’il se transforme en animal, poursuivait McGonnadie. En revanche, il adopte mécaniquement une partie de son comportement… eh, je vous dérange, vous deux ?


Irada Dikhamedov et Lev Orlovic, deux élèves d’Ornithoryx, s’étaient mis à bavarder un peu trop fort dans leur coin. La turkmène et le polonais se turent aussitôt en pâlissant.


- N… non, non… excusez-nous, monsieur, balbutia Irada.


- J’enlève 10 points à Ornithoryx, dit sèchement McGonnadie. Vous pouvez répéter ce que je viens de dire ?


- Euh… qu’un Animagus adopte, euh… l’intellect de l’animal… tenta Lev.


- Pas du tout. Encore 10 points de moins. C’est pas parce que vous venez des pays-satellites que vous pouvez vous permettre d’être dans la lune, vous savez…


- Et vous, c’est parce que vous venez de cette école de merde que vous vous permettez d’être un enfoiré ?


Kelly n’avait pas pu se retenir. Cette réplique avait bondi de ses lèvres. Toutes les têtes de ses camarades se braquèrent dans sa direction, marquées par des expressions effrayées, quoique impressionnées. A côté d’elle, Naomi se contracta et détourna le regard. En décalage avec le reste de la classe, McGonnadie se tourna lentement vers elle à son tour. Le teint écarlate sous l’effet de la colère, Kelly soutint son regard avec insolence. Un rictus se dessina sur les lèvres du professeur.


- Ah, là, là, Kelly Powder… ta voix de crécelle et ton regard de teigne m’avaient tellement manqué, cet été, gazouilla-t-il. Tu tiens la grande forme, à ce que je vois.


- Pas tant que ça : en vous revoyant, je suis tombée malade, répliqua-t-elle.


- Mais c’est que moi aussi, tu me fais souffrir, Kelly. Tu crois que ça me fait plaisir de te donner deux heures de colle vendredi soir ?


De nombreux élèves de la classe étouffèrent une exclamation. Kelly elle-même sentit ses entrailles se serrer, mais elle resta impassible : elle n’accorderait pas à McGonnadie la satisfaction de l’avoir atteinte. Alors, elle resta silencieuse un bref instant, puis elle croisa les bras.


- Ouais, répondit-elle.


- Je te demande pardon ? dit McGonnadie d’une voix douce.


- Ouais, je pense que ça vous fait plaisir de me donner deux heures de colle dès la rentrée.


- Exact, tellement plaisir que je vais t’en donner trois. Maintenant, sors de mon champ de vision. Naomi, emmène cette grognasse qui te sert d’amie se calmer dehors.


Kelly se fendit d’un très large sourire sarcastique, et se leva lentement de sa chaise. Elle remit son sac sur son épaule d’un tournoiement désinvolte, si ample et vif que derrière elle, John faillit se le prendre en pleine tête. Du coin de l’œil, elle aperçut Martoni qui souriait d’un air goguenard. Kelly se promit de lui lancer un maléfice dès que l’occasion se présenterait. Avant de sortir, elle fit un salut ironique à McGonnadie, qui le lui rendit avec un sourire mielleux.


Une fois dehors, Kelly regarda sa montre. Effectivement, elle tenait la grande forme : elle n’avait même pas tenu un quart d’heure avant de se prendre le bec avec un professeur et se faire coller. Toujours souriante, elle choisit d’aller faire un tour à l’extérieur du château. Quand elles furent dans le parc, Naomi soupira profondément.


- Kelly… pourquoi ?


- Pourquoi j’ai provoqué ce salaud ? Tu poses vraiment la question, Mimi ?


- Ben…


- Je lâcherai pas l’affaire, je fermerai pas ma gueule devant lui, affirma Kelly d’un ton catégorique. Et c’est pas une retenue la première semaine qui va me faire changer d’avis.


- Parlons-en, de ta retenue… dit Naomi d’une voix plus dure. Tu as pensé à ce que vont dire Peter et Astrid quand ils apprendront que tu n’assisteras pas à la réunion vendredi soir ?


Kelly se figea. Elle sentit une lame glacée s’enfoncer dans son estomac. Elle avait complètement oublié que c’était dès ce vendredi que l’OASIS se réunissait pour la première fois cette année, réunion qu’il ne fallait absolument pas manquer. La réaction à venir d’Astrid Lisberg, compagne de Peter et co-dirigeante de l’OASIS, l’effrayait déjà. Particulièrement intransigeante, autoritaire et facilement en proie à la colère, elle ne supportait aucun écart au sein de leur groupe. Kelly déglutit discrètement ; toutefois, en présence de Naomi, elle feignit l’assurance en haussant nonchalamment les épaules et en répondant d’une voix dégagée :


- Allez Mimi, retourne en cours, je veux pas que tu aies des ennuis à cause de moi.


Durant les jours qui suivirent, Kelly continua d’afficher un air serein auprès de son entourage, mais son absence à la première réunion de l’OASIS l’angoissait. Par deux fois, elle croisa le regard d’Astrid dans le château ; à chaque fois, celle-ci ne lui dit rien, mais ses cheveux prirent une teinte orangée. Car Astrid Lisberg était Métamorphomage de naissance : elle avait la possibilité de modifier l’apparence de certains détails de son visage à volonté, comme la forme de son nez et de ses oreilles, la couleur de sa peau, de ses yeux et le plus souvent de ses cheveux, qui changeait selon son humeur. Et quand ils prenaient une couleur chaude, cela signifiait qu’elle s’énervait. Kelly essayait de ne pas penser à l’engueulade qu’elle se prendrait une fois qu’Astrid la coincerait seule…


Les troisième année avaient deux nouvelles matières. Le première était la divination, qui avait lieu le mercredi à huit heures et le vendredi à neuf heures. Elle était enseignée par la professeure Harouna Vüvnir : il s’agissait de l’enseignante blonde à lunettes que l’on voyait si rarement dans le château. D’après ce qu’on disait, elle préférait rester dans ses appartements et se mêlait très rarement aux autres professeurs. Kelly appréhendait leur rencontre avec elle. Comment était-elle pour être à ce point à part des enseignants « normaux » (selon les critères de Lettockar) ? Encore plus sociopathe que Fistwick ? Encore plus ombrageuse que Doubledose ? 


Le mercredi matin, les troisième année se rendirent à la salle de divination au deuxième étage. Elle était assez différente des autres ; au lieu des rangées de pupitres, il y avait des petites tables rondes, chacune entourée par des poufs. Y étaient disposées des tasses et des théières qui fumaient doucement. Contre les murs aux teintes pourpres, des étagères vieillottes exposaient de multiples instruments, dont des boules de cristal. La professeure Vüvnir se tenait derrière son bureau, au fond de la salle. Elle se tenait de manière digne, et arborait un sourire un peu figé qui lui donnait un air distant. Elle invita les élèves à s’asseoir par groupes de trois ou quatre autour des tables ; l’inséparable trio John-Naomi-Kelly, devenu presque légendaire dans la classe, se réunit tout naturellement. Kelly examina les tasses. Des feuilles sèches et brunâtres étaient pilées au fond…


La professeure Vüvnir se leva de son siège. Elle lissa son ample robe de sorcière bleu pâle, joignit les mains en entama le cours. Sa voix était aiguë mais douce.


- Bienvenue, chers élèves, en cours de divination, l’un des arts magiques les plus exigents et les plus délicats. Ici, pas de baguettes, pas d’incantation, pas d’ingrédients magiques. La divination, que des charlatans appellent vulgairement « Le Troisième Œil » ou le « don de double vue », est un exercice de l’esprit. Pour espérer discerner les signes du destin, vous devrez repousser les limites de vos sens, de votre perception, détacher votre regard du monde matériel. Les véritables voyants sont certes très rares parmi les sorciers, mais j’espère dénicher des talents parmi vous…


Elle adressa à nouveau son sourire altier à tous les élèves. On sentait une part de bienveillance, mais aussi de l’exigence chez cette femme. Naomi se redressa sur son pouf d’un air extrêmement sérieux (Kelly et John réprimèrent un fou rire) et redoubla d’attention.


- Au fil des siècles, reprit la professeure Vüvnir, les sorciers ont exploré divers moyens d’entrevoir l’avenir… et mon objectif est de vous initier à chacun d’entre eux au cours des quelques années que nous partagerons ensemble. Nous débuterons avec… les feuilles de thé.


Elle leva sa baguette magique et fit quelques moulinets : alors, toutes les théières de la salle se soulevèrent et versèrent de l’eau chaude dans toutes les tasses.


- Laissez votre tasse infuser quelques instants ; ensuite, buvez-la tranquillement. Quand il ne restera plus que les feuilles de thé, faites-les tourner trois fois avec votre main gauche, et retournez la tasse au-dessus de la soucoupe. Alors, vous donnerez la tasse à votre partenaire pour qu’il la lise ; essayez de distinguer des formes et des symboles dans les feuilles. Pour les interpréter, aidez-vous des pages 5 et 6 de Lever le voile du futur. Ne vous en faites pas, je passerai pour vous aider… allez-y, je vous en prie.


Les élèves suivirent ses instructions, et durant tout le début du cours, il régna une tranquillité presque étrange dans la salle de classe. Kelly, rodée depuis le temps à la découverte des cours à Lettockar, guetta durant toute l’heure le moindre signe suspect qui ferait basculer celui-ci dans le calvaire. Elle s’attendit à ce que le thé ait un goût atroce, mais il se révéla être parfaitement normal. De même, les tasses n’éclatèrent pas entre leurs doigts, et les théières n’essayèrent pas de s’enfuir de la classe. Naomi et John partageaient l’étonnement de Kelly.


- Il arrive quand, le coup de pute ? se demanda John à haute voix.


Apparemment… il n’y en avait pas. Le cours de divination était… normal. Pas d’explosions, pas de jurons, pas de blessés. Kelly aurait pu se réjouir si elle avait éprouvé un quelconque intérêt à cette matière. Elle ne comprenait même pas comment l’avenir pouvait envoyer des signes dans des feuilles de thé à moitié bouillies, et encore moins comment on pouvait cataloguer des trucs aussi vagues dans un livre. Sans aucune conviction, elle lisait la tasse de Naomi, qui lisait la tasse de John, qui lisait la tasse de Kelly.


- J’ai l’impression de voir un lapin… ça veut dire quoi ? demanda Kelly à John, qui était penché au-dessus de Lever le Voile du futur.


- Le lapin… murmura-t-il en feuilletant le manuel. « Symbole lié à la fertilité et à l’enfantement ». T’as l’intention de tomber enceinte, prochainement, Naomi ?


- Euh…


- Moi, je vois une espèce d’amphore… à tous les coups, ça veut dire que tu vas tomber amoureuse de Viagrid, Kelly, dit John.


Elle éclata de rire, tout en espérant de tout cœur avoir la confirmation que la divination était une charlatanerie. En revanche, Naomi ne prenait pas du tout le cours à la rigolade. Ne pas réussir rapidement l’exercice des feuilles de thé la mettait mal à l’aise, elle qui était habituée réussir très vite. Elle se mit à paniquer de n’avoir fait aucune prédiction alors que le cours touchait à sa fin. John et Kelly essayèrent de la calmer, sans grands résultats. La professeure Vüvnir perçut le stress de Naomi et vint à leur secours.


- Ne vous inquiétez pas, mademoiselle…


- Naomi Jane, précisa celle-ci.


- Montrez-moi cette tasse, Naomi… hmmm… regardez mieux, si on la tourne comme ceci, est-ce que ça ne change pas tout ? 


- Mais… ah si ! Je vois une plume… ça présage « une grande réussite intellectuelle », je le sais, je l’ai lu dans le livre cet été !


- Vous voyez ? dit Vüvnir en rajustant ses lunettes.


Kelly observa en silence la professeur de divination. Malgré un air légèrement supérieur, son attitude changeait de Fistwick qui se moquait de vous si vous ne réussissiez par le sortilège qu’il enseignait dès le premier coup. Quelqu’un frappa tout à coup à la porte de la salle de classe. Vüvnir alla ouvrir, et tomba sur Pepino Pourrave, que la professeure de divination accueillit avec tiédeur :


- Professeur Pourrave… marmonna-t-elle d’un ton méfiant.


- Bonjour Harouna ! s’exclama celui-ci. Oh, mais dites donc, ça vous va bien les lunettes ! Ça vous rajeunit !


- Mais… j’ai toujours porté des lunettes.


- Eh bah, ça vous va vachement bien.


- Bon… soupira la professeure Vüvnir. Qu’est-ce que vous faites là, professeur ?


- C’est juste pour vous prévenir que Fistule a essayé de faire danser le french-cancan au squelette de tyrannosaure devant le donjon du directeur, mais il en a perdu le contrôle. En ce moment, le squelette casse tout au quatrième étage. C’est le vrai merdier !


A ces mots il s’en alla à pas pressés. La professeure Vüvnir lâcha un énorme soupir et referma la porte. En voyant l’expression affligée des élèves, elle leur déclara d’un ton apaisant :


- Si ça peut vous rassurer, il n’arrivera jamais rien de tel dans mon cours.


Même si ça n’avait absolument rien de passionnant aux yeux de Kelly, il était vrai que la divination avait le mérite de leur accorder un repos émotionnel au milieu de tous les cours de Lettockar. En sortilèges, Fistwick leur faisait faire des sortilèges de locomotion sans se soucier du fait qu’il envoyait le mobilier de l’école se fracasser contre les murs. En botanique, Pourrave leur faisait étudier les « Snargaschnouf », et Jar Jar Binns la soi-disant entente secrète entre les tribus trolles et la cour du roi Arthur en histoire de la magie. En potions, le trimestre avait commencé avec l’étude de la potion de Ratatinage. Durant le cours du jeudi, Kelly trouva la préparation horriblement compliquée, et même fatigante lorsqu’il fallut agiter pendant près de 10 minutes une éprouvette remplie de jus de figue. Au goût du professeur Grog, John, assez dissipé, n’y mettait pas assez de vigueur…


- Mais secoue plus fort, lavette ! lui criait-il au visage. Secoue-la comme ta pine sous la couette !!


- AH NON ! rugit Kelly, hors d’elle. Vous allez pas vous y mettre, vous aussi ?


- La ferme Powder, 20 points de moins pour Dragondebronze ! aboya le maître des potions. Va faire un créneau au lieu de faire un caca nerveux !


Grog était constamment d’humeur massacrante depuis la rentrée. On le voyait souvent errer dans les couloirs, le visage morne et fermé, les mains dans les poches… et seul. Une solitude qui troublait les élèves habitués à le voir se promener en compagnie de son préfet et élève préféré, Pavel Ossatrüvay. Il n’y avait pas besoin d’avoir inventé le sortilège de Lévitation pour faire le lien entre le renvoi de Pavel l’an dernier et sa maussaderie actuelle...


L’autre nouvelle matière pour les troisième année était la Gestion de bestioles. Dans d’autres écoles, cela s’appelait « Soins aux créatures magiques », mais à Lettockar, l’équipe enseignante considérait que se contenter de soigner les bêtes magiques n’était pas suffisamment intéressant, ce qui était à traduire par « pas suffisamment dangereux ». Ils avaient rendez-vous dans le parc pour leur premier cours. Kelly, John et Naomi s’y rendirent, lorsqu’en chemin, cette dernière dit soudainement : 


- Eh dites, je viens de me rendre compte… on s’est jamais demandé qui était le professeur de Gestion de bestioles ?


Au bout du parc, on entendit le son d’une corne. Une horrible éventualité germa dans l’esprit des trois amis. Ils s’approchèrent de l’endroit d’où provenait le bruit… au beau milieu du parc, Viagrid soufflait par à-coups dans son cor d’ivoire et répétait en boucle :


- Allez, allez, les troisième année, par ici pour votre cours de Gestion de bestioles !!


Naomi ferma les yeux et soupira.


- Dites-moi que je rêve, grinça-t-elle entre ses dents.


- Non, tu cauchemardes, soupira John.


- Bienvenue à votre tout premier cours dans ma matière ! dit Viagrid aux élèves effarés qui se massaient devant lui. En tant que garde-chasse, je connais les créatures magiques aussi bien que les marques de bière. Suivez-moi, on va près de ma baraque !


Les élèves lui emboîtèrent le pas, la mort dans l’âme. L’ambiance était à la consternation. Viagrid, professeur de Gestion de bestioles. Et dire que Kelly pensait qu’après Pourrave et Jar Jar Binns, Doubledose ne pourrait pas plus mal choisir ses enseignants… Le demi-ogre les emmena près de sa cabane miteuse : une fosse était creusée dans le sol, d’où on entendait l’inquiétant bruit d’un grouillement. Viagrid essuya ses lunettes avec un chiffon si crasseux qu’il les salit encore davantage, puis déclara avec enthousiasme :


- J’annonce la couleur : puisque les Veracrasses, c’est chiant et ça n’intéresse personne, on va étudier les Crabes de feu !


- Les Crabes de feu ? glapit Naomi. Vous plaisantez ?


- On va bien s’amuser !


Les élèves se penchèrent avec appréhension au-dessus de la fosse, où étaient entassés les fameuses créatures crustacéennes. Les Crabes de feu portaient mal leur nom, puisqu’il avaient plutôt une tête de tortue. L’air féroce et les yeux écarlates, ils possédaient une carapace incrustée de pierres précieuses, qui brillaient si fort au soleil qu’on en était ébloui, au-dessus de leurs pinces violacées.


- Les Crabes de feu sont des créatures originaires des îles Fidji, expliqua Viagrid. Ils sont surtout parqués dans une réserve naturelle mise en place par les autorités locales pour les protéger des brac… enfin, des sorciers qui les récupèrent ill…


Viagrid rougit et parut très mal à l’aise. Kelly, John et Naomi ne cherchèrent même pas à savoir comment il s’était procuré ces Crabes de feu. Soudain, Martoni leva la main. Depuis la rentrée, Kelly surveillait sans cesse qu’une paire d’yeux jaunes n’apparaisse pas soudainement autour d’elle. Martoni demanda à Viagrid avec une politesse obséquieuse :


- Il va falloir extraire les pierres de leur carapace, n’est-ce pas Viagrid ? 


- Ah non, ça c’est pour le prochain cours, il faut déjà apprendre à s’en défendre !


Il jeta alors un caillou à la tête d’un des Crabes, qui était presque tout en haut de la pente de la fosse. Énervée, la créature réagit instinctivement et projeta un jet de feu par son postérieur. Les flammes passèrent à quelques millimètres de Gallay et firent roussir son pelage ; le grizzly hurla de rage, mais s’endormit dans la seconde qui suivit.


- Comme vous pouvez le remarquer, ils pètent le feu ! Ha ha ha ! s’esclaffa Viagrid, alors que les troisième années s’épouvantaient de la capacité des Crabes. L’astuce, c’est de tout le temps se tenir en face d’eux. Ils ne sont pas très rapides, si vous vous démerdez bien vous pouvez les choper avant qu’ils puissent se retourner. Quand vous les aurez attrapés, mettez-les dans les boîtes prévues à cet effet !


Sur ce, il fit tourner le barillet de sa corne et souffla. Le son de synthétiseur qu’elle produisit agit comme un électrochoc sur les Crabes de feu : ils se carapatèrent hors de la fosse en feulant de colère. Les troisième année, pris de court, se lancèrent à leur poursuite. Sous les encouragements ou les insultes de Viagrid, ils entreprirent maladroitement de les attraper en se tenant bien en face d’eux, et de les déposer dans des boîtes enchantées pour être ignifugées. On s’écorchait les paumes sur les pierres pointues de leur carapace. Comme l’avait dit Viagrid, les Crabes de feu ne pouvaient lancer des flammes que par derrière ; mais ce que le garde-chiasse (comme l’appelait John) n’avait pas calculé, c’est que comme les créatures étaient parties dans toutes les directions, les jets incendiaires jaillissaient de partout. Au bout d’une demi-heure, une bonne moitié des élèves abandonna l’exercice et ne s’intéressa plus qu’à s’abriter du concert de flammes, seuls les plus courageux restèrent affronter les bestioles. Deux d’entre elles échappèrent à leur vigilance et s’aventurèrent trop loin, jusqu’à la rive du Lac Caca d’Oie, où elles servirent de casse-croûte au Mégamorphe centroïde. La situation dégénéra encore plus lorsque l’un des derniers Crabes mit le feu à la laine des moutons qu’élevait Viagrid près de sa cabane. Sous le coup de la panique, les pauvres bêtes défoncèrent leur enclos mal entretenu et s’enfuirent dans tous les sens en bêlant à tue-tête, dont une bonne partie dans la Forêt Déconseillée ; le garde-chasse dut partir les rattraper. Le premier cours de Gestion de bestioles s’arrêta donc prématurément, ce dont les troisième année ne se plaignirent pas. 


Ce fut donc avec une première semaine bien éprouvante dans les pattes que Kelly se rendit le vendredi soir à la salle de métamorphose pour sa retenue avec McGonnadie. Elle se revit il y a deux ans, en première année, où elle avait reçu sa première colle dans cette pièce même. Et cette fois-ci encore, son ignoble directeur de maison s’y trouvait seul, à attendre sa victime derrière son bureau. D’un geste désinvolte de la main, il fit signe à Kelly de venir en face de lui. Elle lui adressa son regard le plus mauvais. McGonnadie la fixa de ses yeux bleus, et après un court instant de mutisme, il fit craquer théâtralement ses jointures, un sourire carnassier aux lèvres, et dit :


- Kelly, j’ai deux questions pour toi. Premièrement, penses-tu que tu as des talents de scénariste ?


- Nan.


- Tant mieux, ça va être encore plus drôle. Deuxième question : à ton avis, qu’est-ce qui se serait passé si dans Bilbo le Hobbit, les aigles avaient déposé la compagnie de Thorin directement au pied de la Montagne Solitaire après les avoir sauvés des Ouargues ?


Kelly arrondit les yeux, stupéfaite par la question.


- Qu’est-ce que j’en sais, moi ? lâcha-t-elle d’un ton abrupt.


- Et bien, tu as trois heures pour y réfléchir ! s’exclama joyeusement McGonnadie. Tu as toute ta retenue pour écrire une histoire alternative de ton choix.


Il lui désigna alors un pupitre où aller s’asseoir. Kelly s’y installa, sans cesser d’assassiner McGonnadie de regards noirs. Elle avait à sa disposition de quoi écrire, ainsi qu’un exemplaire de Bilbo, qui devait l’aider à écrire son scénario alternatif. En commençant sa punition, Kelly feuilleta le livre pour essayer de comprendre ce qui avait changé avec la consigne de McGonnadie. En gros, si les aigles avaient déposé la compagnie de Thorin à la Montagne Solitaire, les nains ne seraient passés ni par la Forêt de Grand’Peur ni par Lacville… ils n’auraient donc pas rencontré Beorn et n’auraient pas été emprisonnés dans les geôles des Elfes sylvains… Kelly réfléchit d’abord à une histoire où le dragon ne serait pas sorti de la montagne. 


« Ouais mais non, Smaug aurait quand même cru que les habitants de Lacville étaient complices des nains, et il aurait donc incendié la ville de la même manière… » songea-t-elle.


Elle soupira de lassitude. Elle empilait de vagues idées, toutes plus mal inspirées les unes que les autres, où elle essayait plus ou moins de faire intervenir les mêmes races que dans l’histoire originale, mais d’une autre manière. Elle improvisa même une histoire d’amour ridicule entre un des nains et une elfe sortie de nulle part et qui disparaissait on ne sait où à la fin. Tout en griffonnant sur son parchemin, elle pensait à John et Naomi qui assistaient à la réunion de l’OASIS… eux au moins ne perdaient pas leur temps à satisfaire les lubies d’un prof. A la fin des trois heures de retenue, Kelly apporta sans conviction son texte à McGonnadie. Sa copie n’était qu’un tissu de foutaises, elle le savait et elle s’en fichait royalement. McGonnadie la lut attentivement, et n’eut de cesse de pouffer de rire en découvrant son scénario.


- Consternant, commenta-t-il au terme de sa lecture. Des cinquante-sept scenarii qu’on m’a proposé, celui-ci est un des pires.


- Cinquante-sept ? s’exclama Kelly. Parce que vous l’avez fait faire à d’autres ?


- Bien sûr, c’est une de mes punitions préférées ! Ça me donne de la lecture, et en plus j’ai le sentiment d’entretenir la flamme Tolkien dans le cœur des jeunes gens. Il m’en serait très reconnaissant, j’en suis convaincu.


Et il était content de lui, en plus, cet imbécile, se disait Kelly. Elle jeta un regard débordant de dégoût à sa propre copie.


- C’est vraiment de la merde, les fanfics, grogna-t-elle.


- Oui, ça n’a sans doute aucun avenir, mais ça me distrait. Allez, retourne dans la salle commune, j’en ai terminé avec toi.


Sans aucun mot ni regard pour le professeur de métamorphose, Kelly quitta la salle de classe à toute vitesse et remonta en trombe à la tour de Dragondebronze. Arrivée devant le portrait des Istari, elle lança avec amertume au magicien gris :


- Dites, Gandalf, vous auriez pas pu demander à vos copains les Aigles de vous déposer directement à la Montagne Solitaire ? Ça aurait évité beaucoup de problèmes aux nains, et à moi ça m’aurait évité une soirée de merde...


- Je vous demande pardon ? s’étonna Gandalf.


- Non, rien, maugréa Kelly. Jargonaphasie.


- Tiens, tiens, il n’y a pas que moi qui pense que Gandalf le Gris fait n’importe quoi… marmonna Saroumane alors que le portrait s’ouvrait.


Kelly rentra dans la salle commune, plus peuplée qu’à l’ordinaire à cette heure. Elle fut très surprise d’y trouver John et Naomi assis dans des fauteuils du salon, car malgré ses trois heures de retenue, elle pensait qu’elle serait rentrée avant eux. Elle vint s’asseoir à côté d’eux… ils ne dirent pas un mot, et réagirent à peine. Kelly les sentait troublés. Il y avait suffisamment de conversations dans la salle commune pour étouffer la leur, mais elle leur parla tout de même à voix basse par précaution.


- Vous êtes déjà là ? demanda-t-elle. La réunion s’est bien passée ?


John et Naomi s’échangèrent un long regard, en silence. Kelly se tendit, comprenant à leur expression que ce n’était pas le cas. Puis, John soupira et confirma d’une voix lasse :


- Non, ça s’est pas bien passé.


- En fait, ça a viré au cauchemar, renchérit Naomi.


Kelly écarquilla les yeux, estomaquée. La mine de plus en plus sombre, John et Naomi restèrent muets. Kelly demanda alors d’une toute petite voix :


- Astrid a vraiment gueulé, par rapport à mon absence ?


- Oui, confirma sèchement Naomi.


- Ah…


- Mais ça, c’est le moins grave, dit John d’un ton lugubre.


- Ah bon ? dit Kelly, encore plus inquiète. Mais c’est quoi alors, le plus grave ??


Naomi et John s’échangèrent un autre regard éloquent. Puis, Naomi répondit avec une voix caverneuse :


- Dominique a quitté l’OASIS.

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