Le cycle de la lune bleue

Chapitre 20 : Le sang et le vermeil

5240 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 2 mois

     Maugrey fut le premier à s’extraire de la stupéfaction générale. Fondant sur Annily dans un raz de marée de redingote et de jambe de bois, il lui agrippa le bras et la tira en avant, l’extirpant brutalement de son siège qui se renversa sur le sol dans un fracas retentissant.

     - Êtes-vous absolument CERTAINE d’avoir réussi à échapper aux crocs de cette créature ?!! Je ne peux pas croire qu’elle vous ait laissé lui filer entre les pattes aussi facilement !

     Un air dément calqué sur sa face balafrée, le professeur enserrait les frêles épaules de ses grosses mains tuméfiées, les broyant sans retenue. Faisant fi des expressions réprobatrices de ses collègues, il secouait la jeune femme avec force, ressassant sans relâche son scepticisme d’une voix tonitruante qui ressemblait davantage à un rugissement animal. Surprise, effrayée par cette brusque offensive dont elle ne s’expliquait la raison, Annily tenta de se dégager de cette poigne de fer, qui commençait à lui engourdir douloureusement les bras. Le visage ravagé de l’homme s’était dangereusement rapproché du sien, et grimaçait férocement à chaque syllabe prononcée avec hargne.

     - Non ! Non, je vous assure que non ! clamait Annily désespérément. Je vous ai déjà dit que je n’avais pas été mordue ! La bête n’a pas eu le temps de…

     - En êtes-vous SÛRE ?!! insista-t-il en la malmenant de plus belle. Ce dénouement me semble pourtant si peu crédible !

     - Professeur Maugrey, calmez-vous voyons ! intervint McGonagall. Brimer ainsi cette jeune fille ne vous permettra pas d’en apprendre plus ! Vous n’avez tout de même pas l’intention de lui déboîter les deux bras pour obtenir des réponses ?!

     - Alastor, tempéra Dumbledore. Minerva a raison. Poppy nous a déjà certifié que le corps d’Annily ne portait aucune trace de morsure. Soyez bien certain que nous nous en sommes assurés.

     - Albus ! contra férocement Maugrey, enferré dans son entêtement. Nous ne pouvons pas courir le risque de nous fier au témoignage si peu vraisemblable de cette jeune fugitive ! Nous devons impérativement renouveler une inspection scrupuleuse de ses plaies, sans perdre un instant de plus ! Il n’est pas impossible que la marque d’un croc au milieu de toute cette chair lacérée ait pu échapper à votre vigilance. Cette démone a peut-être finalement réussi à obtenir ce qu’elle convoitait. Nul n’aurait pu se soustraire aussi aisément à une telle emprise physique ! Personne n’a jamais réussi à échapper à cette bête, croyez-moi ! Je suis convaincu que la créature a mordu sa victime avant de la laisser intentionnellement filer, sur ordre de sa commanditaire, pour une raison qui nous échappe ! Ont-ils fatalement pu dérober la Magie de cette fille ? l’ont-ils au contraire contaminée par un quelconque maléfice à travers l’inoculation du poison ? Albus, vous devez envisager ces possibilités ! En récupérant la fille, nous avons possiblement laissé entrer le loup dans la bergerie ! Aussi nous devons commencer à nous préparer au pire ! Qui sait ce que cette démone manigance…

     - Cette conjecture sera considérée avec le plus grand des sérieux Alastor, concéda McGonagall, et le plus tôt sera effectivement le mieux. Mais de grâce, relaxez cette jeune fille !

     - Très bien ! grinça-t-il d’un ton bourru.

     Maugrey bougonna ce qui sembla être un juron et libéra les frêles épaules, tout en secouant sa crinière grisonnante dans une horrible moue dédaigneuse. Remettant le fauteuil sur ses quatre pieds, il roula son œil magique vers la jeune femme qu’il détailla sans vergogne de la tête aux pieds, avant de tourner résolument le dos à l’assemblée pour se diriger vers une porte donnant sur un petit salon annexé au bureau, son pas lourd et boiteux l’accompagnant dans un martèlement sec.

     Annily était enfin libérée de la poigne écrasante. Se massant les bras dans une grimace douloureuse, elle regardait les professeurs avec colère, attendant une explication justifiant cette brusque offensive à son encontre et dont la raison lui échappait. Mais à sa stupéfaction, les Sorciers se concertèrent subrepticement du regard, avant de se diriger sans un mot vers la porte ouverte par Maugrey, qu’ils franchirent tour à tour. Rogue fut le dernier à s’extraire de son observation statique et silencieuse. Se tournant lentement vers Annily demeurée pantoise, il lui intima l’ordre de s’asseoir, avant d’emboiter le pas de ses collègues dans un ample mouvement de cape. La jeune femme en resta comme deux ronds de flan. Abasourdie par la tournure que prenaient les événements, ne comprenant pas davantage ce qui se tramait derrière les révélations de sa récente escapade, Annily demeura seule au beau milieu de la pièce, isolée sans autre forme d’explication dans le vaste bureau circulaire, un Elfe de Maison fidèlement posté devant l’issue principale. Ses hôtes tenaient visiblement à s’entretenir sans plus attendre, exigeant ces pourparlers en dehors de sa présence. Agacée par ce manque constant de considération, la jeune femme serra les poings, intériorisant une fois de plus le flot de paroles révoltées qui ne cessaient de vouloir franchir ses lèvres closes. Tout était toujours prétexte à la confidentialité, alors qu’elle se savait pertinemment occuper la place centrale de leurs récurrents sujets de conversation.

     Assise dans son fauteuil au centre de la pièce, les yeux tournés vers la porte close mais n’ayant osé s’en rapprocher davantage, Annily s’employait à ronger son frein. Dans le silence pesant de la salle circulaire surchargée, elle parvenait à percevoir quelques bribes de mots, dont le sens demeurait sans équivoque. S’éternisant depuis une bonne quarantaine de minutes, la délibération des professeurs circonstanciait assurément les raisons de cette présence démoniaque et hostile au sein de leur Forêt. Le sujet semblait très sérieux et hautement sensible, ce qui n’était pas pour la rassurer. Allaient-ils encore l’accuser d’une quelconque manigance incriminante avec ces deux êtres effroyables ? Leur serait-il un jour possible de lui prêter autre chose que de mauvaises intentions ? Sa fuite rendait malheureusement l’expression de sa bonne foi beaucoup moins crédible.

     Les réflexions d’Annily s’égrenaient au rythme des minutes interminables qui l’écrouaient dans le grand bureau circulaire, lorsque la porte annexe s’ouvrit enfin. Les professeurs vinrent rapidement occuper l’espace directorial, la mâchoire crispée, une expression tendue calquée sur leurs visages blêmes. Chacun des regards était cristallisé sur la jeune femme. Désarçonnée, Annily se savait plus quelle paire d’yeux fixer. Elle attendit en silence que quelqu’un prenne la parole, mais personne ne semblait décidé à rompre la glace. La tension venait de monter d’un cran, semblant étouffer toute ébauche de dialogue. La jeune femme sentit sa propre colère rivaliser avec la stupeur générale.

     - Qui est-ce ?! demanda-elle abruptement.

     - Je vous demande pardon ? s’enquit McGonagall, s’extirpant de son trouble.

     - Cette femme ! s’emporta-t-elle en perdant définitivement patience. Cette horrible Sorcière aux prunelles inondées de sang ! Qui est-elle, pour susciter chez des Sorciers autant d’effroi et de mystère ?! Qu’est-il en train de se passer, bon sang ?!

     Annily les regarda tour à tour, fermement décidée à obtenir des réponses. Aucun d’entre eux ne paraissait cependant décidé à prendre la parole ; les professeurs se contentaient de la fixer, le regard grave, comme si elle s’était brusquement mise à parler dans une langue étrangère. La jeune femme sentit la moutarde lui monter au nez. Il lui était parfaitement intolérable d’être sciemment placée dans l’ignorance la plus totale, tandis qu’elle-même avait l’obligation formelle de révéler le moindre détail de sa vie, contrainte à coopérer avec de parfaits inconnus qui la retenaient captive en usant de leur ascendant pour l’astreindre à une résignation sans esclandre.

     - Elle n’est pas une Sorcière ; c’est une Elfe. Une Elfe déchue.

     Le ton grave et laconique de Rogue calma instantanément sa fureur. La jeune femme lui retourna un regard stupéfait en apprenant que de tels êtres, à l’instar des Centaures évoqués quelques instants plus tôt, créatures mythiques vivant depuis des siècles dans les légendes médiévales, pussent potentiellement avoir une existence tangible dans ce monde. Annily en demeura pantoise, ses pensées givrées par la sidération et le scepticisme. Jusqu’à quel point son esprit pragmatique pouvait se perdre dans cette crédulité grotesque aisément exacerbée par le dysfonctionnement des réminiscences de son passé ? Une Elfe… La jeune femme n’en croyait décidément pas un mot, abasourdie sous cet amoncellement d’éléments chimériques.

     - Qui est-ce ?! répéta-t-elle.

     Dumbledore se décida finalement à prendre la parole ; il estimait temps de lui expliquer cette série d’événements, engendrés successivement depuis sa fuite.

     - Cette redoutable femme se nomme Caàrmen. Caàrmen Kuèrvòhs. Elle et sa créature ont exercés leurs premiers siècles de terreur sur l’ensemble des territoires de la Grande Forêt Amazonienne, avant de traverser l’Océan Atlantique pour étendre son pouvoir en Europe. Son nom ravive-il chez vous une quelconque souvenance ?

     Annily comprit que le Directeur lui accordait finalement sa confiance, acceptant de lui dévoiler les explications qu’elle espérait obtenir coûte que coûte au sujet de cette complexe affaire. Radoucie, la jeune femme brisa ses dernières barrières de réticence et accepta de coopérer avec davantage de bonne volonté. Aussi répondit-elle sans hésiter :

     - Non. Absolument pas. Le devrai-je ?

     - Je ne peux pas vous répondre avec certitude, mais cela n’est pas impossible. Cette femme vous a très clairement fait entendre qu’elle connaissait l’existence de vos pouvoirs, tout en faisant allusion à votre passé.

     - Comme vous venez très justement de le dire, ce n’était qu’un simple sous-entendu de mon passé, pas davantage, fit-elle remarquer avec une pointe d’amertume. Elle s’est bien gardée de m’en dévoiler davantage, et je n’ai guère eu l’opportunité de lui poser des questions à ce sujet. Quant à mes soi-disant pouvoirs, je persiste à croire qu’il s’agit d’une terrible méprise, car jusqu’à présent, nul n’est encore parvenu à établir une preuve démontrant le contraire.

     Annily lorgna furtivement dans la direction de Rogue, qui la toisait avec intensité. Bien que son opinion sur la question divergeât radicalement des affirmations de la jeune femme, le professeur conservait le silence, se contentant de concentrer son aversion et son mépris dans la braise de son regard. Annily finit par détourner le sien et reporta son attention sur Dumbledore.

     - Est-ce cette femme qui a terrorisé le peuple des Centaures auparavant ?

     - Oui, c’est fort probable.

     - Attendez un instant, réfléchit Annily en fronçant les sourcils, il y a quelque chose qui ne colle pas… Le professeur Nightingale a mentionné une date… six cents… 683 ! Oui, c’est ça ! Cette histoire remonte à plus de douze siècles ! Comment…

     - Comment peut-elle être cette même personne qui vous a attaquée ? anticipa Dumbledore. C’est très simple. Possédez-vous une quelconque connaissance des Elfes, Annily ?

     - Eh bien, dans un sens oui… J’ai principalement étudié leur légende dans des livres. Mais je n’ai bien évidemment jamais eu l’occasion d’en rencontrer un personnellement. Ils sont très présents dans les contes et les récits fantastiques. Ils ne sont cependant qu’une légende.

     - Tout comme vous pensiez que la Magie l’était. Mais je puis vous assurer que les Elfes ont réellement existé, et pas seulement ici, dans nos régions ; ils ont vécu dans toutes les plus grandes Forêts du monde. Mais ils ont toujours évité de se mêler à l’espèce humaine, et n’ont eu que de très rares contacts avec les Sorciers. Aujourd’hui cette Lignée noble s’est éteinte, ayant été anéantie par son propre pouvoir – un pouvoir immense, si puissant qu’il a fini par se retourner contre ses détenteurs, malgré leur très grande sagesse. La dernière fois que nos ancêtres Sorciers ont croisé la route des Elfes, ce fut à l’aube de l’Ère Crépusculaire, la période la plus sombre de l’Histoire…

     Annily demeura quelques instants silencieuse, l’air profondément perplexe.

     - L’Ère Crépusculaire… répéta-t-elle, incrédule. Je ne me rappelle pas avoir entendu parler d’une telle époque… Que s’est-il passé ?

     - Autrefois, expliqua Dumbledore, les Centaures vivaient nombreux au sein des Monts d’Argas, une vaste étendue sylvestre, dense et inaccessible à l’homme, nichée aux confins des territoires nordiques les plus reculés d’Islande. Les Centaures n’aspiraient qu’à la paix et à la lecture sacrée des astres. Un jour pourtant, l’un d’eux y découvrit une prédiction fortuite : une constellation lointaine et habituellement discrète relatait évasivement la venue prochaine d’une créature redoutable et sanguinaire, une véritable machine à tuer dotée de crocs métalliques. N’ayant pu préciser les circonstances de ce présage, ni même recourir à une seconde lecture prédictive au sein de la constellation prophétique, les autres de son espèce crurent à une interprétation erronée des astres et refusèrent de concrétiser une réelle défense face à une menace équivoque. Bien mal leur en prit… Ce jour-là, et ce malgré leur très grande sagesse, les Centaures se fourvoyèrent tragiquement, ignorant que cette prédiction annonçait leur déclin inéluctable… Une nuit, semblable à celle que vous avez connue dans cette Forêt, une femme aux cheveux ondoyant de sang et au regard démoniaque, franchit en silence les frontières des Monts d’Argas, émit un long sifflement retentissant et lâcha une créature monstrueuse sur le peuple des Centaures. Malgré leur courage, bons nombres d’entre eux périrent sous la force maléfique de Caàrmen Kuérvòhs et les griffes meurtrières du Dermacentor. Ce monstre de chair et d’acier était le dernier de son espèce ; il représentait la plus puissante et la plus redoutable créature magique que le monde eut connue. En une nuit, une seule nuit de destruction endiguée dans une violence inouïe, le peuple des Centaures d’Argas perdit plus de la moitié des siens, anéanti par la folie meurtrière d’un seul être. Malgré cette défaite écrasante et dévastatrice condamnant une communauté tout entière, les survivants ne purent se résoudre à déserter leur territoire, courageusement déterminés à protéger ce que cette femme était venue chercher.

     - Qu’est-ce que c’était ? questionna la jeune femme, choquée par cette histoire mais non moins avide d’en connaître le dénouement. Comment cette femme a-t-elle pu se rendre responsable d’une chose pareille ? Décimer toute une nation… Qu’était-elle venue faire chez les Centaures, pour leur vouloir tant de mal ?

     - Chacun de nous vous répondra qu’elle convoitait ardemment du sang de Licorne, afin d’asseoir son immortalité despotique sur le Monde… Et c’est précisément ce que les communautés sylvaines croyaient à l’époque. Les Licornes d’Islande vivaient en harmonie parmi les Centaures, qui leur offraient humblement hospitalité et protection. Mais en réalité, Caàrmen briguait une tout autre chose… un butin de bien plus grande importance. Malheureusement nous autres Sorciers ignorons encore aujourd’hui les véritables raisons d’un tel acharnement.

     Annily parut déçue de cette ignorance. Elle ne put néanmoins s’empêcher de douter de la véracité de cette méconnaissance, suspectant le Directeur de la lui cacher sciemment.

     - Comment tout cela s’est-il terminé ?

     - Les derniers Centaures luttant pour leur survie trouvèrent leur salut dans l’intervention inespérée des Elfes de Lynn, ce qui causa leur perte et la nôtre.

     La jeune femme haussa un sourcil, interloquée.

     - L’Éminent Pouvoir Destructeur du Peuple Salvateur, précisa Maugrey dans un rictus, ce qui ne fit que renforcer le mystère de ce discours contradictoire. Un acte héroïque qui sauva notre Monde pour ensuite le dévaster !

     - Je ne suis pas certain qu’Annily saisisse la nuance de cette finalité Alastor, objecta tranquillement Dumbledore. Le Dermacentor, poursuivit-il en se tournant vers la jeune femme, est une créature redoutable, une véritable machine à tuer quasiment indestructible. Pour parvenir à l’exterminer et anéantir les pouvoirs ravageurs de sa commanditaire, les Elfes eurent recours à leur Ultime Pouvoir, une Magie Ancienne dangereuse et extrêmement puissante. Mais cet usage thaumaturgique extraordinaire ne fut pas sans conséquence… Généré à travers le rouage complexe et parfaitement coordonné de la Magie des Elfes, ce Pouvoir absorbe alors toute particule de lumière disponible jusqu’à atteindre sa force culminante, se nourrissant simultanément de l’essence-même des êtres qui l’activent, les privant à jamais de leur force vitale. La Magie Elfique gorgée du Pouvoir Absolu se déverse ensuite telle une pluie acide sur l’être démoniaque pris pour cible, sans aucune échappatoire possible… Cette nuit-là, les Elfes de Lynn furent si nombreux à user de cette Magie, qu’ils plongèrent le pays entier dans les Ténèbres durant de nombreuses années, n’épargnant aucune terre ni mer alentours. C’est ainsi que notre Monde est entré dans l’Ère Crépusculaire.

     - C’est… incompréhensible…, avoua Annily en secouant la tête. Comment une telle catastrophe a-t-elle pu être possible ? et comment a-t-elle pu échapper à notre connaissance ? Car je suis à peu près certaine que cette période est totalement absente des observations et données scientifiques de l’époque, puisqu’aucun élément historique n’évoque ce phénomène tout aussi incroyable qu’inexpliqué. C’est impossible…

     - Ma chère enfant, lui répondit McGonagall dans un demi-sourire amusé malgré les circonstances, vous dites cela pour à peu près tout ce que vous découvrez jour après jour entre ces murs. Sachez que dans notre Monde, rien n’est impossible.

     - Admettons qu’un tel fléau ait pu avoir lieu… Comment expliquer le fait qu’il soit passé inaperçu ? Comment un événement d’une telle envergure a-t-il pu être ignoré, voire oublié… ?

     - C’est précisément ce qui s’est passé ma chère. Cet acte magique à incidence planétaire devait impérativement être effacé des mémoires. Les Sorciers du monde entier ont combiné leurs efforts afin de générer la plus grande amnésie jamais recensée chez les Moldus, manipulant les illusions et remodelant les souvenirs pour falsifier les témoignages et ainsi réarranger l’Histoire.

     Annily en demeura muette de sidération. Combien de faits historiques avaient été altérés et corrompus, combien avaient été irrévocablement balayés des mémoires et de l’Histoire des Hommes ? Combien de fois l’esprit des Moldus avait-t-il été manipulé par ce procédé magique honteusement usité au profit égoïste d’une poignée de Sorciers désireux de préserver leur grand secret ? La jeune femme devint soudain livide. Avait-elle également subi un lavage de cerveau par le biais de ce recours indigne ? Avait-elle découvert un secret obscur ou été témoin d’un drame qui la plaçait à présent dans la ligne de mire d’un tueur à gage démoniaque ?

     - Par Merlin, que vous arrive-t-il ? demanda la professeure de Métamorphose en constatant la pâleur soudaine de la jeune femme.

     - Ai-je moi-même pu subir ce sortilège ? demanda-t-elle d’une voix blanche. Est-ce parce que j’avais découvert un scandale d’ampleur colossale et m’apprêtais à le dévoiler, que je me retrouve amnésique, larguée en terre inconnue et présentement traquée par la créature la plus meurtrière de l’Histoire ?

     - Non Annily, je puis vous affirmer que vous n’avez subi aucun sort d’Oubliette. Votre immunité sans faille vous exempte de toute atteinte magique générée par nos soins. En clair, je ne pense pas les Sorciers responsables de votre amnésie.

     Mais peu lui importait l’auteur de sa situation actuelle. La jeune femme demeurait horrifiée à la seule idée que des êtres humains doués de forces occultes pussent avoir un tel pouvoir de décision et d’action sur l’ensemble de l’humanité, agissant ainsi à leur guise au-delà de toute morale, sans le moindre assentiment ni contrôle judiciaire.

     - Comment avez-vous pu… murmura-t-elle si bas que seul le Directeur l’entendit.

     Dumbledore la dévisagea longuement, lui-même momentanément absorbé par ses propres réflexions dont la complexité et la profondeur dépassaient souvent l’entendement. Un grognement de Maugrey lui fit hausser un sourcil. Replaçant ses lunettes en demi-lunes sur son nez aquilin, il plongea un regard grave dans celui de la jeune femme.

     - Le Monde simple et universel que vous connaissez ne saurait cohabiter avec la Magie. En dépit des croyances divines innombrables et très diversifiées, transmises à travers les générations depuis les toutes premières civilisations, l’esprit des hommes n’est aucunement apte à assimiler l’inexplicable à l’état brut ; les Moldus demeurent encore à ce jour dans l’incapacité d’accepter ou de reconnaître ce qu’ils ne peuvent scientifiquement expliquer, rejetant violemment l’invraisemblable du fait de leur ignorance. C’est pourquoi l’Ère Crépusculaire avait été bannie des mémoires, ceci de manière irréversible. Il nous avait cependant fallu attendre qu’elle s’achève pour agir.

     Dumbledore marqua une courte pause, observant à la dérobée la jeune femme offusquée qui ne pipait mot, figée dans un mutisme indigné et boudeur. Le Directeur reprit son récit comme si de rien n’était :

     - Une brume épaisse s’était abattue au-dessus de toutes les iles du Nord de l’Europe, absorbant la moindre particule de lumière. Défait de sa chaleur et de sa lumière au profit de ce voile d’un noir d’encre, l’astre solaire demeurait impuissant derrière ce dôme obscur, privant tous les êtres vivants de sa force vitale. Ne pouvant nous-mêmes annihiler les effets de cette énergie nébuleuse, nous avions néanmoins le pouvoir d’en limiter l’ampleur ; c’est pourquoi l’obscurité n’avaient pu s’étendre au-delà des mers du Nord. Il nous était cependant impossible d’interagir avec sa durée d’action, fatalement plongés dans l’ignorance des effets néfastes des Ténèbres, tant que ceux-ci perduraient.

     Malgré ses réticences et l’horreur que lui inspirait une telle décision dénuée de tout sens moral, Annily avait de nouveau dressé l’oreille, intriguée.

     - Le soleil n’est réapparu que bien des années plus tard – plus de quarante ans après, si ma mémoire est bonne. Mais bons nombres de populations magiques avaient atteint leur déclin, trop longtemps privées de la chaleur et de la lumière du jour. Ce fut le cas pour la majorité des Esprits-Follets, des Nymphes et des Lutins Sylvestres de tous les bois d’Islande et du haut nord de l’Écosse ; l’extrême fragilité de ces créatures graciles ne leur offrit pas la moindre de chance de subsister sans l’énergie de l’astre solaire ni des grands arbres, qui étaient entrés en dormance. Ces êtres ne furent malheureusement pas les seuls à disparaitre. Ayant épuisé la totalité de leurs forces et leur énergie vitale en quelques minutes, les Grands Elfes Sylvains avaient sacrifié leur immortalité en invoquant l’Ultime Pouvoir. En l’espace d’une seule nuit, ils se sont éteints, ne laissant derrière eux qu’un nombre infime des leurs, trop peu nombreux pour pérenniser leur espèce, trop affaiblis pour survivre sans leur âme immortelle.

     La jeune femme secoua doucement la tête, toujours profondément dubitative face à un tel scénario peuplé d’acteurs dont l’existence-même était à remettre en question.

     - Les Centaures qui avaient survécu, poursuivit le Directeur sans tenir compte de son expression incrédule, quittèrent définitivement les Monts d’Argas dévastés, traversant la mer pour se réfugier en Écosse, dans les profondeurs encore inviolées de la Forêt Interdite, afin d’y reconstituer un peuple pacifiste éloigné de toute violence. Quant au Dermacentor, il avait disparu, ne laissant sur le champ de bataille qu’une dent extrêmement tranchante, un appendice démoniaque façonné dans un métal inconnu, un alliage très complexe, inexistant dans notre Monde et dans le vôtre. Le métal clair-obscur

     - Et Caàrmen ? demanda vivement Annily.

     - Tout comme sa créature, elle s’était volatilisée durant la puissante attaque des Elfes. Les Sorciers la croyaient anéantie à jamais, vaincue par ses puissants ennemis, les seuls capables de terrasser ce duo démoniaque. Nous étions manifestement dans l’erreur…

     - Cela ne m’explique toujours pas comment cette horrible femme peut être la même personne qui m’a attaquée cette nuit-là…

     - Il est vrai que j’ai une fâcheuse tendance à m’égarer lorsque je sillonne le passé, reconnut Dumbledore en secouant la tête comme pour remettre un peu d’ordre dans ses idées. Comme je l’ai signifié, les Elfes étaient des êtres immortels – jusqu’à ce qu’ils sacrifient leur vie éternelle dans ce combat. Bien qu’ayant été déchue de ses pouvoirs elfique et bannie par son peuple, Caàrmen possédait elle aussi cette immortalité. En dépit de l’Ultime Pouvoir généré par ceux de son espèce, elle a survécu, préservant incidemment son âme immortelle. Son règne de terreur a maintenant plus de dix siècles, mais Caàrmen Kuérvòhs semble avoir conservé dans son entièreté son apparence et sa cruauté sanguinaire ; le vermeil de ses cheveux et l’écarlate de son regard, parant une éminente beauté de porcelaine figée dans le temps, ne laissent plus aucun doute possible. C’est bien elle

     Incapable de prononcer un seul mot, Annily continuait de fixer Dumbledore à travers les lunettes en demi-lune, une expression interdite calquée sur son visage pâle. L’horreur de ces révélations ancrait en elle une réalité brutale, inconcevable, glissant insidieusement dans son esprit un sentiment d’épouvante qui lui comprimait la poitrine et l’empêchait de raisonner avec cohérence. Une peur viscérale l’envahit soudain comme un raz de marée ; elle se mit à respirer plus vite, des gouttes de sueur perlant à ses tempes.

     - Co… Comment n’a-t-elle pas succombé ?! articula-t-elle avec difficulté. Pourquoi cet Ultime Pouvoir n’a-t-il pas réussi à la tuer, elle et sa bête… une bonne fois pour toute ?!!

     - Nous n’avons malheureusement aucune explication quant à sa survie miraculeuse. Son essence immortelle semble avoir curieusement réchappé à l’engendrement du Pouvoir Ultime, préservant ainsi son âme damnée. Nous ignorons également les raisons profondes qui ont motivé Caàrmen à demeurer terrée durant tout ce temps, pour brutalement réapparaître après plus d’un millénaire exilée dans le silence des Ténèbres.

     - Elle est revenue pour moi… murmura la jeune femme. Elle sait… elle sait qui je suis, elle sait que je suis là, quelque part en Écosse, dans une époque de mon propre passé. Elle me cherche… Elle… elle veut quelque chose… quelque chose que je ne peux pas lui donner. Elle va me traquer jusqu’à ce qu’elle l’obtienne…

     - Que cherche-t-elle Annily ? demanda doucement Dumbledore.

     - Mon sang… lâcha-t-elle dans un souffle.

 

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