Le cycle de la lune bleue

Chapitre 18 : Récit d'une errance funeste

5968 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 02/07/2024 22:42

    Le bureau de Dumbledore était resté en tout point semblable à ce qu’il arborait déjà la fois où Annily y avait été convoquée. Elle se remémorait parfaitement ce jour, véritable procès de sa simple existence en ce monde cabalistique ; accusée de parjure, elle avait été traitée avec brusquerie et sans le moindre égard, à l’instar d’une vulgaire criminelle. Un Auror employé par le Ministère de la Magie avait alors été mandaté pour l’emmener, pour finalement rétracter cet ordre à la demande inattendue des Sorciers, à la toute dernière minute. Peut-être aurait-elle dû accepter de le suivre, finalement… ; elle aurait quitté cet endroit, dans la dignité et l’espérance, sans avoir eu recours à une retraite clandestine hautement périlleuse dans la Forêt. Elle ne serait pas revenue à son point de départ, terrifiée, balafrée, humiliée… Et désespérément seule… Elle aurait peut-être été traitée avec davantage de considération et d’indulgence par les employés du Ministère. Et peut-être – oui peut-être… - auraient-ils déjà trouvé le moyen de la renvoyer dans son Monde…

    Annily secoua la tête pour chasser ces suppositions inutiles, poussa un soupir et s’avança dans le bureau directorial. Toujours aussi rocambolesque, le décor arborait un désordre incroyablement organisé au travers d’une multitude de petits objets insolites, certains rutilant d’un éclat métallique, d’autres distillant des bruits de rouage dans un mouvement rotatif continu, pour la plupart représentatifs d’une bien singulière conception ornementale. Des sphères diaphanes montées sur des réceptacles fardés d’or dominaient le devant du grand bureau directorial au centre de la pièce, tandis que de petits mécanismes d’argent et de bronze totalement hétéroclites engorgeaient les nombreuses vitrines circulaires, s’amoncelant le long des rayonnages, parant les guéridons sentinelles, parsemant le sol d’arabesques bigarrées au travers de dédales métalliques qui sillonnaient le soubassement mural tel des labyrinthes miniatures parfaitement désorganisés, jusqu’à une splendide cheminée en pierre au-dessus de laquelle oscillaient des balanciers. Cet endroit avait tout d’un musée d’arts réunissant les styles les plus invraisemblables empruntés à toutes les époques. A travers cet amoncellement surprenant de bric-à-brac, cette pièce parée d’originalité et de splendeur déployait un charme fou ; elle éveillait la curiosité et une envie avide d’exploration, comme quand on découvrait une nouvelle chambre funéraire dans un tombeau encore indemne des pillages ravageurs.

    Bien que très perturbée par le violent rapport de force l’ayant récemment opposée au Maître des Potions, Annily se surprit à s’extraire passagèrement de ses idées sombres, admirant bien sincèrement l’agencement de ce décor extrême qui soulignait l’architecture originale de la pièce. Fascinée, elle se sentait irrésistiblement attirée par ces monticules d’instruments baroques et poussiéreux qui s’accumulaient un peu partout, où que son regard se posât : à l’instar de la caverne d’Ali Baba, ces objets d’apparence pourtant fragile encombraient dans un désordre parfaitement harmonieux les étagères, les armoires, les tables, les bancs et même les marches de l’escalier latéral menant à une mezzanine circulaire, qui se dressait, auguste et superbe, sur la moitié de la circonférence au-dessus de leurs têtes. Aux yeux de la jeune femme, l’extravagance de cette grande pièce surchargée attisait la fascination en envoûtant l’acuité visuelle.

    L’ombre fuligineuse de Rogue ramena bien vite Annily à la réalité. Épinglant sans délicatesse la frêle épaule, il la fit asseoir sans préambule dans un fauteuil et se plaça à sa gauche, le visage impénétrable. La jeune femme grimaça mais ne dit rien, le regard rivé sur ses mains.

    - Annily, commença Dumbledore dans un grand sourire. Je suis heureux de vous accueillir de nouveau dans mon bureau…

    - Pardonnez-moi Monsieur, interrompit-elle, amère et peu encline à coopérer, mais je ne peux décemment partager ce ressenti…

    Ce qui lui valut une pression fort désagréable sur la nuque, la glaçant d’effroi.

    - Il me semble, intervint Rogue qui maintenait sa prise tout en lui lançant un regard flamboyant, que le Directeur a fait preuve de beaucoup de complaisance, de bonté et d’indulgence à votre égard. Tâchez donc de le lui rendre avec convenances et respect, Mademoiselle !

    Puis il la relâcha.

    Telle était sa manière de l’humilier, s’y attelant assidûment avec un soin tout particulier qu’il semblait ne destiner qu’à elle. C’était pour lui un passe-temps quotidien, une distraction savourée dans ses moindres détails, une réjouissance inclinée dans la délectation et le sarcasme. Le professeur n’était jamais à court d’idées ; il demeurait maître dans l’art de l’avilir, saisissant chaque opportunité, en toute circonstance, que ce fût en public ou sous son toit. Dans le domaine extrascolaire, c’était ce qu’il paraissait faire de mieux…

La considérer avec haine, malveillance et mépris.

L’opprimer en usant de sa supériorité nourrie de sa force, de son intelligence et de son autorité hiérarchique.

La dénigrer tel un être futile, fourbe, rejeté, insignifiant…

Et il ne semblait visiblement pas prêt de s’en lasser.

    Mortifiée, maudissant sa propre faiblesse, Annily contracta violemment les mâchoires, mais s’abstint de tout commentaire. Rogue était encore très en colère ; entretenir cette rage serait une terrible erreur.

    - Allons, Severus, tempéra Dumbledore avec douceur, ne la brusquons pas avec ces petites leçons de savoir-vivre sans importance, et dont elle n’a que faire pour l’instant. Annily, ajouta-t-il en se penchant vers elle, l’observant avec bienveillance derrière ses lunettes en demi-lune. J’aimerais que nous parlions de ce qui vous est arrivé dans la Forêt Interdite. J’aimerais que vous nous racontiez ce que vous avez vu et entendu cette nuit-là…

    Un coup frappé à la porte suspendit momentanément le début de cette confrontation qui, malgré les efforts de Dumbledore pour la rendre aussi agréable que possible, indisposait profondément la jeune femme. La porte s’ouvrit instantanément pour laisser passage à cette femme stricte et sévère, éternellement coiffée d’un large chapeau pointu qu’elle portait bien droit sur un chignon grisonnant tiré à quatre épingles. Sa longue tenue émeraude, flottant avec élégance et classe au-dessus de ses bottines, ne portait pas l’ombre d’un pli. La professeure McGonagall était suivie de près par la démarche claudicante de cet enseignant revêche, au visage ravagé de tuméfactions et de balafres grossières. Sa silhouette entière paraissait toujours aussi terrifiante, et son air bougon lui valait une ressemblance frappante avec la face plissée du bulldog anglais.

    - Alastor ! Minerva ! salua le Directeur d’un ton aimable. Entrez, je vous prie ! Nous vous attendions. Severus vient tout juste d’arriver avec la jeune fille, qui s’apprêtait à nous exposer sa terrible mésaventure.

    - Bonjour Albus. Professeur Rogue, salua McGonagall. Le professeur Flitwick n’a malheureusement pas pu se joindre à nous ; l’un de ses élèves a rencontré un incident fâcheux ce matin, durant le cours de lévitation… ce qui implique dès lors l’absence de Madame Pomfresh, qui pour une durée indéterminée se trouve dans l’incapacité momentanée de nous rejoindre. En revanche, le professeur Nightingale a beaucoup insisté pour se joindre à nous, afin de rencontrer la jeune fille dont il a permis le rétablissement sans avoir eu recours à la Magie.

    Annily releva la tête, dubitative ; une personne supplémentaire allait donc être intentionnellement mêlée à cette affaire. Cette entorse volontaire au sceau du secret allait-elle accroître la déplorable situation dans laquelle elle se trouvait ? Peut-être pas… La jeune femme se souvenait avoir entendu le nom de ce professeur lorsque ses hôtes cherchaient encore un moyen de la guérir, tandis que leurs soins aux multiples propriétés magiques n’offraient pas le moindre effet.

    - Arsène souhaite ainsi voir sa jeune patiente, fort bien, approuva Dumbledore. Nous pouvons d’ores et déjà être assurés de sa discrétion vis-à-vis la présence d’Annily dans le Château. Quant à Filius et Poppy, je les convoquerai dès que possible, afin de leur rendre compte de cet entretien…

    Annily n’écoutait déjà plus que d’une oreille distraite cette discussion entre collègues. Son attention fut attirée par un objet conique en tissu brun délavé, une sorte de vieux chapeau usé mille fois rapiécé, posé négligemment sur un tabouret. Dissimulé parmi les bourrelets de l’étoffe – visiblement dus à un affaissement progressif de la coiffe au fil des années – se dégageait une large déchirure zigzagant entre deux fronces. De cet accroc grossier s’échappait un mince filet d’eau, qui pendait mollement tout en ne cessant de faire le yoyo dans un rythme lent et régulier, sans jamais atteindre le sol. Plissant les yeux, la jeune femme tendit machinalement la main qu’elle incurva pour former un creux, afin de recueillir l’extrémité du filament aqueux, qui formait une gouttelette mousseuse et tremblotante au rythme des va-et-vient verticaux. Mais avant même d’avoir pu allonger le bras jusqu’à cet objet de curiosités, elle sentit qu’on lui saisissait le poignet, stoppant brutalement son geste en la ramenant à la réalité.

    - Qu’étiez-vous donc en train de faire, Mademoiselle ! gronda Rogue, toujours attentif aux moindres mouvements de la jeune femme.

    Annily ne peut s’empêcher de frémir à son contact. Leur précédente querelle avait été d’une telle violence que son empreinte psychologique avait profondément marqué la jeune femme, entachant sa détermination et son audace d’un effroi incontrôlable irrépressiblement suscité en la présence si rapprochée de son hôte. Elle lutta un instant contre l’envie d’instaurer une distance raisonnable entre eux et de fuir à l’autre bout de la pièce. Serrant les poings pour masquer ses tremblements, elle se dégagea d’une secousse et lui répondit abruptement, sans pour autant oser le regarder en face :

    - Rien de dangereux, rassurez-vous. Je montrais juste un peu de curiosité pour cet objet étrange qui semble transpirer… Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en se tournant vers Dumbledore.

    - Oh, répondit le Directeur dans un clin d’œil, c’est mon vieil ami le Choixpeau magique, qui se repose. Il lui arrive parfois de baver en dormant.

    - Le quoi… ? B… baver ?!? Mais, qu’est-ce que…

    - En réalité, continua le vieil homme amusé, il s’agit d’un chapeau doté de la parole, qui se met à discourir lorsqu’on le coiffe. Sa fonction parmi nous est très simple : il choisit pour chacun de nos jeunes Sorciers sa Maison, lors de la Cérémonie de répartition des élèves de première année.

    Face à l’air dubitatif et profondément perplexe de son interlocutrice qui ne disait mot, Dumbledore sourit davantage en affinant son explication :

    - Après avoir au préalable chanté un discours énonçant les qualités qu’exigent les différentes Maisons, le Choixpeau est posé sur la tête de chaque nouveau Sorcier admis à Hogwarts. Cernant avec justesse l’esprit et les pensées encore timides se déroulant sous sa coiffe, il choisit avec pertinence la Maison à laquelle l’élève évalué appartiendra durant toute sa scolarité. Les jeunes Sorciers y sont répartis selon leur personnalité, leur caractère et leurs aptitudes. Ce choix a lieu pendant la Cérémonie de la Répartition, le soir même de leur arrivée, juste avant le grand banquet de début d’année. L’un après l’autre, chaque jeune Sorcier vient ainsi revêtir notre vieux Choixpeau, qui annonce à haute voix sa juste décision, puis l’élève prend place parmi les autres étudiants de sa Maison. C’est ainsi que l’une des Quatre Maisons de Hogwarts devient la sienne durant sept ans, ce jusqu’à la fin de sa dernière année d’étude.

    - Les Quatre Maisons… répéta la jeune femme, songeuse. J’imagine que ces répartitions représentent des classes ou des groupements scolaires…

    - C’est un fait relatif toutefois dénué d’exactitude. Outre leurs fonctions d’ordre pédagogique, les Quatre Maisons sont les piliers de Hogwarts depuis près de mille ans. Elles portent respectivement les noms de Gryffondor, Poufsouffle, Serdaigle et Serpentard. L’identité de ces Maisons, leurs couleurs, leurs symboles et leurs qualifications sont l’héritage direct de leurs Fondateurs – de grands Mages ! – qui ont institué puis dirigé Hogwarts en 990.

    - Les Fondateurs de Hogwarts… Oui… Je me rappelle avoir lu ces noms étranges et leur lien avec quatre grands Sorciers d’antan ; j’ai découvert l’histoire de la fondation de Hogwarts dans l’un des livres de la bibliothèque.

    - Notre fonctionnement au sein de Hogwarts peut paraitre quelque peu singulier pour une personne étrangère au système de répartition des élèves au Royaume Unis, mais vous pourrez bientôt observer la simplicité relative de notre organisation. Il est vrai que nous n’avons pas encore eu l’opportunité de vous expliquer les usages traditionnels de notre Ecole, ni les règles qui en découlent. Je suis néanmoins ravi de constater votre intérêt pour notre histoire, et demeure profondément curieux de connaître les quelques informations que vous avez pu glaner parmi les ouvrages mis à votre disposition.

    - Ce recueil m’a effectivement permis de comprendre un certain nombre de choses concernant votre Monde. Outre l’histoire de la fondation de Hogwarts – j’ai encore du mal à envisager qu’une telle école puisse exister –, j’ai découvert de nombreuses légendes liées au Château, juste après le chapitre relatant son agencement, ses traditions, quelques-unes de ses règles, le perpétuel changement de ses pratiques magiques au sein de ses murs immuables… J’ai également pu y apprendre la signification du terme Moldu, que vous employez si souvent avec moi. Je serais donc une Moldue aux yeux des Sorciers

    - Eh bien, répondit Dumbledore en remontant ses lunettes en demi-lune pour dévisager intensément la jeune femme, ce n’est pas tout à fait exact. Car aucun Moldu, à ma connaissance qui n’est pas des moindres, ne possède une quelconque immunité contre la Magie de Sorciers. A ce jour, vous êtes quelqu’un d’unique au monde.

    - Unique… répéta-t-elle, amère. Un phénomène si remarquable, que je suis devenue un véritable sujet d’expérience, une malheureuse bête de foire… N’est-ce pas ?! ajouta-t-elle durement en se tournant vers les autres professeurs, qui l’observaient avec le même intérêt qu’au premier jour.

    - Je trouve vos paroles quelque peu sévères à notre égard, Mademoiselle. Bien loin de nous cette idée de vous considérer ainsi.

    McGonagall s’était avancée vers elle, le visage inflexible ; mais derrière l’indignation de son regard, Annily crut y déceler une fugace étincelle de bienveillance. Le Directeur et son adjointe tentaient visiblement de préserver la confiance encore fragile qu’ils étaient parvenus à établir avec la jeune femme, tout en allégeant quelque peu l’atmosphère, électrisée à l’extrême par l’invraisemblance de cette histoire. Comment avait-elle pu se trouver entrainée dans cette fichue galère, certes bien malgré elle, mais qui la plongeait sans cesse dans des engrenages impossibles ?!

    - Dans ma situation, répondit-elle tristement, il m’est difficile de rester optimiste.

    - Je comprends votre appréhension fort légitime et votre amertume, concéda Dumbledore. Annily, nous ne sommes pas vos ennemis, nous ne cherchons nullement à vous nuire. Nos intentions à votre égard tendent à lever le voile sur les mystères qui vous entourent, tout en vous assurant une sécurité absolue qui prime sur l’incertitude actuelle. Vous disposez de tout le temps nécessaire pour découvrir la vérité en toute sûreté au sein de nos murs.

    - Vous affirmez être là pour m’aider, mais jusqu’à présent je n’ai relevé que de la défiance à mon égard.

    - Je ne peux malheureusement nier le scepticisme parfois durement manifesté par certains de nos professeurs, reconnut le vieux Sorcier. Nous ignorons quasiment tout de vous, c’est un fait indéniable, et indiscutablement réciproque. Mais chacun d’entre nous souhaite ardemment appuyer votre protection et vous soutenir dans cette épreuve difficile que sera la recherche de votre passé et de votre propre identité.

    - La recherche de mon passé… répéta Annily, pensive. Mais comment… ? Ici ? dans ce Château ? un lieu infesté de sorcellerie… Comment voulez-vous que je me rappelle quoi que ce soit, alors que tout ce qui m’entoure n’a jamais appartenu au moindre de mes souvenirs ? Tout m’est inconnu dans ce Monde, et même si aujourd’hui je ne me souviens plus de rien, au plus profond de moi-même je reste persuadée de ne jamais avoir côtoyé la Magie de toute ma vie.

    - Bien qu’étant investie de sortilèges et d’enchantements n’ayant nul effet sur vous, notre Ecole demeure néanmoins l’unique lieu capable de vous protéger des dangers extérieurs, insista doucement Dumbledore. Elle ne représente nullement une entrave pour vos recherches, pas davantage qu’elle n’est une prison, pour vous ni pour quiconque vivant ici.

    - Ma chère, insista McGonagall, voyant que la jeune femme se fermait de nouveau comme une huître. Vous devez comprendre que nous ne pouvons garantir votre défense en dehors de ces murs. Il est indiscutablement nécessaire de vous garder parmi nous et dans le secret le plus absolu, ceci de manière évidemment temporaire. Votre isolement actuel n’est pas sans but, et il ne sera pas non plus indéfini. Mais vous devez accepter toutes nos conditions – qui sont loin d’être déraisonnables – et suivre nos conseils avisés si vous voulez avoir une chance de vous en sortir. Votre protection et la reconstitution de vos souvenirs sont à ce prix.

    La jeune femme avait l’impression d’entendre sans cesse la même rengaine. Les conditions qui lui étaient imposées pour son salut lui paraissaient durement cruelles. Tout en s’acquittant de leurs actes derrière une volonté de la protéger des dangers de leur Monde, ces Sorciers organisaient tranquillement sa réclusion en toute impunité. Comme ses hôtes l’avaient souligné, sa survie était à ce prix : des journées et des nuits de claustration solitaire à ruminer une existence vide de sens et de souvenirs, de longues heures immuables encrées dans l’ennui, les doutes et le désespoir, un lieu de vie restreint entièrement contrôlé par une communauté restrictive emplie d’animosité et de défiance à son égard. Annily n’était pas dupe : bien que recluse dans un total isolement, elle allait être étroitement surveillée, consciente qu’ils ne la laisseraient jamais totalement seule. Ils ne prendront pas le risque de lui offrir l’opportunité de leur fausser compagnie une seconde fois, la sachant toujours hautement désireuse de fuir cette réalité qu’elle ne parvenait toujours pas à concevoir. Il lui était encore particulièrement pénible d’accepter la situation et d’accorder une confiance aveugle à ses hôtes. Les professeurs lui avaient cependant fait la promesse unanime de lui apporter leur aide, s’engageant solennellement à la soutenir et la protéger envers et contre tout ; ils semblaient réellement ne lui vouloir aucun mal, quand bien même ils doutaient sérieusement de son histoire. Elle avait envie d’y croire, car sans cet espoir il ne lui restait strictement rien d’autre qui l’empêcherait de sombrer. Elle espérait néanmoins qu’ils ne la soumettraient à aucune expérience magique dangereuse ni autre forme de torture pour la contraindre à la coopération ou à l’obéissance. Elle redoutait la monotonie de ses journées et l’inimité haineuse de son hôte. Et par-dessus tout, elle appréhendait les désillusions qui allaient se succéder durant la quête de son identité, et le désespoir qui s’ensuivrait.

    - J’ai peur de ne pas y arriver…

    - L’investigation de votre vie passée sera très éprouvante, concéda le Directeur. Des déceptions, couplées à d’interminables attentes, feront très certainement office de résultats durant les premiers temps. Mais vous ne devez pas vous laisser submerger par le découragement, Annily. A aucun moment nous ne vous délaisserons ; vous pourrez compter sur toute l’aide et le soutien qui vous seront nécessaires, lorsque vous entamerez ces recherches qui vous amèneront tôt ou tard à percer le grand mystère vous entourant, soyez-en assurée.

    Annily demeura songeuse de longues secondes, incapable d’analyser objectivement la situation, un sentiment d’oppression intense lui comprimant la poitrine et voilant son regard. Elle ne parvenait pas à prendre une décision ; elle demeurait perpétuellement dans le doute, un sentiment de malaise accentué par le néant de sa mémoire. Mais elle n’avait pas d’autre choix que de se laisser porter par les événements, ayant déjà admis qu’elle ne pouvait durablement se passer de leur aide. Que pouvait-elle faire d’autre… De multiples réflexions contradictoires se bousculaient sans cesse dans sa tête. Comment vaincre cette incertitude qui l’opprimait constamment ? Comme l’avait dit Dumbledore, ils ne la connaissaient pas, ils se défiaient d’elle, et ce sentiment était réciproque. Ils devaient donc apprendre à se faire mutuellement confiance, ce à quoi s’attelait le Directeur avec beaucoup de patience et d’empathie ; c’était un fait indéniable, et relativement appréciable en ces circonstances.

    Un léger toussotement la ramena dans le bureau circulaire. Interrompant ses réflexions, la jeune femme releva la tête et croisa l’iris bleu derrière des lunettes en demi-lunes.

    - Annily, je sais que vos réflexions vous tourmentent, je le conçois, mais je dois cependant vous demander de nous relater ce qui s’est passé lors de votre fuite à travers la Forêt Interdite ; j’aimerais que vous nous racontiez en détails l’attaque dont vous avez été victime, sans rien omettre.

    Annily acquiesça d’un signe de tête, et son regard soudain fixe accrocha avec intensité une sorte de petit balancier placé devant elle sur le bureau de Dumbledore. Replonger dans des souvenirs traumatisants, ayant frôlé la mort après d’interminables heures d’angoisse, exigeait un sang-froid sans faille, sans quoi l’hystérie pourrait bien certainement prendre le dessus aux premières paroles qu’elle prononcerait.

    - Je ne me souviens plus combien de temps j’ai marché, droit devant moi, pieds nus au milieu des ronces et des arbres gigantesques, commença-t-elle enfin. La seule chose que j’avais désespérément en tête était de mettre le plus de distance possible entre moi et cette école de marginaux insensés qui me retenaient prisonnière. Très rapidement et avant de réaliser pleinement le guêpier dans lequel je venais de me fourrer, je me suis retrouvée perdue au beau milieu d’une immense forêt, à la tombée de la nuit. Je ne savais pas du tout où je me trouvais, et il m’était devenu impossible de faire demi-tour. J’avançais au hasard sans rencontrer âme qui vive, mais cette forêt semblait ne pas avoir de limites. Depuis un moment, je ne pouvais plus distinguer ne serait-ce qu’un bout de ciel, j’étais plongée dans une pénombre effrayante. Je ne parvenais plus à me diriger, j’étais complètement perdue, et totalement désespérée, je dois bien l’admettre. J’ignore le nombre de kilomètres que j’ai pu parcourir ainsi… J’ai fini par trouver un refuge improvisé dans le creux d’un tronc énorme. J’étais provisoirement à l’abri, et pourtant loin d’être tirée d’affaire… Je ne sais plus combien de temps je suis restée là à attendre, dans un froid glacial et une obscurité terriblement angoissante… Attendre que la nuit s’achève, attendre que quelqu’un me trouve, que l’un d’entre vous retrouve ma trace… J’avais fini par l’espérer, de toutes les forces de mon désespoir ! Alors j’ai attendu, attendu… Je serais bien incapable de dire s’il s’était écoulé des heures, quelques quarts d’heure ou de simples minutes… Tout me paraissait tellement confus…

    Annily figea soudain son récit, le teint pâle. La violence de ses souvenirs terrassait sa volonté propre et cristallisait ses mots, l’empêchant de poursuivre. Le cœur battant la chamade, la jeune femme dut fournir un effort considérable pour ne pas détourner le regard et vomir son dernier repas. La suite lui apparaissait particulièrement complexe à formuler, le traumatisme de cette nuit suppliciant encore bien trop vivement chacune de ses pensées, à chaque instant. Elle souhaitait par-dessus tout oublier cette attaque terrifiante, ne voulant pas se remémorer ces instants d’horreur qui l’avaient marquée à vie, assaillant ses cauchemars nuit après nuit, balafrant sa chair de stigmates pourprées cuisantes et indélébiles.

    - Poursuivez ma chère, l’invita doucement McGonagall. Aussi pénible soit-il, votre témoignage est indispensable et fondamentalement inévitable. Loin de nous le dessein de porter un quelconque jugement à votre égard ; nous devons de prime abord et sans tarder évaluer le danger qui se trouve juste dehors. Votre sécurité mais également celle de tous nos élèves dépendent des conclusions que nous tirerons des moindres détails de vos déclarations. C’est pourquoi j’insiste et vous prie instamment de nous raconter sans rien omettre et avec le plus de précisions possible ce qui vous est arrivé cette nuit-là.

    Annily acquiesça tout en restant tendue à l’extrême.

    - Après ce temps interminable d’attente et d’angoisse, j’ai soudain entendu un souffle rauque, inhumain, terrifiant, rompre le silence déjà angoissant de cet abominable endroit. J’étais seule, figée de terreur au beau milieu des bois, et quelque chose approchait de l’arbre dans lequel je me trouvais. Il faisait nuit noire, je ne voyais pas à un mètre devant mois. Je n’ai pas bougé ; je suis restée cachée dans mon abri, totalement pétrifiée. J’étais certaine ne pas avoir été suivie ; ça ne pouvait donc pas être l’un d’entre vous. Pourtant, lorsqu’elle s’est adressée à moi, elle savait parfaitement où je me trouvais et surtout, elle savait qui j’étais !

    - "Elle" ? interrompit Rogue, un sourcil en arcade.

    - Une femme, apparue au beau milieu des arbres, et qui semblait m’attendre ! Le souffle rauque venait de sa bête, un monstre énorme, redoutable, qui a immédiatement paré ma fuite en se jetant sur moi et me lacérant le corps à coups de griffes. Cette femme n’était pas là pour m’aider. Elle était là pour me tuer ! Elle… elle connaissait mon nom et mon histoire ! Elle prétendait vouloir me protéger de vous les Sorciers, m’incitant à fuir avec elle, affirmant détenir le moyen qui me permettrait de retourner dans mon époque. Mais ce n’était que pour mieux m’attirer dans son piège, me poussant ainsi à sortir de mon trou en toute confiance. Elle a abusé de ma naïveté et de ma faiblesse avec une incroyable maîtrise psychique ! Comment pouvait-elle savoir… ?

    Bouleversée, Annily s’interrompit une seconde fois. Elle ne cessait de se poser cette question qui la taraudait depuis des jours. Qui donc était son assaillante, un individu extrêmement dangereux sorti de nulle part, visiblement doté de pouvoirs surnaturels, maîtrisant une créature sortie tout droit des Enfers, et qui paraissait tout connaître d’elle… Sachant pertinemment qu’elle n’aura pas la moindre réponse avant d’avoir au préalable achevé son récit, la jeune femme reprit le fil de son périple.

    - Lorsque je suis sortie de mon abri, elle se tenait là, juste devant moi, immobile. C’est étrange, car à cet instant je pouvais la distinguer parfaitement, alors que les ténèbres nous enveloppaient encore… Puis, sans crier gare, je me suis retrouvée violemment propulsée contre le tronc de l’arbre, écrasée par deux pattes puissantes et lacérée de toutes parts. Cette femme démoniaque venait de lâcher sa bête sur moi, d’un simple geste de la main. Elle la manipulait aisément.

    - Cette personne sortie de l’ombre a-t-elle dit autre chose ? s’enquit Dumbledore, penché en avant.

    Annily regarda tour à tour chacune des personnes présentes, marquant une nette hésitation. Mais au vu de sa situation plus que précaire et de l’impact d’un tel danger sur toutes les personnes vivant dans l’Ecole de Magie, elle estima plus judicieux de ne rien omettre.

    - Oui… c’est d’ailleurs la première chose qu’elle a dite… Elle a mentionné… mes pouvoirs, affirmant que vous vouliez les récupérer… Ce qui parait totalement aberrant ! s’empressa-t-elle d’ajouter. Comment pouvait-elle prétendre une telle chose ?! Elle se trompait visiblement de personne ! Mon dieu… elle m’a attaquée et manqué me tuer par erreur, sur la base d’une terrible méprise… Et tant qu’elle ne l’aura pas compris, elle ne cessera jamais de me poursuivre !

    - Que s’est-il passé ensuite ? pressa vivement le Directeur, ignorant la remarque véhémente de la jeune femme. Aussi pénibles et cruels que soient tous ces souvenirs, il est primordial que vous n’omettiez aucun détail. Je crains malheureusement que tout ceci soit d’une importance capitale.

    - Lorsque son monstre s’est trouvé au-dessus de moi, m’acculant contre l’arbre en enfonçant férocement ses griffes dans ma chair, la femme a émis un sifflement bizarre, comme un cri de gorge discordant et retentissant. La bête s’est alors brutalement arrêtée de me lacérer le ventre. Dans un grognement sinistre, elle a approché son horrible tête à quelques centimètres de mon visage, si près que je pouvais apercevoir mon reflet dans ses orbites. Me plaquant avec force contre le tronc, elle a collé ses naseaux tout contre ma gorge ; je sentais son haleine sur ma nuque, et sa bave répugnante me dégouliner dans le cou. La panique me faisait étouffer, j’ai cru que mon cœur allait me transpercer la poitrine ! Le monstre a alors ouvert une gueule gigantesque, et j’ai vu ses dents, longues, acérées, se rapprocher lentement de ma gorge. Elles paraissaient étonnamment luisantes et parfaitement lisses ; on aurait dit qu’elles étaient en acier… Je n’étais plus capable de faire le moindre mouvement, j’étais pétrifiée, terrorisée ! Je pressentais que j’allais mourir d’une manière abominable, dévorée par cette créature monstrueuse, déchiquetée vivante sous cette mâchoire effroyable ! Mon corps me faisait atrocement souffrir ; je sentais mes dernières forces m’abandonner et j’avais perdu beaucoup de sang. J’étais totalement coincée, écrasée sous le poids de cette bête ; je ne parvenais plus à bouger mes bras ni mes jambes. Alors j’ai détourné la tête et fermé les yeux, pour ne plus voir ce monstre qui s’apprêtait à me dépecer, pour tenter d’échapper à cette gueule béante qui se rapprochait inexorablement. Et j’ai entendu son rire… Un son sépulcral parfaitement coordonné avec les grognements de la bête. J’ai d’instinct rouvert les yeux et j’ai vu la femme se pencher lentement au-dessus de moi, un sourire cruel calqué sur son visage ; elle se délectait de ce spectacle morbide. Elle a tendu une main vers moi et a attrapé mon menton, plantant ses ongles dans ma mâchoire ; son regard luisait d’un pourpre diabolique ! Elle a tourné ma tête et l’a levée à la hauteur de son visage, écrasant ma joue contre l’écorce et cambrant ma nuque avec une force inouïe, immobilisant totalement ma gorge ainsi offerte à la merci de sa bête. J’étais bloquée de toutes parts, prise au piège comme un moustique coincé dans une toile d’araignée. J’aurais voulu hurler mais je ne parvenais pas à produire le moindre son ! J’allais mourir, tandis que cette femme me susurrait lentement : "La substance cabalistique qui sillonne tes veines et arpente tout ton être va très bientôt m’appartenir, tandis que toi, tu vas disparaître !"…


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