Trouver un nom, c'est galère

Chapitre 4 : Ohé, ohé, capitaine abandonné

4928 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 07/10/2023 16:14

4. Ohé, ohé, capitaine abandonné


- Vous allez pouvoir mettre le bois, capitaine, dit Marcia.


C’était le crépuscule. Roselyne portait dans ses bras une pile de bois, récoltée dans la forêt dense qui bordait la plage où Marcia et elle avaient décidé de bivouaquer pour la nuit. La pirate jeta quelques bûches dans le feu que la cuisinière venait d’allumer.


- M’appelle pas comme ça, Marcia. Je ne suis plus ton capitaine.


Le sortilège de Mutisme d’Emilia Rachelle-Moïrat s’était dissipé. Le vaisseau fantôme était sorti de la baie, et avant que Roselyne n’en soit chassée, Ustache lui avait rendu son sabre : il n’avait pas osé la regarder en face. Puis, Marcia et Roselyne avaient pris une chaloupe et accosté un peu plus loin sur l’île, regardant leur vaisseau disparaître au loin. Roselyne avait eu l’impression de voir sa propre âme être happée par l’horizon...


Marcia rosit. Elle posa une casserole remplie d’eau sur le feu et dit de sa petite voix :


- Pour moi, vous êtes ma capitaine. Même si vous ne commandez que notre canot, vous le serez toujours.


Roselyne sourit. Elle contempla le feu de bois. Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait plus allumé de feu à la main. Sans baguette magique, ça avait été un vrai calvaire : Marcia avait dû l’aider. Roselyne se sentait comme une bernacle détachée de la coque d’un navire et emportée par le courant. Elle regarda longuement Marcia s’affairer autour de sa casserole, puis lui demanda d’une voix blanche :


- Marcia… je suis heureuse que tu sois là, mais… pourquoi tu as tout abandonné pour moi ? L’avenir risque pas d’être glorieux, à mes côtés, tu sais.


- Je vous devais bien ça, après ce que vous avez fait pour moi, affirma la cuisinière, sans rosir cette fois. Vous êtes la seule qui m’avez donné ma chance. A cause de ce que je suis, même ma famille ne voulait rien faire de moi… peut-être bien qu’ils auraient fini par me vendre comme esclave. Vous, vous avez été bonne avec moi. Vous m’avez pris sous votre aile, vous m’avez donné un métier, une raison d’être.


Ainsi avait parlé Marcia Pavlova, arrière-petite-fille cracmolle de la précédente directrice de Lettockar. Depuis son plus jeune âge, du fait de sa nature ingrate, elle n’avait connu que le mépris de tous, y compris de sa famille. Elle était l’erreur, l’accident, l’anomalie du clan. Ses parents racontaient à qui voulait l’entendre qu’ils n’avaient pas de temps à perdre avec une enfant qui n’avait comme talent que de bien faire la cuisine. Mais quand Hussein Kebir lui avait parlé d’elle, Roselyne avait été outrée qu’une famille d’origine moldue puisse mépriser à ce point une Sans-charme. Alors elle avait recueilli la petite Marcia, et l’avait intégrée à son équipage. Elle avait toujours aimé son petit minois, ses joues rosées et son air timide, qui la changeait de braillards rustres et épais qui composaient la grande majorité de ses matelots.


- C’est grâce à vous si je ne suis plus seule… alors comment j’aurais pu vous laisser seule ? termina Marcia.


A ces mots, elle versa du blé dans la casserole avec une pincée d’épices. Roselyne se perdit dans la contemplation de ses si jolis yeux verts. Ses lèvres s’étirèrent lentement jusqu’à ses oreilles. La petite voix de Marcia y sonnait comme une douce mélodie. Au moins, Roselyne Bachelefeu aurait réussi quelque chose dans sa carrière de pirate.


- Merci, Marcia. Du fond du cœur.


Marcia lui rendit son sourire et reprit sa préparation. Un peu plus tard, Roselyne et elle dégustèrent une tambouille bien assaisonnée au coin du feu.


- C’est bon, ça ! commenta Roselyne entre deux cuillerées.


- Oui, hein ? dit Marcia, toute contente. Je ne sais pas si je suis la meilleure compagnie du monde, mais au moins je peux faire ça pour vous !


- C’est vrai qu’j’aurais pas dit non à un beau damoiseau bien membré, m’enfin j’suis bien contente quand même ! plaisanta Roselyne.


Marcia éclata de rire. Roselyne plongea la main dans la poche de son manteau et fouilla dedans.


- Mince, j’ai oublié ma pipe sur le navire…


- C’est tant mieux. Vous fumez un peu trop, capitaine.


Roselyne lui tira la langue. Elle sentit alors quelque chose dans sa main. Sa poche contenait toujours le compas qui indiquait la position d’Emilia. Il y a seulement une heure, Roselyne l’aurait jeté à la mer sous le coup de la rage, mais à présent, elle le considérait avec plus de dépit que de colère.


- J’regrette vraiment qu’on ait pas trouvé un nom au navire avant que je le perde, déclara-t-elle soudainement d’un ton pensif. Je sens que Rachelle-Moïrat va le baptiser comme elle le souhaite, et que ça va être vermoulu.


- Peut-être que vous auriez dû accepter ma proposition… tenta prudemment Marcia.


- Le Tord-boyau du diable ? Marcia, enfin ! On parle du plus terrible navire pirate du monde, pas d’une taverne à putains à Tortuga !


Marcia haussa les épaules en souriant. Elle ouvrit alors un tonnelet que Rachelle-Moïrat leur avait cédé. Roselyne et elle avaient toujours partagé le goût du tafia. Souvent, elles jouaient à qui en buvait le plus. Mais cette nuit, elles n’allaient pas se saouler : elles étaient épuisées toutes les deux. Alors, après deux chopines seulement, elles refermèrent le tonneau. Roselyne défit ses bottes, son manteau et son bandana et s’étira en bâillant.


- Vous voulez bien dormir près de moi, capitaine ? lui demanda Marcia.


- Bien sûr, ma petite sardine.


Les deux femmes s’allongèrent l’une à côté de l’autre. Roselyne prit Marcia par la hanche et la serra contre elle. Le bout de son nez effleurait la douce chevelure de jais de la petite cuisinière, qui lui tenait doucement la main. Le grand manteau de Roselyne leur servait de couverture. La pirate déchue s’endormit avec l’esprit un peu tourmenté. Qu’allaient-elles devenir, maintenant ?


Quelques heures plus tard, Roselyne se réveilla. Il faisait toujours nuit : leur feu était pratiquement éteint. Dans ses bras, Marcia dormait comme une bébé. Roselyne entendit tout à coup le bruit d’un battement d’ailes, assez puissant, provenir de la forêt. Ça devait vraiment être un gros oiseau, un albatros peut-être. Puis, elle entendit quelqu’un parler. Elle se redressa, le cœur battant. Elles n’étaient donc pas seules sur cette île ?


Elle tendit l’oreille. C’était une voix d’homme qui proférait ce qui ressemblait à des jurons. Roselyne se leva sans brusquerie : elle préférait ne pas réveiller Marcia. Elle prit son sabre avec elle et se dirigea vers la forêt. Elle s’enfonça à pas feutrés parmi les arbres, se laissant guider par la voix. Elle entendait aussi les bruits de battement d’ailes qui l’accompagnaient… une harpie mâle, peut-être ? Roselyne en était tout près, en tout cas. Elle se cacha brièvement derrière un arbre, puis fit un grand saut, le sabre au clair. Elle arriva juste devant la chose qui parlait.


C’était un fantôme, qui flottait en cercles à un mètre au-dessus du sol. Un vieillard avec une longue barbe blanche pointue et un chapeau qui ressemblait un peu à une cloche. Mais le plus étrange était qu’il avait des ailes. Un assortiment de plumes attachés à ses bras par des lanières et de la cire. Il grommelait dans sa moustache en triturant ses ailes toutes ébouriffées. Interloquée, Roselyne baissa son épée. Quand il s’aperçut qu’une vivante l’observait, le fantôme se mit à hurler de peur.


- AAAAAAAAAH ! AAAAAAAAH, AAAAAAAAAH, AAAAAAARGH !


- Mais par le cul de Triton, arrête de brailler, vieux cinglé ! cria Roselyne. J’te veux aucun mal !


- Désolé, tu m’as surpris, dit le spectre en retrouvant brutalement un volume de voix ordinaire. Je t’ai prise pour une pirate sanguinaire qui voulait me détrousser.


Roselyne ne répondit pas et regarda derrière elle. Elle n’entendit pas Marcia accourir. C’était bizarre que le spectre hurlant ne l’ait pas réveillé... pourtant, en tant que Cracmolle, elle voyait et entendait les fantômes de sorciers… en tout cas, Roselyne était soulagée. Elle avait croisé des fantômes toute son adolescence : elle savait que ce vieux loufoque n’était pas dangereux.


- J’suis surprise aussi, l’ami, dit-elle à voix basse. Je pensais vraiment pas qu’on aurait de la compagnie sur une île cachée par la magie. Surtout pas un ectoplasme qui s’prend pour l’archange Gabriel…


- Ah non, moi c’est Flamingo Pourrave, répondit le défunt.


- Dis-moi, Flamingo, qu’est-ce que tu fous avec des ailes ? T’en as pas besoin pour voler, puisque t’es un fantôme…


- Euuuuuuh…. c’est exact, admit-il comme si c’était la première fois qu’on lui faisait cette remarque. A vrai dire, je n’ai pas d’autre choix que de les porter, je suis mort avec.


Roselyne planta son sabre dans la terre et croisa les bras.


- Raconte-moi ça ?


- Déjà quand j’étais haut comme trois pommes, je rêvais de voler. Et je n’ai jamais cessé de le faire. Tout au long de ma vie, j’ai fait plusieurs expériences avec la magie : des sorts, des potions, des métamorphoses, mais tout cela a été infructueux. Et puis, j’ai entendu parler de la légende d’Icare, tu connais ?


- Oui… dit Roselyne, qui avait déjà deviné ce que le fantôme allait raconter.


- Puisqu’aucune méthode magique n’avait marché, pourquoi ne pas essayer une méthode de Moldu ? J’ai attaché des plumes à mes bras, et j’ai essayé de sauter depuis les falaises pas loin d’ici. Après ça, je me suis évanoui, et quand je me suis réveillé, j’étais tout blanc, comme ça.


- Mais pourquoi t’as pas utilisé un balai volant, tout simplement ? demanda Roselyne, incrédule.


- Un balai ? Oh non ! J’avais trop peur d’avoir un accident, répondit le fantôme le plus sincèrement du monde.


Roselyne ferma les yeux. Un accident de balai… il racontait vraiment n’importe quoi, ce fantôme. Elle entendit alors à nouveaux des battements d’ailes et rouvrit les yeux. Le spectre s’apprêtait à reprendre son vol.


- Non ! glapit-elle. S’il te plaît… t’en va pas…


- Pardon, je ne l’ai pas fait exprès ! répondit Flamingo. C’est un toc de fantôme : depuis que je peux voler, je n’arrive pas à rester sur la terre ferme.


- J’te comprends, pépé. J’aime pas beaucoup la terre ferme, moi non plus.


Roselyne soupira. Elle reprit son sabre en main et se mit à gratter le sol avec, traçant des dessins informes. L’écume, les vagues et le bois de son pont lui manquaient déjà… Flamingo l’observa, un sourcil levé, puis lui dit :


- Tu as l’air complètement perdue, jeune fille.


- Complètement perdue ? s’offusqua Roselyne. Non mais, qu’est-ce que t’en sais, le cané ?


- J’en sais qu’on lit sur ton visage que tu viens de vivre quelque chose d’affligeant. Tu crois peut-être que tu vas apprendre la psychologie féminine à un vieil hollandais comme moi ? répliqua Flamingo avec fierté.


Roselyne ne voyait pas trop le rapport, mais elle n’essaya pas de le contredire. Elle n’en avait pas la force. Elle s’assit et s’adossa contre un arbre. Après avoir hésité brièvement, elle lui raconta toute l’histoire. Le spectre l’écouta attentivement, le visage insondable, sans l’interrompre ou la questionner. Le fait que Roselyne soit vraiment une pirate ne sembla plus l’effrayer.


- Et voilà comment s’est terminée l’odyssée de la grande capitaine Roselyne Bachelefeu, acheva-t-elle. En un combat, j’ai tout perdu. Mon navire, mon équipage, ma baguette magique… toute ma vie. Il me reste plus que ma cuisinière.


- Bah, c’est déjà bien, dit le fantôme. Sur une île déserte, c’est plus utile qu’un artilleur, si je puis me permettre.


- C’est vrai, reconnut Roselyne. J’avoue qu’au fond de moi, j’espérais que davantage de mes gars prennent mon parti… au moins Ustache, mon second… mais t’en vas pas déjà !!


Le fantôme avait recommencé à s’envoler. Il revint aussitôt s’asseoir à côté de Roselyne, les joues opaques.


- Pardon, pardon, c’est plus fort que moi. Je t’écoute vraiment, sois-en sûre.


- Tu sais, Flamingo, jusque-là, j’avais pas peur de l’inconnu, au contraire, j’ai vogué sur des eaux étranges pendant des années. Mais maintenant, j’en suis plus aussi sûre… j’ai aucune idée de ce qu’on va devenir, Marcia et moi, et… ça me fait peur.


Roselyne se tut. Elle sentit ses yeux devenir humides, même son œil mort. Le vieux fantôme lissa sa barbe et dit :


- Roselyne, pose-toi la question : qu’est-ce que tu désires, là maintenant ?


- Ben… évidemment, j’aimerais récupérer mon navire, redevenir capitaine, tout ça… regagner la confiance de mon équipage… et si je pouvais faire mordre le cabestan à Rachelle-Moïrat en prime, ce serait le luxe. Mais bon, après ce qui s’est passé…


- Laisse-moi te dire ceci, Roselyne : ce qui s’est passé, c’est passé.


Roselyne s’attendit à ce que le fantôme développe son propos, mais il n’ajouta rien du tout. Elle dut faire un immense effort pour ne pas lui donner un coup de sabre – qui n’aurait servi à rien de toute manière.


- Oui, merci l’ancêtre, mais c’est pas ça qui va me rendre mon bâtiment, grogna-t-elle.


- Mais qu’est-ce qui t’en empêches, au juste ? demanda Flamingo. Je ne comprends pas.


- Flamingo, j’ai été battue à plate couture, humiliée devant tout mon équipage ! Rachelle-Moïrat leur a prouvé qu’elle était plus forte que moi. Je vois pas ce qui pourrait changer ça. Si je me ramène face à elle comme ça avec ma chatte et mon coutelas, qu’est-ce qui va se passer ? Je sais absolument pas quoi faire !


- Et bien, c’est parfait !


- Parfait ? Mais comment ça, parfait ?


- Pourquoi il faudrait absolument savoir quoi faire ? A quoi ça sert de vivre, si tout se passe toujours comme prévu ? Parfois il vaut mieux se laisser porter par l’instant présent. Et alors tu verras, Roselyne, c’est fou ce qu’on arrive soudainement à faire. Regarde-moi : j’ai fini par accomplir ce que je voulais faire. D’une manière à laquelle je ne pensais pas, certes, mais j’ai réussi tout de même. Maintenant je vole.


Roselyne le regarda d’un air médusé. Flamingo lui souriait, totalement sérieux et sincère. Elle resta un instant silencieuse, à méditer sur les paroles insolites de l’ectoplasme à plumes. Mais elle ne put s’empêcher d’ironiser :


- Ça veut dire qu’il faut que je devienne un fantôme pour redevenir capitaine ? Tu dérailles, Flamingo, ça n’arrivera jamais.


- Méfie-toi, ma jolie, je disais ça avant d’en être un, moi aussi, rétorqua le spectre. Sur ce, je vais faire un tour de reconnaissance. Qui m’aime me suive !


Le vieil hollandais s’envola pour de bon, cette fois. Roselyne le regarda partir vers le ciel et se mit à sourire. Les fantômes n’étaient pas si pitoyables qu’elle le pensait, finalement. Elle resta adossée contre son arbre, à regarder vers le haut, alors que Flamingo Pourrave avait disparu dans l’obscurité depuis longtemps. Petit à petit, elle sentit sa tête tomber lentement sur le côté et ses paupières de fermer toutes seules…


Au bout de ce qui lui parut ne durer qu’une seconde, Roselyne se réveilla une deuxième fois, avec un léger mal de crâne. C’était l’aurore. Elle n’était pas dans la forêt. Elle était sur la plage, allongée près de Marcia, qu’elle serrait toujours contre elle. Comme si elle n’avait pas bougé pendant la nuit. Roselyne fronça les sourcils. Que s’était-il vraiment passé ? Tout à coup, Marcia gigota dans son bras et se réveilla. Roselyne tourna la tête vers elle. La cuisinière eut un faible sourire et se frotta les yeux.


- Ça va, capitaine ? demanda-t-elle d’une voix pâteuse.


- J’ai dormi comme un loir, mentit Roselyne.


Marcia se glissa hors des bras de Roselyne, prit une pomme dans sa besace posée près d’elle et croqua dedans. Roselyne fixait la forêt. Elle n’entendait ni battement d’ailes, ni de grommellements de vieillard. Soudain, elle se leva et ôta son chemisier. Elle le jeta à ses pieds, puis elle baissa son pantalon. Juste à côté d’elle, Marcia écarquilla les yeux.


- Vous… vous faites quoi, capitaine ? balbutia-t-elle, la bouche pleine de pomme.


- J’vais piquer une tête !


Roselyne se déshabilla complètement, jetant ses sous-vêtement au visage de Marcia qui devenait rouge comme une écrevisse. Elle étira son corps parsemé de tatouages, et courut à toutes jambes vers la mer. Elle se jeta dedans de tout son poids, et se laissa glisser dans l’eau, effectuant une brasse maladroite et disgracieuse. Elle avait toujours très mal nagé, mais ça n’avait aucune d’importance. Elle fit de nombreux allers-retours, plongeant jusqu’au fond de l’eau, puis remontant en piqué. L’eau bien fraîche coulant sur son corps lui procurait une incroyable sensation de contentement. Elle nagea un long moment, puis se mit sur le dos et étendit ses membres. Elle ferma les yeux et fit la planche, ses longs cheveux blonds ondulants autour de sa tête. Les rayons du soleil lui caressaient le visage, les seins et le ventre. Elle se laissa flotter ainsi, le corps remué par les faibles vagues, et put temporairement ne penser à rien d’autre qu’à l’eau et au soleil…


Tout à coup, elle entendit un cri provenir de la plage. Non, pas un cri… un appel. Elle releva la tête. Trois personnes étaient au bord de la rive : Marcia, et à côté d’elle, Ustache et Avechul.


Roselyne resta statique un instant dans l’eau, tout simplement stupéfaite. Puis elle barbota vers la rive et sortit de la mer. Elle s’avança vers ses marins, toujours entièrement nue, s’arrêta juste devant eux et croisa les bras. Ustache baissa les yeux vers ses pieds et dit d’une voix contrite :


- Salut, Roselyne.


- Alors ça, je m’y attendais vraiment pas, dit-elle, les sourcils levés.


Et elle était sincère. A côté de ça, l’apparition de Flamingo dans la forêt cette nuit était d’un banal absolu. Elle remarqua qu’Avechul n’avait pas son espadon avec lui. Elle promena son regard et ne vit aucune autre chaloupe que la sienne accostée sur la plage.


- Comment vous êtes arrivés ici ? interrogea-t-elle.


Ustache baissa encore un peu plus le regard et sortit de sa poche intérieure un long et fin bâton de peuplier.


- Je nous ai fait transplaner pendant la nuit, à l’abri des regards, quand tout le monde dormait, répondit-il. On vous a retrouvé facilement : quand le vaisseau a fait voile vers Lettockar, j’avais repéré la plage où vous vous dirigiez, Marcia et toi.


C’était l’un des grands secrets du Vaisseau Fantôme : le second aussi était un sorcier. Mais cela, même l’équipage ne le savait pas. Ustache et Roselyne avaient été élèves ensemble à Lettockar. Dans le privé, il la tutoyait. Plus discret, moins explosif que sa meilleure amie, il avait moins attiré l’attention de leurs professeurs, mais jamais il n’avait nourri de jalousie à l’encontre de Roselyne. Il avait même accepté de bonne grâce le poste de second qu’elle lui avait proposé peu après la fin de leurs études ; toutes ces années, il avait caché sa nature à l’équipage pour endormir leur méfiance en même temps que celle de leurs ennemis. Car si un jour Roselyne devait faire défaut, le Vaisseau fantôme pourrait compter sur un autre magicien…


- J’ai bien failli perdre le peu de connaissances que j’ai quand il m’a révélé qu’il était sorcier, grogna Avechul.


- Pourquoi vous êtes revenus ? demanda Roselyne.


- On était à peine partis que je regrettais déjà de pas avoir fait comme Marcia, Roselyne, répondit Ustache. Au début, j’estimais qu’il fallait que je respecte le marché que tu avais passé avec Rachelle-Moïrat. Je me disais que c’était dans les règles. Mais les règles… j’m’en cogne, en fait. T’es pas seulement ma capitaine, t’es aussi mon amie. On se connaît depuis qu’on a onze ans, et ça fait plus d’une décennie qu’on bourlingue ensemble… et ça, ça peut pas s’effacer en une journée. J’en ai parlé à Avechul, et il était d’accord avec moi.


- J’vous dois la vie, Roselyne, je l’oublie pas, dit Avechul. Vous m’l’avez dit, sans vous et Kebir, je serais en train de servir de casse-croûte aux choucas à l’heure qu’il est. Et j’vous dois aussi tous les doublons que j’aurais jamais pu avoir en restant chevalier !


Roselyne dévisagea Avechul, et fut profondément touchée par ses dires. Elle n’avait pourtant pas toujours été tendre avec lui. Peut-être qu’elle devrait moins lui dire de la fermer, à l’avenir… au sujet de l’argent, elle déclara :


- Peut-être qu’Emilia vous aurait rendus encore plus riche.


- Mon cul, qu’est-ce qu’elle y connaît à la piraterie, cette vétérinaire de mes deux ? bougonna le chevalier renégat. Est-ce qu’elle a déjà pris d’assaut un galion armé de la coque au nid-de-pie ? Est-ce qu’elle a déjà franchi le Horn, est-ce qu’elle a déjà traversé un maelstrom avec un œil crevé ? Elle pourra jamais aussi bien commander que vous, capitaine. Et pis en plus, elle m’a confisqué mon épée, ajouta-t-il avec la voix d’un enfant boudeur.


- Oui, Rachelle-Moïrat affirme qu’à présent, on n’aura plus besoin des armes moldues, puisque sa magie suffira lors des abordages, expliqua Ustache en réponse à l’air stupéfait de Roselyne. Enfin, c’est ce qu’elle dit, parce qu’elle n’a pris son arme qu’à Avechul, comme par hasard… je crois qu’elle a deviné qu’il vous était toujours fidèle.


- Et les autres, ils en pensent quoi ?


- Quand on a appareillé, personne n’était très enthousiaste, mais Moïrat a réussi à mettre l’équipage dans la poche. Elle a promis qu’elle nous rendrait tout l’argent qu’on a donné à Lettockar, et qu’elle baisserait le prélèvement sur nos rapines.


Roselyne ricana. Avechul et Ustache, eux, ne riaient pas du tout. Ils avaient l’expression de deux personnes ayant vécu la journée la plus lugubre de leur vie. Roselyne leur sourit, les mains posées sur ses hanches. Le vent s’était levé et agitait les longs cheveux des quatre pirates.


- On est vraiment désolés de t’avoir abandonnée, Roselyne, marmonna Ustache.


- Ouais, z’avez bien raison. J’pourrais réclamer votre deuxième œil à tous les deux pour ça, mais vous m’serez pas très utiles aveugles.


Ustache grimaça, et son œil unique se mit cligner nerveusement. Celui d’Avechul, en revanche, lorgnait vers le pubis tatoué de Roselyne. Cette dernière élargit son sourire et remua son bassin.


- Profites-en, Avechul, c’est tout c’que t’auras, dit-elle avec morgue.


Avechul fronça les sourcils, l’air surpris. Puis il éclata d’un rire tonitruant. Roselyne le vit, stupéfaite, se plier en deux et se taper sur les cuisses, secoué par une hilarité déchaînée. Ustache avait un sourire un peu crispé aux lèvres.


- Tu… tu n’as jamais compris que Avechul était un bougre, Roselyne ? demanda-t-il.


- Hein ?? fit celle-ci.


- Ben oui, il n’avait pas été emprisonné que parce qu’il était pirate…


Marcia pouffa en voyant l’air déconfit de Roselyne. Avechul s’essuya l’oeil et revint vers le petit groupe, revigoré.


- Rien que pour ça, ça valait le coup d’revenir ! s’exclama-t-il d’un ton extasié. Bon alors, qu’est-ce qu’on attend ?


Roselyne retroussa les lèvres. Avechul parlait comme si cela allait de soi qu’ils allaient partir reconquérir le Vaisseau fantôme. Pourtant, elle-même hésitait encore. L’ex-capitaine regarda ses anciens officiers. Ils étaient revenus vers elle, avaient abandonné le navire et leurs camarades pour ça. Elle n’avait pas le droit de les décevoir une seconde fois. Elle se tourna alors vers Ustache et lui fit un signe du menton.


- Je peux nous faire transplaner tous les quatre jusqu’au navire, affirma le second. Il faudra sans doute le faire en plusieurs fois, mais je pense qu’on peut le rattraper avant qu’il n’atteigne Lettockar.


- Ouais, et ça, ça peut nous aider à retrouver le navire ! ajouta Roselyne.


Elle prit dans son manteau son compas enchanté, dont l’aiguille oscillait légèrement. Avechul et Ustache acquiescèrent, déterminés. Mais alors, Marcia s’avança vers Roselyne. Elle se redressa autant que sa petite taille le lui permettait, prit une grande inspiration et dit d’une voix étonnamment forte venant d’elle :


- Capitaine, s’il vous plaît… n’y allez pas ! C’est… c’est de la folie de se jeter dans la gueule du loup comme ça. Et Rachelle-Moïrat… je suis désolée d’avoir à vous le dire, mais elle vous a déjà battue une fois. Je n’ai pas envie qu’elle vous fasse du mal à nouveau ! Elle vous a épargné, mais… si vous la défiez à nouveau, elle sera pas aussi clémente, j’en suis convaincue ! Cette fois, elle vous tuera, et… et ça, je le veux pas !


La voix de Marcia s’était fêlée. Ustache et Avechul voulurent lui répondre, mais Roselyne leva la main pour les en empêcher. Elle regarda Marcia droit dans les yeux. Les paupières de la jeune fille tremblotaient. Roselyne lui sourit… puis, elle fit un pas vers elle et l’enlaça. Marcia, surprise, enfouit sa tête dans son torse. Roselyne l’entendit renifler bruyamment.


- C’est très gentil à toi de t’inquiéter, ma petite sardine, dit-elle. Sincèrement ! J’comprends que t’aies les foies, et même, j’t’en remercie. Mais je peux pas laisser l’autre traînée se pavaner avec notre vaisseau et aller canonner notre port d’attache. C’est à moi de l’arrêter. Je le dois à Hussein, je le dois à l’équipage, et je le dois à toi.


- A… à moi ?


- Ben oui, faut bien que je mérite que tu m’appelles toujours capitaine, pas vrai ? Ne t’en fais pas, tout ira bien. La seule chose dont tu dois te préoccuper, c’est quel bon repas tu nous prépareras pour fêter la victoire !


Marcia laissa échapper un petit rire nerveux. Roselyne se dégagea en douceur et lui tapota gentiment la tête. Ensuite, elle ramassa son sabre et agrippa fermement le bras d’Ustache.


- Allez mon Ustache, ramène-nous sur le navire ! ordonna-t-elle avec aplomb. Les autres, prenez ma pogne.


- Euh… capitaine… ? dit timidement Marcia.


- Quoi encore ?


- Il… il faudrait peut-être vous rhabiller d’abord ?

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