Trouver un nom, c'est galère

Chapitre 5 : Le baptême de l'eau

Chapitre final

4690 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 14/10/2023 19:22

5. Le baptême de l’eau


Le Vaisseau fantôme voguait sur les flots par une après-midi ensoleillée, sous un ciel sans nuages, porté par un vent arrière vif. On y entendait le chahut habituel des ordres braillés par les officiers et des matelots jurant à tue-tête. L’ombre du Mégamorphe suivait de près le navire ; certains pirates jetaient régulièrement un coup d’œil nerveux en sa direction. A bâbord, au loin, on apercevait les côtes du Portugal. Le capitaine Emilia Rachelle-Moïrat était postée fièrement au château arrière, non loin de la barre, regardant distraitement les marins en train de brosser le pont.


- Dans combien de temps serons-nous à Lettockar ? demanda-t-elle impérieusement au pilote.


- Pas facile à dire, m’dame, répondit Leonardo en ajustant la barre. C’était le capit… c’était Bachelefeu qui manœuvrait l’bâtiment quand on s’y rendait, comme elle était la seule à savoir où c’était…


Emilia hocha la tête mais fit taire son agacement. Débordant de confiance en son avenir, elle respira l’air marin avec délectation, savourant le bombardement à venir de Lettockar. Même si tous les professeurs se liguaient contre le navire, il serait protégé par le Mégamorphe. Oui, tout se déroulait comme elle l’avait prédit. La désertion d’Ustache et du chevalier dont elle ne se rappelait pas le nom n’était qu’une broutille. Quoiqu’elle ne se pouvait s’empêcher de demander : comment étaient-ils partis, eux qui n’avaient pas pris de chaloupe ?


Crac !


Un bruit qu’Emilia connaissait très bien retentit sur le pont. Elle fit volte-face, et vit, incrédule, Roselyne Bachelefeu et trois de ses acolytes débarquer de nulle part au beau milieu du navire. L'équipage eut à peine le temps de réaliser ce qui se passait que Marcia tomba à genoux et vomit sur le plancher. Elle avait fait trop de transplanage en trop peu de temps.


- Oh non, la dégueulasse ! râla Roselyne. Mon pont !


- P… pardon capitaine, je supporte pas cette sensation… bredouilla la cuisinière.


Emilia Rachelle-Moïrat serra avec force la balustrade du château arrière. Les pirates, stupéfaits, étaient tous figés sur place, immobilisés dans la tâche qu’ils étaient en train d’accomplir, comme de simples figures de cire. Joe, un canonnier, fut le premier à réussir à parler.


- Au nom de la piraterie, d’où vous sortez, capitaine ?


Ulcérée qu’il ait appelé Roselyne Bachelefeu « capitaine », même par réflexe, Rachelle-Moïrat lui lança un maléfice qui lui brûla la langue. Joe hurla de douleur et plaqua sa main contre sa bouche d’où sortait de la fumée. Alors, Ustache intervint et, d’un rapide coup de baguette magique, lança un contre-sort. Joe cessa aussitôt de crier et écarquilla les yeux. Sa langue était intacte.


Rachelle-Moïrat plissa les yeux. Des chuchotements et exclamations ébahies suivirent le geste d'Ustache. Beaucoup de matelots regardaient l'ancien second comme si c'était la première fois qu'ils le voyaient véritablement. Emilia descendit lentement le petit escalier menant au pont, sa cape rouge frôlant le sol dans un bruit feutré. Les pirates attendirent craintivement la moindre de ses paroles.


- Voilà donc l’explication de toutes ces étrangetés, dit-elle d'une voix claironnante. Ustache le noir, tu n’es pas un simple marin toi non plus… intéressant. Mais je me demande quand même ce que tu comptes faire ? Peut-être es-tu venu me défier à la place de Roselyne pour prendre la tête du navire ?


- Figurez-vous que ça ne m'aurait pas déplu, répondit Ustache. Mais il y a de cela douze ans, j'ai juré à quelqu'un que je resterai son second tant qu'elle serait vivante. Et ce n'est pas vous.


- Vous auriez dû rester sur la terre ferme, lança Vicky d’une voix railleuse. Y’a pas de place pour autant de sorciers sur ce bâtiment, à ce que je vois.


- Moi, ce que je vois, c’est qu’il t’en faut pas beaucoup pour cirer les bottes de quelqu’un d’autre, Vicky, dit très tranquillement. Roselyne. Dommage, je t’aimais bien. T’étais la meilleure canonnière que j’ai jamais connue…


- T’as perdu le navire, Bachelefeu ! répliqua Connoly, un gabier. C’est plus toi le capitaine, t’as plus rien à faire ici ! Les pirates ne tolèrent aucun perdant dans leurs rangs !


- Dites donc, bande de larves, intervint Avechul, sans le capitaine, sans Ustache et sans moi, vous auriez tenu combien de temps en mer avant d’être tirés comme des canards par la marine royale ? Non, pas comme des canards, comme des perdants ?


- Oh toi, la f… commença Vicky.


- STOP !! Surtout tu ne dis pas ce mot ! mugit Avechul et pointant vers elle un index menaçant.


La maîtresse-canonnière l’assassina du regard, mais elle se tut. A quelques rangs derrière elle, Rachelle-Moïrat tapa du pied, excédée.


- Qu’est-ce que vous attendez ? rugit-elle. Ils ne sont que quatre ! Tuez-les !


Vicky et Connoly dégainèrent en premier leurs sabres d’abordage et foncèrent sur Avechul, qui était désarmé. Alors l’ancien chevalier bondit. Il esquiva leurs lames, les attrapa tous les deux par la tête et les cogna violemment l’un contre l’autre. Il y eut un abominable bruit de craquement, tandis que Avechul malaxait leurs crânes entre ses mains jusqu’à ce qu’ils ne soient plus qu’une bouillie infâme. Le chevalier parjure laissa tomber les carcasses défigurées de ses anciens camarades sur le pont du navire, puis brandit ses poings couverts de sang vers les autres.


- D’autres volontaires ? lança-t-il.


Les pirates borgnes se tassèrent sur eux-mêmes. Ils avaient beau avoir des armes à feu, ils n’étaient pas pour autant enclins à se frotter au colosse. Avechul était prêt à se jeter sur eux, mais Roselyne ne voulait pas perdre d’autres membres de son équipage. Elle posa une main sur l’épaule du chevalier et dit d’une voix ferme :


- On se calme, les cocos. C’est moi qui vais régler cette affaire.


- Vraiment, Roselyne ? ricana Rachelle-Moïrat. La dernière leçon ne t’a pas suffi ? Tu étais pourtant une brillante élève, tu devrais apprendre facilement.


- Suis pas sûre que la leçon soit terminée, répliqua Roselyne en s’avançant vers elle. Je crois bien que j’ai moi aussi deux ou trois trucs à vous apprendre, professeur Moïrat.


- Et pourtant, ma démonstration a été extrêmement claire, ma belle. Je t’ai vaincue à la loyale. Je ne vois vraiment pas comment tu pourrais prendre ta revanche contre la future directrice de Lettockar, celle dont on se souviendra qu’elle a été la première à avoir dompté le Mégamorphe…


- Pfff, j’le prends toute seule quand tu veux, ton Mégamorphe, coupa Roselyne.


Un silence abasourdi gagna le vaisseau fantôme. Même Ustache, Avechul et Marcia restèrent pantois : durant leur voyage, elle leur avait affirmé qu'elle n'avait pas de plan spécifique, mais qu'elle savait ce qu'elle faisait quand même. Chose fortement remise en doute par cette sortie inattendue. Rachelle-Moïrat éclata alors d’un rire aussi incrédule que méprisant.


- Alors là, si tu y arrives, je veux bien te rendre ton vaisseau sur-le-champ, affirma-t-elle.


- Ça me va, dit Roselyne. C’est même pour ça que je suis là.


Emilia lui répondit par un sourire onctueux et ordonna qu’on stoppe le bâtiment. Elle fit également déployer la planche qui servait d’ordinaire à jeter les prisonniers à l’eau avec des boulets attachés aux bottes. Roselyne ôta son manteau, calme et indifférente aux matelots qui la raillaient, se moquaient d’elle et pariaient très volontiers sur sa mort, ou alors sur le temps qu’elle tiendrait face au monstre qui avait bien failli couler leur navire à lui tout seul rien qu’hier. Emilia transplana sur le nid-de-pie pour avoir une vue d’ensemble, et cria d’une voix théâtrale :


- Je ne te ferai pas de cadeau, cette fois, Roselyne Bachelefeu ! Tu devras gagner ce défi ou mourir !


- Roselyne, tu n’es pas obligée de faire ça, lui murmura Ustache. On peut encore se replier et aller demander l’aide d’Hussein…


- C’est mon aide que Hussein est venue demander, pas l’inverse. Je me suis engagée auprès de lui, je respecterai ma parole. Ustache, si ça tourne mal, je compte sur toi pour défendre Lettockar, et pour veiller sur Marcia et Avechul… surtout Avechul, il en aura besoin.


Ustache eut un petit rire, puis lui donna sa baguette magique. Une fois encore, Roselyne lui confia son sabre : si elle voulait prouver qu’elle était une sorcière digne de la confiance que lui avait accordé le directeur de Lettockar, elle devait le faire avec une baguette de sorcière et rien d’autre. Elle grimpa et s’avança sur la planche. Un peu plus loin derrière elle, Marcia se rongeait les ongles avec nervosité. Roselyne fit signe à Rachelle-Moïrat qu’elle était prête.


La descendante de Bernardo Curcumo lui jeta un regard lourd de haine et leva lentement son cor d’ivoire. Elle prit une grande inspiration, et joua une mélodie sinistre avec. Le Antoine Furetière géant sortit alors de la mer, toutes griffes dehors, juste devant le flanc du navire. Les grosses gouttes d’eau perlant sur son long nez et ses longs cheveux tombèrent comme une pluie sur Roselyne.


- Un homme amphibie, qui était le matin avocat et le soir courtisan ! s'exclama-t-il.


- Tue-la, ordonna Rachelle-Moïrat.


La gigantesque créature fantastique leva son bras écailleux vers le ciel. Malgré ses yeux à demi-clos, on sentait son agressivité, décuplée par le fait que sa maîtresse ne lui avait volontairement rien donné à manger depuis deux jours. Il abattit sa griffe bleue sur Roselyne, qui l’évita de justesse d’un bond en arrière. Elle décrivit alors un grand cercle avec la baguette magique d’Ustache et s’écria :


- Spero Patronum !


Un tourbillon d’argent sortit de la baguette, et prit une forme gigantesque, avec une longue queue hérissée de piquants, des ailes de chauve-souris et une gueule crocodilienne. Roselyne avait la chance d’avoir un dragon comme Patronus, et c’était pour cela qu’elle choisi cet animal comme pavillon. Ustache trouva cette manœuvre très étrange… le Mégamorphe n’était pas un Détraqueur, le Patronus n’était donc pas en mesure de le repousser… mais ce n’était pas pour cela que Roselyne l’avait invoqué. Elle l’envoya tournoyer tout autour de l’énorme tête du Mégamorphe. Surpris et distrait par la bête argentée qui faisait mine de le mordre et le griffer, le Furetière se désintéressa momentanément de Roselyne, au grand dam de Rachelle-Moïrat.


Roselyne mit alors un genou à terre et frappa l’extrémité de la planche de sa baguette magique. Le morceau de bois s’allongea alors et se tailla en pointe tel un long épieu. Le Mégamorphe ne put l’esquiver et le pieu lui entailla cruellement le flanc. Des écailles turquoises grandes comme des assiettes, arrachées de son corps, tombèrent dans l’eau au milieu de flots de sang.


Roselyne sourit d’un air carnassier, encouragée. Mais alors, le Mégamorphe, avec une rapidité surprenante, lui asséna un énorme revers qui la fit valdinguer dans les airs et fracassa la planche au passage. Roselyne ne survécut que par miracle à ce coup qui aurait pu lui défoncer le crâne et fut projetée sur des dizaines de mètres. Elle tomba dans la mer avec violence, assommée. Elle coula lentement, trop sonnée et abrutie par la douleur pour nager. Les yeux à demi-clos, elle vit de petites bulles s’échapper de sa bouche, et elle sentit à peine son corps frôler les rochers des hauts-fonds…


Roselyne fut alors brusquement réanimée par une vive douleur. Une murène sortie d’une crevasse lui mordait le bras. Roselyne l’attrapa aussitôt par le cou. Alors que l’animal se débattait, une idée lui vint : d’un coup de baguette magique, elle la métamorphosa en un grand dauphin.


« Impero ! » incanta-t-elle ensuite dans sa tête, luttant pour ne pas suffoquer dans l’eau.


Le dauphin s’immobilisa aussitôt, tranquillisé. Roselyne attrapa sa nageoire dorsale et vint le chevaucher. L’animal remonta alors en chandelle et fit un bond spectaculaire hors de l’eau. L’air emplit les poumons de Roselyne et lui redonna toute son énergie. C’était comme si elle ressuscitait.


- YAHOUUUU ! hurla-t-elle.


Sur le navire, les pirates, persuadés que leur ancienne capitaine avait d’ores et déjà été vaincue, la virent réapparaître telle une sirène sauvage. Épatés, ils se mirent à l’acclamer avec ferveur. Au milieu de leurs cris de joie, Roselyne entendit Rachelle-Moïrat pousser un hurlement de rage. Le Mégamorphe se rua sur eux, mais, sur ordre de sa cavalière, le dauphin bondit à nouveau et esquiva le monstre. Celui-ci balança ses bras et ses griffes dans tous les sens, essayant inlassablement d’attraper Roselyne et sa monture incongrue, sans jamais y arriver. Agile et gracieux, le dauphin sautait par-dessus les mains massives du Mégamorphe, tel un animal de cirque, tournant inlassablement autour de lui pour le faire tourner en bourrique.


- C’est grotesque ! s’écria Rachelle-Moïrat depuis le navire.


Après avoir maugréé une autre réplique dénuée de sens, le Furetière géant abattit son poing. Son coup atterrit dans l’eau, mais le remous qu’il causa fut si violent que Roselyne et son dauphin furent emportés par la vague et propulsés dans les airs. Alors qu’ils étaient suspendus dans les airs, Roselyne aperçut son pavillon. Elle se souvint alors de quelque chose. Le point faible des dragons, c’était les yeux…


Alors, tandis que le Mégamorphe tentait de l’attraper au vol, elle lui lança un sortilège de Conjonctivite. Le monstre fut frappé en plein dans les yeux et se mit à hurler.


- Aaaaaah ! Il arrive beaucoup de choses entre la bouche et le verre !


Il se mit à gesticuler et à dodeliner dans la mer, totalement désorienté, ses griffes plaquées sur ses yeux rouges et larmoyants. Roselyne sourit et serra la nageoire du dauphin. Il y eut alors un autre son de corne et le Furetière géant cessa aussitôt de s’agiter. Les yeux clos, il renifla avec force, et, à la grande stupéfaction de Roselyne, il fondit sur elle pour l’avaler toute crue.


- Protego ! s’écria-t-elle, effrayée.


Juste à temps, elle fit apparaître un écran de protection qui arrêta la mâchoire du Mégamorphe. Même s’il ne voyait plus, Emilia le guidait toujours avec son objet magique.


Roselyne ordonna alors au dauphin de plonger. Une fois qu’ils furent suffisamment loin sous l’eau, elle quitta son dos et nagea vers le navire, tandis que lui remontait à la surface. Elle émergea le plus discrètement possible tout près de la ligne de flottaison, à l’abri des regards. Le faux dauphin distrayait le Mégamorphe qui essayait à nouveau de l’attraper.


- Pas le dauphin, gros empoté ! s’égosilla Rachelle-Moïrat, furieuse. Cherche Bachelefeu et tue-la ! Sens son odeur !


Roselyne sourit. Rachelle-Moïrait ne la voyait pas. Toc ! Elle toucha la coque du bout de la baguette d’Ustache en commença à marmonner des incantations. Une substance brunâtre, pâteuse et collante, suinta alors des planches de bois. Roselyne extirpait le doublage résineux de son navire. Le goudron de pin s’agglutina rapidement sous la forme de boules gluantes qui allèrent se ficher dans les oreilles du monstre. Sur le navire, Emilia blêmit. Elle souffla de toutes ses forces dans sa corne, mais il était trop tard : le Mégamorphe n'entendait plus le son qui le guidait. Privé de ses sens et complètement paniqué, le monstre s'agita comme un dératé, hermétique aux vociférations de sa maîtresse qui s’époumonait dans sa trompe d’ivoire.


- L'inventeur des dédicaces n'a pu être qu'un mendiant ! gémit-il.


Il ne servait à rien de lui lancer un sortilège de Mutisme, mais Roselyne en avait marre de l’entendre. Plaquée contre la coque du vaisseau, elle leva sa baguette en l’air et murmura :


- Accio filin !


Elle attira un bout jusqu’à elle et s’y cramponna fermement. Elle lança un autre sort, et la poulie tracta brutalement le filin. Roselyne fut hissée à toute vitesse vers le sommet du navire : durant son ascension effrénée, elle vit Rachelle-Moïrat la suivre de ses yeux stupéfaits. Elle atterrit sur ses deux pieds sur la haute vergue. Juste devant elle, Mégamorphe était tout près. Elle n’aurait pas trente-six-chances.


La pirate banda ses muscles, courut sur la vergue et sauta de toutes ses forces. Elle atterrit sur le nez proéminent du Mégamorphe. En la sentant sur son visage boursouflé, le Furetière grommela d’agacement. Il rejeta la tête en arrière et ouvrit la bouche pour la croquer. Roselyne dut pratiquement faire le grand écart entre les lèvres de la créature hybride pour ne pas tomber. Suspendue au-dessus de l'immense bouche ouverte du Mégamorphe, Roselyne visa de sa baguette magique les tréfonds de son ventre.


- Inflatus ! formula-t-elle.


L’estomac du Mégamorphe se mit alors à gonfler comme un ballon. Au point que le ventre de la bête atteint une taille disproportionnée par rapport à ses membres. Son visage humain afficha un air profondément ahuri. Incapable de se mouvoir, il flottait à présent sur l’eau comme une grosse bouée. Il se mit à rouler dangereusement malgré lui. Roselyne sauta dans la mer : juste avant de plonger, elle se recroquevilla sur elle-même et envoya un dernier sortilège entre ses jambes.


- Flipendo !


Poussé par son sortilège Repoustout, le Mégamorphe sur-gonflé glissa sur les flots, très loin du navire. Roselyne refit surface, mais elle était si fourbue qu’elle sut qu’elle n’arriverait pas à nager. Elle siffla entre ses doigts : son dauphin revint vers elle et courba l’échine pour qu’elle grimpe sur son dos. Ce serait la dernière fois avant qu’elle lui rende sa liberté et sa vraie forme de murène. Il la mena tranquillement vers son vaisseau : Roselyne le chevauchait crânement comme s’il avait été un cheval de parade.


Au fur et à mesure qu’elle approchait, elle entendait les pirates l’acclamer sur le pont. Ustache lui lança un bout et l’aida à escalader la coque et remonter. L’équipage l'accueillit pratiquement en héroïne. Il y avait des touffes de cheveux noirs aux pieds de Marcia : elle avait tellement eu peur qu’elle s’en était arraché des poignées entières. Roselyne, trempée jusqu’aux os, mais euphorique, passa parmi ses anciens subordonnés. Elle sentait une certaine satisfaction à les voir la regarder à nouveau avec admiration. Elle essora ses longs cheveux, puis leva la tête vers Rachelle-Moïrat. Celle-ci avait les mains crispées comme des serres sur les pans de sa cape. Ustache et Marcia se rapprochèrent de Roselyne, et après avoir un peu hésité, de nombreux marins, notamment Joe, les imitèrent. Emilia les regarda un à un, les yeux exorbités et les sourcils si haussés qu’ils menaçaient de disparaître de son front. Au prix d’un grand effort, elle retrouva contenance. D’un tour sur elle-même, elle transplana sur le pont et dégaina sa baguette magique.


- C’est très impressionnant, je dois l’admettre, déclara-t-elle. Mais il te reste une chose à faire avant de récupérer ton navire, Roselyne Bachelefeu. Comment comptes-tu me vaincre ?


Les pirates commencèrent à émettre des chuchotements outrés, comme quoi Rachelle-Moïrat ne respectait pas sa parole, mais la sorcière n’en avait cure et fixait sa rivale d’un regard glacé, faisant tourner sa baguette magique dans sa main. Roselyne se frotta le menton du bout des doigts. Elle attrapa alors le pistolet à la ceinture de Joe et tira une balle en plein dans la tête d’Emilia. Sans qu’elle ait pu pousser le moindre cri, le corps de la professeure renégate tomba lourdement sur le pont.


- Comme ça, dit Roselyne d’un ton dédaigneux.


Emilia Rachelle-Moïrat, dont le front était à présent orné d’un trou écarlate, avait toujours les yeux grands ouverts. Sa baguette magique glissa de sa main et roula sur le navire. Roselyne la stoppa en posant sa botte dessus d’un coup sec.


Pendant quelques secondes, il n’y eut que le silence. Puis l’équipage exulta. Scandant le nom de Roselyne Bachelefeu, les pirates éborgnés jetèrent leurs chapeaux et leurs bandanas en l’air, frappèrent leurs sabres les uns contre les autres et tirèrent en l’air avec leurs pistolets. Marcia lui sauta dans les bras, les joues roses et luisantes de larmes. Roselyne l’étreignit tendrement, réprimant la petite larme qui menaçait de tomber de son propre œil. Avechul réapparut sur le pont, avec son épée à deux mains récupérée dans la soute.


- L’est déjà crevée ? constata-t-il, déçu. Foutre, j’voulais la couper en rondelles avant de l’achever à coup de manche…


Roselyne, qui souriait sereinement à ses camarades, récupéra son sabre et renfila son grand manteau, puis rendit son arme à feu à Joe. Elle n’avait jamais tiré avec un pistolet avant ; jusque-là, elle ne s’était jamais servi que d’un sabre et d’une baguette. Elle allait utiliser davantage les armes à feu désormais, c’était étonnamment pratique, même pour une sorcière. Marcia alla récupérer le chapeau de capitaine sur le corps d’Emilia et le posa sur la tête de Roselyne. Le capitaine prit autre chose : la baguette magique de son ennemie. Puisqu’elle avait vaincu sa propriétaire, elle en était désormais la maîtresse.


Elle était en bois de chêne et faisait pratiquement la même taille que celle de Roselyne. Après avoir rendu la sienne à Ustache, la pirate rangea sa nouvelle baguette dans le compartiment caché dans la poignée de son sabre. Alors, ses matelots s’écartèrent et formèrent une sorte de haie d’honneur. Roselyne s’avança d’un pas conquérant jusqu’au château arrière, qui l’attendait tel un piédestal. Elle caressa tendrement une des huit poignées de sa barre. Elle entendit les cris des goélands dans les cieux, et le bruit de leurs ailes.


« Merci, Flamingo », pensa-t-elle.


Tout au long de son combat, elle avait pensé à ce que le vieux fantôme hollandais aurait fait à sa place. A savoir parvenir à ses fins de la manière la plus inattendue possible, du moins aux yeux des autres.


- Qu’est-ce qu’on fait, maintenant, capitaine ? lui demanda alors Ustache, radieux.


Roselyne sortit son compas. Maintenant que Emilia Rachelle-Moïrat était morte, il était redevenu un outil ordinaire. Tout semblait être redevenu comme avant… ou presque. Elle avait un grand changement à apporter. Elle fit signe à Ustache de prendre la barre et lui dit à voix basse :


- Alors d’abord, on remorque le Mégamorphe et on file à la terre la plus proche, parce que sans le calfatage, le navire va couler comme une pierre. Mais avant ça, j’ai un truc à dire à l’équipage.


Elle se tourna vers tous ses matelots. Ils avaient tous une drôle d’expression, dont le sourire crispé trahissait leur espoir que Roselyne ne soit pas rancunière quant à leur revirement passé. Le capitaine dégaina alors son sabre. Ses subordonnés eurent un mouvement de recul, mais elle posa simplement sa lame sur son épaule.


- Camarades, claironna-t-elle, j’ai trouvé un nom pour not’ rafiot !


- Et c’est comme ça qu’on a appelé notre navire « Le Hollandais Volant » !


Près de trois cents vingt ans plus tard, Roselyne Bachelefeu, maintenant à l’état de fantôme, avait raconté cette histoire aux jeunes Pepino Pourrave et Poséidon McGonnadie. A l’origine, les deux garçons avaient juste demandé à Roselyne comment s’appelait son navire, et ils en avaient eu pour une heure de récit de boucanier.


- Mais c’est complètement con ! s’exclama McGonnadie de sa voix déjà grinçante.


- C’est pas plus bête que ton histoire d’anneau qu’on doit aller jeter dans un volcan, ou j’sais pas quoi, d’abord ! répliqua Roselyne avec dédain, faisant allusion à un roman avec lequel le petit Poséidon lui avait déjà longuement tenu la jambe.


- Mais pourquoi Le Hollandais Volant ? demanda Pourrave. J’ai pas compris !


Alors que McGonnadie tentait vainement de lui récapituler l’histoire, Roselyne se remémora avec nostalgie la suite des événements. La corne d’Emilia Rachelle-Moïrat était passée de garde-chasse en garde-chasse, bien qu’elle ait nettement perdu de sa puissance. Elle était trop dangereuse : à l’exception de celui qui faisait fuir le monstre, Hussein Kebir lui avait retiré tous ses pouvoirs. Le Mégamorphe était finalement bien moins dangereux pour Lettockar en étant sauvage. Après cette aventure, Roselyne Bachelefeu n’avait plus connu le creux de la vague, et le Hollandais Volant était devenu une légende qui avait traversé les siècles…


- Allez les mousses, maintenant qu’j’ai illuminé votre après-midi avec mes aventures épiques, faut que vous retourniez à votre besogne ! Si vous faites pas vos devoirs, je dirai au préfet d’vous latter la couenne. Houzza !


Sur ce, elle s’envola, sa silhouette grisâtre se confondant avec les nuages de printemps. Les deux première année la suivirent brièvement des yeux, puis s’assirent au bord du Lac Caca d’oie. Quelque chose interpellait Poséidon.


- Hé, Pepino… le fantôme dont Roselyne a parlé, là, Flamingo Pourrave… il aurait pas un rapport avec toi ? demanda-t-il.


- Meuh non, c’est pas possible, on n’est pas hollandais, dans la famille ! répondit son ami sur le ton de l’évidence.


- Ah bon… mais dis-moi, Pepino, tu viens d’où ?


Pourrave faillit lui répondre, mais alors, les deux garçons furent frappés par une énorme vague. Le Mégamorphe Centroïde du Jura, à cette époque un Alain Peyreffite géant, sortit du Lac Caca d’oie et essaya d’attraper les deux élèves dans sa main droite. McGonnadie et Pourrave ne l’évitèrent que de justesse. Les garçons prirent la fuite, trempés des pieds à la tête, hors de portée de la créature.


- Le seul endroit où la communication résiste, c'est le bistrot ! tonna le Mégamorphe.


- Putain d’école, vivement qu’on s’en casse ! s’exclamèrent les deux futurs professeurs de Lettockar.


Depuis les cieux, Roselyne Bachelefeu sourit.


- Eh oui les p’tits anchois, bienvenue à Lettockar !

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