Trouver un nom, c'est galère

Chapitre 2 : Le port d'attache

3881 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 23/09/2023 22:10

2. Le port d’attache


- Et pourquoi on doit attendre le capitaine ici ?


- La ferme, Avechul, dit Ustache.


Leur vaisseau avait jeté l’ancre au beau milieu d’un lac quelque part au Portugal. Roselyne venait de quitter le navire à bord d’un canot et s’était éloignée vers un affluent qui disparaissait dans une drôle de brume. Avechul avait beau râler sous prétexte qu’il était laissé en arrière, la vérité, c’était qu’il n’aurait tout simplement pas pu suivre Roselyne, même à son insu. Car ce Moldu aurait été incapable de voir le château de Lettockar.


Roselyne ramait sereinement : elle n’était nullement gênée par la brume, car en tant que sorcière, ce n’était pas ce qu’elle voyait. Elle pénétra dans un amas rocheux collé à l’arrière d’une grande forteresse médiévale. L’école cachée des Nés-Moldus, Lettockar. C’était ici, dans la crique sous la Colline du Roc, qu’elle entreposait son butin. Parmi les nombreuses rumeurs qui circulaient sur le Vaisseau fantôme, au moins une était vraie : il y avait bien un endroit secret où son équipage de démons mouillait et dissimulait le fruit de ses innombrables pillages. Certains de leurs concurrents pirates, trop peureux pour les affronter en mer, essayaient de retrouver cette cachette. Roselyne leur souhaitait bien du plaisir, même en fouillant les plus obscurs recoins de la terre, ils n’y parviendraient jamais.


- Lumos, chuchota-t-elle.


La sphère de lumière au bout de sa baguette magique éclaira une vaste crique creusée dans la roche. Roselyne s’approcha de la berge et enroula le filin de son canot autour d’un piton. Elle sauta sur la rive, la baguette à la main. Devant elle, il y avait un escalier de pierre qui menait à l’intérieur du château ; mais Roselyne n’y alla pas tout de suite. Avant cela, elle fit un détour, vers une caverne située un peu plus en hauteur.


Après être devenue capitaine du Vaisseau fantôme, elle avait aménagé deux salles à l’intérieur de la colline : une où reposait le pourcentage qu’elle laissait à l’école, et l’autre où elle déposait son magot. Elle seule avait accès à cette dernière : même le directeur de Lettockar n’en connaissait pas le mot de passe. Elle tapota la porte avec sa baguette magique et murmura quelques mots : la porte s’ouvrit, faisant apparaître un amas de richesses accumulées depuis dix ans. Un monticule de pièces d’or et d’argent, des coffres et des sacs remplis d’objets précieux, de pierres et de bijoux, des peaux de bêtes venues des confins de l’Orient, des vêtements de soie fine. A chaque fois qu’elle retournait à Lettockar, Roselyne effectuait le même petit rituel. Elle se laissa tomber sur le tas d’or et remua bras et jambes comme un papillon, les pièces et les pierreries filant comme de l’eau entre ses paumes, s’infiltrant dans ses bottes et son manteau. Elle s’ébroua une bonne minute, puis sortit sa pipe en écume de mer. Elle fuma paisiblement, les yeux clos : elle n’entendait que le tintement des pièces et le grésillement du tabac en train de se consumer.


Au bout de dix minutes à se prélasser dans son propre or, Roselyne Bachelefeu se résolut à sortir de sa cachette. Elle était attendue. Elle sortit de la crique souterraine et pénétra dans l’école où elle avait passé son adolescence. Peu de choses avaient changé. Elle croisa des élèves, qu’elle effrayait avec son œil mort et son accoutrement, ou bien des professeurs qui la saluaient avec plus ou moins d’enthousiasme. Elle vit aussi des fantômes au regard vide flotter au-dessus du sol. Elle eut un sourire en coin. Les fantômes l’avaient toujours fait ricaner, elle les voyait comme des perdants qui passaient leur journées à ne rien faire qu’à penser à leur vie d’avant. Ça devait être lamentable d’être comme eux.


Elle grimpa les escaliers jusqu’à la plus haute tour du château, là où vivait son directeur. Elle entra dans le bureau sans même frapper. Un grand homme vêtu d’une robe orange et blanche finement ouvragée et d’un impressionnant turban (particulièrement disproportionné par rapport à sa petite tête) s’y trouvait. Il regardait par la fenêtre, tournant le dos à la pirate.


- Roselyne, dit-il d’une voix très calme, tu fais ce que tu veux à bord de ton rafiot, mais si tu fumes cette saleté de pipe dans mon bureau une seconde de plus, je la transforme en cobra.


- Ravie d’vous revoir aussi, professeur.


Hussein Kebir se retourna. Son visage fin achevé par une barbiche pointue était creusé par l’inquiétude. Il avait toujours été très maigre, mais Roselyne lui trouva tout de même un air malade. Malgré tout, il lui sourit avec tendresse. Tout près de lui, Sheik Ïhto, le faucon, dormait paisiblement sur son perchoir. Roselyne éteignit sa pipe et la rangea dans sa poche. Hussein lui fit signe de s’asseoir. D’ordinaire, elle aurait étalé ses jambes sur le bureau, mais son ancien professeur de métamorphose ne l’aurait pas très bien pris. Le directeur s’assit à son tour et s’éclaircit la gorge.


- Bien. Puisque tu as reçu ma lettre, tu sais déjà l’essentiel, Roselyne : Emilia a déserté Lettockar, juste après avoir pris le contrôle du Mégamorphe Centroïde du Jura. Elle est partie sans crier gare, un matin, sur le dos de la bête.


Roselyne croisa les bras, la mine sombre. Emilia Rachelle-Moïrat était jusqu’à récemment la professeure de Gestion de Bestioles à Lettockar ; la pirate l’avait rencontrée deux ou trois fois, et ne l’avait jamais trouvée bien rigolote. Quant au Mégamorphe Centroïde du Jura, c’était le monstre qui vivait depuis bientôt quatre siècles dans le Lac Caca d’Oie, et qui avait l’étrange capacité de prendre l’apparence de l’homme public français qu’il jugeait le plus ridicule. Il était agressif, violent et totalement incontrôlable… du moins était-ce ce qu’on pensait. Cet apprivoisement soudain par Emilia Rachelle-Moïrat était sorti de nulle part, personne à Lettockar n’arrivait à comprendre ce qui s’était passé…


- Je pense que tu saisis tout à fait la gravité de la situation, reprit Hussein. Elle a non seulement pris une créature magique très dangereuse avec elle, mais elle a aussi privé notre château d’un puissant protecteur. Ne me demande pas comment elle s’y est prise pour que ce monstre lui obéisse, je ne le sais pas.


- Vous croyez que c’est lié au fait qu’elle soit la descendante de Bernardo Curcumo lui-même ?


Hussein soupira, très las. Bernardo Curcumo, l’un des quatre fondateurs de Lettockar, le père de la maison Dragondebronze, était celui qui avait élevé et dressé le Mégamorphe Centroïde du Jura. Des quatre mages originels, ce grand magizoologue était le seul dont la descendance avait prospéré et continué à étudier à l’institut Lettockar : et Emilia en était la dernière représentante en date. Perpétuant la tradition familiale, elle s’était consacrée à l’étude des animaux fantastiques… au point de réaliser un exploit que personne n’avait fait accompli avant elle.


- Ça m’est venu à l’esprit, admit Hussein, mais ça ne tient pas debout… après la mort de Bernardo, aucun de ses descendants n’a jamais réussi à faire obéir le Mégamorphe du Jura. Alors pourquoi elle ?


- Moi, j’ai une autre question : pourquoi elle a fait ça ? Pourquoi elle a pris le large alors qu’elle avait le Mégamorphe à sa botte ?


- Sur le court terme, ça reste à découvrir. Sur le long terme, j’imagine que cela fait partie d’un large plan pour s’emparer de Lettockar comme elle l’a toujours souhaité…


Hussein s’interrompit. Il se souvenait très bien de ce qui s’était passé après la mort d’Irena Pavlova, la précédente directrice, en 1643. Deux candidats s’étaient disputés sa succession : lui-même, et Emilia Rachelle-Moïrat. Celle-ci avait argué que son illustre ascendance lui donnait la légitimité de diriger Lettockar.


- Qu’y a-t-il de plus évident ? avait-elle clamé. Nous ressortons de plusieurs décennies bien difficiles, il n’est pas l’heure de nommer n’importe qui à la tête de notre école. Il faut un nom de prestige, et, puisque nous n’avons plus de trace des Scravoiseux, des Gilluc et des Lalaoud, une descendante des Curcumo est la seule solution envisageable. J’affirme sans détour être la plus apte à diriger Lettockar, de par ma lignée et mon héritage. Ma dévotion à l’école de ma famille n’est plus à prouver.


De la dévotion, elle en avait, c’était certain. C’était une femme très riche, qui pouvait avoir une vie bien plus confortable que celle d’un professeur de la honte des écoles de magie. Si elle restait ici, c’était clairement par conviction. Plusieurs collègues avaient acquiescé durant tout ce petit discours, à deux doigts d’être convaincus, mais Hussein Kebir ne s’était pas laissé impressionner. Il s’était levé et avait rétorqué avec un grand calme :


- Tu descends peut-être d’un de ses fondateurs, Emilia, mais je ne suis pas certain que tu aies compris la raison d’être de Lettockar.


- Tiens donc ? avait demandé Emilia dans un ricanement. Dans ce cas, éclaire-moi, Hussein !


- Ne sommes-nous pas l’école des Mal-Nés, Emilia ? Ceux qui n’ont pas d’ascendance magique, ceux que les sangs-purs considèrent comme des bâtards indignes d’apprendre la magie ? Moi, ce qu’on m’a appris depuis mon premier jour à Lettockar quand j’avais 11 ans, c’est que Imène Lalaoud, Phillipe Gilluc, Augousto Scravoiseux ET Bernardo Curcumo ont bâti cette école pour montrer au monde entier que ce qui est important quand on est sorcier, ce n’est pas d’où on vient, mais ce qu’on est et ce qu’on fait. Te croire supérieure à tes collègues sous prétexte que tu as un ancêtre prestigieux est une drôle de façon de leur rendre hommage, je trouve.


Emilia en était restée hébétée. Elle avait maladroitement tenté de contre-argumenter et de corriger son excès d’arrogance, mais le mal était fait. Après délibération, les autres professeurs lui avaient préféré Hussein. Plus compétent, plus expérimenté, plus avisé, il avait été de surcroît le dirigeant officieux de Lettockar ces cinq dernières années, alors que Pavlova sombrait dans la sénilité. Emilia avait fini par céder et lui avait juré allégeance, se contentant du rôle de directrice de la maison Dragondebronze… en apparence. Hussein était toujours resté méfiant à son égard, mais jamais il n’aurait pensé qu’elle irait jusqu’à utiliser un monstre aussi dangereux que le Mégamorphe lorsqu’elle se retournerait contre lui...


- Il n’y a qu’à toi que je peux demander de l’aide, Roselyne. Je ne peux pas quitter Lettockar à un tel moment, il faut que je m’adresse à quelqu’un qui puisse poursuivre le Mégamorphe du Jura sur les eaux. Je souhaite que tu partes à la recherche d’Emilia, que tu la neutralises et la ramènes ici pour que nous décidions de son sort.


Roselyne savait depuis le début que c’était pour cette raison que le directeur de Lettockar l’avait convoquée, mais elle n’en fut pas moins troublée pour autant. Elle se leva de son siège et se mit à faire les cent pas. Cette nouvelle expédition n’allait pas passer auprès de l’équipage. Partir affronter une sorcière et un monstre marin… jusque-là, la créature la plus terrifiante à laquelle ses matelots avaient fait face était un kelpy fou. Le Mégamorphe Centroïde du Jura était d’une toute autre envergure.


- Professeur, vous savez que je suis prête à servir Lettockar sans tergiverser, déclara-t-elle. En revanche, pour mes matelots, c’est pas aussi simple. Certains ont déjà du mal à digérer d’être corsaires, de piller en partie pour votre compte… alors si je nous envoie en mer nous battre contre une autre sorcière et un Mégamorphe sans une bonne raison, et surtout sans récompense à la clé, je risque des désertions, voire la mutinerie.


- J’y ai pensé. Si vous nous aidez à la vaincre, toutes les possessions d’Emilia Rachelle-Moïrat seront vôtres. Son or, ses bijoux, ses objets magiques, elle a tout laissé derrière elle – j’imagine qu’elle s’attend à revenir d’ici peu. Un butin dont je ne demanderai aucun pourcentage, cette fois-ci. Qu’en dis-tu ?


D’un coup de baguette magique, Hussein fit apparaître un coffre aux bottes de Roselyne. Il s’ouvrit seul : il était rempli d’or. Un acompte, se dit la pirate. Elle caressa la cicatrice recousue de son visage et déclara :


- C’est raisonnable, mais en attendant, j’ai pas la moindre idée d’où il faut que j’la cherche, la Emilia.


- Penses-tu vraiment que je t’aurais fait rappliquer si je n’avais pas su quoi faire ? répliqua Hussein d’un ton pédant. J’ai trouvé un moyen de localiser Emilia. Neezel !


Crac ! Une elfe de maison transplana dans le bureau à l’appel du directeur.


- Va chercher le professeur Ahorn, ordonna Hussein. Dis-lui d’apporter la potion que je lui ai demandé de préparer.


- Immédiatement, maître, couina l’elfe.


Crac ! Elle repartit aussitôt. Roselyne haussa son seul sourcil utilisable, étonnée par cette histoire de potions.


- Il s’avère que j’ai trouvé une recette très intéressante dans le fonds Afonzo Menceldès de la bibliothèque, expliqua Hussein. Une potion inventée par Menceldès en personne.


Afonzo Menceldès, directeur de Lettockar de 1342 à 1370, avait été un préparateur de potions de génie. Brillant inventeur, et malgré un fort penchant pour l’alcool, il était resté dans les esprit comme un des plus grands directeurs de l’école cachée, au point qu’on avait donné son nom à la salle de potions. La bibliothèque scolaire, rénovée et enrichie par Hussein Kebir il y a quelques années, contenait une quantité colossale de ses travaux et ses archives personnelles.


- Si on y plonge un extrait du corps de la personne que l’on cherche, elle permettra à un objet d’indiquer la direction où elle se trouve. Un compas serait parfait.


Sheik Ïtho se réveilla et poussa un faible criaillement. Hussein se leva pour lui donner à manger, tandis que Roselyne fouillait dans la poche très encombrée de son manteau et en extrayait un compas.


- Donc, avec cette potion, la direction indiquée par mon compas sera celle où se terre Moïrat ? demanda-t-elle. C’est prodigieux !


- Assez, oui, confirma Hussein. J’ai demandé au professeur Ahorn d’en préparer une fiole pour toi.


- Alors cette ablette s’est secoué le lard, pour une fois. Avec ça, mon navire…


- Qui n’a toujours pas de nom ? demanda Hussein.


- Nan. Je cherche un nom qui évoque la mer ET ma nature de sorcière en même temps. Pour mêler le général et le particulier, voyez ? Mais on tombe jamais d’accord avec l’équipage.


- J’avais trouvé que La Fille du Kraken était plutôt bien.


- Ouais, mais les gars ont trouvé que ça faisait trop « donzelle » et que ça faisait pas assez peur. Y’a eu une bagarre avec les filles, et j’ai dû en coller cinq aux fers. Juste après ça, Avechul a proposé qu’on s’appelle Le Gang des Grosses Bites…


- J’aimerais beaucoup le rencontrer, cet Avechul, depuis le temps que tu m’en parles, déclara Hussein, les lèvres frémissantes.


Tout à coup, quelqu’un toqua à la porte. Un jeune homme à lunettes avec de longs cheveux bruns attachés en queue-de-cheval, vêtu d’une robe de sorcier blanche, entra : Hector Ahorn, le maître des potions de Lettockar. C’était un alchimiste brillant mais un peu mou. Il tenait entre ses doigts aux ongles rongés jusqu’à la cuticule une fiole remplie d’une épaisse mixture rose.


- Me voilà, monsieur le directeur, dit-il d’une voix fluette en s’inclinant. Content de vous voir, Roselyne.


- C’est capitaine Bachelefeu, j’te prie, morpion. Paraît que t’as un produit miracle pour moi ?


- En effet. Le directeur vous a expliqué comment fonctionne cette potion ? demanda-t-il en brandissant sa fiole. Oui ? Bien, comme je n’ai pas de cheveu d’Em… du professeur Moïrat, du coup j’utilise un de ses poils.


- Mais comment t’as obtenu un poil de Moïrat ? questionna Roselyne, stupéfaite.


- Eh bien, euuuuh… c’est…


- Sans importance, coupa Hussein. Enduis ton compas de cette crème, Roselyne, et tu verras.


Roselyne obéit et badigeonna le compas de potion. Son instrument tout englué se mit à vibrer, sa mécanique s’agita dans un cliquetis infernal. Hussein caressa pensivement sa barbichette, les yeux fixés sur le compas, pendant que le professeur Ahorn se triturait nerveusement les mains, comme s’il redoutait que sa préparation échoue. L’aiguille s’affola pendant une bonne minute, ne cessant de tournoyer comme une toupie, puis elle se stabilisa brutalement. Roselyne éclata alors de rire.


- C’était bien la peine d’ensorceler mon compas si c’était pour qu’il m’indique toujours le nord, commenta-t-elle.


Elle lança son instrument en l’air et tira sur la poche de son manteau pour qu’il atterrisse pile dedans.


- J’vais prendre mes quartiers dans la tour du Roc pour cette nuit. Mon vaisseau appareillera au matin. J’me demande ce qu’il y a pour dîner…


Quelques jours plus tard…


- « L’épée de Neptune » !


- Non, c’est nul. Et puis Neptune, il a pas une épée, il a un trident.


Le « Vaisseau fantôme » avait repris la mer. La potion du professeur Ahorn l’avait conduit en Mer du nord, près des Provinces-Unies. Ils n’étaient allés qu’une seule fois dans ce secteur, sur l’île de Walcheren très exactement, un endroit où pullulaient leurs confrères pirates. Ustache et Avechul étaient dans la cabine du capitaine. Celle-ci était penchée au-dessus d’une grande carte, avec son compas ensorcelé posé en son centre. Par un hublot, elle voyait la mer qui s’étendait à perte de vue. Roselyne savait qu’ils tenaient le bon cap, l’aiguille était parfaitement stable ; aussi ils trouvaient le temps de débattre une fois encore du nom de leur navire.


- Puisque vous ne voulez pas du Typhon Mystique, dit Roselyne, que diriez-vous de...


BONG ! Elle fut interrompue par une violente secousse qui fit vaciller le vaisseau tout entier. Roselyne chuta de sa chaise, et ses instruments de navigation de la table. Avechul et Ustache se cognèrent l’un contre l’autre et tombèrent à leur tour lamentablement.


- C’était quoi ça ? s’écria Ustache, son œil unique roulant dans son orbite.


Roselyne se releva d’un bond et sortit de sa cabine. Sur le pont, la moitié de ses matelots était à terre : les gabiers étaient tombés du gréement comme des fruits trop murs d’un arbre. La capitaine grimpa sur la dunette et s’adressa à Leonardo, le pilote :


- Par les tétons d’Amphitrite, qu’est-ce qui s’est passé ? Le navire a ripé sur quelque chose ?


- On… on sait pas, capitaine ! On a rien vu… on a juste… on a dû heurter…


Agacée par ses balbutiements, Roselyne le poussa sans ménagement et prit la barre à sa place.


- Réduisez l’allure et indiquez-moi la profondeur, ordonna-t-elle à son équipage.


Un de ses matelots jeta une corde à nœuds dans l’eau. Roselyne balaya le paysage du regard. La mer était calme, il n’y avait rien à l’horizon, aucune terre ni aucun navire ennemi en vue… et le fond de l’eau était clair, on ne voyait aucune ombre qui aurait pu être un rocher. Alors qu’est-ce qui avait bien pu ébranler leur puissant bateau comme ça ?


- On a le fond, capit…


BONG ! A nouveau, le fond du vaisseau heurta quelque chose, comme un récif invisible. Roselyne dut s’agripper à la barre pour ne pas tomber. Cette fois, le navire avait bien failli basculer sur le flanc droit.


- Aux armes !! beugla Avechul en dégainant son grand espadon.


- Aux armes contre quoi, imbécile ? répliqua Vicky, agacée. Qui est-ce qui nous attaque, au juste ?


Roselyne plissa les paupières. Après cette deuxième secousse, l’horizon était devenu étrange… il était plus flou, indistinct, comme si on le regardait à travers une vitre embuée…


Elle comprit. Ils ne se trouvaient pas dans la zone inoccupée où ils pensaient être. Elle ne savait pas quoi, mais il y avait quelque chose autour d’eux qu’ils ne voyaient pas, quelque chose qui avait été caché par la magie…


- Stoppez le bâtiment !! s’écria-t-elle. Carguez les voiles, vite !


L’équipage de borgnes s’agita dans tous les sens sur le pont, totalement dérouté. Roselyne se sentait fébrile. Elle avait l’impression de se trouver exactement dans la situation où elle plongeait ses proies, lors de ses abordages. Mais elle ne connaissait pas de formule magique pour se sortir de ce pétrin…


Tout à coup, le décor tout autour du navire parut se brouiller, se distordre, puis il changea complètement. Au lieu d’une mer déserte sans rien à l’horizon, Roselyne et ses pirates se retrouvèrent dans une baie cernée par de hautes falaises. Cet endroit n’était pas là il y a une minute.


- Mais qu’est-ce que… où est-ce qu’on est ? demanda Avechul, sa grosse voix devenue subitement plus aiguë.


Alors, une énorme ombre glissa dans l’eau, sous le bateau…


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