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Chapitre 1 : L'équipage des cyclopes

3254 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 14/09/2023 18:07

1. L’équipage des cyclopes


1651, quelque part dans l’Océan Atlantique.


- Capitaine, ce brouillard n’est pas naturel...


Valéry Le Géheu, capitaine de L’Anémone, ne répondit pas à la remarque de son second, Le Bar. Mais il était aussi troublé que lui par cette soudaine purée de poix gris clair qui sévissait depuis quelques minutes et l’empêchait même de voir son propre navire. En effet, quel genre de brouillard pouvait bien s’abattre d’un seul coup au large de Gibraltar ?


- Réduisez la cadence, Monsieur Le Bar, chuchota-t-il, juste de quoi naviguer…


L’officier joufflu se mit à brailler des instructions de sa voix pataude. Leurs hommes, tous des bretons comme eux, étaient apeurés, également. Ils effectuaient maladroitement leur taches, manœuvraient leur bâtiment à l’aveuglette, essayant d’apercevoir un morceau de ciel ou d’horizon au milieu de cette incompréhensible brume. Mais les officiers ne devaient en aucun cas montrer de signe de fébrilité, sinon ce serait la pagaille. Ils observaient tous un silence tendu, que venaient tout juste rompre le clapotis de l’eau et les petits craquements du bateau. Mais tout à coup, un drôle de bruit aigu, provenant de tribord, vint s’y ajouter. Le capitaine et son second froncèrent les sourcils, puis écarquillèrent les yeux.


C’était le sifflement caractéristique d’un boulet de canon.


CRAC ! La coque de L’Anémone fut frappée de plein fouet et perforée à peine haut-dessus de la ligne de flottaison. Des cris provinrent de l’intérieur du navire où des hommes venaient d’être atteints et mutilés. Puis, deux autres boulets surgis de nulle part percèrent la brume et frappèrent le vaisseau. L’un d’eux détruisit le cabestan. Le Canuai, le maître d’équipage, se rua sur la cloche d’alarme et tira sur le battant une multitude de fois d’une main tremblante.


- Canonniers, à vos postes ! s’écria le capitaine. Parés à riposter ! Feu à volonté !


Mais comment riposter contre un navire qu’on ne voyait pas ? Les canonniers désorganisés envoyèrent une bordée de tirs hasardeux. Ils ne surent pas s’ils avaient atteint leur cible, assourdis qu’ils étaient par le vacarme des boulets ennemis défonçant leur coque et ravageant leur bâtiment. Sur le pont, leurs camarades s’agitaient dans tous les sens, se cognant les uns contre les autres, essayant tant bien que mal de mettre la main sur un mousquet ou un sabre en vue d’un abordage. Le capitaine le Géheu vit tout à coup des grappins s’accrocher au bastingage. Il distingua des silhouettes remuer dans le brouillard, comme venues du ciel. Puis, sous ses yeux ébahis, une ombre massive se dessina dans la brume, et peu à peu, un autre navire apparut. Les matelots de L’Anémone virent apparaître avec effroi des voiles élimées couleur bronze, une figure de proue dorée sculptée en forme de bouc, puis un pavillon noir, représentant un crâne de dragon surplombant deux lances croisées…


- C’EST LE VAISSEAU FANTÔME ! hurla un gabier, épouvanté.


A peine eut-il poussé ce cri de désespoir que la brume disparut d’un coup. Les marins découvrirent alors qu’une horde de pirates se trouvait à présent sur leur pont. Des hommes et des femmes armés jusqu’aux dents, qui portaient tous, sans la moindre exception, un bandeau sur l’oeil gauche. Ils étaient menés par un noir aux cheveux longs coiffé d’un tricorne et par un homme barbu gigantesque, véritable armoire à glace, armé d’un grand espadon. Le colosse poussa un rugissement bestial qui fit reculer ses ennemis devant lui, et, d’un seul coup puissant, décapita le second.


- AUX ARMES ! beugla le capitaine Le Géheu.


Ne laissant pas le temps à leurs ennemis de réagir à cet ordre, les boucaniers chargèrent en hurlant. Un combat sans merci s’engagea. Les sabres, les haches, les cimeterres et les harpons fendaient l’air, taillaient et transperçaient la chair, et les balles des mousquets claquaient à tue-tête. Les marins se défendaient gauchement, tétanisés de peur. Les vessies de certains d’entre eux les lâchèrent. Car tous les honnêtes marins du monde connaissaient et redoutaient plus que la mort ce Vaisseau fantôme, dont on disait qu’il avait été fabriqué par Satan en personne et qu’il contenait un équipage de damnés, de démons borgnes qui avaient coulé un nombre incalculable de navires sans jamais avoir été attrapés. Il y avait néanmoins un espoir : les marins de L’Anémone étaient plus nombreux que ces pirates. Engagé dans un duel à l’épée contre le flibustier noir, leur capitaine harangua ses hommes :


- Courage, messieurs ! Repoussez ces gibiers de potence !


Mais alors, les lames et les poignées métalliques des sabres des matelots bretons se mirent à fumer, chauffées à blanc par un phénomène inexplicable. Poussant un cri de douleur, ils lâchèrent aussitôt leurs armes qui tombèrent sur le pont avec fracas. Ils entendirent alors le gloussement d’une femme provenir de la poupe de L’Anémone.


Perchée sur le bastingage, s’agrippant à un filin, le capitaine Roselyne Bachelefeu agitait nonchalamment sa baguette magique.


Elle était telle que ceux qui avaient survécu aux assauts du Vaisseau fantôme la décrivaient : drapée dans un grand manteau sombre, avec une cascade de cheveux blonds sous un chapeau orné de plumes agitée par le vent, et un visage fendu par une longue cicatrice qui traversait un œil gauche d’un blanc laiteux. Les marins les plus proches pointèrent aussitôt leurs armes à feu sur la pirate-sorcière et tirèrent.


- Protego ! s’écria-t-elle.


Et les balles rebondirent contre son bouclier magique. Elle dégaina alors son sabre d’abordage et sauta tel un fauve dans la mêlée. De sa lame, elle trancha Le Canuai de l’épaule à la hanche ; puis, elle s’attaqua sans peur à une douzaine de marins, sa baguette crachant des éclairs verts qui tuaient instantanément. Les rumeurs étaient toutes vraies : le commandant du vaisseau fantôme avait bel et bien des pouvoirs magiques. La Sorcière des flots, la Pirate maudite, la Banshee des mers, tant de sobriquets qui avaient fait sa sombre réputation sur tous les océans, prenaient tout leur sens dans cette bataille où elle plongeait ses adversaires dans le désespoir. Ses boucaniers, enhardis par son intervention, redoublèrent de hargne et de violence. Désarmé, l’équipage de L’Anémone se faisait faucher par poignées, incapable de se défendre. Des mares de sang souillaient le pont du navire, tandis que sa coque était impitoyablement déchiquetée par les canons du Vaisseau fantôme qui ne cessaient de tirer.


Il restait un pistolet à Valéry Le Géheu, et Roselyne Bachelefeu lui tournait le dos. Il sentit son courage revenir. Peu importe comment se finirait cet abordage, il emporterait au moins le capitaine du Vaisseau fantôme avec lui. Mais au moment-même où il appuyait sur le chien de son pistolet, la sorcière pivota sur ses talons et planta son œil mort droit dans les siens. Déstabilisé, Le Géheu se figea. Bachelefeu hurla quelque chose que le capitaine ne comprit pas. Quelque chose dans la langue des curés. Il sentit alors un de ses propres bouts s’enrouler brusquement autour de sa gorge, et le soulever dans les airs. Il se débattit avec l’énergie du désespoir, tentant de s’extirper du filin qui l’étranglait, mais le maléfice qui l’avait ensorcelé était bien plus puissant que ses pauvres muscles de Moldu. L’homme se raidit peu à peu, son souffle l’abandonna, et sa vision se brouilla. La dernière chose qu’il vit fut ses derniers hommes en train de se jeter par-dessus bord…


- Alors, qu’est-ce qu’on a pris ?


L’attaque était terminée. L’équipage de L’Anémone avait été décimé, et sa cargaison pillée et sa carcasse laissée à l’abandon. Roselyne Bachelefeu contemplait le vaisseau ennemi, dont ils s’étaient éloignés d’une encâblure. Ustache le Noir, le second, le plus ancien compagnon de Roselyne, observa les tonneaux que leurs hommes venaient de ramener à leur bord.


- Du rhum, du tabac et des clous de girofles...


- Pas d’or, donc, pesta Roselyne.


- Bah, c’est déjà bien, non ? répliqua avec enthousiasme le grand homme à l’espadon. On vient à peine de prendre la mer, on a tout le temps de trouver son pèse à vot’ sarrasin, capitaine.


- La ferme, Avechul, lança Roselyne sans même le regarder.


Le gaillard eut un rictus et fit virevolter sa vieille épée allemande. C’était un chevalier de Malte renégat qui s’était fait pirate par goût du lucre. Roselyne l’avait fait évader de prison sept ans auparavant et, impressionnée par sa carrure imposante, avait fait de lui un de ses lieutenants. Dépitée, Roselyne cracha dans la mer et visa avec précision L’Anémone en ruines de sa baguette magique.


- Confringo ! cria-t-elle.


Sa boule de feu atteignit de plein fouet la sainte-barbe, et le peu qu’il restait de L’Anémone explosa aussitôt. Le bois, le verre et le métal valdinguèrent aux quatre vents dans un vacarme épouvantable. Le fier navire ne fut bientôt plus qu’une épave encore brûlante s’enfonçant lentement dans l’eau. Les flibustiers borgnes poussèrent des acclamations sauvages et des rires cruels. Très fière d’elle, Roselyne caressa sa baguette magique et s’adressa à son équipage :


- Bon, les blessés, faites la queue, que j’vous rafistole !


Les pirates obéirent docilement, comparant entre eux, hilares, leurs blessures dont certaines étaient pourtant graves. Mais avec ses pouvoirs, Roselyne Bachelefeu était plus efficace que n’importe quel chirurgien de bord. Grâce à quelques formules qui soignaient plaies et brûlures, ses marins étaient frais comme des gardons après chaque abordage en un clin d’œil, ce qui faisait d’eux d’infatigables fléaux des mers, eux qui naviguaient à bord d’un bâtiment qui n’avait jamais besoin de faire escale pour réparer ses avaries.


- EpiskeyVulnera Sanentur… allez, du large Connoly, y’en a derrière toi qui attendent ! Oh, Marcia, qui t’a fait mal ?


Marcia, la cuisinière, baissa la tête. C’était une jeune fille aux cheveux noirs, toute petite, qui rosissait pour un oui ou pour un non. Elle avait une vilaine blessure sur le bras droit.


- Ça c’est passé pendant la canonnade, capitaine, dit-elle d’une voix faible. Un boulet ennemi a atteint la coque, capitaine, alors j’ai reçu un éclat de bois, capitaine.


- Moooh, montre-moi ça, ma petite sardine… et les autres, z’avez rien de mieux à faire que de m’regarder ? Cassez-vous, quoi !


Marcia s’approcha, le teint empourpré, sous le regard dédaigneux des autres forbans. Depuis toujours, le fait que Roselyne se soit entichée de cette gamine timide et maladroite et l’ait intégrée à l’équipage du Vaisseau Fantôme les laissait particulièrement perplexes. Mais ceux qui osaient lui en faire le reproche avaient droit à un Maléfice Dysentrique en guise de réponse. Marcia était aussi surnommée l’Exemptée, car contrairement aux autres matelots, elle avait toujours ses deux yeux. A ce sujet, Roselyne avait déclaré qu’elle « n’avait pas pu se résoudre à crever un de ces magnifiques yeux verts ».


Car tel était le sacrifice qu’elle exigeait de chacun de ses matelots. A travers le monde, bien des canailles désargentées rêvaient de rejoindre le légendaire équipage de Roselyne Bachelefeu. Aussi, depuis qu’elle avait perdu son œil gauche, la capitaine demandait à chaque pirate qui souhaitait rejoindre son bord de se poignarder le sien en guise de tribut. Officiellement, c’était un signe de respect et d’engagement envers elle. Officieusement, c’était pour que, au cas où l’un des matelots la défiait personnellement, ils aient tous les deux le même handicap.


Roselyne posa ses lèvres sur la blessure de Marcia. La cuisinière frémit légèrement, et les personnes aux alentours détournèrent le regard. La capitaine remonta lentement le long du bras de Marcia, marmonnant des paroles inaudibles. Puis, elle releva la tête : il n’y avait plus aucune blessure.


- Et voilà, ’a plus rien ! Si t’allais nous chercher une bonne barrique de tafia, maintenant ?


- Oui, capitaine. Tout de suite, capitaine.


Marcia fit une petite révérence et se dirigea vers les cales. L’œil valide de Roselyne se posa ouvertement sur son derrière. Après avoir soigné les derniers blessés, la capitaine sortit une pipe en écume de mer de son manteau, la bourra de tabac et l’alluma avec sa baguette. Elle réfléchit à quel cap ils allaient suivre, à présent…


- Capitaine, regardez, à bâbord ! s’écria soudainement la vigie.


Roselyne leva la tête. Dans le ciel, un oiseau venait de sortir des nuages et volait droit vers leur navire. Les pirates l’entendirent pousser un cri aigu. C’était un faucon dont les ailes étaient d’une curieuse couleur orange.


- Mais… mais c’est Sheik Ïtho ! s’exclama Ustache.


Le faucon bien connu décrivit quelques cercles, puis se posa sur l’épaule de Roselyne. Il portait une lettre entre ses serres. Sans même avoir à la saisir, Roselyne savait de qui elle était.


- C’est le vieux Hussein qui nous écrit, camarades ! s’exclama-t-elle avec gaieté, sa pipe calée entre ses dents.


Hussein Kebir, le quatorzième directeur de Lettockar, l’école secrète de sorcellerie. Pour Roselyne Bachelefeu, il était un mentor, le meilleur professeur qu’elle ait eu en tant qu’apprentie sorcière, à l’école cachée des Nés-Moldus. Ils étaient en contact permanent depuis qu’elle s’était engagée dans la piraterie, il l’avait même aidée à enchanter son navire. Ensemble, ils l’avaient doté d’une vitesse prodigieuse, d’une forte résistance au feu et aux boulets de canon et d’une facilité à manœuvrer déconcertante. Par reconnaissance, une partie de ses pillages allait aux caisses de Lettockar. Un accord qui n’était ceci dit pas au goût de tous les membres de l’équipage…


Roselyne lut la lettre, et, à la grande surprise d’Ustache, perdit son sourire enjoué. Elle avait le regard fixé sur la missive, ne tirant même plus sur sa pipe. L’air grave, elle l’ôta de sa bouche et, sans donner d’explication, commanda d’une voix forte :


- On vire de bord, on retourne à Lettockar !


Cet ordre fut accueilli avec consternation par les matelots.


- Quoi ? Déjà ?


- On vient à peine d’en partir ! On a même pas fait d’escale !


- C’est chiant !


Roselyne ignora ces protestations. Elle rangea le morceau de parchemin signé du directeur de Lettockar dans sa poche et, d’un geste, fit s’envoler Sheik Ïtho. Ustache s’approcha d’elle, l’air inquiet.


- Qu’est-ce qu’il a écrit ? lui demanda-t-il dans un murmure.


- Peux pas te le dire tout de suite, répondit Roselyne du coin des lèvres. Tout le monde à son poste ! s’écria-t-elle à l’intention de équipage.


Elle entendit alors un gros cri courroucé exploser derrière elle. Elle vit Avechul frapper le mat de son épée et y tailler une grosse encoche.


- Capitaine, on en a marre des lubies de votre sarrasin ! mugit-il. On pourrait être à Tortuga, à picoler dans les bras des catins ! Au lieu de ça, on risque notre couenne à piller pour le compte de Kebir alors qu’on a déjà passé dix semaines en mer, et là on doit r’tourner d’où on vient juste parce qu’il vous l’demande ! Pourquoi on fait ça ? Pourquoi on doit obéir comme des caniches à un sale arabe ?


- Endoloris !


Le chevalier parjure fut frappé de plein fouet par le sortilège Impardonnable et il se mit à hurler de douleur. Alors que son capitaine maintenait sa baguette magique pointée sur lui, il tomba à terre, son corps massif secoué de convulsions. Les matelots, qui avaient déjà vu ce maléfice à l’oeuvre, se recroquevillèrent, terrorisés. Même l’herculéen Avechul ne pouvait résister à une telle douleur. Roselyne Bachelefeu n’avait même pas besoin de fouet pour punir ses subordonnés les plus récalcitrants. Les catins des ports étaient d’ailleurs souvent surprises que les dos des pirates du capitaine Bachelefeu qu’elles recevaient dans leurs couches soient parfaitement intacts. La sorcière serra les dents, les lèvres frémissantes. Elle dit d’une voix doucereuse mais pleine de rage :


- Parce que sans lui, sans ce qu’il m’a enseigné, je ne serais pas la grande sorcière que tous les marins du monde craignent. Parce que sans lui, je n’aurais jamais fait du Démonteur de mers le joyau de la flibuste qu’il est. Parce que sans lui, vous seriez tous restés des clochards et des voleurs de poissons. Parce que sans lui, Avechul, à l’heure qu’il est, tu nourrirais les choucas, pendu au bout d’une corde !


Elle mit fin à son sortilège Doloris, et Avechul cessa de convulser, mais il continuait à geindre et à ahaner. D’un tournemain, Roselyne rangea sa baguette magique dans un compartiment caché dans la poignée de son épée. L’ancien chevalier se releva, les genoux tremblants, et s’en alla clopin-clopant, totalement ratatiné. Ustache secoua la tête. Quel crétin ingrat, cet Avechul. Grâce à Roselyne, il était déjà bien plus riche que n’importe quel pirate d’un autre équipage, alors il était bien culotté de contester ses décisions.


- Le Démonteur de mers… ? répéta alors Vicky, la maîtresse canonnière, incrédule.


- Ouais, j’ai improvisé ce nom, répondit Roselyne, mais c’est vrai qu’il est pas très bon. On le prend pas.


Les pirates se regardèrent, médusés. Cela faisait bientôt 10 ans qu’ils écumaient les océans, mais ils n’avaient jamais réussi à trouver un nom pour leur navire. A chaque fois, les patronymes proposés en mécontentaient certains et ils finissaient toujours par se taper dessus. Leurs proies parlaient donc simplement d’un « vaisseau fantôme ». Le capitaine Bachelefeu alla se poster à la barre de son navire. Elle donna un grand coup à bâbord et hurla :


- Au travail, bande de pouilleux ! Cap sur Lettockar !

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