Dollhouse
Une seconde. Une seule seconde. Une seule seconde durant laquelle je n’avais pas senti la constante et crispante activation continue de mon corps. Une seule seconde après mon carnage durant laquelle je n’étais pas assommé par l’état d’urgence incessant de mon corps. Une seule seconde pendant laquelle le corps de Theodore ne m’avait plus semblé connecté au mien. Le corps humain n’était pas fait pour cela. Il n’était pas censé supporter cela, ni mon corps, ni celui de Theodore. L’état d’alerte dans lequel mon corps était continuellement soumit depuis maintenant des heures n’était censé durer que quelques minutes, lors de la confrontation directe au danger. Ensuite, c’était censé retomber, et là déjà, lorsque c’était le cas, l’activation du corps était telle que les personnes ressentaient souvent un abattement et une fatigue extrême qui avait du sens. C’était inhumain. Être constamment dans cet état d’alerte, la respiration aussi accélérée que le rythme cardiaque, les intestins tordus et les muscles contractés, la nausée constante et la sensation vertigineuse d’être sur le point de tomber. Parce que son corps m’appelait. Oui, c’était inhumain, et si j’étais tout à fait honnête je ne savais pas combien de temps mon propre corps serait capable de le supporter, sans même parler du sien. Il avait subi un doloris qui l’avait plongé dans l’inconscience avant d’être enfermé dans une cage qui le torturait constamment. Inhumain, il n’y avait pas d’autres mots.
Le vent frappait violemment mon visage maintenant que j’avais retiré mon Masque depuis que Ragnar avait pris de la hauteur sur les villages en feu que j’avais détruits. Je sentis une larme couler sur mon visage, se mêlant avec mes sueurs froides qui ne pouvaient pas cesser, elles non plus. Son cœur tiendrait-il seulement ? Le corps humain n’était pas fait pour endurer tant de souffrance, moins encore pendant tant de temps. Était-il possible que son cœur finisse par lâcher, trop épuisé par cette torture qui n’en finissait pas ? Avait-il au moins pu récupérer un peu de l’endoloris qu’il avait subi, ou est-ce que cette nouvelle torture ne faisait que rendre les choses pires encore sur un corps déjà trop affaibli ? Est-ce qu’il allait avoir la force physique de tenir, lui et son corps ? Une nouvelle nausée monta en moi en un reflux gastrique que je retenais à l’intérieur de moi. Je me savais incapable de manger en l’état, et il fallait que je garde des forces pour lui. Je venais d’en dépenser beaucoup en magie noire, et je ne pourrais pas me reposer tant qu’il ne me serait pas rendu. Tant que son corps ne cesserait pas de m’appeler. Tant que je ne le saurais pas en vie, et en sécurité.
Le soulagement minime que je venais de ressentir après avoir massacré ces innocents s’était déjà dissipé depuis trop longtemps, et il ne restait plus que la terreur. D’une sommation télépathique, j’ordonnai à Ragnar de se rendre à nouveau à notre Quartier Général. Tout ce qu’il restait de moi, il fallait que je lui donne. Tout ce que je pouvais lui apporter, il fallait que je lui offre. Peu importait ce que cela me coûterait à moi, cela n’avait pas la moindre espèce d’importance. C’était lui qui souffrait, moi je ne goûtais que les miettes de sa souffrance.
Alors Ragnar vola dans la nuit, à travers les nuages et à travers les étoiles sans que je ne puisse me permettre d’apprécier une goutte de la vue qu’il m’offrait. Je me rendais compte d’à quel point le monde me semblait triste et laid, lorsque Theodore n’était pas à mes côtés. Je me rendais compte d’à quel point il n’y avait rien qui pouvait éveiller mon intérêt lorsque Theodore n’était pas à mes côtés. Encore une fois, je me rendais compte d’à quel point je n’avais pas d’avenir s’il n’était plus à mes côtés.
Je me précipitais à l’intérieur de la grotte dès que nous étions arrivés à ses pieds. Je savais que si je me faisais prendre, je serai certainement puni sans la moindre merci, mais peu m’importait. Il fallait que je parvienne à lui offrir un peu de répit, autant que je le pourrais, pour permettre à son corps de récupérer et à son cœur de se reposer, ne serait-ce qu’un instant. Le Quartier Général était vide lorsque j’y arrivais. La nuit toucherait bientôt à sa fin, et je supposai que tout le monde dormait bien au chaud dans leurs lits. Theodore n’avait pas ce luxe. Je me dirigeai avec hâte vers les cachots où je savais désormais qu’il était, passant devant nos prisonniers entassées, une larme perlant sur ma joue de ressentir sa douleur et ses appels désespérés. Le cœur lourd, j’ouvrais la porte du cachot où il était gardé, lui aussi prisonnier. J’utilisais toutes les forces qu’il me restait pour ne pas tomber à genoux d’horreur devant la vue qui s’imposait devant moi. Il était recroquevillé dans sa cage, gémissant faiblement de douleur tandis que son corps tremblait comme une feuille. Je devais arriver jusqu’à lui. Je courrai jusqu’à lui avant que mes jambes ne me cèdent devant ce spectacle abominable, et me laissai tomber à genoux juste devant sa cage. Les larmes perlèrent sur mes joues alors que j’étais confronté à son visage contrit par la douleur. Du sang séché avait coulé de son nez et tâchait ses lèvres. Ses yeux étaient fermés, ses jambes recroquevillées sur son torse alors qu’il était allongé sur le côté. Mon frère…
Les larmes perlant continuellement sur mes joues, je tendais la main dans la cage pour caresser ses cheveux. Il ne réagit pas à mon contact, trop piégé dans la douleur de sa torture pour sentir la douceur de mon geste.
- Je suis là, pleurai-je à travers notre lien. Je suis juste là.
Il ne me répondit pas non plus. Je prenais une profonde inspiration pour rassembler toute mon énergie magique, et fermais les yeux à mon tour sans enlever ma main de ses cheveux, mon épaule brûlant contre les barreaux maudits de la cage alors que je plongeai dans son esprit en gardant une double attention sur le présent afin de pouvoir réagir si quelqu’un venait à entrer.
Je ne ressenti pas sa douleur physique, et je me demandais si c’était à cause de mon attention duelle qui me rendait spectateur de son esprit, et non pas partie intégrante de celui-ci au travers de lui. À la place, une scène qui n’existait pas dans la réalité se déroulait sous mes yeux. De la neige, et de la glace. Il y avait de la neige partout autour de nous dans une forêt que je n’avais jamais vue. Il faisait abominablement froid, cela je le ressentais. Si froid que les parties de mon corps non protégées par des vêtements me brûlaient. Devant moi s’étendait un lac gelé sur lequel Theodore était à genoux. Il pleurait, son visage livide alors qu’il regardait sous lui. Je m’approchais en courant vers lui, mes pieds s’enfonçant dans la neige qui craquait sous mon poids. Il ne releva pas le visage vers moi, et ne sembla pas entendre ma voix lorsque je l’appelai. L’horreur était lisible sur son visage, ses yeux analysant frénétiquement l’information qui semblait se trouver sous eux. Soudain, il envoya ses deux bras en l’air au-dessus de sa tête, et frappa de toutes ses forces la glace du lac sur lequel il se tenait. Je baissai les yeux à mon tour. Pansy était piégée sous la glace. Je réalisai avec horreur que cette cage n’infligeait pas que des tortures physiques, elles étaient également psychologiques. Theodore hurla alors qu’il relevait ses poings fermés vers le ciel avant de les laisser s’abattre de toutes ses forces sur la glace qui lui prenait sa Pansy. Elle ne se brisa pas. Il recommença. Elle ne se brisa pas. Il recommença. Je demeurai interdit un instant, me demandant ce que mon frère venait de traverser pendant que j’étais trop occupé à cramer des villages sans importance. Les larmes perlaient sur ses joues, rendant ses yeux extraordinairement bleus plus brillants encore. Il hurlait, il hurlait de rage à tue-tête alors qu’il ne cessait d’envoyer ses poings en l’air avant de les laisser s’écraser sur la glace. Ses mains se mirent à saigner, mais il n’arrêta pas. La glace ne se brisa pas. Dans un cri plaintif teinté de son infame douleur, il envoya d’abord son poing droit, puis son poing gauche contre la glace en des mouvements alternés qui ne cessaient pas. La glace devint rouge du sang qu’il perdait de ses mains blessées. Il n’arrêta pas. La glace ne se brisa pas. Il hurla de toute son âme, sa douleur remplissant la vaste forêt, les larmes perlant sur ses joues alors qu’il gardait ses yeux horrifiés rivés sur le corps de Pansy sous la glace, la frappant sans répit. Elle ne se brisa pas, et bientôt une mare de sang recouvrait la blancheur éclatante du lac gelé.
Je me forçai à ignorer la douleur dans ses cris, celle sur son visage, et son sang qui recouvrait la glace pour me concentrer. Je sentis que cela m’était difficile, mon corps étant à bout de forces, mais je m’y attelais sans relâche pour lui offrir un peu de repos. Je repoussai mes limites physiques et fermai mes yeux pour aller chercher dans mes entrailles toute la force qu’il me restait. Lentement, je faisais disparaître le sang sur la glace, les arbres autour de nous, et cette forêt que nous ne connaissions pas. Je cherchais dans son esprit les souvenirs qui étaient les plus chargés positivement d’émotions. C’était quelque chose que je pouvais sentir, lorsque je m’aventurais en tant que moi-même dans l’esprit de quelqu’un d’autre. Les souvenirs positifs les plus forts avait quelque chose de vibrant, une énergie lumineuse lorsqu’on les passait qui les faisaient sortir du lot. L’un d’entre eux, comparé au reste, semblait particulièrement chargé en émotions positives, alors je le choisissais. Je regardais autour de nous alors que le Theodore adulte sous mes yeux disparaissait, et qu’une nouvelle scène se dessinait devant moi.
Je reconnaissais immédiatement le paysage. Il neigeait, là-encore, mais cette scène n’était pas tâchée de sang. Il y avait également des arbres sur la gauche, mais ils n’avaient rien d’angoissant, ils nous étaient familiers. Derrière moi, je le savais, se tenait le manoir. Et devant s’étalait la plaine qui habitait maintenant Sekhmet et Ragnar, tout en long en une pente impressionnante. Soudain, des rires enfantins parvinrent à mes oreilles. Comme si je n’étais pas là, le petit Drago que j’étais, de 6 ans à peine, passa en courant à travers moi, tenant par la main et trainant derrière lui de force le petit Theodore. Je ne pouvais empêcher un sourire sur mes lèvres alors que nos manteaux, nos écharpes et nos bonnets étaient plus gros et plus épais que nous, encore si petits.
- Ça va être génial, tu vas voir ! promit le petit Drago qui trainait un Theodore qui ne semblait pas rassuré du tout.
Leurs écharpes volaient derrière eux alors qu’ils couraient en remontant tout en haut de la plaine. Je me rappelai de ce jour-là, moi aussi. Je n’aurai néanmoins jamais soupçonné qu’il avait eu autant d’importance pour Theo. Nous étions déjà nettement plus proches à nos 6 ans, et il me regardait dans les yeux, mais j’étais encore le seul, et il n’était pas encore complètement détendu, même avec moi. Lorsqu’ils arrivèrent tout en haut de la plaine, le petit Drago que j’étais, son visage tout souriant et surexcité, posa sur le bord plus plat la luge qu’il tenait de son autre main. Il tourna des yeux encourageants et un large sourire vers le petit Theodore tout emmitouflé à côté de lui.
- Vas-y ! l’encouragea-t-il alors que le petit Theo avait l’air tout bonnement effrayé, ses deux yeux bleus grands ouverts, regardant le petit Drago, interdit.
Le petit Drago n’avait pas mis trop longtemps à comprendre que Theodore n’avait jamais fait de luge, et qu’il avait peur.
- Tu veux que je te montre d’abord ? proposa-t-il alors avec un sourire.
Le petit Theodore, dont la moitié du visage était cachée par sa grosse écharpe, et l’autre par son bonnet, acquiesça sans un mot. Sans besoin d’être plus prié, le petit Drago que j’étais sauta sur la luge et se laissa glisser le long de la plaine, ses bras grands ouverts alors qu’il criait de joie pour montrer à son ami que tout allait bien. Je tournais les yeux vers le petit Theodore à côté de moi. Ses immenses yeux bleus étaient rivés en analyse sur le petit Drago qui dévalait à toute vitesse la pente de la plaine, s’illuminant doucement jusqu’à ce qu’un grand sourire ne s’étale sur ses lèvres. Doucement, les épaules du petit Theodore sursautèrent alors qu’il riait doucement comme le petit garçon timide qu’il était à l’époque. L’amour brûlait au fond de ses yeux qu’il avait posés sur moi à l’époque, se demandant surement encore ce que c’était que ce petit garçon qui chahutait tant. Je ne savais pas, à cette époque, qu’il posait déjà des yeux comme ceux-là sur moi. Lorsque le petit Drago, arrivé en bas, se retourna pour remonter en courant, la luge en main, le sourire s’effaça des lèvres du petit Theo. À bout de souffle, les joues rougies par l’effort sur sa peau pale, le petit Drago aux yeux gris posa la luge devant Theodore.
- A toi maintenant ! l’encouragea-t-il encore.
Le petit Theodore fit non de la tête, une nouvelle fois sans un mot, ses yeux baissés sur la neige. Cette fois encore, le petit Drago n’eut pas besoin de beaucoup de temps pour analyser correctement la situation.
- Est-ce que ça te rassurerait si je faisais avec toi ? proposa-t-il alors avec un petit sourire.
Le petit Theodore ne releva pas ses yeux timides vers le petit Drago, et il acquiesça simplement. Sans ne plus attendre, le petit Drago s’assit à l’arrière de la luge, clairement non effrayé qu’elle s’en aille en avant pour sa part. Lorsqu’il fut installé à genoux, il tendit une main ouverte sur sa gauche, où le petit Theodore se tenait. Au travers de son souvenir, je sentis le cœur de Theodore battre la chamade à cet instant. Il regarda cette toute petite main tendue, hésitant un instant, puis il la saisit pour venir prendre place précautionneusement sur la luge à son tour. Il s’installa maladroitement, et je descendais doucement la pente alors qu’ils prenaient place pour pouvoir admirer plus encore de cette scène dont je profitais avec lui, lui étant en cet instant dans son corps d’enfant en train de revivre le souvenir. Je sourirai à cela. Le petit Theodore était donc installé devant, ses mains fermement cramponnées sur les côtés de la luge, ce qui n’échappa pas au petit Drago. Il avait l’air tout bonnement terrorisé, ne puis-je m’empêcher de sourire avec nostalgie.
- Prêt ? demanda le petit Drago enthousiaste.
Le petit Theodore finit frénétiquement non de la tête. Le rire du petit Drago retentit joyeusement derrière lui.
- Mais si, t’inquiètes pas, je te tiens ! le rassura-t-il alors qu’il enfermait un bras autour du ventre de Theodore.
De sa main libre, le petit Drago fit glisser la luge du haut de la pente.
- Ne me lâche pas ! hurla alors le petit Theodore.
Le deuxième bras désormais libre du petit Drago vint s’enfermer de l’autre côté du ventre de Theodore, le tenant fermement contre lui. Je ne pus m’empêcher de rire devant le visage tout bonnement terrorisé du petit Theodore qui ouvrait grand la bouche pour hurler alors que la luge prenait de la vitesse dans sa descente, tandis que le petit Drago hurlait de joie derrière-lui. Constatant finalement que le petit Drago ne le lâchait pas, le petit Theo cessa d’hurler, et doucement, un grand sourire s’étala sur ses lèvres. Il desserra sa prise sur la luge pour venir ouvrir les bras tandis que le petit Drago le tenait toujours aussi fermement, et à son tour, le petit Theodore se laissa aller, se sachant en parfaite sécurité, et il hurla de joie à son tour. Je vis mon propre petit visage sourire alors que je le regardais du coin de l’œil. Le bonnet de Theodore vola derrière lui alors que la luge prenait plus de vitesse encore, ses petites bouclettes noires volant derrière lui alors que nous dévalions la pente. Je pouvais sentir le cœur de Theodore battre chaleureusement dans ce souvenir. Mon propre cœur se réchauffa dans mon poitrail alors que les enfants que nous étions arrivèrent en bas de la pente, simplement heureux. Je ne pus m’empêcher de me rappeler que cela, ce qui m’avait paru si simple et anodin à l’époque, faisait aujourd’hui partie des souvenirs les plus précieux et les plus chaleureux de Theodore. Je me demandais si c’était parce que je lui avais tendu la main, ou encore parce que je ne l’avais pas lâché, comme je le lui avais promis. Parce que je lui avais offert la sécurité qu’il n’avait jamais connue dans son enfance.
Son souvenir continua en sautant une partie de cette après-midi-là pour nous mener après avoir mangé, alors que le petit Theodore semblait me chercher dans le manoir silencieux. Je le suivais alors qu’il pénétrait dans le salon. Le petit Drago était là, débarrassé de sa doudoune, de son écharpe et de son bonnet, allongé lassement sur le canapé, ses petites jambes pendant dans le vide, ses yeux fermés et sa bouche ouverte. Il dormait, visiblement plongé dans une sieste profonde. Le petit Theodore, à côté de moi, demeura immobile un instant, regardant ce petit garçon que j’étais dormir. Puis finalement il tourna le visage derrière-lui vers l’entrée du salon, regardant autour de lui comme pour s’assurer qu’il n’y avait personne. Doucement, il approcha ensuite du canapé, et s’allongea à côté du petit Drago, l’air tout timide. Lorsqu’il fut allongé à côté de lui, son dos contre le flan du petit Drago, l’enfant que j’étais autrefois sentit visiblement sa présence, et se retourna contre lui. Le petit Drago balança son bras sur le ventre de Theodore et reposa là, tout contre lui. Sous ce geste, les yeux du petit Theodore s’ouvrirent grands de surprise, ses joues prenant une teinte de rouge attendrissante, figé. Contre son oreille, le petit Drago ronfla, et le petit Theo sourit alors tendrement. Il s’autorisa finalement à fermer les yeux à son tour, bercé par les ronflements de celui qui devenait son frère, et ne tarda pas à s’endormir à son tour. Une larme perla sur ma joue devant ce spectacle douloureusement chaleureux, puis le souvenir s’éteignit, et doucement l’image du petit Theodore sur le côté dormant contre le petit Drago fut remplacée par le grand Theodore, allongé sur le côté sur le sol dur sous sa cage.
Mon épaule me brûla atrocement, et je fus obligé de retirer ma main de ses cheveux pour enlever mon bras de la cage vibrante de magie noire. Et la douleur reprit. Et l’appel incessant de Theodore reprit. Je n’avais plus de magie à dépenser, arrivé au bout de moi-même. Une nouvelle larme perla sur ma joue. Je regardais son visage qui me paraissait comme endormi. Theodore souriait.
Je claudiquais faiblement hors de la grotte, plus affaibli que je ne l’avais imaginé. Je ne pouvais pas rester auprès de lui, peu importait à quel point je le désirai. Je ne pouvais pas être découvert là. Mon hyperventilation due à l’état d’alerte qu’avait repris mon corps ne faisait que m’épuiser plus encore. Je m’appuyais contre les parois de pierre de la grotte pour me diriger vers la sortie, finalement arrivé au bout de moi-même. Je voyais flou, et ma respiration saccadée résonnait sourdement dans mes oreilles. La nausée qui accompagnait l’état d’activation de mon corps reprit plus fortement à chaque nouveau pas que je faisais, elle aussi, et les tremblements de mes muscles épuisés me rendaient la tâche de marcher terriblement difficile. Lorsque j’arrivais finalement au bout de l’entrée, la lumière orangée du jour qui se levait m’aveugla. D’une main tremblante sur la roche alors que le vide s’étalait sous moi, je tentais de respirer en me demandant comment j’allais trouver la force de transplaner jusqu’au sol. Une nouvelle vague de sueurs froides me parcouru l’échine alors que le corps de Theodore continuait d’appeler le mien, et la force de ma nausée me reprit. Je me penchais en avant alors que je vomissais dans le vide, mes tripes se tordant à l’intérieur de moi. Pantelant, je regardais le vide sous moi. Ma vision se fit plus floue. Mes yeux se fermèrent. Je me sentis tomber dans le vide, le vent me frappant de plein fouet. Quelque chose de gros et de dur me rattrapa. Un bruit d’ailes parvint à mes oreilles. Ragnar, songeai-je avant de perdre conscience.
Quand j’ouvrais les yeux à nouveau, j’étais dans mon lit. Je savais que peu de temps s’était écoulé, parce que le soleil était à peine levé au travers de la fenêtre de ma chambre. Si j’avais été sonné une heure, c’était sans doute le maximum. Je ne pouvais pas dormir, parce que la douleur ne cessait pas. Parce que l’activation de mon corps ne cessait pas. Parce que la douleur de Theodore ne trouvait pas de fin. Des bruits en bas attirèrent mon attention. Je me relevai sur mon lit pour découvrir que j’avais été dévêtu. Des cicatrices plus imposantes que je ne m’en étais rendu compte marquaient mon épaule là où j’avais enfoncé mon bras à plusieurs reprises dans la cage pour atteindre Theodore. Elles avaient déjà cicatrisé. J'avais été soigné. Je supposai qu’il devait en être de même pour les multiples plaies que je savais avoir sur le visage ainsi que sur mon crâne. Les bruits en bas continuèrent. J’entendis un rire. Mon sang se glaça. Un rire ?
Je me levai de mon lit en trombe, ne prenant pas même la peine de mettre un tee-shirt pour couvrir mon torse nu. Tout mon corps m’était douloureux, et mes muscles étaient épuisés. Je l’étais, moi aussi, mais je ne pouvais pas trouver de repos parce que l’activation de mon corps ne parvenait pas à se calmer. Le danger était toujours là, constamment. Il menaçait Theodore, constamment. Les rires s’intensifièrent. Je descendais les marches de l’escalier quatre à quatre, la rage faisant bouillir mes veines et le sang ne parvenant toujours pas à mon cerveau pour me permettre d’élaborer des pensées censées. Je déboulais dans la salle à manger d’où provenaient les rires et me stoppait devant le spectacle qui se déroulait sous mes yeux.
Blaise, Pansy et ma mère étaient attablés ensemble, des kilomètres de nourriture disposés sur la table à manger. Ils étaient en train de rire ensemble quand j’avais débarqué, leurs visages concernés désormais tournés vers moi.
- Drago, me sourit alors ma mère chaleureusement.
Je voyais rouge. Je regardais Blaise. Il y avait une lueur joueuse apaisée dans son regard. Je regardais Pansy. L’ombre d’un sourire était toujours présent sur ses lèvres pulpeuses. Je regardais ma mère. Elle m’accueillait toujours avec chaleur. J’avais l’impression d’être en plein délire. Je me demandais si ce n’était pas le cas, en fait. Ce ne pouvait pas être réel. Ils ne pouvaient pas être tranquillement en train de prendre un petit-déjeuner de roi, riant les uns avec les autres comme si tout allait bien pendant que Theodore subissait les pires immondices, enfermé dans un cachot à même le sol, sans pouvoir trouver une seule seconde de répit. Pas après tout ce qu’il avait fait pour eux. Ils ne pouvaient pas être délibérément en train de passer un si bon moment alors qu’ils savaient ce qu’il lui arrivait. Ils ne pouvaient pas se montrer si insensible à sa douleur, à lui. À moi. Avaient-ils passé une bonne nuit ? M’entendis-je penser alors que je demeurai figé tandis que ma mère se levait de l’autre bout de la table. Avaient-ils eu de beaux rêves ? Avaient-ils pu avoir leurs 8heures de sommeil quotidiennes ? Avaient-ils bon appétit ce matin ?
Je ne contrôlais rien de mes pensées ni de mon corps quand mes bras se balancèrent devant moi pour envoyer valser les plats qui se tenaient devant moi sur la table rectangulaire. Blaise et Pansy se levèrent dans l’urgence de peur d’en prendre en pleine gueule.
- PUTAIN, ÇA VA PAS DRAGO ?! s’indigna Pansy alors que je réitérai mon geste en allant chercher plus loin encore.
Mes bras me faisaient mal. Mon cœur me faisait mal. Ma vue me faisait mal. Mon ouïe me faisait mal. Mon ventre me faisait mal. Mes jambes me faisaient mal. Mon âme me faisait mal.
- COMMENT OSEZ-VOUS ?! beuglai-je hors de moi alors que je longeai la table pour balancer toute la nourriture que je pouvais atteindre.
- Drago ! hurla Blaise à son tour de l’autre côté de la table.
Enragé. J’étais une bête enragée. Je ne pouvais pas concevoir qu’ils aient si peu de considération pour ce qu’il était en train de traverser. Comment pouvaient-ils manger ? Comment pouvaient-ils rire ? Comment pouvaient-ils rire ?
De toute ses forces alors que j’avançais dangereusement jusqu’à l’autre bout de la table rectangulaire, Pansy tenta de me pousser de ses deux mains ancrées sur mon torse.
- PUTAIN TU VAS TE CALMER DRAGO ! beugla-t-elle à son tour sans pouvoir me faire broncher.
- COMMENT OSEZ-VOUS ?! hurlai-je encore à pleins poumons, la rage déformant certainement mes traits.
Je ne touchais plus terre. Il ne restait que l’incrédulité horrifiée de les trouver ainsi comme s’il s’agissait là d’un heureux dimanche en famille. Je n’avais plus de prise sur rien. Plus de prise sur mon corps, plus de prise sur mes pensées, moins encore sur mes paroles. Il ne restait que la colère et la douleur. D’un bras que j’envoyais sur la table, je retournai les plats qu’il y restait dans un vacarme fracassant, répandant de la nourriture et des jus sur le tapis de la salle à manger.
- COMMENT OSEZ-VOUS ?! répétai-je, hors de moi.
Ma mère s’approcha doucement de moi tandis que Pansy reculait, comme essayant à m’éviter. Ma mère ne me regardait même pas avec colère. Cela ne m’enrageait que plus encore. Ses traits étaient fatigués, mais elle me regardait avec compassion. Et tout doucement, elle marcha vers moi.
- COMMENT OSEZ-VOUS ?! lui hurlai-je dessus.
Elle ne sursauta pas, et elle ne fléchit pas non plus. Elle ne sursauta pas, et elle ne prit pas peur. Elle continua d’avancer doucement vers moi jusqu’à se trouver à quelques centimètres de moi seulement. Ses yeux bleus pleins de chagrin étaient rivés sur moi. Ils étaient remplis de larmes. Elle m’ouvrit ses bras.
- Comment osez-vous ? pleurai-je alors, me décomposant devant elle.
Elle m’encercla de ses bras aimants. Je ne lui rendais pas son étreinte alors que je sanglotais dans le creux de sa frêle épaule, son odeur de maman se répandant dans mes narines. Elle me serra contre elle.
- Comment osez-vous…, sanglotai-je alors que je laissai mon visage s’enterrer en elle.
Je m’accrochais désespérément à sa robe, sanglotant dans ses bras. Elle ne dit rien. Elle ne prononça pas le moindre mot. Elle me serra simplement dans ses bras, accueillant ma rage et ma souffrance sans pareille. Je sanglotais comme un enfant contre elle. Tout me faisait mal. Mes pensées me faisaient mal. Mon corps me faisait mal. J’avais mal à mon âme. Et je ne trouvais pas de repos. Je ne trouvais pas une seule seconde de repos. Comme l’enfant que j’étais autrefois, je sanglotais dans les bras que m’offrait ma mère. Je me reposai contre elle et laissai mon corps se faire lourd contre le sien. Et elle me soutenait, et elle me recevait de son amour inconditionnel. Des sanglots abominables me secouaient alors que je demeurai tremblant contre elle. Ses mains caressèrent mon dos, et doucement elle me berça de gauche à droite contre elle. Elle apposa un baiser sur mon crâne, puis d’une main elle caressa mes cheveux. Et je sanglotais contre elle, réduit à néant par son amour. Réduit au silence par son amour. Réduit au calme par son amour. Ma mère, et celle de Theodore. Ma maman. Je m’effondrai contre elle, et pleurai toute ma douleur dans la chaleur de son épaule. Je m’accrochai à elle comme je m’accrochai à mes derniers espoirs d’une vie tranquille. Je m’accrochai au peu de chaleur que je trouvais contre son cœur qui réchauffait les sueurs froides qui parcouraient mon corps en constante alerte, prêt à combattre une menace face à laquelle je n’étais pas de taille. Réduit à l’enfant que j’étais contre ma mère qui m’avait tant manqué, je me laissai aller. Je me laissai sangloter sans retenue aucune, les échos de mes sanglots étouffés contre sa peau tandis qu’elle me berçait tendrement. Et je laissai toute ma douleur sortir de moi sans ne jamais parvenir à m’en débarrasser.
De longues minutes plus tard, alors que je n’avais plus rien à pleurer et que les nuages de mon esprit s’étaient un peu éclaircis, je m’étais retiré à son embrassade pour faire face au chaos que j’avais causé. Je tournais les yeux vers Blaise, qui se tenait de l’autre côté de la table. Il me regardait avec une tendresse désolée. Je tournais les yeux vers Pansy, qui elle se tenait à ma gauche. Ses yeux verts étaient pleins de larmes, me regardant douloureusement. Je me demandai à l’instant seulement comment j’avais pu penser une seule seconde que ce que traversait Theodore ne les atteignait pas. Mes sourcils se froncèrent sur mon front alors que je tendais mon bras gauche vers elle. Elle approcha doucement, ses lèvres pincées en une moue douloureuse tandis qu’elle essayait de retenir ses larmes. Je laissai ma main s’enfoncer dans ses cheveux alors qu’elle venait contre mon torse nu traversé de spasmes douloureux qu’elle pouvait désormais voir et sentir contre elle. J’embrassai le haut de son crâne en un baiser appuyé, une nouvelle et dernière larme perlant sur mon visage.
- Je suis désolé, chuchotai-je alors contre son crâne.
Ses mains chaudes vinrent se poser sur mon ventre tremblant. Elle les posa-là un instant, comme cherchant à apaiser la douleur de mes muscles qui ne trouvaient pas de repos, son visage reposant contre mes pectoraux.
- Je suis désolé, lui murmurai-je avant de déposer un nouveau baiser contre ses cheveux.
Je tournais les yeux vers Blaise en laissant ma joue reposer contre le crâne de Pansy. Il me souriait tendrement. Je lui rendis la tendresse de son geste avec la plus absolue sincérité.
Quelques instants plus tard, ma mère demanda à ce qu’ils nous laissent seuls. Je me rendis compte à l’instant seulement que Pansy portait une veste de costume trop grande pour elle sur ses épaules. Sa veste, à lui. Elle l’enleva et la mit sur moi avant de s’en aller avec un sourire.
Dans le chaos que j’avais causé, de la nourriture étalée partout sur la table ainsi que sur le sol, ma mère et moi prirent place assis l’un en face de l’autre, ses mains touchant mes genoux alors qu’elle était penchée vers moi, attentive comme seule une mère l’était. Elle me regardait comme si elle pouvait me voir, pourtant j’en doutais. Elle n’avait pas idée de ce que son fils était devenu. De ce qu’il avait en lui.
- Qu’est-ce qu’il t’arrive mon chéri ? chuchota-t-elle alors tout doucement.
Mes yeux se remplirent de larmes sous ces simples mots, et je savais que c’était là le seul effet qu’une mère pouvait avoir. Il lui suffisait de prononcer ces mots pour que j’ai encore envie de pleurer. C’était une chose de montrer le monstre à ses amis, à la femme qu’on aimait, ou au reste du monde. A sa mère, par contre, c’était une tout autre histoire. Je détournais les yeux d’elle un instant, incapable de me confronter à elle.
- Je sais pas maman, murmurai-je en pleurant, mes yeux rivés vers le sol.
Elle attendit en silence. Elle n’enleva pas ses mains fines et osseuses de mes genoux tandis que je les fixais, elles et l’alliance qu’elle portait toujours. Je me demandais si elle continuerait de me toucher, si elle savait. Je me demandais si elle penserait toujours que j’étais son fils, celui qu’elle avait élevé et vu grandir. Je me demandais si elle prendrait peur et s’éloignerait de moi, me retirant son contact et son amour désormais conditionnel.
- J’ai peur, chuchotai-je alors sans oser rencontrer ses yeux. J’ai peur de ce qu’il y a en moi.
- Qu’est-ce qu’il y a en toi ? demanda-t-elle tout doucement, avec une tendresse démesurée.
Je levais finalement mes yeux pleins de larmes vers elle et mordait ma lèvre inférieure. Que me restait-il à perdre, après tout ?
- Un monstre, murmurai-je alors dans toute ma vulnérabilité. Un monstre qui est capable des pires atrocités…
Ses sourcils se froncèrent légèrement sur son front, avant qu’elle ne m’adresse un faible sourire.
- Si tu ne fais pas ces atrocités, tu meurs Drago, tenta-t-elle de ponctuer légèrement.
Je fis non de la tête, les larmes continuant de perler insolemment sur mes joues.
- Tu ne comprends pas… Les choses que je suis capable de penser dans ces situations…, la facilité avec laquelle je peux sombrer dans l’obscurité, je peux pas, murmurai-je, je peux pas croire que c’est moi…, pleurai-je alors.
Une nouvelle fois, elle me sourit tendrement, ne laissant pas mon regard se défiler au sien. Ses yeux à elle, plus globuleux que les miens ou ceux de mon père, étaient d’un bleu bien plus pale que ceux de Theodore, même s’ils n’étaient pas gris comme les miens. Je m’accrochais à son regard attendrit, y cherchant un amour que je ne trouvais plus en moi.
- Tu penses que ce que les gens disent tout haut c’est le pire de ce qu’ils pensent ? me lança-t-elle alors doucement. Tu crois que ce que dit Pansy à voix haute c’est le pire de ce qu’elle pense ? insista-t-elle avec un sourire plus large.
Je pouffai à l’exemple qu’elle venait de donner. Elle connaissait bien ma meilleure amie, et sa belle-fille. Elle redevint ensuite sérieuse, le sourire quittant ses lèvres tandis qu’elle cherchait ses mots.
- Chez tous les êtres humains il y a une part de lumière, et une part d’ombre Drago, commença-t-elle doucement. Mais je pense que la façon dont tu t’accroches à l’idée que le Grand Intendant en toi n’est pas toi, c’est probablement ce qui t’empêche de l’être vraiment. De ce que j’ai pu entendre, à ce stade il n’y a plus que toi qui ne voit pas que tu es le Grand Intendant mon chéri, amena-t-elle avec tendresse. Ce n’est pas quelqu’un d’autre, ou un monstre à l’intérieur de toi. Nous avons tous, à plus ou moins grande échelle, différentes parties de nous en nous. Il y a la personne que l’on est avec l’être-aimé, celle que l’on est avec nos amis, celle que l’on est en société, ou encore celle que l’on est au travail. Celle que l’on est quand on est heureux et apaisé, ou celle que l’on est quand on est stressé. Ce n’est pas quelqu’un d’autre, appuya-t-elle plus bas, c’est juste une partie de toi qui existe en toi, et qui a toujours existé en toi. Peut-être que c’est une partie de toi qui te fait peur parce qu’elle s’est nourrie de la violence dans ta vie pour t’en protéger au besoin, mais ce n’est pas quelqu’un d’autre pour autant. Ça fait partie de toi Drago, c’est toi, appuya-t-elle alors qu’une nouvelle larme perlait sur ma joue devant l’atrocité de ce qu’impliquaient ses paroles. Tu es quelqu’un de bien, quelqu’un de gentil, d’un peu anxieux, de généreux, mais tu es aussi capable de grande violence, et peut-être de penser des choses abominables et de faire des choses terribles. Mais tu n'es ni que l’un, ni que l’autre. Tu es un mélange complexe et passionnant des deux, tout comme ton père était capable d’immondices mais aussi d’une douceur incroyable. Au même titre d’ailleurs que notre bien-aimé Theodore est probablement le plus grand psychopathe du siècle, tout autant qu’il est certainement l’une des plus belles personnes ayant marché sur cette terre, me sourit-elle tendrement alors que je pouffai une nouvelle fois. Tu aimes ça d’ailleurs chez lui, le fait qu’il soit capable de faire l’impensable pour vous, et pourtant tu penses quand même qu’il est une belle personne. Pourquoi ce ne serait pas pareil pour toi ? me demanda-t-elle doucement.
Je la regardai, réduit au silence et perdu dans ses yeux à la recherche de quoi lui répondre. J’entendais tout ce qu’elle me disait, mais ce n’était pas pour autant que j’y croyais vraiment. Il me semblait que ces mots, aussi douloureusement vrais qu’ils soient, ne rendaient pas justice à la violence terrible qu’il y avait en moi.
- Je pense que créer une séparation, une limite aussi nette entre cette partie de toi et le reste de toi, ce n’est pas te rendre service ni à toi, ni à ce que vous avez à faire, continua-t-elle alors de plus belle sans me retirer ses mains de mes genoux. Tu ne fais que rejeter ce que tu es, et ta capacité à protéger les tiens en faisant ce qu’il y a à faire, alors que c’est exactement tout ce qu’elle est, cette partie de toi : capable de vous protéger parce qu’elle vous aime, amena-t-elle avec un sourire attendri. Et moi en tout cas, je l’aime au même titre que les autres, cette partie-là de toi, dit-elle en prenant une de mes mains pour lui baiser le dos.
Une nouvelle larme perla sur ma joue, et je ne trouvais pas le cœur de lui expliciter à quel point cette partie de moi était véritablement un monstre. Quelque part, en cet instant, je n’avais pas envie qu’elle sache. Elle baissa soudain les yeux, et humidifia ses lèvres du bout de sa langue avant de reprendre avec plus de précautions :
- Je suis intimement persuadée que cette part de toi s’est développée par amour pour Theodore. Face à sa souffrance, à ton impuissance, et à l’injustice dont tu étais témoin et dont je n’ai pas réussi à vous protéger, ni l’un, ni l’autre, avoua-t-elle avec vulnérabilité. Je suis certaine que cette part de toi est née pour pouvoir le protéger lui, que par amour pour lui tu as été enragé contre son père, contre ce pouvoir qu’il avait, contre cette impuissance dans laquelle tu étais pour pouvoir l’aider. Mais à cette époque tu ne pouvais rien faire pour l’aider, alors tu as emmagasiné et stocké en toi une haine qui ne parvenait pas à trouver d’exutoire. Tu sais, dans l’éducation que tu as reçue, tu as été élevé comme un prince supérieur au reste du monde, avec des capacités développées et nourries, et une confiance en toi qui a été profondément bâtie, et là d’un coup, tu t’es retrouvé impuissant face à la souffrance d’une personne que tu aimais profondément.
Une larme coula sur sa propre joue, et sa voix trembla légèrement.
- Tous les jours de ton enfance tu te levais pour venir prendre ton petit-déjeuner en te demandant si ce jour-là tu allais le revoir, ou bien s’il était mort, tout en sentant en plus le danger et la détresse qui l’envahissait, lui, à travers votre lien. Tu as traversé tout ça avec lui, pendant toutes ces années, pleura-t-elle alors sans me lâcher, et je pleurai avec elle. Tu étais peut-être bien au chaud chez nous, mais à l’intérieur tu sentais tout ça. Tu savais tout ce qu’il se passait pour lui. Tu as vu et sentis tant de choses qu’un enfant ne devrait pas connaître. Et tu le regardais repartir le soir avec son père, sachant très bien ce qui allait lui arriver. Le fait qu’une part de toi ait été enragée et se soit développée en voulant faire des atrocités à son père me semble malheureusement normal. Quelque part je suis moi aussi responsable de ce que tu détestes en toi aujourd’hui, continua-t-elle douloureusement. Je ne savais pas s’il valait mieux que je te protège de sa douleur en l’éloignant de toi, ou s’il valait mieux que je l’accueille comme je l’ai fait. J’ai pensé que nous avions assez d’amour pour lui, pleura-t-elle avec un sourire, et quand je me suis rendue compte du mal que ça te faisait vraiment, il était trop tard pour te le retirer. Je ne dis pas que je regrette mon choix, ni de l’avoir accueilli dans notre famille, parce que si je devais revenir en arrière en sachant tout ce que je sais maintenant, je le referai. Mais…, pleura-t-elle difficilement, je suis consciente aussi du mal que ça t’a fait toutes ces années. Je suis consciente que je n’ai pas réussi à vous protéger, ni l’un, ni l’autre.
- Maman…, chuchotai-je en prenant ses mains dans les miennes.
Je ne supportais pas l’idée qu’elle se sente responsable de tout. Je supposai que cela était typique des mères en réalité, de se sentir responsable à la fois pour la situation de mon père dont j’avais hérité, et de toutes les douleurs ou chagrins que j’avais traversés. Je me demandais si elle prenait aussi la responsabilité de toutes les joies que j’avais éprouvées, et de chacune de mes qualités, ou si elle arrêtait sa responsabilité aux choses malheureuses dans ma vie. Cela ne semblait pas très juste pour elle. Elle avait tout fait pour moi, plus que tout même. Elle m’avait protégé autant qu’elle l’avait pu, elle m’avait armé pour cette vie autant qu’elle l’avait pu, elle m’avait aimé et choyé autant qu’elle l’avait pu, elle m’avait offert un frère que j’avais choisi et un amour inconditionnel qui ne trouvait aucune limite. Qu’est-ce qui, selon elle, avait bien pu me manquer ?
- Je ne te dis pas ça pour que tu me rassures, je n’en ai pas besoin, me coupa-t-elle néanmoins. Je sais ce que j’ai fait, et je sais pourquoi je l’ai fait. Ce que j’essaye de te dire, c’est que quand tu détestes cette partie de toi que tu rejettes, quelque part, au fond, tu rejettes ton amour pour lui. La violence de cette part de toi est égale à la profondeur de ton amour pour lui, et elle existe et elle s’est formée en toi explicitement pour pouvoir le protéger, pour que ce genre de chose ne lui arrive jamais à nouveau. Pour que tu aies en toi ce qu’il faut pour l’en protéger.
Ses mots faisaient écho à ceux que cette partie de moi m’avaient dit, cette même nuit. « Il est la raison même pour laquelle j’existe, mon seul et unique objectif. » Je sentis mon cœur se mettre à battre plus fortement alors que ses mots commençaient à faire écho en moi, en tout de moi, chaque partie de moi. Ils faisaient sens. Ils mettaient du sens sur ce que j’avais trop peur de voir, l’attribuant à la folie plutôt qu’en ayant le courage de regarder cette nouvelle réalité en face.
- En ce qui concerne quoi que ce soit que tu aies pu faire cette nuit, je ne te dirais pas que ce n’est rien, ni que c’est bien, reprit-elle plus bas. Je te dirai par contre que ça ne m’étonne pas. Vous vous êtes retrouvés exactement dans la même situation que lorsque vous étiez enfants : lui, enfermé et torturé pendant des jours, et toi qui sent tout, mais qui est libre sans l’être vraiment, parce que tu es impuissant. Outre la douleur de votre nouvelle vie, et toutes les conséquences de ce que vous êtes obligés de voir, d’entendre, et pire encore de faire, il y a tout ça en plus à ajouter à ce contexte. Et voilà que tu te retrouves avec du pouvoir, mais impuissant. Avec de la rage, mais pas la bonne personne envers qui la diriger. Et ton frère, encore une fois, plongé dans le noir de la torture pendant que tu dois attendre sans savoir s’il va te revenir, pleura-t-elle encore en un murmure saccadé. Sauf que maintenant tu n’es plus un enfant. Tu es un homme avec du pouvoir, bien que pas assez pour empêcher ça. Alors, quoi que ce soit que tu aies fait, quelque part je le comprends. Cette part de toi a été violemment déclenchée, réactivée face à ce traumatisme qui se répétait, et tu n’as pas su le contrôler ou bien l’utiliser, elle t’a dépassée. Je ne te dirai pas que ce n’est pas inquiétant, mais seulement que ça a du sens quand on prend en compte le contexte actuel dans lequel tu es. L’amour que tu ressens pour Theodore est tout ce qu’il y a de plus humain, continua-t-elle doucement. C’est fort, c’est imparfait, ça fait mal, ça fait vibrer, ça fait tenir, c’est beau, c’est violent, ça nous rend fort et ça nous rend idiot, mais c’est tout ce qu’il y a de plus humain, et tout ce qu’il y a de plus beau dans l’humanité je crois. Alors si tu me demandes mon avis, conclu-t-elle avec un tendre sourire qui pansait mon âme, je trouve que ce serait terriblement dommage de te détester juste parce que tu l’aimes trop.
J’avais pleuré à ces mots. J’avais encore beaucoup pleuré à ces mots parce qu’ils mettaient du sens sur ce qui n’en avait jusque-là pas pour moi. Parce qu’ils apaisaient ce que je détestais en moi, ce que je ne reconnaissais pas en moi. Et pourtant, elle avait raison. C’était moi. C’était bel et bien moi. C’était moi, et mon amour pour Theodore, aussi profond que violent. C’était une part de moi qui s’était développée au travers des traumatismes qu’il avait subi, et que quelque part, j’avais subi avec lui. C’était une part plus sombre de moi qui avait pour vocation de protéger mon frère. Comment pouvais-je détester cela, maintenant que j’avais compris ça ? Comment pouvais-je tenir cela à distance de moi, maintenant que je me comprenais enfin ? Comment pouvais-je séparer cela de moi, alors que c’était profondément ce que j’étais ? Profondément attaché à mon frère, et capable de tout, même du pire, pour le protéger. Oui, j’avais une part sombre à l’intérieur de moi. Une part de moi qui était capable de sang et de violence, une part de moi qui avait la rage et qui ne pouvait plus supporter l’impuissance. Mais cette partie de moi était là pour protéger les miens. Pour le protéger lui.
Quelque chose se débloqua en moi, je le sentais. C’était pour cela que je pleurai. Il y avait comme un apaisement, comme un apaisement profond par rapport à la personne que j’étais entièrement au fond de moi. Je n’étais pas que cette part de moi. Mais j’étais cela aussi. Il me semblait que ce n’était que lorsque l’on acceptait ce que l’on était vraiment que l’on pouvait faire avec. Et il était hors de question que je rejette cette partie de moi plus longtemps dans le contexte dans lequel nous étions. J’en avais désespérément besoin, et heureusement qu’elle était là. Elle me permettait de faire ce que j’avais à faire. Si cela faisait de moi un monstre, tant mieux. J’avais besoin d’être un monstre pour les garder en sécurité. Un monstre par rapport à mon amour pour lui, cela, je pouvais vivre avec.
Ma mère était restée la journée, cherchant principalement à s’assurer que je ne l’allais pas perdre la tête à nouveau. Elle avait cuisiné pour nous, et j’étais resté avec eux autant que je l’avais pu, mais je n’étais pas parvenu à manger. Mon corps ne me le permettait toujours pas. J’avais forcé quelques sourires en leur direction parce que nous étions de toute façon tous impuissants et tout ce qu’il nous restait c’était attendre les uns avec les autres, mais moi je continuais de tout sentir. Mon corps ne se calmait pas. Mes pensées me trahissaient. Je transpirais des sueurs froides et mon corps tremblait sans cesse. J’avais trouvé la force de prendre une douche, mais elle n’avait pas été relaxante non plus. Je continuais de tout sentir. Les trois quarts du temps que j’avais passé avec eux, j’avais fait semblant de parvenir à écouter ce qu’ils racontaient. Cela m’était trop difficile. J’avais noté que Pansy ne mangeait pas non plus, quand bien même elle était à table avec nous. J’avais passé une bonne partie de la journée à m’isoler, ne pouvant plus supporter l’activation de mon corps et ressentant le besoin de me mettre en boule sur mon lit, pleurant de douleur autant physique que psychologique. Ma mère était venue à plusieurs reprises m’y trouver, et m’avait enlacé pendant que je pleurai. Il n’y avait rien d’autre à dire, ni rien d’autre à faire.
Le soir venu, je lui avais demandé de rejoindre la maison de sureté. J’étais reconnaissant de sa présence et il me semblait qu’elle m’avait fait du bien de bien plus de façons que je ne pourrais le nommer, mais j’étais plus inquiet encore lorsqu’elle était là, avec nous. Lorsqu’elle était à l’endroit que tous les autres Mangemorts connaissaient par cœur, et à la porte de laquelle ils pouvaient venir toquer à n’importe quel moment. Le fait de la savoir dans une maison sûre inconnue au bataillon était tout ce que j’avais. Au moins elle, elle était en sécurité. Je l’avais serrée fort dans mes bras, cherchant à emporter avec moi un peu de la chaleur que seule une maman pouvait offrir, puis elle était partie rejoindre son lieu sûr, ne laissant flotter derrière plus que l’odeur réconfortante de son parfum floral.
Abattu et bien plus épuisé que je ne pourrais le transmettre avec des mots, j’avais marché en claudiquant jusqu’au salon où je trouvais Pansy avec un verre. J’étais surpris de constater que Blaise n’était pas là, mais je me rappelais ensuite que la veille, tout comme moi, il avait subi le doloris. Il avait certainement encore besoin de se reposer pour récupérer toutes ses forces. C’était un état particulier, en contraste, que celui dans lequel je me trouvais. J’étais éreinté, probablement plus épuisé que je ne l'avais jamais été, et pourtant j'étais incapable de trouver le moindre repos. Mes muscles étaient à bout de forces, et pourtant ils demeuraient si contractés qu’ils tremblaient quasiment continuellement. Ma respiration ne s’apaisait pas, rendant ma vue floue à force d’hyperventilation, me faisant me sentir constamment comme si j’étais sur le point de tomber dans les pommes. Mais je ne le faisais pas, parce que mon corps demeurait sur le qui-vive, prêt à combattre sans pouvoir le faire. Je ne savais pas moi-même combien de temps je pourrais encore tenir comme cela. Je ne pouvais pas dormir. Je ne pouvais pas manger. Je ne pouvais pas me calmer. Je ne pouvais pas non plus oxygéner correctement mon cerveau afin de penser de façon adaptée et, par exemple, travailler dans le bureau pour me distraire. Je ne pouvais rien faire, rien faire que subir, rien faire que souffrir, rien faire qu’attendre.
Quand je passais l’encadrement de la porte du salon, Pansy tourna des yeux mouillés de larmes vers moi. Lorsqu’elle me vit, elle renifla, et bientôt je ne vis plus aucune larme dans ces deux grands yeux verts que mon frère aimait tant. Je les aimais beaucoup, moi aussi. Elle m’adressa un faible sourire qui était dénué de toute joie en me regardant fixement.
- Tu veux que j’t’assomme ? proposa-t-elle alors en me prenant au dépourvu.
Je pouffai malgré moi.
- Ça te ferait du bien ? demandai-je vers elle avec le même sourire vide.
- C’est pour toi que j’propose, se défendit-elle doucement, t’as pas idée d’la gueule de merde que t’as. Si je frappe assez fort tu pourrais peut-être dormir un peu. Même si j’avoue que l’idée de te remettre les idées en place et me défouler un coup me séduit assez, ajouta-t-elle ensuite avec un nouveau sourire, cette fois teinté de son sadisme.
Un nouveau très faible sourire étira le coin de mes lèvres, et j’avançai doucement vers elle. Elle se décala sur le coin du canapé et ouvrit son bras droit vers moi en silence. Je m’allongeai sur le côté, mon visage trouvant refuge sur ses cuisses. D’une main absente, elle caressa mes cheveux. La douleur me tordait les boyaux. Je n’en pouvais plus. Je n’en pouvais tout simplement plus. Je n’avais jamais, de toute ma vie, autant souffert physiquement. Je ne parvenais pas à arrêter de penser à quel point Theodore devait avoir mal, lui aussi.
- Je suis désolé, chuchotai-je encore sur les cuisses de Pansy.
- Tais-toi, murmura-t-elle en réponse sans cesser de caresser mes cheveux. Tu as raison, aucun de nous ne peut ne serait-ce qu’imaginer ce que tu traverses.
Je ne lui répondais pas, d’une part parce que mon cerveau en suractivation ne me permettait pas de correctement assimiler les tenants et les aboutissants de cette conversation, et d’autre part parce que parler m’épuisait, cela aussi. Une larme perla sur ma joue, s’écoulant sur la cuisse de Pansy.
- Ça fait tellement mal, m’entendis chuchoter tout bas.
- Je sais, murmura-t-elle en retour en caressant tendrement mes cheveux. Je sais, répéta-t-elle, des larmes dans sa propre voix.
Nous étions restés ainsi plusieurs heures. Pansy avait fini par s’endormir, sa main inactive dans mes cheveux. Je n’avais pas eu le même luxe. J’avais repensé à ce que ma mère m’avait dit, et au sens que tout cela avait désormais. J’avais repensé à ce que Theodore m’avait dit, lorsqu’il avait amené avec confiance que cela avait toujours était censé être moi, et non lui. J’avais repensé au fait qu’il avait donné pour preuve l’existence de Ragnar, et du fait que les Opaloeils connaissaient l’avenir de leurs Maîtres. Et c’était là que cela m’avait frappé. Ragnar savait.
Je m’étais relevé du canapé en sursaut. Ragnar savait. Claudiquant, je m’étais relevé dans cette nouvelle nuit, et je m’étais aventuré dans le jardin plongé dans le froid. A travers notre lien, j’avais ordonné à mon dragon de m’y retrouver. Il n’avait pas tardé à provoquer un nouveau tremblement de terre en se posant devant moi. A bout de forces, je tombais à genoux devant lui. Il me regardait de ses deux yeux bleus, me sondant en l’attente de la raison pour laquelle je l’avais fait venir en pleine nuit. Je levais vers lui mes yeux pleins de larmes, mon corps tremblant devant lui.
- Tu sais ce qu’il va se passer, chuchotai-je alors à voix haute, trop épuisé pour continuer d’utiliser notre lien magique.
Mon visage était levé haut vers lui. Il me sonda un instant, silencieux.
- L’avenir, précisai-je alors, tu sais ce qu’il va se passer.
- Oui, répondit-il simplement dans mon esprit de sa voix rauque et vibrante de puissance.
Des larmes silencieuses coulèrent sur mes joues alors que je le regardais, implorant.
- Tu sais comment je vais mourir, pleurai-je devant lui.
Mon corps tremblait de froid, et il tremblait de douleur.
- Oui, reconnu-t-il encore en me sondant.
- Tu sais comment tout ça va finir, chuchotai-je vers lui.
Il ne me répondit pas, ses yeux clignant simplement en ma direction, mais je connaissais la réponse. Ce n’était pas une question. Et ce n’était pas non plus ce que j’étais venu chercher.
- Est-ce qu’il vit ? m’entendis-je à peine prononcer, ma douleur déchirant ce qu’il restait de ma voix.
Je n’eus pas besoin de préciser de qui je parlais.
- Je ne peux rien te dire, petit génie, et tu le sais, dit-il tout doucement dans mon esprit.
Je ne l’avais jamais entendu me parler si doucement. Sa voix n’était plus qu’un murmure en cet instant. Il avait raison, au fond je le savais. J’avais lu quelque part que les Opaloeils étaient tenus par la magie. Comme toute force dans la nature, elle était équilibrée. Oui, il savait. Mais non, il ne pouvait rien dire.
La douleur contrit mes traits, et je pleurais, à genoux devant lui. En cet instant, mon cerveau ne pouvait pas entendre qu’il ne pouvaitprobablement littéralement pas me dire quoi que ce soit. Il n’y avait que ma douleur, que ma terreur d’avoir un jour prochain à perdre Theodore.
- Je veux juste savoir s’il vit. Je m’en fiche de ce qu’il m’arrive, je veux juste savoir s’il vit, plaidai-je sans plus aucune retenue. Dis-moi juste s’il vit, exigeai-je injustement de lui. Dis-le-moi.
Mon dragon demeura silencieux, ne cessant de sonder le visage inondé de larmes que je levai vers lui, mes bras fermement clos sur mon ventre qui se déchirait à l’intérieur de moi. Je devais juste savoir si mon frère vivait. Cela rendrait tout cela tellement plus supportable. Cela rendrait la douleur tellement plus légère. Les morts tellement plus désuètes. J’avais besoin de savoir que mon frère vivrait.
- DIS-LE-MOI ! hurlai-je alors à pleins poumons, ma voix déformée par mes larmes qui ne cessaient de couler.
Il ne me dit rien. Il savait pourtant. Il savait probablement quasiment tout. S’il n’avait pas su, il me l’aurait simplement dit. Il savait. Mes intestins se tordaient à l’intérieur de moi, mon frère continuant de m’appeler à l’aide. La douleur d’avoir juste devant moi la réponse à la question qui me hantait et me terrorisait le plus au monde faisait tourner ma tête. J’avais besoin de savoir.
- DIS-LE-MOI ! sanglotai-je d’une voix déchirée.
Doucement, le dragon posa sa gueule sur le sol, impuissant. Comme désolé. Mes sanglots firent sursauter mon torse. Je voyais flou, mais j’aurais juré voir de l’eau s’assembler dans ses iris aux couleurs des plus magnifiques opales teintées d’un bleu pale. Il n’y avait plus rien de l’arrogance qui caractérisait mon dragon en lui. Bruyamment, je sanglotai douloureusement. Il ne me dirait rien.
- Pitié…, pleurai-je devant son museau. Pitié, dis-le-moi… suppliai-je avec toute la force qu’il me restait.
Et une larme coula sur son énorme gueule. Je ne parvenais pas à savoir si c’était parce qu’il savait que je mourrais, que lui mourrait, ou parce que l’état dans lequel je me présentais à lui en cet instant lui faisait du mal, à lui aussi. Lui qui était connecté à moi. Il ne m’apporterait aucune réponse. Mon visage tomba sur mon poitrail, et je pleurai dans toute mon impuissance, et tout mon désarroi. Cela ne s’arrêtait pas. Ni l’impuissance, ni la douleur. Il n’y avait aucune porte de sortie, aucune échappatoire. Je ne parviendrais pas à enlever ce poids de mes épaules : celui de l’incertitude de la vie de mon frère. La seule qui m’était indispensable. Non, dans cette vie qui était la mienne, il n’y avait que le doute, et la menace constante qui planait au-dessus de ma tête que Voldemort représentait, et qui me démontrait la facilité avec laquelle il pouvait, du jour au lendemain, décider de me le prendre. Qui pouvait vivre avec ça ? Qui pouvait vivre comme ça ?
Ce fut à cet instant que je l’entendis, sur ma gauche, le portail rouillé du manoir qui s’ouvrit. Alerté, je tournais mon visage inondé dans sa direction. Ragnar se releva soudainement, et s’envola hors du jardin en grondant sourdement. Elle était là, à nouveau. Quand elle me vit, elle courra dans ma direction, ses fines jambes s’étalant devant moi. Elle se laissa tomber à genoux à côté de moi, un de ses bras encerclant mon dos alors que ses cheveux volaient encore derrière elle quand bien même ils étaient coincés dans un bonnet rouge. Je la regardais, mes yeux ne cessant de pleurer, me demandant si j’étais encore victime d’une autre hallucination. Je prenais le fait que Ragnar soit parti pour une preuve de la réalité de ce qu’il y avait sous mes yeux. Mes bras toujours fermement croisés sur mon ventre qui se déchirait de l’intérieur, mon visage plein de larmes tourné vers elle, je chuchotais, incrédule :
- Qu’est-ce que tu fais là ?
Ses sourcils étaient froncés sur son front, et je pouvais lire l’inquiétude sur son visage quand bien même je voyais flou. Je l’avais traitée comme une moins que rien la dernière fois qu’elle était venue pour moi, et elle était encore là. Sa main caressa mon dos inlassablement alors qu’elle murmurait de sa tendre voix en retour :
- J’avais besoin de savoir comment tu allais.
J’ignorais que cela était encore possible, mais ces mots ne firent que me faire pleurer plus encore. Je l’avais rejetée violemment, et elle était quand bien revenue d’elle-même la nuit suivante pour savoir comment j’allais. Mon torse tremblant de mes sanglots, je laissai mon corps s’écrouler contre le sien. Mon visage trouva refuge sur sa poitrine alors qu’elle m’encerclait de ses bras, et je pleurai contre elle. Je ne méritais rien de tout cela, et je le savais, et je supposai que c’était probablement pour cela que je pleurai, quand bien même je n’étais pas en état de le raisonner. Son odeur de vanille s’imposa à mes narines, les battements de son cœur que je pouvais entendre résonnant sourdement dans mes oreilles. Dans les bras de celle qui ne m’abandonnait pas, peu importait combien de bonnes raisons elle avait de le faire. Et en cet instant, le simple fait qu’elle soit là ne me faisait pleurer que plus encore. Elle était juste là. Juste là pour moi. Je n’étais pas en état de penser ou de ressentir quoi que ce soit d’autre que mon épuisement douloureux qui ne trouvait pas de repos, alors je pleurais simplement contre elle, mes larmes tombant sur le tissu qui recouvrait ses seins. Ses bras chaleureux ne me quittèrent pas, et une nouvelle fois, parce qu’elle le faisait à chaque fois, elle me reçut en silence. Il n’y avait rien qu’elle pouvait faire. Rien qu’elle pouvait dire. Rien que cela. J’avais tellement, tellement mal. Alors je pleurais, et elle me recevait dans ses bras.
Quand il n’y eut plus aucune eau à pleurer dans mon corps et alors qu’un nouveau jour menaçait de bientôt se lever, je me redressai, mon corps de plus en plus douloureux. Les larmes séchées sur mes joues tiraient la peau de mon visage. Je passai mes mains sur celui-ci avant de tourner les yeux vers elle. Elle avait l’air épuisée, elle aussi. Je me demandais si c’était à cause de moi. Elle était encore là. Je ne le comprenais pas, et je ne pensais pas pouvoir attribuer cela au fait que mon cerveau ne recevait plus de sang depuis trop longtemps désormais. Elle me regardait, elle aussi. Elle me regardait de ses yeux ambrés pleins de compassion. Encore de la compassion. Non, je ne le comprenais pas. Les mots qui sortirent de ma bouche n’avaient pas tournés dans mon esprit avant qu’ils ne l’atteignent elle :
- Tu te rends bien compte que tu es amoureuse d’un psychopathe qui entretient une relation de dépendance affective avec son frère, n’est-ce pas ?
Tout doucement, elle pouffa, ses lèvres s’étirant en un léger sourire. Seigneurs, qu’elle était belle. Si douce. Si innocente.
- C’est pas drôle, c’est la vérité, appuyai-je d’une voix rauque qui sonnait matinale quand bien même je n’avais toujours pas pu dormir.
Ses sourcils fins se levèrent vers moi.
- Tu crois ? me demanda-t-elle doucement.
De sa voix toute douce, toute angélique. Oui, incroyablement douce. Tout chez elle était démesurément doux. Comment pouvait-elle être amoureuse de moi ? Les anges comme elle ne pouvaient pas survivre en enfer avec moi.
- Pas toi ? lui renvoyai-je alors.
- Que tu sois dépendant affectivement de lui, oui. Mais si je crois que votre relation est malsaine, c’est ça que tu me demandes ? chercha-t-elle à expliciter à voix basse.
J’acquiesçai en sa direction.
- Je suppose qu’on pourrait dire ça comme ça, oui, lui accordai-je alors.
Elle haussa les épaules alors qu’elle regardait devant elle un instant, son brillant cerveau analysant les informations dont elle disposait pour m’offrir une réponse. Ses lèvres fines et parfaitement dessinées se pincèrent en une moue réflexive avant qu’elle ne commence :
- Je ne sais pas, je n’en suis pas si sûre. Je pense qu’il est trop simpliste de juger sans prendre en compte le contexte, et en l’occurrence on parle ici de guerre, de tortures et menaces psychologiques, physiques, et de mort constante, amena-t-elle de sa voix trop angélique pour prononcer de tels mots.
Ses yeux se tournèrent à nouveau vers moi, et j’espérai secrètement qu’ils ne quitteraient plus jamais. Sa présence, en cet instant, avait quelque chose d’apaisant qui me dépassait, quand bien même la douleur persistait.
- Alors si tu me demandes si dans ce contexte je trouve que ta relation avec Theodore est malsaine, je crois que je te répondrais plutôt non, continua-t-elle tout bas tandis que j’étais pendu à ses lèvres, comme hypnotisé. Je crois que c’est la seule chose qui te permet de tenir aujourd’hui. Je pense que c’est ce qui te permet de continuer de vivre, de te battre pour survire. Alors c’est sûr, d’un œil extérieur on pourrait se dire que votre relation est quand même étrange, et que ce n’est pas normal d’autant dépendre de quelqu’un et de ce qu’il se passe pour lui, mais même-là…, s’arrêta-t-elle un instant en réfléchissant, ses yeux à nouveau dans le vide. Non, reprit-elle encore, même-là, même sans le contexte, je ne suis pas sûre que je te dirai que je trouve votre relation malsaine. Vous avez une relation basée sur l’amour, le respect de l’autre, et le soutien mutuel. Tu es capable de lui dire quand il fait quelque chose qui te blesse sans avoir peur de le perdre ou qu’il y ait des conséquences sur l’amour qu’il a pour toi, et il est probablement la personne avec laquelle tu es le toi-même, et inversement. Oui, vous dépendez peut-être l’un de l’autre, ça c’est un fait. Et peut-être qu’il y a en toi, tout comme en lui, des choses qui ne sont pas très saines et qui vous sont propres, mais votre relation en elle-même n’est qu’amour et soutien. Qui est la personne qui a décidé de ce qui était sain ou non en une qualité universelle ? philosopha-t-elle alors que je ne parvenais pas à comprendre ce que j’entendais. Qui a dit arbitrairement « ça c’est sain, et ça c’est malsain » ? Ça se base sur quoi ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils. Je crois que parfois un certain comportement jugé comme « toxique » par d’autres sera ce qu’il y a de plus « sain » pour quelqu’un d’autre à un moment donné, dans un contexte donné. Je crois que comme certains ont besoin de beaucoup de vacances pour être heureux, d’autres de beaucoup de lecture, d’autres de pratiquer beaucoup de sport, ou de bien d’autres choses encore, eh bien toi ce dont tu as besoin pour être heureux c’est qu’il soit là, lui aussi, observa-t-elle doucement. Qui a décidé qu’on devait se suffire à nous-mêmes ? Ne sommes-nous pas des animaux sociaux, après tout ? Qui est la personne qui a décidé qu’il était malsain de dépendre d’une personne que l’on aime et qui nous aime en retour, tant qu’on ne se fait pas de mal l’un à l’autre ? me demanda-t-elle tendrement.
Je me doutais que mes yeux devaient être d’un rouge inquiétant de toutes les larmes que j’avais pleurées, et pourtant j’étais certain que quiconque me regarderait en cet instant verrait les étoiles qui y brillaient alors que je la regardais. Je ne savais pas si je la croyais, et franchement je n’en avais strictement rien à foutre de savoir si ma relation avec mon frère était saine ou non, c’était le putain de cadet de mes soucis. Par contre, je savais que beaucoup de gens le pensaient, mais elle non. Le fait de l’entendre de sa bouche, après tout ce qu’elle avait vu de moi, y compris la veille, me rendait sans voix. Elle avait vu beaucoup de moi, probablement tous mes côtés en fait. Elle ne me jugeait pas. Elle ne me jugeait jamais. Et elle ne jugeait pas ma relation avec Theo. Il n’y avait pas de mots qui pouvaient être mis sur cela ou sur l’effet que cela avait sur moi. Ignorant que c’était encore possible, il me sembla que les mots qu’elle m’adressaient-là firent battre mon cœur plus fort encore. Elle ne me jugeait pas, ni moi, ni lui, ni nous.
- Je ne peux pas te dire que je comprends, parce que je n’ai jamais connu ce que tu partages avec lui, continua-t-elle alors. Mais par contre je le respecte.
Elle tourna à nouveau ses yeux chaleureux vers moi, un tendre sourire sur ses lèvres qui appelaient mon nom.
- Et je crois qu’il n’appartient à personne d’autre que toi que de dire si cette relation est saine ou malsaine pour toi. C’est toi qui m’as appris qu’il fallait ajouter de la complexité et de la nuance aux choses qui paraissaient simples en apparence, non ?
Je lui souriais en retour, trop sonné pour pouvoir lui dire à quel point ses mots étaient importants pour moi en cet instant. La bonté dont elle faisait preuve me faisait penser à celle que je trouvais en Theodore. Elle me semblait tout simplement irréelle, comme un ange descendu sur terre pour m’offrir un peu de sa grâce. Oui, en cet instant je la voyais comme un ange. Mon cerveau trop embué pour pouvoir élaborer plus encore, j’admettais simplement tout bas :
- J’ai besoin de lui.
Elle tendit sa main vers moi et serra la mienne en m’adressant un sourire plein de tendresse qui fit bondir mon cœur.
- Je sais, chuchota-t-elle doucement.
Je ne pouvais pas mettre en mot l’importance que cela avait pour moi, ce qu’elle venait de me dire. Le respect dont elle faisait preuve vis-à-vis de ma relation avec Theodore. La tolérance dont elle faisait preuve envers moi. Un ange, il n’y avait pas d’autres mots. Il n’en existait pas deux comme elle, et je le savais. Mais en cet instant, la douleur continue de mon frère ne me permettait pas de profiter de sa présence réconfortante. J’acquiesçai alors vers elle, et sans trop savoir comment ni d’où ces mots me vinrent, je déclarai avec une détermination nouvelle :
- Il faut que j’aille le récupérer.
J'espère que ce chapitre vous aura plu ! Quelques mots de ma part néanmoins que je préfère préciser :
Je veux qu'il soit clair que je n'encourage PAS la dépendance affective mdr. Ceci est une histoire fictive, avec des personnages fictifs qui pensent des choses qui leur sont propres, et qui ne sont pas nécessairement des choses que j'encourage en tant que personne réelle dans la vie réelle.
Cette dernière discussion entre Drago et Hermione, néanmoins, m'a été inspirée grâce à quelques commentaires pertinents et intéressants de certaines lectrices, et je dois avouer que je trouve pertinent le point de vue d'Hermione sur la question ! Comme chaque situation, pour moi, dans la vie, il y a mille et unes façons de regarder une même situation et je trouve ça tout simplement passionnant !
Je veux aussi préciser, même si c'est dit dans le texte bien que survolé, que si Hermione dit que la relation Drago/Theo n'est pas nécessairement malsaine selon elle, cela ne signifie pas pour autant que Drago en lui-même est quelqu'un de parfaitement sain, tout comme Theodore d'ailleurs. Il n'y a rien de sain à s'en prendre à des innocents parce qu'on va mal, ou à péter les plombs comme il le fait parce que son reuf lui est prit. Ça coule de source, mais je préfère le préciser ici vu les textes que j'écris mdr...
Avec amour,
Liv