Secrets de Serpentard (II) : Le Pensionnat Wimbley

Chapitre 6 : Les quatre truands

8405 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/04/2023 22:05

Les quatre truands



Orion s'avança vers la table de sa démarche inégale, traînant derrière lui sa jambe vexée, faisant cliqueter les nombreux médaillons métalliques exposés sur sa poitrine.

Dans la salle de bains, les mains de Narcissa se crispèrent sur son peignoir doré. Trois hommes, qui étaient probablement ceux qu'elle détestait le plus au monde, étaient là, dans sa propre maison, prêts à boire le vin de sa cave et à se prélasser sur ses fauteuils, tandis que son propre père se morfondait au 12, square Grimmaurd, que son mari s'amusait en bonne compagnie et qu'elle-même était recluse dans sa chambre comme une enfant punie ; et alors qu'elle avait fait le dos rond pendant des mois, elle sentit la révolte gronder en elle.

Dans le miroir au cadre doré, on pouvait voir les trois hommes se toiser, debout autour de la table.

– Mon cher Orion, dit Abraxas Malefoy de sa voix glaciale. J'espère que tu sauras raisonner notre ami Crabbe, car je crois comprendre qu'il n'est pas tout à fait convaincu du bien-fondé de notre marché...

Piscus Crabbe secoua vigoureusement son énorme tête.

– Diviser en trois, ça ne rapporte pas assez, maugréa Crabbe.

Abraxas Malefoy posa sur lui ses yeux glacés.

– Mon cher Crabbe, dois-je te rappeler que sans moi et sans Vera Goyle, tu serais en train de croupir à Azkaban ? Et que toute votre entreprise, si rentable soit-elle, aurait fait faillite ?

Crabbe fit la moue, comme un enfant contrarié.

– Tu devrais encore être en train de nous remercier d'avoir réussi à subtiliser toutes ces pièces à convictions au Ministère, à nos risques et périls, insista Abraxas Malefoy.

– Ouais, d'accord, vous nous avez filé un petit coup de main après l'histoire du Collier d'Opale. Et heureusement, Vera a refusé de toucher l'énorme récompense que vous lui aviez proposé. Mais depuis, Abraxas, tu te contentes de garder un œil sur le magot, et à côté de ça, tu te remplis les poches sans rien faire.

– C'est ce qu'on appelle du génie, sourit Abraxas.

Furieux, Piscus Crabbe dirigea alors sa colère vers Orion :

– Tout est ta faute, Orion ! Tout ça parce que tu m'as ordonné d'accuser Cygnus, juste avant l'audience ! Et dire que je t'ai bêtement obéi ! Tu aurais pu choisir n'importe quel vagabond un peu louche ! Mais non, tu as voulu faire porter le chapeau à Cygnus !

– Crabbe a raison, c’était loin d’être brillant, commenta Abraxas Malefoy. N’importe qui aurait pu convenir, et tu as choisi ton beau-frère et cousin… Un des derniers Sang-Pur qui siégeait au Magenmagot après mon départ ! Je me demande vraiment où tu avais la tête.

– Moi, je sais très bien où il avait la tête, gronda Piscus Crabbe. Il ne s’est toujours pas remis de ses déboires amoureux avec...

– N’en parlons plus ! le coupa Orion. Tu es en liberté, et le pactole est sauf : c’est tout ce qui compte.

– J'aurais pu me tirer d'affaire autrement, si tu ne m'avais pas ordonné d'accuser Cygnus ! Et nous aurions récupéré tous nos objets grâce à mes relations, sans que nous ayons à partager le butin en trois ! Je pensais que tu avais une idée derrière la tête, mais non, tu ne pensais qu'à cette stupide vengeance... Et tu croyais que ta tigresse d'épouse allait te laisser faire emprisonner son frère ? À cause de toi, nous avons dû agir dans la précipitation...

– J'ai dû agir dans la précipitation, corrigea Orion.

– Non, nous avons dû agir dans la précipitation, souligna Abraxas Malefoy. Crois-moi, Orion, je n'ai pas oublié la manière dont tu m'as sorti du lit au beau milieu de la nuit pour me supplier de faire disparaître les pièces à convictions qui accablaient Cygnus ! Je me demande encore ce que Walburga t'a fait pour t'inspirer une telle terreur...

– En tout cas, maintenant, le pactole est amputé d’une part, grogna Piscus Crabbe, les bras croisés. Et d’une part bien trop conséquente, à mon avis…

– Si notre marché ne te convient pas, je t’en prie, reprends donc ce qui t’appartient, proposa une nouvelle fois Abraxas Malefoy. En ce qui me concerne, je le trouve équitable : je stocke, vous vendez. Chacun prend sa part de risque et en tire un bénéfice en conséquence…

En faisant progressivement le lien avec les quelques conversations qu'elle avait surprises au 12, square Grimmaurd, entre son père et Orion, puis entre Orion et Walburga, Narcissa commençait à comprendre ce que les trois hommes avaient manigancé.

Lorsque Piscus Crabbe avait été emprisonné pour trafic d'objets magiques, Orion s'était violemment disputé avec Cygnus, et avait donc décidé de le faire accuser. Pour Orion, c'était le plan idéal : il était débarrassé de son beau-frère, son rival de toujours ; et Piscus Crabbe restait complice. Orion restait donc maître des objets qui n'avaient pas été perquisitionnés, et obtenait sa vengeance définitive contre Cygnus...

Heureusement, Walburga avait capoter ce plan, infaillible en apparence : elle avait menacé Orion, et lui avait ordonné de faire libérer Cygnus sur-le-champ. Narcissa se souvenait encore de l'odeur de chair brûlée qui avait imprégné les murs du salon après cette dispute, et la main d'Orion en gardait un souvenir noirci autour de son annulaire...

Tout cela, Narcissa l'avait compris depuis de nombreuses années, grâce aux conversations nocturnes qu'elle avait écoutées depuis la cage d'escalier, au 12, square Grimmaurd ; cette trahison était d'ailleurs une des raisons majeures qui la poussaient à détester son oncle Orion.

En revanche, ce qu'elle avait longtemps ignoré, et qu'elle apprenait tout juste, c'était l'identité de ceux qui avaient tiré son père d'affaire. Effrayé par la colère de Walburga, Orion était donc allé demander de l'aide à Abraxas Malefoy, un ancien ami de Cygnus, puissant et informé... Et celui-ci, avec l'aide de Vera, avait fait disparaître toutes les preuves du Ministère, transformant ainsi le procès en véritable farce.

Vera l'avait fait gratuitement, sans doute par loyauté envers son amie Druella ; mais Abraxas, moins généreux, avait vu là une excellente occasion d'alimenter sa fortune, et avait exigé de prendre part à ce trafic si lucratif d'objets ensorcelés...

En revanche, ce que Narcissa ne comprenait pas, c'était Abraxas pouvait bien cacher tous ces objets.

– Asseyez-vous donc, mes amis, et buvons un peu, proposa Abraxas Malefoy pour apaiser l'atmosphère. Prunnas ! appela-t-il.

Le vieil elfe ouvrit aussitôt la porte de la bibliothèque, comme s'il s'était tenu à l'affût pendant toute la durée de la conversation. Il apportait sur un plateau d'argent la carcasse translucide et fossilisée d'un animal marin, remplie de vin rouge aux reflets rubis. La crête de l'animal formait une anse, qu'il était difficile de saisir sans se trancher la main. En voyant cette anse si menaçante, Narcissa comprit l'origine des bandages que Prunnas portait en permanence autour de ses paumes.

Tout en boitant, Orion s'assit en face d'Abraxas et Piscus Crabbe s'écrasa sur le fauteuil qui se trouvait entre eux deux. Avec d'infinies précautions, Prunnas servit les trois hommes dans des verres en cristal, et ils sirotèrent le vin en silence, sans cesser de se jauger mutuellement par-dessus le rebord de leurs verres.

– Où trouves-tu un vin pareil ? demanda Orion avec une pointe de jalousie. Il n'y a que chez toi que je trouve les breuvages aussi subtils...

– C'est mon petit secret, sourit Abraxas. Mais si tu veux m'en commander quelques bouteilles, je te ferai parvenir mon catalogue.

Constatant que l'ambiance était légèrement détendue, Abraxas Malefoy attira devant lui son livre à la couverture rouge.

– Et maintenant, si nous faisions les comptes ? proposa-t-il innocemment.

– Les… Les comptes ?

– Eh bien oui, les comptes ! Je veux être sûr que personne ne soit spolié… Il serait regrettable que j’aie omis de vous verser quelque rente, n’est-ce pas ?

Piscus Crabbe et Orion échangèrent un regard furtif qui ne laissait aucun doute sur le sens d’une éventuelle arnaque entre les trois hommes.

– Faisons, faisons, capitula Piscus Crabbe avec un geste excédé.

Abraxas Malefoy entama donc l’inventaire de tous les objets qui avaient transité par sa maison.

– Une Tabatière Inflammable, un Couteau Vengeur... énumérait-il. Pour ceux-là, vos dettes sont réglées, vous m'avez fait parvenir mon dû...

– Tous ces objets étaient ici ? s'inquiéta Daisy auprès de Narcissa. Tu crois qu'il y en a d’autres ?

– Je n’en ai aucune idée, répondit Narcissa, prise au dépourvu. Je n’en ai pas vu la moindre trace.

Dans le miroir au cadre doré, Abraxas Malefoy regardait sa liste, faussement étonné.

– Il manque trois objets que je vous ai expédié, mais dont vous ne m'avez donné aucune nouvelle : un Collier d’Étranglement, une paire de Chaussures Cuisantes et une assiette en vertèbre de Basilic. J’ai expédié les deux premières à Crabbe, la troisième à Orion.

– Rien ne t’échappe, dit Orion avec un sourire ironique en sortant de sa bourse une poignée supplémentaire de pièces d’or.

Piscus Crabbe l’imita de mauvaise grâce, en marmonnant des paroles indistinctes.

Une fois que les pièces d'or furent rassemblées devant Abraxas Malefoy, celui-ci recula son siège de quelques centimètres, révélant un trou grand comme une pièce de monnaie à l’extrémité de son accoudoir. Avec un sourire en coin, il détacha un de ses boutons de manchette argentés, et l'enfonça dans ce petit trou. Piscus et Orion l’observaient avec une curiosité masquée, mais au moins égale à celle de Daisy et de Narcissa. Au pied de la bibliothèque, derrière Abraxas Malefoy, qui ne prit pas la peine de se retourner, un grand coffre laqué de vert émeraude apparut en scintillant comme un mirage. Le coffre s'ouvrit avec un long grincement, et les pièces d'or qui se trouvaient devant Abraxas Malefoy allèrent s'y ranger docilement.

Alors que Piscus Crabbe se redressait sur son siège pour apercevoir l'intérieur du coffre, Abraxas Malefoy retira son bouton de manchette du trou qui se trouvait sur son accoudoir, et le coffre disparut.

– Bien, soupira Abraxas tandis que la plume de queue de paon traçait un trait sévère en travers du livre à la couverture rouge sang. Je vois que ces quelques vérifications n’étaient pas superflues.

Il jeta un coup d’œil à sa montre au bracelet en écailles de python :

– Et nous sommes pile à l’heure.

– À l’heure pour quoi ?

– Pour accueillir le quatrième convive…

– Tu as invité quelqu’un d’autre ? Je te préviens, il est hors de question d’inclure une quatrième personne dans notre marché !

– Je n’en avais pas l’intention, se défendit Abraxas Malefoy.

– Et peut-on savoir qui se joint à nous ?

– Une de tes voisines, Crabbe, nous en parlions justement tout à l'heure… Il s’agit de Vera Goyle.

À côté de Narcissa, Daisy tressaillit.

– Maman ! Pourquoi fréquente-t-elle ces fripouilles ?

– Il doit y avoir une bonne raison, dit Narcissa.

Au salon, Piscus Crabbe était aussi étonné que Daisy :

– Vera ! Pourquoi s’embarrasser d’elle ?

– Parce qu’elle me procure une denrée d'une importance capitale ; et qu'elle me divertit, ce dont j'ai grand besoin aussi...

Un grand vacarme provenant du dehors les interrompit.

– Mais quand diable se décidera-t-elle à faire enfin preuve d'un peu de discrétion ? pesta Abraxas Malefoy en refermant d'un coup sec le livre rouge.

Comme pour légitimer sa remarque, un concert d’aboiements retentit et les trois hommes échangèrent un regard incrédule. Piscus Crabbe se leva en bousculant la table, renversant au passage son verre de vin et celui d’Orion.

– Les Goyle n’ont pas de chien ! s’exclama-t-il, affolé. Ce sont des Aurors ! Orion, c’était un piège ! Abraxas, il… il nous a dénoncés !

– Assieds-toi, idiot, dit calmement Abraxas Malefoy en resservant du vin à ses invités. Si des Aurors se trouvaient dans mon jardin, nous entendrions d’ici les Koripecs les réduire en charpie. Le nouveau venu n’est peut-être pas Vera, mais en tout cas, je puis t’assurer que ça n’est pas un ennemi.

– Les Koripecs ? Tu crois vraiment que ces stupides volatiles bleus seraient de taille face à des Aurors ?

– Je te mets au défi de les affronter, dit Abraxas Malefoy. Ils volent si vite qu’il est difficile de les neutraliser en agitant sa baguette dans tous les sens.

Les aboiements semblèrent se rapprocher. Dans la salle de bains de Narcissa, Daisy approcha la main du miroir pour diriger l’angle de vue vers l'entrée de la bibliothèque, juste à temps pour voir Vera Goyle pousser les deux battants de la porte et rentrer dans la pièce, échevelée, le sourire aux lèvres et les bras grands ouverts.

– Bonjour, tout le monde ! s'exclama-t-elle joyeusement, en dégainant son habituel sourire étincelant de blancheur.

– Je t’avais dit d’arriver discrètement, dit Abraxas Malefoy de sa voix menaçante. Narcissa est en haut avec ta fille, et je ne tiens pas à ce qu’elles viennent nous déranger.

Mais tout comme l'enthousiasme de Vera semblait ne jamais atteindre Abraxas, la froideur de celui-ci n'eut aucune prise sur la nouvelle venue.

– Je suis venue en trottinette, déclara-t-elle, rayonnante, les joues rosies par l’air vif du début d’automne. C’était fan-tas-tique !

– En quoi ?

– En trottinette. Un engin moldu… Je l’ai un peu trafiqué pour qu’il puisse voler, c’était plus commode…

– Tu es venue avec un engin moldu ?

– Quelle horreur !

– Oh non, je vous assure ! Aucun désagrément lié au transplanage, ou à la poudre de cheminette… Une vue superbe sur le ciel nocturne... Et par rapport au balai, c’est bien plus stable ! Et tout ça sans avoir entre les jambes cette espèce de tige rigide qui menace de vous scier en deux au moindre virage !

– Il y a bien longtemps que je ne suis pas monté sur un balai, grinça Abraxas. J’ai du mal à me souvenir des sensations que cela procure.

– Je n'ai jamais réussi à faire voler ces engins-là, grogna Piscus Crabbe. J'ai cassé tous ceux que j'ai utilisé ! En revanche, je me souviens très bien de la dernière fois qu’Orion est monté sur un balai… Tu en as gardé un joli souvenir, pas vrai mon grand ? ricana Piscus Crabbe en donnant un coup de pied dans la jambe d’Orion – celle qui boitait.

– Aïe ! sursauta Orion, perdu dans ses pensées depuis quelques minutes. Laisse-moi tranquille, imbécile !

– Arrêtez de vous chamailler, proposa Vera, et admirez plutôt mon nouveau manteau !

Elle étendit les bras et fit le tour de la table en pivotant sur elle-même pour laisser les trois hommes apprécier l’ensemble de son long manteau, découpé dans une fourrure iridescente aux reflets mauves et turquoise.

– Charmant, grimaça Piscus Crabbe. Quel animal as-tu chapardé pour obtenir cette fourrure ?

– Tais-toi et touche, dit-elle en lui tendant sa manche. Regarde comme c’est doux !

– Hmmh, c'est vrai que c'est plaisant, marmonna Piscus Crabbe en passant ses énormes doigts dans la fourrure dense du manteau. Qu'est-ce que c'est ? De la peau de Coranac ?

– Tu es fou ! s'indigna Vera. Par les moustaches de mes Ravluk, je ne tuerai jamais un de mes petits protégés pour leur fourrure...

– Bon, bon ! C'est une œuvre de tes vers couturiers, dans ce cas ?

– Perdu, rit Vera. Ce sont les poils qui poussent sur mes chers Dopsidons !

– Ces mouches géantes qui te pondent des œufs d'or ? Mais leurs poils...

– Ne poussent que sur leur derrière, compléta Orion dans un petit rire.

Piscus Crabbe écarquilla son œil noir et luisant, et s'écarta de Vera en poussant un rugissement dégoûté.

– Tu portes un manteau fait en... poils de fesses de mouche !

– Je n'ai pas pu résister, rit Vera en se frottant à Piscus Crabbe. Ils faisaient de si jolis reflets... Quand je leur ai fait leur petit rafraîchissement annuel, j'en ai profité pour collecter leurs petites toisons, et voilà le résultat.

Abraxas Malefoy observait Vera avec un sourire amusé qui le faisait presque paraître aimable.

– As-tu ce que je t'ai demandé d'apporter, Vera ? demanda-t-il.

– Bien sûr !

Vera ouvrit son manteau turquoise et une dizaine de petits oisillons multicolores se dispersèrent dans la pièce. Ils voletèrent autour des invités pendant quelques instants puis se perchèrent sur le dossier du fauteuil destiné à Vera.

Sans y prêter la moindre attention, Vera sortit de sa poche intérieure une liasse de billets d'un aspect étrange.

– Qu'est-ce que c'est ? demanda Orion, méfiant.

– Ce ne sont pas vos affaires, répondit sèchement Abraxas en donnant une bourse de velours vert à Vera.

Vera prit la bourse, qui émit un tintement suggestif, et la mit dans son manteau, à la place des liasses de billets qu'elle venait de donner à Abraxas. Puis elle s'écarta pour s'approcher du piano à queue qui se trouvait près du portrait de Prisca Malefoy.

– Jolie bestiole que tu as là, commenta Vera Goyle en caressant les contours du piano, qui émit quelques accords hostiles.

– Quand je pense que ces Moldus se fatiguent à en jouer, commenta Orion.

– Moi, je crois que ça ne me déplairait pas tant que ça, dit Vera.

Et elle s'assit sur le siège sculpté, ignorant les gammes enragées du piano qui ne voulait pas être touché.

– Éloigne-toi, lui dit Abraxas Malefoy. Je l'ai dressé pour que personne ne puisse s'en approcher.

– Toi, tu as fait ça ? Et pourquoi donc ?

– Peu importe, grommela Abraxas Malefoy, qui secoua la tête comme pour chasser un souvenir dérangeant.

Et soudain, les aboiements qu'ils avaient entendu à l'arrivée de Vera retentirent à nouveau, tout proches.

– Qu'est-ce que...

– Ah ! Avec tout ça, j'en oubliais l'essentiel ! déclara joyeusement Vera.

Sous le regard inquiet de ses trois compères, Vera se leva, s'approcha de la porte de la bibliothèque, plaça son pouce et son index entre ses lèvres et siffla bruyamment.

Quelques secondes plus tard, l'origine des aboiements apparut à ses côtés. Ces aboiements, donc, que Narcissa avait attribué à une meute de chiens, provenaient en réalité d'un seul et même animal au poil ras et bleu, qui ressemblait en tout point à un chien – à la seule différence près qu'il possédait trois têtes.

Piscus Crabbe s'en étrangla avec son verre de vin, Orion eut un mouvement nerveux pour s'éloigner de l'animal et les mains d'Abraxas Malefoy tressaillirent légèrement.

– Vera ! dit Abraxas Malefoy avec colère. Qu'est-ce que c'est encore que cette horreur ?

– Je vous présente Attila ! exulta Vera. C'est un cerbère nain ! Je l'ai reçu aujourd'hui !

Il s'ensuivit un grand moment d'agitation. Attila se mit à bondir partout dans la pièce avec enthousiasme, ses trois gueules répandant une abondance de salive sur les murs et sur le tapis de peau ; Piscus Crabbe voulut lui donner un coup de pied, mais il glissa sur de la salive et son corps massif s'étala sur le sol ; Orion sortit sa baguette magique, mais Attila lui grimpa dessus, et saisit sa baguette entre ses crocs acérés ; les oisillons multicolores qui étaient sortis du manteau de Vera tournoyaient dans la pièce en piaillant, ce qui contribuait à exciter le nouveau venu. Ce fut seulement après plusieurs minutes de pagaille qu'Abraxas Malefoy réussit à lancer un sortilège au cerbère turbulent : celui-ci s'affaissa sur le sol en soupirant d'aise et le calme revint dans la pièce.

Piscus Crabbe réussit à rouler sur lui-même en gémissant, puis releva son buste de géant en s'appuyant sur le piano, qui exprima bruyamment son mécontentement. Orion récupéra sa baguette mâchouillée et baveuse, en pestant contre le pauvre Attila ; et Abraxas, ses cheveux blancs légèrement décoiffés, examinait les dégâts avec fureur pendant que Vera se tordait de rire dans un coin de la pièce.

Il fallut un petit moment pour que les quatre convives se réconcilient. Prunnas accourut pour réparer les rideaux déchirés et les objets mordillés, et servit une nouvelle rasade de vin à tout le monde. Il posa également sur la table une énorme jarre de cristal, remplie d'un liquide vert ; dès que l'étrange objet se trouva au centre de la table, le contenu de la jarre s'illumina et se mit à bouillonner ; et une spirale de fumée verte monta lentement vers le plafond, formant de belles volutes denses et paresseuses.

– Mince, on verra moins bien, pesta Daisy en voyant la fumée éclipser les détails du salon.

Lorsqu'ils reprirent place autour de la table, seule Vera avait encore le sourire. Machinalement, chacun tendit une main ouverte vers la jarre et quatre étranges tuyaux argentés se matérialisèrent devant eux, tous reliés au récipient de verre. Abraxas, en premier, porta l'extrémité métallique du sien à ses lèvres, et inspira profondément ; le liquide vert et phosphorescent qui se trouvait dans la jarre bouillonna alors plus intensément, et la spirale de fumée interrompit son ascension ; puis Abraxas expira un gros nuage de fumée verte et opaque qui le masqua pendant plusieurs secondes à la vue de ses invités.

– Voilà un Fumesbire de qualité, commenta Orion en imitant Abraxas.

La fumée de Fumesbire avait la capacité de prendre n'importe quelle forme, selon les souhaits de ceux qui l'expiraient. La fumée qui s'échappa des lèvres charnues de Piscus Crabbe alla former un énorme crabe, qui s'épanouit sur la table en faisant claquer silencieusement ses pinces de fumée ; le souffle d'Orion dessina les armoiries de la famille Black ; Abraxas souffla un long serpent d'une précision stupéfiante, qui fit le tour de ses épaules, descendit le long de son bras et se dressa avec orgueil devant lui... avant d'être coupé en deux par un gigantesque dragon de fumée.

– J'adore ce jeu ! s'enthousiasma Vera en crachant un deuxième dragon, qui rejoignit le premier pour tourbillonner dans la pièce et se volatiliser contre la fenêtre.

Elle adressa un grand sourire à Abraxas, puis, sans lui laisser le temps de contre-attaquer, elle sortit un petit étui rectangulaire de sa poche, couvert d'enluminures finement travaillées.

– Faisons, une Bataille Magique, proposa-t-elle.

Voyant que personne ne s'opposait à cette idée, elle ouvrit l'étui et les cartes se distribuèrent d'elles-mêmes à toute vitesse. La Bataille Magique était un jeu amusant et simple en apparence. Chaque joueur possédait des cartes représentant des créatures magiques allant du gnome de jardin au Magyar à Pointes, des objets magiques comme le Retourneur de Temps ou la Pensine, et des forces magiques comme la Divination ou la Legilimancie. À chaque tour, la plus puissante combinaison l'emportait. Cependant, il n'existait aucun consensus sur la hiérarchie des cartes, et s'il n'y avait aucun doute sur le fait qu'un dragon pouvait battre à plate couture un petit Boursouf inoffensif, il était plus difficile de trancher sur l'issue d'un combat entre une licorne et un centaure, ou entre un stupide troll des montagnes et un Niffleur capable de Legilimancie. Tout cela laissait beaucoup de place au débat et assez peu à la rigueur. Les joueurs passaient souvent leur temps à se disputer à propos de l'issue des duels fictifs qui s'engageaient, et abandonnaient le plus souvent bien avant que le vainqueur ne soit proclamé.

Mais pour Abraxas Malefoy, qui savait tirer profit de n'importe quelle situation, c'était le jeu idéal. C'est pourquoi il proposa, comme d'habitude, de miser une importante somme d'argent sur l'issue du jeu. Vera, joueuse, accepta avec enthousiasme ; Piscus et Orion rechignèrent quelques instants, puis se laissèrent convaincre. Ils posèrent donc devant eux plusieurs poignées de gallions et la partie commença.

– Quelle belle soirée en perspective ! se réjouit Vera en frappant dans ses mains.

– Vera, raconte-moi donc le mariage d'Edgar, réclama Abraxas en triant ses cartes. J'ai appris que c'était une journée mouvementée.

– Toujours aussi bien renseigné, Abraxas... Pour ma part, j'en suis grandement satisfaite : tous les invités étaient ravis, Daisy s'est follement amusée et Carla a piqué une crise de nerfs quand elle a appris que je ne lui offrirai pas de dragon... Une réussite absolue, en somme.

– Il paraît que l'employée du Ministère qui a dirigé le mariage était un peu trop curieuse ?

– J'allais y venir. Tout aurait été parfait, donc, si je n'avais pas surpris cette horrible petite femme en train de fouiller mon secrétaire... Je la trouvais pourtant amusante, avec son cardigan rose... D'ailleurs, Abraxas, c'est elle qui a marié Lucius et Narcissa, tu devrais vérifier tes affaires...

– Vraiment ? Ombrage, c'est bien cela ? Cette jeune écervelée qui ressemble à un crapaud ? Quel toupet, rit Abraxas Malefoy. Mais pourquoi fait-elle cela ?

– J'ai fait ma petite enquête, dit Vera. Elle cherche des informations compromettantes sur nos familles pour nous faire du chantage. Au mariage de Damian et Magdalena Nott, elle avait trouvé des Fumobecs dans le placard de Theodora Nott, et menaçait de la dénoncer... Cette petite garce osait donner des ordres à Theodora ! Elle lui avait réclamé un papier qui attesterait qu'elle faisait partie de la grande famille Nott... Et dire qu'elle comptait me faire du chantage, à moi aussi, rit Vera en secouant la tête. Quelle inconsciente !

– Pas assez inconsciente pour tenter quelque chose contre moi, en tout cas, remarqua Abraxas Malefoy. Ma réputation doit être plus dissuasive que la tienne ! Elle a simplement essayé de s'attirer la sympathie de Carla et de Juliet, et je crois qu'elles se sont plutôt bien entendues.

– Ça ne m'étonne qu'à moitié, grimaça Vera en triturant sa longue tresse de cheveux cuivrés. Elles forment une belle triplette... En tout cas, cette Dolores Ombrage ne nous embêtera plus : je l'ai dénoncée au Département de l'Administration Magique, et ils l'ont reléguée au Bureau des Plaintes. Elle va recevoir des sorciers de mauvaise humeur toute la journée, ça la changera des mariages !

– Tu as bien fait, approuva Orion. Les gens doivent savoir ce qui les attend, s'ils osent s'attaquer à nous !

– Allez, Black, joue un peu, au lieu de bavarder !

– Ne m'appelle pas comme ça, grinça Orion. On risque de me confondre avec mon beau-frère.

– Ah tiens... Que devient-il, ce pauvre Cygnus ? s'enquit Abraxas.

– Ce pauvre Cygnus ? s'indigna Piscus Crabbe. Tu le plains ? Alors qu'il voulait me faire enfermer à Azkaban ?

– J'ai toujours beaucoup de respect pour lui, affirma Abraxas Malefoy. Nous avons coopéré pour faire démissionner notre cher Ministre Nobby Leach, dans le temps. Cygnus m'était plutôt sympathique. Lui, au moins, avait du panache et des principes.

– Trop de principes, répliqua Orion. C'est ce qui l'a perdu. Il refuse d'accepter que le temps des honnêtes hommes est révolu ! Il pourrait être assis avec nous autour de cette table, mais non, il continue à se morfondre en se lamentant sur son passé soi-disant glorieux... Si Walburga ne prenait pas soin de lui, il ne serait déjà plus de ce monde.

– Ne parle pas trop fort, je te rappelle que sa fille est à l’étage.

– Tiens, c’est vrai ! Cette charmante Narcissa... En voilà une qui a le sens des opportunités.

– C’est peut-être elle qui devrait se joindre à nous, à la place de Cygnus ?

Orion et Piscus rirent grassement ; et dans la salle de bains, quelques étages au-dessus de leurs têtes, Narcissa tordit sa serviette entre ses mains comme s'il s'était agi du cou de ces deux hommes répugnants.

– Comment va-t-elle, Abraxas ? l'interrogea Vera. Je ne l'ai pas vue depuis longtemps. Ne se sent-elle pas trop seule, dans ce grand manoir éloigné de Londres ?

– Je ne sais pas, grogna Abraxas Malefoy. Mais elle serait bien mal avisée de s'en plaindre ! Elle devrait m'être reconnaissante de la tolérer sous mon toit, alors qu'elle exerce une influence néfaste sur Lucius...

– Néfaste ? bondit Vera. Abraxas, enfin, tu n'es pas sérieux...

– Bien sûr que si ! Elle ne cesse de le distraire, et cela me déplaît. Oh, je sais que tu l'apprécies, Vera, mais je crains que Cygnus n'ait pas réussi à lui transmettre sa noblesse d'âme...

Orion eut un petit ricanement.

– Tu as raison de te méfier, approuva Piscus Crabbe. Les Black sont de vraies teignes ! Tenez, prenez Andromeda, par exemple, qui s'est enfuie avec ce sale Sang-de-Bourbe... Et je parie que si quelqu'un arrive à obtenir la main de Bellatrix, il ne finira pas l'année... Sans parler de Walburga, qui mène Orion à la baguette !

Le sourire moqueur de ce dernier se figea immédiatement.

– Ça, c'est bien vrai, dit Abraxas Malefoy en retrouvant son sourire glacé. Je me souviens encore d'Orion, tout penaud, quand il est venu me supplier de tirer Cygnus d'affaire parce que Walburga l'avait menacé...

L'oncle Orion inhala une longue bouffée de fumée verte, qui ressortit par ses deux narines et s’étala sur la table.

– En attendant, répliqua perfidement Orion, je n’ai vu aucun signe annonciateur d’un petit héritier, en apercevant Narcissa au mariage d'Edgar et Carla, l'autre jour... Combien de temps attendras-tu avant de t'inquiéter pour l'avenir de ta lignée, Abraxas ?

Ce dernier le toisa froidement, mais avant qu'il ne réplique, Vera s'empressa de changer de sujet :

– Ahem ! Et à part ça... Tiens, je voulais connaître votre avis à propos de quelque chose... Tout le monde s'inquiète à propos ce mage noir, Voldemort... Il paraît que son armée gagne en puissance. Mais la Gazette du Sorcier se contredit sans cesse à ce sujet, j'avoue que je suis un peu perdue.

Abraxas haussa les épaules. Visiblement, la tentative de distraction avait réussi.

– Ça ne serait pas la première fois qu'un mage noir fait le fanfaron, répondit Abraxas Malefoy. D'après mes espions, il a du mal à recruter de nouveaux sorciers. Tous les Embrumés se sont précipités à ses côtés, mais depuis plusieurs mois, personne ne l'aurait rejoint... Je ne pense pas qu'il représente une réelle menace.

– En tout cas, déclara amèrement Vera Goyle en frictionnant son cerbère qui ronflait à ses pieds, Carla a convaincu mon fils d'aller se joindre à ces meurtriers...

– Qu'il se joigne d'abord à mes deux garçons ! proposa Piscus Crabbe. Ils ont déjà commencé leurs recherches !

– Tes fils veulent rejoindre Voldemort ? Première nouvelle !

– Vera, ne prononce pas son nom à tort et à travers, grimaça Orion. Ça me donne des... Des frissons désagréables.

– Tu es en train de me dire que tu as peur d'un nom ?

– Appelons-le Vous-Savez-Qui, proposa Crabbe, qui partageait visiblement l'avis d'Orion. Je disais donc que mes deux fils s'apprêtaient à le rejoindre... Edgar aussi, manifestement, même s'il ne compte pour la moitié d'un – désolé, Vera, mais tu dois admettre que ton fils n'est pas une lumière... Et mes fils essaient aussi de convaincre Damian Nott, Evan Rosier, Balderic Parkinson, Orpheus Flint, Andy Selwyn...

– Evan Rosier ? Balderic Parkinson et Damian Nott ? s'étonna Vera. Ce sont des garçons plutôt intelligents. Je ne pense pas qu'ils soient capables de faire quelque chose d'aussi stupide que de rejoindre ce dangereux mage noir.

– Pour le moment, ils sont encore réticents, mais je vois bien qu'ils commencent à changer doucement d'avis. L'appât du pouvoir, sans doute ! Vous voyez, le renversement se prépare, et si j'étais vous, je ne resterais pas les bras croisés...

Il regardait Abraxas avec intensité. Lucius avait toujours mené ses deux fils à la baguette ; depuis son plus jeune âge, le jeune Malefoy était la coqueluche du monde magique et collectionnait les prétendantes, tandis que les deux jumeaux Crabbe peinaient tous les deux à trouver une fiancée. Après la fuite d'Andromeda, Juliet Selwyn, Helen Flint, Magdalena Nott et Lavenia Parkinson leur avaient toutes ri au nez.

Mais Piscus Crabbe rêvait de renverser les rôles. Ses deux fils séduiraient Voldemort par leur force et leur brutalité, cela ne faisait aucun doute. Et pour les récompenser de lui avoir assuré la loyauté des Collinards, Voldemort ferait d'eux ses principaux associés... Et à ce moment-là, ce seraient eux qui donneraient des ordres à Lucius Malefoy... Et plus aucune sorcière n'oserait repousser leurs avances...

– À toi de jouer, Crabbe ! s'exclama Orion en le sortant de ses rêveries.

Piscus Crabbe regarda les cartes qu'il tenait en main et en joua une au hasard. Le tas de pièces d'or qui se trouvait devant lui s'amenuisait sérieusement, tout comme celui d'Orion ; celui de Vera était quasiment le même qu'au début, tandis que celui qui se trouvait devant Abraxas était de plus en plus conséquent.

– À quoi penses-tu, Abraxas ? demanda Vera. Toi aussi, tu es bien songeur.

Avec une lenteur maîtrisée, Abraxas posa ses yeux pâles et glacés sur Piscus Crabbe.

– Je m’interroge sur tes motivations, Crabbe. Tu n'as jamais été très impliqué dans la lutte pour la conservation de nos valeurs, tu étais trop occupé à te remplir les poches avec Orion...

– Au diable les valeurs ! À mon avis, ces Embrumés ont tous les Collinards dans leur viseur. Et comme je les comprends : nous sommes des Sang-Pur riches et puissants, nous aurions dû être les premiers à les rejoindre ! Et pourtant, jusqu'ici, nous rechignions tous à le faire, et préférions notre petit confort à la compagnie de ces sauvages d'Embrumés... Beaucoup de grandes familles vont bientôt tomber, je le sens. Et je ne veux pas en être ! Je vais proposer l'aide de la famille Crabbe à Voldemort, et je suis certain qu'il appréciera. Après tout, nous pouvons lui offrir tout ce dont il a besoin : de l'or, un réseau de puissants alliés, et un lieu de rassemblement.

– Un lieu de rassemblement ? Lequel ?

– Dans ma maison, tout simplement !

– Chez toi ? Sur la Colline d'Émeraude ? Tu accueillerais tous ces criminels...

– Accueillir, c'est contrôler, affirma Crabbe en levant son verre.

Vera ne partageait pas son enthousiasme.

– Alors, ce sont tes fils qui ont mis ces idioties dans la tête du mien, soupira-t-elle.

– Ils ont dû lui en parler, c'est certain, répondit Crabbe. Après tout, plus ils sont nombreux à faire la démarche, plus Vous-Savez-Qui sera reconnaissant envers ceux qui l'ont initiée : nous, les Crabbe ! Imaginez comme il récompensera la première famille de Collinards qui lui a tendu la main, et qui lui a ouvert le chemin vers la victoire !

– C'est de la folie, protesta Vera.

Mais elle n'en dit pas davantage, accablée par tant d'orgueil insatiable ; quant à Abraxas Malefoy, la fumée verte qui sortait de sa bouche formait des motifs inquiétants.

La suite de la partie se déroula dans un silence pesant. Même les petits oiseaux colorés qui étaient posés sur le dossier de Vera avaient cessé de chanter. Les mains d'Orion et de Crabbe se vidèrent progressivement de leurs cartes, et leurs pièces d'or disparaissèrent, happées par les stratégies redoutables d'Abraxas Malefoy. Vera était celle qui résistait le mieux, mais ses cartes étaient avalées une par une par l'armée de géants qu'Abraxas avait constituée devant lui.

– J'ai gagné, dit finalement Abraxas Malefoy en posant sur la table la carte qu'il venait de piocher.

Les trois autres se penchèrent sur la carte en question, qui représentait un sablier d'or.

– Le temps, dit Vera.

– C'est peine perdue, rien n'y résiste, pesta Orion en jetant sur la table ses deux centaures et le dragon qu'il gardait précieusement depuis le début de la partie.

– Comment fait-il pour gagner à chaque fois ? gémit Piscus Crabbe en imitant son voisin.

Abraxas entreprit d'amasser le tas d'or vers lui, mais Vera arrêta son geste avec un sourire de défi.

– Si je bats cette carte, j'ai gagné ?

Abraxas Malefoy eut un petit rire.

– Tu nous sers la même comédie à chaque fois, Vera. Les premières fois, je t'ai crue, mais maintenant, ça ne prend plus.

– Si tu ne me crois pas, triplons la mise, proposa Vera.

Elle n'avait plus qu'une seule carte en main. Orion essaya de voir ce que c'était, mais Vera la cachait habilement.

– C'est bien pour te faire plaisir, dit Abraxas.

À nouveau, il détacha un de ses boutons de manchette, et le plaça dans le petit trou qui était sur son accoudoir. Le coffre réapparut, et une énorme quantité de pièces d'or s'en envola pour se poser devant Abraxas.

Vera, à son tour, sortit de son manteau une bourse de velours orange écartelée par les gallions qu'elle contenait, et la jeta devant elle.

– Alors, quelle est cette mystérieuse carte ?

Abraxas, Piscus et Orion se regardaient en riant, ravis de voir Vera se ridiculiser. Leurs visages se décomposèrent en voyant la carte scintillante que Vera posa sur la table d'un geste triomphant. L'animal qui y était dessiné, avec ses plumes pourpres et ses serres dorées, était parfaitement reconnaissable.

– Depuis quand y a-t-il un phénix dans la Bataille Magique ? s'étrangla Abraxas.

– C'est une nouvelle édition, dit Vera avec un geste désinvolte. Merci beaucoup, Abraxas.

Dans la salle de bains, Narcissa et Daisy jubilaient.

– Bien joué, Maman ! rit Daisy.

Vera, elle aussi, savourait sa victoire. Ses oisillons colorés s'étaient remis à chanter, et voletaient en tous sens à travers la pièce. Elle inhala une longue bouffée de fumée verte, tout en regardant Abraxas avec ses yeux rieurs ; puis elle expira, et un nouveau dragon de fumée prit forme, plus grand que les précédents ; il fit un tour de la table en volant, puis Abraxas sortit sa baguette de sa canne d'un coup sec, et dissipa le dragon d'une étincelle verte entre les deux yeux.

– Ne te vante pas, dit Abraxas Malefoy.

Sa voix était maîtrisée, mais sa main trembla légèrement quand il repoussa son tas d'or vers Vera.

– Ces jeux ne m'amusent plus, déclara-t-il en se levant, la mâchoire serrée.

Il revissa sa baguette dans sa canne, et sortit en s'appuyant dessus, vexé.

– C'était de bonne guerre, Abraxas ! rit Vera.

Et, dès qu'Abraxas fut hors de sa vue, elle se renversa dans son fauteuil avec un grand soupir de contentement.

Toc ! Toc ! Toc !

Orion et Piscus Crabbe sursautèrent : trois coups venaient de retentir sur les carreaux.

– Des Aurors ! souffla Piscus, qui gardait quelques séquelles de son séjour dans une geôle du Ministère.

– Mais non, enfin, le rassura Vera.

Elle pointa sa baguette vers la fenêtre, qui s'ouvrit à la volée, laissant l'air frais de la nuit dissoudre les volutes de fumée verte qui tournoyaient dans la pièce.

Un énorme oiseau entra par la fenêtre, passa au ras du crâne dégarni d'Orion qui sauta en l'air, et battit des ailes pour se poser sur le poing de Vera Goyle, acclamé par les piaillements des oisillons multicolores qui se trouvaient autour d'elle.

– Cléopâtre ! s'exclama celle-ci avec enthousiasme, en caressant les plumes blanches et ébouriffées qui ornaient le cou de l'aigle.

– Satané volatile ! maugréa Orion en remettant en place les rares cheveux qui lui restaient sur le crâne. Un de ces jours, je le ferais bien cuire à la broche...

Vera eut un petit rire réjoui.

– C'est mon compagnon le plus utile, fanfaronna-t-elle. Cléo a le chic pour intercepter les hiboux les plus importants... C'est grâce à elle que je m'informe de tous les petits secrets qui animent le monde sorcier...

Elle ouvrit son énorme manteau de fourrure, sortit un parchemin chiffonné de sa poche intérieure et l'agita devant les yeux de ses deux compères.

– Voilà sa plus belle prise ! exulta-t-elle.

Elle le déplia, et ses deux interlocuteurs échangèrent un regard inquiet lorsqu'ils virent l'emblème de Durmstrang dessiné sur le verso de la lettre. Après avoir jeté un coup d'œil vers la porte de la bibliothèque, Vera se mit à lire avec cérémonie :

Cher Mr Abraxas Malefoy, l'honorable école de Magie de Durmstrang...

Elle leva furtivement les yeux, afin d'apprécier l'effet que sa lecture avait sur ses interlocuteurs.

– ... vous informe que la candidature de votre fils Lucius a été retenue, et que nous le convions chaleureusement à nous rejoindre. Vous trouverez ci-joint la liste des fournitures pour la première année...

Narcissa laissa échapper une exclamation de surprise, et Orion et Piscus Crabbe étaient tout aussi médusés.

– Tu as osé ! s'étrangla Crabbe. Alors c'est à cause de toi, si cette fameuse lettre s'est perdue !

– Oh, le jeu en valait la chandelle ! Chaque fois qu'il nous prend de haut, je jette un petit coup d'œil à ce billet, et je me félicite d'avoir berné un des hommes le plus influents du monde magique... C'est mon petit gri-gri, en quelque sorte.

Orion, lui, ne partageait absolument pas son enthousiasme.

– Moi qui pensais qu'Abraxas voulait nous camoufler son échec ! Il avait donc raison de s'en vanter, l'animal... Lucius avait bien été reçu à Durmstrang, depuis le début !

Quant à Piscus Crabbe, il n'en revenait toujours pas.

– Vera, tu es complètement folle ! Tu sais ce qu'il te ferait, s'il apprenait ça ? Il était tellement furieux que Lucius doive aller à Poudlard !

– Oh, mais il ne l'apprendra pas, n'est-ce pas ? répliqua Vera avec un sourire éclatant. Vous êtes bien placés pour savoir qu'il faut être fou pour évoquer le sujet devant Abraxas, et que ceux qui s'y sont risqués l'ont amèrement regretté. Et de toute manière, même si vous aviez le malheur de lui raconter, il ne vous croirait pas, et s'empresserait de vous accuser à ma place ! Je n'ai aucun mobile pour cette farce, tandis que vous, qui en êtes jaloux depuis toujours... Vous aviez tout intérêt à priver Lucius de sa scolarité à Durmstrang...

Le sourire de Vera s'élargit encore, et elle attrapa la carafe de vin pour se resservir. Sonnés, Orion et Piscus Crabbe se levèrent.

– Allons voir ce que fait Abraxas, proposa Orion, un peu chamboulé par cette révélation.

– Je vous rejoins, déclara Vera.

Orion et Piscus Crabbe quittèrent la pièce, et Vera se retrouva seule.

– Vera ! s'exclama aussitôt une voix de crécelle dans le coin de la bibliothèque.

– Prisca ! répondit Vera en imitant la voix aigrelette de Prisca Malefoy. Comment allez-vous, vieille branche ?

Narcissa et Daisy échangèrent un regard étonné en entendant Vera s'adresser avec autant de familiarité au portrait de Prisca Malefoy.

– Vera, vous êtes imprudente ! Leur montrer la lettre de Durmstrang, quelle folie !

Narcissa constata avec stupéfaction que l'ancêtre de Lucius semblait être parfaitement au courant de cette supercherie.

– Il faut bien que je m'amuse de temps en temps, dit Vera. Je n'ai pas pu résister, il fallait que je les effraie un peu... Cela leur apprendra à dire du mal de mon fils !

– Oh, Vera, vos fantaisies vont finir par me rendre folle ! Je vous en prie, à l'avenir, ne recommencez plus...

– Je ferai de mon mieux, dit Vera avec un sourire malicieux. Mais honnêtement, la compagnie de ces pignoufs est si difficile à supporter... Comme s'ils valaient mieux que ces Embrumés dont ils disent tant de mal !

– Ces Embrumés ? J'ai entendu ce mot plusieurs fois au cours de la soirée. Éclairez-moi, Vera... Que signifie-t-il ?

– Oh, ce n'est pas flatteur : il s'agit d'un surnom méprisant pour ceux qui fréquentent l'Allée des Embrumes. La plupart d'entre eux sont répudiés par les puissantes familles de sorciers... Ce qui est assez hypocrite, puisqu'ils ont souvent secrètement recours à leurs services.

– Je vois. Et Piscus Crabbe a parlé de Collinards, j'imagine que cela a un rapport avec la Colline d'Émeraude ?

– En effet. Un autre surnom pour désigner ceux qui y vivent, et plus largement, les familles de sorciers anciennes et fortunées.

– Je vois, soupira Prisca. Que de conflits inutiles ! Cela me donne le tournis. Heureusement que vous êtes là pour m'éclairer sur tout ceci, Vera. Vous ne pouvez pas savoir à quel point je vous suis reconnaissante de continuer à nous rendre visite. Vous êtes ma seule alliée ici, la seule personne en qui je fais confiance pour veiller sur mes descendants !

À côté de Narcissa, Daisy poussa un soupir de soulagement.

– Voilà pourquoi elle fréquente ces fripouilles, dit-elle. Parce que Prisca le lui a demandé !

Dans la bibliothèque, Vera avait perdu son assurance joyeuse, et affichait un air soucieux.

– Malheureusement, j'ai bien peur que je ne vous sois plus d'une grande utilité, Prisca.

– Ne dites pas ça, s'il vous plaît ! C'est justement maintenant que j'ai besoin de vous ! Vous avez vu le visage d'Abraxas lorsque vous parliez de Voldemort ! Il va envoyer Lucius le rencontrer, j'en suis sûre ! Je ne peux pas l'accepter, il faut empêcher ça...

– Je n'arrive même pas à en dissuader mon propre fils, soupira Vera avec lassitude. Je ne vois pas comment je pourrais convaincre Abraxas de laisser Lucius en-dehors de cette guerre. Il exigera que son fils soit au premier plan, comme toujours...

– Vera, je vous en conjure ! Protégez Lucius de l'ambition de son père, comme vous l'avez protégé, il y a maintenant dix ans de cela !

– C'était différent, à l'époque. Je n'ai eu qu'à intercepter une simple lettre pour répondre à votre demande. Nous pouvons cependant être fières de nous : grâce à ce tour de passe-passe, Lucius a échappé à une scolarité entière à Durmstrang. C'était déjà une belle victoire.

– Oui, c'est vrai, et je ne vous remercierais jamais assez d'avoir fait cela pour moi. Je ne pouvais pas supporter l'idée de voir Lucius partir si loin... Il était si jeune... Et il me semble que c'est encore le cas...

Narcissa allait de surprise en surprise. Non seulement c'était Vera qui avait empêché l'admission de Lucius à Durmstrang, mais elle l'avait fait à la demande de Prisca Malefoy ! Et cette dernière, malgré son air hautain et ses manières désagréables, semblait prête à tout pour protéger Lucius... Peut-être méritait-elle finalement un peu de sympathie, se dit Narcissa.

– J'espérais qu'Abraxas s'adoucirait avec l'âge, regretta Prisca Malefoy. Mais en réalité, c'est l'inverse qui se produit. Ah, si seulement Athénaïs était encore de ce monde ! Elle le rendait si heureux, si doux ! Parfois, il me semble qu'elle a emporté toutes ses qualités dans sa tombe...

– Nous la regrettons tous, assura Vera.

Les deux femmes restèrent silencieuses quelques instants, l'une confortablement installée dans son énorme manteau de fourrure, l'autre jouant nerveusement avec les rivières de diamants qui ruisselaient autour de son cou.

– J'ai aperçu votre fille tout à l'heure, avec Narcissa, dit machinalement Prisca Malefoy. Daisy, c'est bien cela ? Elle vous ressemble énormément.

Vera acquiesça, songeuse.

– Je me suis amusée à les intimider, dit Prisca avec une gaieté forcée, teintée de tristesse. Si vous saviez comme je m'ennuie, coincée dans ce portrait...

– Ils reviennent, constata Vera en entendant des voix d'hommes s'approcher. Une dernière chose, Prisca, j'aimerais savoir... À quoi sert tout cet argent moldu que je donne à Abraxas chaque fois que je le rencontre ?

Prisca laissa échapper un petit rire.

– La raison est dans votre main, Vera.

Vera leva son verre, rempli de vin aux reflets rubis.

– Du vin moldu ?

– Bien meilleur que le nôtre, depuis la nuit des temps, affirma Prisca. Les sorciers ont toujours refusé de s'abaisser aux règles subtiles de la fermentation, et malgré l'emploi de la magie, le résultat est toujours désastreux.

Vera prit une nouvelle gorgée de vin et haussa les sourcils.

– Les Moldus sont parfois surprenants, admit-elle en souriant.

– Je vous envie, soupira Prisca. Le peintre qui a fait mon portrait ne savait dessiner que les grappes de raisin ! Voilà un millénaire que je mange ces espèces de billes sucrées, j'en suis écœurée !

Daisy et Narcissa se regardèrent avec l'expression d'enfants qui auraient trouvé où leurs parents cachaient leurs friandises. Abraxas Malefoy, derrière son rejet absolu de tout ce qui attrayait aux Moldus, buvait chaque jour une boisson qui était la leur ! Voilà pourquoi il ne le servait qu'en carafe, et arrachait les étiquettes de toutes ses bouteilles... Et voilà pourquoi il restait toujours aussi évasif sur son origine !

Narcissa était toujours aussi abasourdie quand Orion, Piscus et Abraxas rentrèrent dans la bibliothèque, manifestement réconciliés. Abraxas remplit leurs quatre verres, et leur proposa de trinquer une dernière fois avant de rentrer chez eux.

– À quoi buvons-nous ? demanda Vera.

– À la santé de nos ennemis, répondit Abraxas Malefoy en levant son verre.

Ses lèvres, avec tout le vin qu'il avait bu, avaient pris une teinte violette, ce qui rendait son visage encore plus effrayant.

– Qu'ils reposent en paix, approuva Piscus Crabbe en vidant son verre d'un trait.

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