Lettockar, tome 2 : La Cour des Mirages
27. Le choix
Kelly ouvrit les yeux. Elle avait cessé de tomber. Elle était face contre terre, plongée dans la pénombre, dans un endroit totalement silencieux. Lorsque sa chute avait pris fin, elle ne s’était même pas rendue compte qu’elle avait perdu connaissance, ni même qu’elle était tombée contre le sol. Stupéfaite, elle se hissa sur ses bras. C’était étrange, elle n’avait mal nulle part. Une fois debout, elle regarda tout autour d’elle. Elle ne voyait rien. Il n’y avait aucun bruit, aucun mouvement aux alentours.
- Les filles ? appela-t-elle. Astrid, Dominique ? Martoni ? Vous m’entendez… ? LES FILLES ?
Aucune réponse. Kelly projeta avec sa baguette magique une poignée d’étincelle vers le plafond, l’endroit d’où elle était probablement venue. Elles montèrent comme des fusées, mais s’écrasèrent contre une paroi entièrement lisse. Kelly n’avait aperçu aucune trappe, aucune ouverture ; le trou où elle était tombée avait tout bonnement disparu.
- Lumos, formula-t-elle.
Elle appela encore une fois ses camarades ; il n’y eut toujours pas de réponse. Les filles n’étaient pas là… restées en haut ? Ou bien tombées ailleurs ? Kelly fit un tour sur-elle-même pour examiner l’endroit où elle avait atterri. Elle était dans une nouvelle pièce, plus vaste que toutes les autres. Et pas d’issue à l’horizon ; pas d’escalier, pas de porte. Kelly tâcha de ne pas paniquer : après tout, la première salle aussi était complètement close, au début. Il suffisait de trouver l’astuce ou le sortilège qui permettait de déverrouiller celle-ci. C’était une autre épreuve, rien de plus.
Kelly parcourut la zone, à la recherche d’un indice quelconque. Les murs de cette salle étaient vierges, sans aucune peinture ou autre décoration, exactement comme celle qui contenait la Cuillère. Cela était-il un signe ? En allant vers le fond de la pièce, elle découvrit alors un bassin creusé dans le sol, parfaitement circulaire. Il était suffisamment grand pour qu’un humain puisse s’y baigner. Malgré l’obscurité quasi-totale de la salle, une image particulièrement nette et visible se reflétait sur l’eau. Kelly se pencha lentement, et soudain, elle s’immobilisa en écarquillant les yeux. Elle se voyait dans l’eau. Mais ce n’était pas son reflet. Elle était de dos, et il y avait d’autres personnes autour d’elle, des personnes de son âge, qu’elle ne connaissait pas. De plus, elle ne se trouvait pas dans la salle du temple : elle était dans un endroit où elle n’avait été qu’une seule fois. Au château de Poudlard. Dans le parc, face au bâtiment principal.
Kelly sentit ses genoux fléchir tous seuls, et elle s’accroupit inconsciemment, stupéfaite. Sous ses yeux, le reflet évolua. Un groupe de sorciers sortait du château : Albus Dumbledore, en compagnie d’autre sorciers en robe, dont le visage restait flou. Le vieux directeur sourit à Kelly et aux autres personnages, et engagea la conversation avec eux ; des mots que l’on entendait pas. Puis, Kelly se vit sortir des grimoires de son sac et se diriger vers Poudlard. Elle se pencha un peu plus, hypnotisée par l’image de ce bassin. Instinctivement, elle tendit le bras et toucha la surface de l’eau.
Elle fut alors comme aspirée. Elle bascula par-delà le bassin, brutalement tirée en avant par une force intangible. Elle cria, aveuglée par un horizon si nébuleux qu’elle n’en discernait aucune parcelle. Puis, brusquement, elle retomba sur ses pieds, chancelant légèrement. Elle se trouvait maintenant dans une caverne, aux murs en pierre rouge. Inquiète, elle regarda derrière et au-dessus d’elle. Pas de trace du bassin. Elle n’avait même pas l’impression d’avoir traversé une étendue d’eau, elle n’était même pas mouillée. Qu’est-ce que c’était que cette grotte ? Était-ce la sortie ? Non, il n’y avait aucune issue, pas plus que dans le temple… c’était une autre pièce fermée…
Alors, surgissant de nulle part, un éclair tomba juste devant elle. Kelly tomba à la renverse en poussant un grand cri, soufflée par le choc. Effrayée, elle recula maladroitement, lorsqu’un autre éclair frappa le sol, exactement au même point. Kelly se figea sur place, tétanisée par la peur. Un troisième éclair jaillit. Puis un autre, plus rapide que le précédent. Et encore un autre. La foudre frappait inlassablement le sol, à un rythme frénétique, et toujours au même endroit... Kelly ne comprenait pas, la foudre ne frappait jamais deux fois au même endroit… Alors, l’un des éclairs embrasa la terre ; Kelly fut en une seconde cernée par un cercle de flammes qui ceintura toute la caverne. Épais, rugissant, sans la moindre césure.
Kelly faillit s’évanouir. Une horrible scène se déroulait devant elle, qu’elle avait déjà vécu dans la serre n°1, presque un an auparavant… Elle était prise au piège, sans nulle part où aller. Tout tournoyait autour d’elle ; derrière les flammes, la caverne avait disparu, à la place c’était un grand vide aux reflets rougeâtres qui s’étendait à perte de vue. Par-delà le crépitement du feu, elle entendait des cris… des cris d’animaux qui s’entremêlaient… les miaulements d’un chat, le cliquetis d’une Acromentule... le chant d’un loup, et un rugissement, peut-être celui d’un lion ou d’un tigre… Tout à coup, du cercle de feu naquit un oiseau, flou et indistinct, qui déploya ses ailes et s’en alla au loin.
Et puis, en un instant, les flammes s’éteignirent. Maintenant, la seule chose que Kelly voyait, qui emplissait tout l’espace, était un grand œil bleu qui la contemplait d’un regard perçant…
Cela ne dura que quelques secondes. Tout disparut d’un coup. Kelly était revenue dans la salle du temple, devant le bassin, les fesses par terre. Pas de traces des éclairs, des flammes, ni des pierres rouges de la grotte. L’eau du bassin reflétait la même image, celle de Kelly au château de Poudlard. Kelly, encore apeurée, se traîna en arrière pour se mettre à bonne distance de cette chose. Le souffle court, elle balaya le temple du regard. La salle était inchangée, à l’exception d’une chose : une lampe à huile allumée, qui était apparue en plein centre.
Intriguée, Kelly se releva et s’en approcha prudemment. Cette lampe… elle lui rappelait celles qui éclairaient la Cantina Grande, au château. Elle hésita à la saisir, ou même à la toucher au vu de ce qui s’était produit lorsqu’elle avait effleuré le bassin. Tout à coup, elle entendit un bruit venir d’en haut. Elle leva sa baguette allumée et aperçut une sorte d’ombre longiligne. Une corde se déroulait depuis le plafond. Au bout de cette corde était accrochée une boule de métal. Une bombe. Et lorsque la corde fut entièrement déroulée, la flamme de la lampe à huile alluma la mèche de l’explosif. Kelly poussa un cri et s’enfuit à toutes jambes. Peut-être que si elle replongeait dans l’eau, elle serait à l’abri des flammes…
Mais contre toute attente, ce ne fut pas une déflagration qui se produisit lorsque la bombe éclata. Ce fut une explosion de lumière et de fumée qui en jaillit. Petit à petit, elle prit la forme d’un être humanoïde, gigantesque, qui occupait à lui seul la moitié de la pièce. Il avait l’apparence d’un bonhomme obèse avec des oreilles pointues, des yeux bleus et de grosses moustaches brunes. Il portait une tunique médiévale orange et un chapeau bavarois vert. A la place de ses jambes, une sorte de tornade jaunâtre le reliait au sol.
L’être qui faisait penser à une sorte de génie s’étira en poussant une sorte de gémissement jovial, qui ressemblait à un « Mmmmmmmh » nasillard. Il fit claquer sa langue, puis posa son regard sur Kelly. Cette dernière, couverte de sueur froide et la respiration haletante, brandit sa baguette vers lui, sans fonder aucun espoir. Quel sortilège pourrait lui servir contre une pareille créature ? Mais bizarrement, l’énorme personnage ne l’attaquait pas, ne faisait rien. Rien d’autre que d’observer Kelly avec intérêt, l’air affable. Pendant près d’une minute, il ne se passa rien. Puis, Kelly lâcha abruptement :
- Vous êtes quoi ?
Elle n’avait même pas pensé à demander « vous êtes qui ? » car il lui semblait que cette question n’aurait aucun sens pour un être dont elle ignorait jusqu’à la simple nature. Le moustachu géant sourit, puis s’exprima avec une voix grave et grasse, mais qui avait quelque chose de rassurant :
- Je suis celui qui règne sur ce sanctuaire. Celui à qui Imane Lalaoud a confié la tâche de veiller sur ce qui lui fut aussi chère que sa baguette magique. Celui qui t’observe depuis que tu as posé un pied dans son temple. Je suis le Djinn ! Le Génie, le Marid, appelle-moi comme tu le souhaites ; tout ce que tu dois savoir, c’est que je suis la dernière chose que tu rencontreras dans le temple. Soyons amis !
Kelly retrouva peu à peu un rythme de respiration plus calme. Elle observa cette créature, le « Djinn », de la tête au… tourbillon ? Effectivement, il avait plus l’étoffe d’un gardien que les deux bizarres individus que les quatre filles avaient croisés à l’entrée du temple. Mais il n’avait pas l’air plus agressif qu’eux. Et cette voix grave… c’était certain à présent, c’était lui qui avait attiré Kelly vers le dessin du bébé dans la deuxième salle. Elle resta toutefois sur ses gardes. Tout à coup, le Djinn rapprocha sa grosse tête tout près d’elle, dardant son œil gauche tout droit dans les siens. Elle se contracta, apeurée. Elle pouvait voir chaque détail de son visage gras et goitreux. Son œil bleu… était-ce celui qu’elle avait vu dans l’eau, il y a quelques instants ?
- Quel est ton nom, toi qui est allée si loin ? demanda le Djinn.
Il se recula. Kelly hésita. Elle se méfiait beaucoup trop de ce génie insolite pour lui dire la vérité. Il lui tendait sans doute un piège. Alors, elle prononça le premier nom qui lui vint à l’esprit :
- Giovanna-Paola Martoni.
Une petite détonation éclata alors sous le pied droit de Kelly, qui poussa un cri et fit un bond de côté. Le gigantesque bonhomme pouffa de rire et la réprimanda avec amusement :
- Allons jeune fille, il est bien malavisé de mentir à un Djinn. Parle sans crainte, je ne te veux aucun mal.
- Bon bon, je m’appelle Kelly Powder, répondit-elle, agacée.
- As-tu déjà entendu parler du miroir du Riséd, Kelly Powder ?
- Le miroir… ? Non.
Le génie pointa son index sur le bassin et, d’un signe de menton, lui intima de s’en approcher. Sans savoir ce qui la poussait, Kelly obtempéra. L’image d’elle à Poudlard avait disparu, et laissé place à celle d’un antique miroir ouvragé. Des inscriptions que Kelly ne pouvait pas lire surplombait sa glace, qui demeurait opaque.
- Un objet au pouvoir fascinant, reprit le Djinn. Ce miroir ne montre pas ton reflet…. il te montre, seulement à toi, le désir le cher à ton cœur. Ce que tu souhaites au plus profond de toi, plus que tout au monde. Des sorciers l’ont amené au château de Poudlard il y a des siècles, avant même la construction de Lettockar… et à ma connaissance, il y est toujours.
Au moment où il prononça le nom de Poudlard, de petits remous traversèrent l’eau, et la vision se brouilla pour redevenir ce qu’elle était avant. Une fois encore, Kelly fixa intensément l’image d’elle au château britannique. Le djinn gloussa. Il se rapprocha à nouveau tout près de Kelly. Elle crut qu’elle allait sentir une féroce haleine lorsqu’il lui parla, mais elle ne ressentit rien. La créature n’avait pas de souffle.
- Poudlard, un merveilleux endroit, hein ? Tu aurais aimé y aller, n’est-ce pas ? Toi qui cherches, je le devine, à t’emparer des Reliques des Fondateurs pour devenir la maîtresse de Lettockar… tu te serais épargnée bien des peines si, à tes onze ans, tu étais allée à la plus belle des écoles de magie, et non à celle des Mal-nés…
Kelly fit la moue et baissa la tête, gênée. Elle n’eut pas la force d’acquiescer. Encore aujourd’hui, elle conservait en elle cette envie profonde qui était née ce jour d’août 1994... et elle n’avait pas fait le deuil de sa tentative fumeuse d’intégrer Poudlard par effraction, l’année dernière. Fallait-il vraiment que l’on vienne sans cesse lui rappeler son échec ? Même ce génie qu’elle venait à peine de rencontrer ? Meurtrie, elle décida de couper court à cette discussion en interrogeant sèchement le Djinn :
- Qu’est-ce que vous me voulez ?
- Te faire passer la dernière épreuve, celle qui déterminera si vous allez vous emparer de la Cuillère, tes amies et toi, répondit-il.
- Mes amies ? s’exclama-t-elle, surprise. Elles sont où ? Elles vont bien ?
- Cela dépendra de leur réponse.
Kelly ferma la bouche. « Leur réponse ? » répéta-t-elle intérieurement. Allait-il leur soumettre une énigme ? Elle en avait peur d’avance, c’était Naomi qui était douée pour les énigmes, pas elle. Mais le Djinn n’en fit rien. Il s’éleva dans les airs pour surplomber le mystérieux bassin et revint soudainement au sujet de discussion précédent :
- Lorsque le miroir du Riséd a été fabriqué, un minuscule éclat de glace a échappé au regard de ses créateurs. Comment Imane a fait l’acquisition de cet éclat perdu, moi-même je n’en sais rien ; mais en tout cas, elle l’a placé au fond de ce bassin. Ainsi, cette source aussi a le pouvoir de te montrer le plus cher désir de ton cœur.
- Oui, mais… pourquoi vous me parlez de ça ? demanda Kelly.
- Votre travail, à toi et tes compagnonnes, c’est de prendre la Cuillère dans ce temple. Mon travail à moi, c’est de faire en sorte que la Cuillère reste dans le temple. Non, non, baisse ta baguette, dit-il précipitamment lorsque Kelly, effrayée, l’avait brandie. Je ne vais pas t’attaquer ; en fait, je m’en voudrais de m’en prendre à une jeune sorcière qui a eu le courage et la force d’aller si loin. C’est pour cela que je vais te proposer de faire un choix entre deux destins, pour toi.
Kelly hocha la tête. Elle était rassérénée : il n’y aurait aucune difficulté pour elle, elle savait pertinemment quel choix elle allait faire. Peu lui importait ce que le Djinn allait lui proposer en contrepartie : elle était venue pour la Cuillère de Lalaoud, elle repartirait avec la Cuillère de Lalaoud. Rien ne la détournerait de cela, pas même tout l’or et tous les beaux garçons du monde.
- Je vous écoute, dit-elle d’une voix assurée.
- Soit tu choisis de conserver la Cuillère, et je te ferai sortir avec du sanctuaire de ma maîtresse sans dommages. Soit tu me laisses la Cuillère, et je t’offre en échange quelque chose de cent, de mille fois plus précieux !
Le génie agita la main, et l’image à la surface de l’eau changea encore. Elle montra, en vue du dessus, un homme en costume trois pièces dans un bureau, qui examinait ce qui semblait être une liste.
- Regarde, Kelly Powder. C’est à ce moment-là que tout s’est produit. Ce jour-là, ceux qui gouvernent les sorciers ont dû faire un choix parmi les Nés-Moldus qui devaient aller au collège Poudlard. Il n’y avait pas de place pour tout le monde… alors, toi et d’autres ont été rayés de cette liste. Recalés, exclus, envoyés ailleurs, simplement parce qu’on vous a trouvé plus tard que les autres.
Kelly sentit une boule naître au fond de sa gorge. C’était exactement comme cela qu’elle s’était imaginé la procédure qui l’avait envoyée à Lettockar.
- Je peux revenir dans le passé, continua le génie. Je peux changer ce moment où toi, Kelly Powder, a malheureusement été écartée des listes d’élèves de Poudlard. Ce moment où tu as été envoyée, au rabais, à l’Institut Lettockar. Il suffira de réécrire un peu ce morceau de parchemin…
Kelly ne comprit pas tout de suite. Mais lorsqu’elle réalisa ce que suggérait la créature, elle écarquilla les yeux, et ses doigts desserrèrent légèrement sa baguette.
- Vous voulez dire que… que je serais admise à Poudlard ?? éructa-t-elle.
Le Djinn confirma d’un signe de tête. Kelly eut soudainement le tournis. Depuis le temps que l’OASIS préparait cette expédition, personne n’aurait imaginé que ce que Lalaoud avait mis en place dans son temple s’achève par un marché de cette nature. Elle essaya de trouver des failles dans ce qui lui était proposé, il y avait forcément anguille sous roche…
- Vous me dites que je peux repartir avec la Cuillère de Lalaoud, mais je ne l’ai pas… lança-t-elle d’un ton méfiant à son interlocuteur.
- Tu la trouveras à la sortie, affirma le Djinn. Celle d’entre vous qui la tient a déjà fait son choix.
Kelly retroussa les lèvres. Martoni avait donc passé le même test, quelque part ailleurs. Le Djinn était manifestement omniscient dans le temple. Il avait sans doute cru que Martoni était leur amie, et que peu importait laquelle d’entre elles détenait la Relique… il ne se doutait pas à quel point c’était problématique pour les autres. Mais Kelly était beaucoup trop bouleversée pour s’inquiéter de cela tout de suite...
- Tout changer… être admise à Poudlard et pas à Lettockar… murmura-t-elle, les yeux dans le vide.
- Tout ce que tu désires est à toi, mon amie, susurra le Djinn, si tu assez de… volonté. Le seul prix, c’est la Cuillère d’Imane Lalaoud.
La conviction de Kelly, inébranlable rien qu’une minute avant, était balayée. Son désir le plus cher, réalisé, à portée de main… Que pouvait-elle faire ? Pouvait-elle se permettre de renoncer de cette manière à la Relique pour laquelle elle s’était jetée dans ce temple ensorcelé ? Elle songea à ses amies de l’OASIS… selon le Djinn, Martoni était déjà libre avec la Cuillère. Astrid et Dominique n’auraient qu’à la lui reprendre. Elles n’avaient pas besoin de Kelly. Elle pouvait très bien se préoccuper d’elle, et corriger son histoire. Comme l’avait dit le génie, tout s’était joué à quelques lignes près sur un vulgaire bout de parchemin. Elle pouvait réparer cette injustice, et tout irait tellement mieux pour elle. Jamais elle n’aurait entendu parler de l’horrible Institut Lettockar. Jamais elle n’aurait connu Poséidon McGonnadie, jamais elle n’aurait eu à supporter le château fou dangereux, les potions qui explosent, les plantes étrangleuses, l’Edouard Balladur géant. Au lieu de cela, il n’y aurait eu que Poudlard, l’école qu’elle méritait, les cours qu’elle aurait dû avoir… la vie qu’elle aurait dû avoir.
Et pourtant. Dans ce destin alternatif qu’on lui proposait, il y avait aussi du vide. Kelly pensa d’un coup à tout ce qu’elle perdrait, si elle le choisissait. Car elle n’était pas seule sur la liste des recalés. En abandonnant Lettockar, elle abandonnerait Naomi… et John… elle ne les aurait jamais rencontrés. Pas plus qu’elle n’aurait rencontré Pavel, Peter, Astrid, qu’elle n’aurait fait partie de cet extraordinaire groupe qu’était l’OASIS. Oui, elle s’épargnerait bien des peines, mais perdrait aussi bien des joies. Et en plus… si le génie changeait sa place sur la liste des Nés-Moldus, quelqu’un prendrait la sienne à Lettockar. Ce serait du pur cynisme que d’envoyer impitoyablement quelqu’un à sa place à l’école cachée. Tout cela en valait-il la peine ? Sa nouvelle vie à Poudlard méritait-elle de détruire tant de choses ?
Derrière elle, Kelly entendit la voix d’ours du Djinn murmurer :
- Tu dois choisir, Kelly Powder.
Oui, elle devait choisir. Dehors, bien des gens attendaient sa réponse, qu’ils soient ici ou en Grande-Bretagne. Kelly planta donc ses yeux vairons dans ceux du Djinn, et annonça d’une voix tranquille :
- Je pars avec la Cuillère.
Alors, le Djinn éclata de rire. Un rire franc, joyeux, grondant comme le tonnerre, qui se réverbéra dans toute la vaste salle. Kelly se demanda très sérieusement si elle n’aurait pas dû dire autre chose, cette surpuissante hilarité était pour le moins effrayante. Le Djinn cessa peu à peu de rire, mais garda un sourire ravi. Le nez et les moustaches frémissantes, il croisa les bras, toisant Kelly de son immense taille, et lui déclara avec ferveur :
- Tes deux pères seraient très fiers de toi, Kelly Powder.
- Hein ? Mais… j’ai pas deux pères ! Qu’est-ce que vous racontez ?
Le géant haussa les épaules, sans donner de réponse. Une fois encore, il s’approcha à quelques centimètres de Kelly, au point que ça en devenait angoissant. Puis il lui chuchota à l’oreille :
- Reviens quand tu seras…
Il marqua une pause théâtrale. Kelly leva un sourcil interrogateur.
- Un peu plus riche ! acheva le Djinn.
- De quoi ? hoqueta Kelly.
Le génie ne lui répondit pas ; sans crier gare, il la frappa d’une pichenette de ses doigts aussi grands que Kelly elle-même. La force prodigieuse du Djinn la propulsa en arrière à une vitesse inouïe. Kelly, paniquée, crut qu’elle allait s’écraser contre le fond de la salle. Mais à sa grande surprise, elle continua sa course, bien après qu’elle eût dû heurter le mur. En fait, il ne semblait plus y avoir aucun obstacle derrière elle. Sur les côtés, le décor défilait si vite qu’elle ne le distinguait même plus. Peu après, elle percuta enfin quelque chose… du sable. Une couche de sable qu’elle traversa sans difficulté, pour atterrir ventre à terre dans le désert du Nord.
- Kelly ! s’écrièrent alors plusieurs voix.
Elle leva la tête. Dominique, Astrid et Martoni étaient là, assises dans le sable, et tout près d’elles, Pavel et Peter. Kelly hoqueta de surprise en les voyant. Le préfet de Becdeperroquet se précipita vers Kelly et l’aida à se redresser.
- Ça va, Kelly ? Tu te sens bien ? s’inquiéta-t-il.
- Les gars ! Qu’est-ce que… qu’est-ce que vous faites là ?
Pavel la fit s’asseoir avant de répondre.
- Quand on est rentrés au château, on est tombés sur Deborah, complètement paniquée, expliqua-t-il. Elle venait d’être retrouvée par ses amies, dans les sanitaires, frappée par un Maléfice du Saucisson. Dès qu’elle a été libérée, elle a foncé nous prévenir de ce qui s’était passé… d’ailleurs, est-ce que Giovanna-Paola vous a expliqué ce qu’elle avait fait ?
- Oui, répondirent Kelly, Astrid et Dominique avec amertume.
- Pavel et moi, on est aussitôt repartis à votre recherche dans le désert, continua Peter. On avait vraiment peur pour vous. Mais lorsqu’on est arrivés, il était trop tard : vous étiez déjà entrées dans le temple de Lalaoud. On a juste pu vous attendre à l’entrée… et on vous a vues sortir du sable une par une.
- Deborah va bien ? s’enquit Kelly.
- Elle n’est pas blessée, mais elle est bouleversée. On a préféré la laisser en arrière pour qu’elle s’en remette…
Kelly jeta un regard à Martoni. Son comportement était étrange : elle se balançait lentement d’avant en arrière, les yeux baissés et écarquillés. Elle serrait nerveusement dans ses bras Mr Leone, lequel était inconscient. Soudain, elle se mit à marmonner des paroles à mi-voix, sans s’adresser à personne en particulier.
- Les deux… on a répondu… les deux…
- Qu’est-ce qui lui prend ? s’étonna Kelly.
- A mon avis, elle a fait dérailler le Djinn, soupira Astrid, et en retour il lui a bousillé sa cervelle de moineau...
- Le Djinn ? Vous l’avez vu, vous aussi ?
- C’est lui qui a tout fait, répondit Dominique d’une voix lugubre. C’est lui qui a créé tout ce qu’on a affronté… chaque illusion, chaque épreuve dans chaque salle. Il nous espionnait depuis le début, il te l’a sans doute dit. Et sa question, c’était l’ultime défi à surmonter… mais pas à quatre, apparemment. A toi aussi, il t’a proposé de laisser la Cuillère de Lalaoud dans le temple en échange d’un vœu ?
Kelly confirma d’un signe de tête. Elle regarda en arrière. L’escalier sous la pierre tombale de Karûlyn avait disparu. L’entrée du temple de Lalaoud était scellée. Tant mieux, elle n’avait pas envie que le Djinn ou que quoi qui se trouve dans cet effroyable endroit n’en sorte. Tout à coup, Martoni lança une nouvelle question intempestive à elle-même :
- Pourquoi il m’a hurlé dessus ?
- Mais du coup, qu’est-ce qui est arrivé à Martoni ? interrogea Kelly.
- De ce qu’on comprend, elle a été confrontée au Djinn en compagnie de son Demiguise, répondit Pavel en se grattant le menton. Et ça, déjà, ça l’a perturbé. Il est sûrement censé recevoir les gens individuellement… or là, il y avait deux êtres à qui il devait faire passer l’épreuve en même temps. Ça lui a fait perdre la boussole. Car quand bien même le Demiguise est un animal, il est en mesure de faire un choix, même à son niveau de compréhension…
- On nous a jeté dehors ! haleta Martoni. On nous a jeté dehors… mais qui nous a jeté dehors ?
- Voilà ce qui s’est passé, à mon avis, poursuivit Peter. Le Djinn leur a posé la question en même temps, Martoni a donné une réponse, et le Demiguise a répondu le contraire. Du coup, il était coincé. Ça l’a énervé, et il a dû utiliser ses pouvoirs psychiques sur eux pour les châtier. Avant de les foutre à la porte.
Kelly frémit en songeant à ce dont était capable le Djinn. Toutefois, elle ne put s’empêcher de se réjouir de l’expression abrutie de Martoni. Tout à coup, celle-ci leva la tête, regarda tout autour d’elle et s’écria d’une voix aiguë :
- Où on est ? Qu’est-ce que je fais là ? J’étais au château y’a même pas une minute !
Cette fois, Kelly ressentit de l’appréhension. Ses paroles devenaient de plus en plus incohérentes. Inquiets, les membres de l’OASIS se resserrèrent avec prudence autour de Martoni. Cette dernière parla à Pavel et Peter d’un ton agressif :
- Pourquoi vous êtes ici, vous ? Et vous deux, vous êtes qui ?
Elle s’adressait maintenant à Astrid et Dominique. Celles-ci s’échangèrent un regard incrédule. Martoni perdait la mémoire petit à petit. L’intruse commença à s’agiter sur place, en proie à une crise de nerfs ; Kelly craignit qu’elle se mette à devenir violente. Alors, Pavel s’avança vers Martoni et passa sa baguette magique devant son visage. Elle cessa aussitôt de bouger. Ses pupilles se dilatèrent, et elle s’évanouit doucement.
- On s’occupera d’elle quand on sera au château, décida Pavel. Peut-être qu’il faudra l’oublietter, un peu plus.
Il allongea Martoni sur le sable, et déposa Mr. Leone à côté d’elle. Kelly observa les mains vides de sa rivale.
- Eh mais, la Cuillère ? demanda-t-elle à ses amis.
Astrid fouilla dans sa tunique et sortit la Relique. Elle l’avait déjà reprise à Martoni et Mr. Leone. Kelly soupira de soulagement, et se mit à admirer l’objet. Elle lui trouva une certaine beauté dans sa simplicité, sans parler des pouvoirs qu’il allait bientôt leur offrir. S’en emparer avait été encore plus éprouvant que pour la Boule de Curcumo, mais elles avaient réussi. Heureusement qu’elles avaient toutes fait le choix de la Cuillère, sinon peut-être qu’aucune d’entre elle n’aurait pu sortir… Lalaoud avait décidément été bien retorse d’exiger que les sorcières entrent à plusieurs dans son sanctuaire.
- Vous croyez que le Djinn pouvait vraiment réaliser ce qu’il nous promettait si on avait pas pris la Cuillère ? demanda Dominique.
- Ça m’étonnerait, récusa Pavel. A tous les coups, il aurait… je ne sais pas, créé des illusions, des rêves, pour vous faire croire que vous viviez dans je ne sais quelle réalité alternative… et vous garder prisonnières dans le temple de sa maîtresse.
- Dites, j’ai pas bien compris, intervint Peter. Le Djinn vous a dit que soit vous ressortiez avec la Cuillère, soit vous la laissiez et… ?
- Et il accomplissait le désir le plus profond de notre cœur, compléta Kelly. Il était capable de le savoir. Moi, il… il m’a proposé de changer mon passé… pour que je sois inscrite au collège Poudlard au lieu de Lettockar…
Kelly se tut et baissa la tête. Elle sentait le regard des autres posés sur elle, mais elle n’osa pas croiser un seul d’entre eux. Son propre choix l’avait énormément ébranlée dans ses émotions. Et en reparler accroissait sa détresse. En dépit de toute l’aplomb qu’elle avait mis dans sa décision, les faits étaient là : Poudlard lui avait échappé, encore une fois, et une voix cruelle s’amusait à le lui répéter dans son cerveau. Comment Pavel pouvait-il être vraiment certain que le Djinn n’aurait pas accompli ce qu’il promettait ? Ce n’était pas un sorcier humain, il avait sans doute des pouvoirs qui dépassaient l’entendement. Elle ne pouvait s’empêcher de penser au Génie dans Aladdin…. il n’avait quasiment pas de limites dans les vœux qu’il exauçait. Le Djinn de Lalaoud était-il fait du même bois ? En plus, il avait eu l’air sincère… de bout en bout, il avait été pacifique, et même plutôt sympathique envers Kelly. Bien sûr, cela pouvait très bien être de la ruse, mais il n’y avait aucune preuve, ni de ça ni du contraire. Kelly jeta un regard à la stèle qui marquait l’entrée du temple. La vérité était sous terre, et jamais elle ne la connaîtrait…
Tout à coup, Astrid prit la parole :
- A moi, il m’a proposé de ramener mes parents à la vie.
Les regards se transposèrent rapidement sur elle. Kelly sentit son cœur se serrer. Et puis, d’un coup, Astrid fondit en larmes. Peter se précipita vers elle et la prit dans ses bras. Kelly ferma les yeux, mortifiée, les sanglots d’Astrid venant lui serrer le cœur encore davantage. Elle entendit Peter chuchoter : « Y’a rien qui puisse ramener les morts à la vie, mon amour… ». Dominique ne dit rien, mais Kelly n’eut pas l’indélicatesse de l’interroger sur ce que le Djinn lui avait proposé, à iel. Elle ne demanda pas non plus si ses ami.es aussi avaient eu, en plus de la créature, une vision dans l’eau…
Rien dans ce qu’elle avait rencontré dans le temple d’Imène Lalaoud, pas même lorsque le Djinn avait prétendu que Kelly avait deux pères, ne l’avait autant stupéfié que ce phénomène. Le génie lui-même n’y avait pas fait allusion ; elle se dit qu’elle aurait dû lui poser la question. Ce bassin lui avait montré autre chose que son plus grand désir. Mais quoi ? Bien des images qu’elle avait vues lui demeuraient mystérieuses, incompréhensibles, mais le grand œil bleu… sur le moment, elle avait supposé qu’il s’agissait du Djinn, mais peut-être en fait était-ce celui du professeur Dumbledore. Ce regard inquisiteur lui ressemblait énormément. Et l’oiseau né des flammes, c’était un phénix, sans nul doute… était-ce le signe que le vieux sage veillait toujours sur elle ? Mais alors que signifiait tout le reste de sa vision ? Qu’est-ce que ce bassin magique savait qu’elle ne savait pas ?
Au bout d’un long moment, Pavel se leva. Il ramassa alors Martoni et la hissa sur ses épaules. Les quatre autres jeunes sorciers (conscients) levèrent la tête vers lui ; Astrid avait cessé de pleurer, mais ses yeux étaient encore rougis. Pavel leur dit simplement :
- Rentrons.