Lettockar, tome 2 : La Cour des Mirages

Chapitre 28 : Jusqu'où aller

5524 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 28/07/2023 00:42

28. Jusqu’où aller ?


Il fallut quelques temps à l’OASIS pour mesurer les conséquences de l’opération « Curette ».


Martoni ne gardait aucun souvenir de leur aventure dans le temple de Lalaoud. C’était un véritable miracle. Elle gardait toutefois des séquelles des maléfices du Temple : elle était constamment sonnée. Elle semblait seulement se rendre compte que récemment, elle avait été brutalisée mentalement. En croisant Kelly ou Astrid, elle écarquillait les yeux et paraissait être prise de panique, sans comprendre pourquoi, ce qui accentuait l’abrutissement sur son visage. Après plusieurs jours à la surveiller, l’OASIS fut rassurée : elle n’irait pas en parler aux professeurs. Deborah était toujours aussi furieuse. Elle jurait à qui voulait l’entendre qu’elle allait faire avaler ses dents à Martoni. Après son agression, elle avait dû improviser une histoire foireuse pour s’expliquer à ses amies qui l’avaient retrouvé immobilisée en sous-vêtements, et elle n’avait bien évidemment pas pu aller se plaindre aux autorités. Au vu de son état de colère noire, Pavel et Peter avaient préféré ne pas l’emmener avec eux au temple de Lalaoud, de crainte qu’elle fasse une bêtise…


Mais somme toute, Martoni était le cadet des soucis de l’OASIS. Il y avait à présent une semaine qu’Astrid possédait la Cuillère de Lalaoud, et elle ne parvenait nullement à actionner ses pouvoirs. Ils avaient la confirmation de ce qu’ils avaient redouté dès leur sortie du temple : la Relique ne la reconnaissait pas comme maîtresse. Après avoir tous réfléchi, en groupe ou dans leur coin, les membres de l’OASIS en vinrent à une conclusion terrifiante : Mr Leone était le maître de la Cuillère de Lalaoud.


Ce jour-ci, l’OASIS se réunissait pour la seconde fois dans la Cour des mirages depuis l’excursion dans le désert du nord. La Cuillère était posée bien en évidence sur la table au milieu de la pièce. L’assemblée était incomplète : Oszike avait un cours de chant, Kwaï avait été convoqué avec toute l’équipe de Crève-Ball de PatrickSébastos par leur capitaine pour parler du programme de l’année prochaine, et Tarung était en retenue pour n’avoir pas fait ses devoirs de sortilèges. Cette situation ne semblait cependant pas déranger les trois chefs de l’OASIS, qui avaient des choses plus graves à exposer. Astrid prit la parole la première :


- Les amis, je pense que vous avez tous au moins une petite idée de l’objet de cette réunion. Nous avons beau posséder la Cuillère d’Imène Lalaoud, nous ne pouvons pas utiliser son pouvoir. Le fait est que je n’en suis pas la maîtresse, pas plus que Kelly ou Dominique. Le maître de la Cuillère est l’animal de compagnie d’une fille qu’on peut cataloguer sans hésiter comme notre ennemie. J’ai du mal à croire qu’il va collaborer avec nous… résultat, l’une des quatre Reliques qu’on s’échine à trouver depuis des années nous est inutile. Bref, on est dans l’impasse. Ça c’est le constat. Maintenant, la question est : qu’est-ce qu’on fait ?


Les jeunes sorciers restèrent muets un bon moment. Était-ce parce que personne n’avait d’idée ou parce que personne n’osait soumettre la sienne, il n’en demeurait pas moins qu’un silence embarrassant régnait sur la Cour des mirages. Finalement, Pavel tambourina du bout de ses doigts l’accoudoir de son fauteuil, et déclara :


- En ce qui me concerne, je n’ai jamais été très enthousiaste vis-à-vis des pouvoirs de la Cuillère d’Imène Lalaoud. L’une des solutions est de la mettre de côté pour le moment. Quand nous aurons réunis toutes les Reliques des Fondateurs, elle retrouvera tous ses pouvoirs, et elle nous offrira le contrôle de Lettockar. Alors ce problème n’aura plus d’importance.


- De quoi ? Et puis quoi encore ? s’écria Kelly, scandalisée. On en a quand même pas chié à ce point pour récupérer un objet qui nous sert à rien ! On a failli y rester, dans le temple d’Imène, pour amener cette relique ici, je te rappelle !


C’était bien la première fois qu’il l’énervait. En voyant les yeux vairons de Kelly lancer des éclairs, Pavel retroussa les lèvres et leva les mains.


- Excuse-moi, je ne voulais absolument pas insulter vos efforts. Bon : admettons que l’on cherche un moyen de récupérer les pouvoirs de la Cuillère….


- Dans ce cas, moi, je vois une solution très simple, annonça Astrid. Il faut tuer le Demiguise.


Le silence s’abattit à nouveau sur la Cour des mirages, encore plus sinistre que le précédent. Kelly eut brièvement le souffle coupé sous le coup de la surprise. Tuer un animal domestique ? Comme on pouvait s’y attendre, cette proposition ne fit pas l’unanimité : des chuchotements incrédules commencèrent à circuler parmi les membres présents. Pavel regardait fixement Astrid d’un air guère approbateur. Mais c’était Dominique la plus choqué.e.


- C’est hors de question ! s’écria-t-iel. Astrid, qu’est-ce qui te prends de dire ça ? On va… on va quand même pas assassiner un animal innocent !


- Innocent, c’est toi qui le dis… marmonna John.


- Quoi, sous prétexte qu’il a rapporté la Relique à sa maîtresse, il mérite d’être abattu ??


- Dominique, Mr Leone ne s’est pas contenté de nous voler la Cuillère, cette année, expliqua Naomi. Martoni l’a dressé pour être une nuisance, on t’a déjà raconté les saloperies qu’il a pu nous faire. Attention, je dis pas qu’il mérite d’être abattu, mais…


- Quand tu ajoutes un « mais » à ce genre de phrases, il vaut mieux s’arrêter tout de suite, Naomi, l’interrompit Pavel avec sévérité.


Le visage de Naomi rosit fortement, en même temps que celui d’Astrid s’assombrissait. Pavel tapota une nouvelle fois son accoudoir de ses doigts et ajouta d’un ton catégorique :


- Pour ma part, j’estime que nous ne devons pas en arriver à ces extrémités.


- Les autres, qu’est-ce que vous en pensez ? demanda Peter.


Il était le moins bavard des chefs de l’OASIS, ces temps-ci. Il restait debout à côté de Pavel, les mains jointes derrière le dos.


- Moi, tout ce qui vient de Martoni, ça me pose pas problème que ça soit éradiqué, affirma Kelly.


- Bien dit, Kelly, approuva Deborah avec férocité.


- Mais ce n’est qu’un animal bon sang, il n’est pas conscient de ce qu’il fait ! rétorqua Dominique, les yeux exorbités. Que ce soit celui de Martoni ou celui du pape ! Il ne se rend pas compte qu’il est le Maître de la Cuillère de Lalaoud, et on ne peut pas le faire payer pour ça ! Je… je ne comprends même pas que vous puissiez vouloir sa mort, tous autant que vous êtes ! Vous vous en prenez à un innocent, j’en démordrais pas !


- C’EST BON, on a compris, Dominique ! s’écria Astrid en se levant d’un bond. T’as un cas de conscience, OK ! Et c’est bien joli, mais tu as une autre solution à notre problème ? Ce Demiguise est un obstacle !


- Dominique, je suis pas non plus très chaude à l’idée de tuer un singe, mais tu dois reconnaître que tant qu’il est le maître de la Cuillère, il nous fout dans la merde… intervint Mercedes.


- Attendez, ne nous précipitons pas, ce que vous proposez est totalement irréfléchi, intervint Naomi. En plus, on est même pas sûr que ça servira à quelque chose de tuer Mr Leone. La Cuillère de Lalaoud n’est pas la Baguette de…


- Et alors ? coupa sèchement Astrid. Ça nous coûte quoi d’essayer ?


- Ça nous coûte un meurtre sur la conscience, lui lança Pavel encore plus froidement.


- Et puis, pour être plus pragmatique, et si ce meurtre remontait jusqu’à nous ? dit Vladimir. Vu comment Kelly nous l’a décrite, cette Martoni n’hésitera pas à nous balancer. On nous demandera pourquoi on a tué gratuitement l’animal de compagnie d’une élève…


- John, Naomi et Kelly n’auront qu’à dire que ce sont eux qui l’ont fait, pour se venger de ce qu’il leur a fait tout au long de l’année, proposa Astrid.


- Ah bah d’accord, tu nous demandes de tout prendre pour vous ? s’écria John. Tu veux pas qu’on aille se dénoncer tous seuls, tant que tu y es ?


- MAIS CA SUFFIT ! s’écria Pavel. Vous êtes tous devenus fous ou quoi ?


Un autre silence. On avait jamais vu l’OASIS aussi désuni, tout le monde s’échangeait des regards acides. Astrid se laissa retomber sur son fauteuil, ostensiblement agacée. Dominique se dressait de toute sa (modeste) hauteur, le menton levé et les bras croisés. Sa bravoure et sa fougue étaient admirables, mais aux yeux de Kelly, elle était hors sujet sur ce coup-là, tout comme Pavel.


- Je suis d’accord avec Dominique, dit celui-ci. Martoni est notre ennemie, mais son Demiguise ne l’est pas. C’est un animal, il n’est ni bon ni mauvais, il ne fait qu’obéir aux ordres de sa maîtresse. Il ne comprend rien à cette histoire, il ne mérite pas qu’on le tue pour assouvir nos projets. Ce serait comme tuer un elfe de maison sous prétexte qu’il fait le ménage chez nos profs. Et ça vaut encore moins le coup de faire courir des risques à certains d’entre nous pour ça.


En disant cela, il regarda avec froideur Astrid, qui perdit ouvertement son assurance et prit un air penaud.


- Vous êtes soûlants, vous deux, grogna Kelly. On a d’autres priorités que la souffrance animale, non ?


Pavel se tourna brusquement vers elle, et Kelly sentit une force intangible la ratatiner sur place. Elle ne l’avait jamais vu la regarder avec un air aussi hautain.


- Tu te rends un peu compte de où ça mène, ce genre de raisonnements ? gronda-t-il. D’abord on dit que la souffrance animale, c’est pas notre priorité, parce qu’on doit d’abord penser aux êtres intelligents. Puis, petit à petit, on ajoute que la souffrance des gobelins et des elfes de maison, c’est pas notre priorité, parce qu’on doit d’abord penser à nous, les humains. Et après, c’est la souffrance de tous les autres qui n’est pas notre priorité. Au final, on finit par penser qu’à notre gueule.


Pour la quatrième fois, le silence se fit complet dans la pièce secrète. La respiration haletante, Kelly chercha le soutien de quelqu’un du regard, mais tout le monde affichait la même expression figée. Elle se sentit alors profondément honteuse. Pavel disait vrai, et elle le savait. En raisonnant de la sorte, elle s’était laissée aller de manière inacceptable. D’autres membres de l’OASIS semblaient mal à l’aise, également. Pavel se leva de son siège et conclut son avis :


- Je refuse de voir l’OASIS sombrer gratuitement dans la brutalité. Tant que ça ne sera pas une nécessité absolue, je ne m’abaisserais pas à tuer quelqu’un, ou quelque chose. Nous trouverons un autre moyen de maîtriser la Cuillère. Maintenant, je vous laisse, j’ai des trucs à faire. Bonne soirée à vous tous.


A ces mots, il se dirigea vers le trou du portrait, les lèvres pincées. Kelly se demandait ce qu’il pouvait bien avoir à faire qui soit plus important qu’une réunion de son groupe, mais elle s’était déjà trop attiré les foudres de Pavel et n’osa pas le questionner. Dominique le suivit aussitôt, l’air rasséréné.e. Plus personne ne parla. Comme de coutume, les membres de l’OASIS quittèrent la Cour des mirages séparément, deux par deux, avec quelques minutes d’intervalle. Naomi partit avec Deborah. Il ne restait plus à la fin que Astrid, Peter, John et Kelly.


Ces deux derniers ne partirent pas tout de suite. Ils se sentaient encore désorientés par la réunion. Astrid était dans les bras de Peter, tous deux affalés sur un canapé. Elle fixait d’un regard absent la Cuillère de Lalaoud, qu’elle faisait tourner entre ses doigts. Son visage était insondable, mais Kelly guettait la couleur de ses cheveux. Ils étaient de son blond naturel, rendant difficile l’interprétation de son humeur actuelle.


- Ça va, Astrid ? demanda John.


Astrid haussa vaguement les épaules en guise de réponse. Elle continua de jouer avec l’inutile Cuillère, qui n’avait même pas le bon goût d’être au moins jolie. Kelly avait de la compassion pour elle : une fois de plus, Pavel l’avait désavouée en public. Son mutisme aurait pu inciter à arrêter là la conversation, mais John ne se découragea pas.


- Écoute, reprit-il. On a tous eu raison de défendre notre point de vue, mais ce que je vois, c’est qu’on était au bord de la crise de l’OASIS pour un simple débat. Si on avait continué comme ça, on en serait venus aux baguettes.


- Au début, j’étais de ton avis, comme tu l’as vu, déclara Kelly. Mais je pense pas que ça vaille le coup de se fâcher avec Pavel pour ça. En y réfléchissant, je crois qu’il a bien fait de nous dissuader de tuer Mr Leone. Même si je l’aime pas.


Astrid soupira. Elle tourna enfin les yeux vers Kelly et John et leur adressa un sourire doux.


- Vous avez raison, bien évidemment, dit-elle. Au fait, je m’excuse d’avoir suggéré de vous sacrifier pour le groupe, tout à l’heure. Je regrette vraiment. C’était stupide de ma part, j’ai dit ça dans le feu de la conversation…


- On a tous dit des conneries, je crois, assura Kelly. Mais du moment que ça reste des mots…


Astrid acquiesça. Elle reposa la Cuillère et se mit à triturer entre ses doigts le bout des longs cheveux de Peter. Puis elle reprit la discussion d’une voix pensive :


- Pavel est mon ami, mais il y a des jours où sa… « pureté » me plonge dans la stupéfaction. Je dis pas qu’il est naïf, mais quand même…


- C’est vrai qu’on saisit pas toujours ce qu’il se sent prêt à accomplir pour la cause, reconnut Peter. Il me dit tout le temps que son engagement est sans limites. Mais même après avoir été son pote pendant des années, je saurais pas dire précisément jusqu’où il peut aller…


- Je pense qu’il veut avant tout qu’on reste des gens bien, dit Kelly.


- Faut dire que c’est souvent tentant de se mettre au même niveau que nos adversaires, argua Astrid. Encore que… non, je dis des conneries, je pourrais jamais tomber aussi bas qu’un type comme Doubledose.


- Tomber aussi bas, dans quel sens ? demanda John.


- Dans le sens où même le sang d’un Demiguise ne pourra pas autant rougir mes mains que les siennes. Contrairement à lui, je respecte la personne humaine.


Pour une fois, Kelly trouva ces propos un peu excessifs.


- Euh Astrid… tu me connais, je suis pas du genre à penser du bien du personnel de Lettockar, mais là il faudrait peut-être pas exagérer. Doubledose, c’est pas un Mangemort, non plus…


Astrid se redressa comme si elle avait été piquée par un insecte. Elle se tourna vers eux et leur lança un regard stupéfait.


- Pas exagérer ? répéta-t-elle avec incrédulité. Vous trouvez que j’exagère ? Attendez, vous savez un peu qui est vraiment Niger Doubledose ?


- Un blanc qui aimerait être un black, répondit John avec assurance.


- Un directeur de mes deux ? proposa Kelly.


- Et comment vous croyez qu’il est devenu directeur, justement ? dit Astrid avec amertume.


Kelly ferma la bouche. Il était vrai qu’elle ne s’était jamais demandée comment on devenait directeur d’une école de magie. Pour ce qui était des « officielles », elle supposait que c’était l’administration qui les nommait. Mais pour Lettockar, qui n’obéissait qu’à ses propres lois, comment cela se passait-il ?


- J’imagine que vous n’avez jamais entendu parler de Kognak Komonenko, son prédécesseur ? C’est normal, continua Astrid. Doubledose l’a assassiné il y a vingt ans.


Pendant presque dix secondes, absolument rien ne se passa. Comme si on avait jeté à tout le monde un maléfice d’Immobilisation. Kelly entendait juste un bruit aigu bourdonner à ses oreilles. Cette révélation avait eu sur elle le même effet qu’une bombe qui aurait explosé à un mètre d’elle.


- Assassiné… le précédent directeur ? articula John, aussi sonné que Kelly.


- Oui, pour prendre sa place. Après 14 ans à être professeur de sortilèges, il s’est apparemment décidé à gravir l’échelon supérieur. Voilà comment il est devenu directeur de Lettockar. Peter me l’a révélé le jour même où on a créé l’OASIS.


Astrid se tourna vers son amoureux. Son visage était fermé. Il n’avait pas l’air très disposé à parler de cette histoire, mais sous le regard insistant d’Astrid, il ajouta :


- Comme si ça ne suffisait pas, Doubledose l’a frappé de damnatio memoriae. Il a effacé toute trace du souvenir de Kognak Komonenko dans l’école, comme lorsqu’on grattait les cartouches des anciens pharaons, en Égypte. On trouve juste son nom dans un ou deux bouquins de la bibliothèque, c’est tout.


- Vous voyez à présent de quoi il est capable, pour une parcelle de pouvoir ? murmura Astrid. Les choses sont ainsi, à Lettockar.


Kelly et John avaient beau être assis, ils paraissaient perdre l’équilibre sous le choc. Ils ne pouvaient pas imaginer une chose pareille, pas même à Lettockar, pas même de la part de Niger Doubledose… c’était beaucoup trop horrible… Apparemment, Astrid devina leurs pensées, car elle leur dit avec gravité :


- Je comprends que ça soit difficile à croire, moi aussi j’étais déboussolée quand je l’ai appris. Mais vous pouvez vérifier par vous-mêmes, si vous y tenez. Les dates ne mentent pas.


John et Kelly se regardèrent. Chaque minute de cette réunion de l’OASIS les avaient plongés dans la tourmente, et cette dernière en était le paroxysme. Sentant leur désarroi, Peter leur dit avec gentillesse :


- Allez les jeunes, rentrez dans la salle commune, maintenant. Reposez-vous, surtout, vous le méritez… on vous le dit peut-être pas assez souvent, mais vous êtes précieux…


Les deux amis s’exécutèrent, sans dire mot. Lorsqu’elle referma le portrait de la Cour derrière eux, Kelly vit Astrid et Peter se blottir un peu plus fermement l’un contre l’autre, l’air fatigués. Astrid avait repris la Cuillère de Lalaoud…


John et Kelly n’échangèrent pas une parole durant tout le chemin jusqu’à la tour de Dragondebronze, mais ils savaient qu’ils pensaient à la même chose. Cette histoire était si sordide… ils avaient toujours du mal à y croire, quand bien même ils n’aimaient pas Doubledose, ils ne voyaient pas en lui un homme aussi mauvais… oui, il était le chef de cette école de cinglés, c’était un type caractériel et aussi irascible qu’un pitbull, mais il était aussi celui qui les avait récompensés pour l’avoir si audacieusement défié en fin d’année dernière… celui qui s’engageait auprès d’Albus Dumbledore dans la lutte contre Lord Voldemort… celui qui avait expulsé un élève qui avait utilisé le Sortilège de l’Imperium sur de très jeunes gens… pouvait-il vraiment avoir commis ce meurtre ?


Kelly et John entrèrent enfin dans la salle commune après avoir vu Saroumane essayer d’étrangler Gandalf. Naomi était assise dans le salon, en train de lire ses notes d’histoire de la magie. Ce qui inspira à Kelly une question :


- Naomi… ? Dis, est-ce que tu saurais où trouver une chronologie des directeurs de Lettockar ?


- Une chronologie… ? Euh… oui ! Jar Jar Binns nous a donné une fiche là-dessus.


- Quoi ? Jar Jar Binns ? Aheuuurm… je dois l’avoir laissé chez moi, à…


- Ça date de cette année, coupa Naomi.


Kelly ferma la bouche, embarrassée. Naomi émit un grognement, mais consentit néanmoins à fouiller dans son cahier et lui donner une feuille que Kelly avait balancé à la poubelle sans sourciller.


- Merci beaucoup Mimi, qu’est-ce que je ferais sans toi ? roucoula Kelly.


- C’est ça, n’en fais pas trop non plus… maugréa-t-elle.


- Bon, d’accord, c’est vrai que je ferais plein de trucs sans toi. Un trio de chanteurs avec Oszike et John, tiens !


- Ah bon ? fit celui-ci, sceptique.


- Non je rigole, je chante comme une patate. Bon bref…


Elle posa les yeux sur la feuille ; John lut par-dessus son épaule. Il y avait les dates de mort et de naissance de chaque chef d’établissement, ainsi que les dates de leur mandat. Ils parcoururent la liste de tous les directeurs de l’histoire de Lettockar… Kelly rencontra régulièrement des noms qu’elle connaissait déjà, Whilhelm Hittelburg, Afonzo Menceldes, Gabriella Navarro, Yao Tien-Mû, Marie Grégeois, Piotr Alcaline… et enfin…


Kognak Komonenko : Né le 5 février 1876, mort le 1er avril 1975. Directeur de l’Institut Lettockar du 10 juillet 1942 au 1er avril 1975.

Niger Doubledose : Né le 14 avril 1940. Directeur de l’Institut Lettockar depuis le 1er avril 1975.


C’était exact. Niger Doubledose avait pris la tête de Lettockar le jour même de la mort de Kognak Komonenko. Ce qui ne pouvait signifier qu’une chose. Kelly et John s’échangèrent un nouveau regard atterré.


- Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi vous faites cette tête ? demanda Naomi.


- Un conseil, Naomi, assied-toi… marmonna John d’un ton sinistre.


- Je suis déjà assise, fit-elle remarquer.


- Ah oui. Bon ben… ça c’est passé le… fais voir, Kelly ? Le 1er avril 1975, et pourtant c’est pas un canular…


Quelques minutes plus tard, Naomi était effondrée sur son fauteuil, les traits aussi horrifiés que ceux de John et Kelly un quart d’heure auparavant.


Juin 1996. Les examens de fin d’année approchaient. Les dates des contrôles des deuxième année étaient bizarrement éparses, il y avait parfois plusieurs jours entre deux épreuves (excellente organisation, comme toujours). Naomi, John et Kelly étaient plutôt confiants quant à leur passage en troisième année, mais ils n’échappèrent pas à l’habituelle montée de stress. Pour ne rien arranger, les douches des filles de la tour de Dragondebronze tombèrent en panne la veille de leur première épreuve. Plus aucune eau ne coulait. Ce désagrément fit monter la grogne des élèves déjà bien tendus. Lorsque que Kelly, John et Naomi se rendirent sur place pour s’enquérir de la situation, ils sentirent une forte odeur de tabac : Doubledose venait inspecter les lieux avec une équipe d’elfes de maison.


- C’est la deuxième fois en deux mois qu’on a un problème de canalisation, grogna le directeur à l’intention des elfes. Encore un incident de ce genre et vous pouvez faire une croix sur votre prime de Noël !


Sans laisser le temps à ses employés outrés de répondre, il tourna les talons et prit le chemin de la sortie. En voyant le visage balafré de Doubledose, Kelly sentit la haine bouillonner en elle. Maintenant qu’elle en savait plus sur cet assassin, ce mégalomane assoiffé de pouvoir, elle ne pouvait plus le regarder sans éprouver un intense dégoût, sans brûler intérieurement…


« Ordure… » pensa-t-elle amèrement.


Doubledose tourna les yeux vers elle rien qu’une seconde. En passant à côté d’elle, il lui envoya sans la regarder :


- 20 points en moins pour Dragondebronze, Powder.


- Quoi ?? Mais j’ai rien fait ! protesta-t-elle.


- Non, mais tu penses beaucoup trop fort, répliqua Doubledose par-dessus son épaule. Et toi Ebay, va te pignoler, t’es à bout.


Il descendit les escaliers et quitta la tour. Kelly crut qu’elle allait exploser de colère, mais curieusement, ce fut la lassitude, la fatigue, qui la gagnèrent à la place. Elle jeta un regard vitreux à John qui gargouillait « mais j’vais très bien » d’une voix gênée, sous les yeux hagards de Naomi.


- Mimi, John, vous voulez bien me prendre dans vos bras ? quémanda-t-elle soudainement.


John et Naomi cillèrent, étonnés. Puis ils sourirent et entourèrent leur si chère amie de leurs bras. Kelly expira avec force, heureuse d’avoir droit à un peu de tendresse au milieu de tout ce marasme. D’autres épreuves les attendaient.


Le premier contrôle était la métamorphose, qui avait lieu dans une grande salle au second étage. En y pénétrant, les deuxième année découvrirent que sur chaque pupitre se trouvaient plusieurs animaux, tous endormis dans un sommeil magique. Kelly se posta au hasard derrière une table, et se retrouva avec une musaraigne, une chenille, une mésange et un hippocampe dans un bocal. Sur chaque pupitre était également posé un petit parchemin, face verso. McGonnadie toisait les élèves de son regard perçant. Quand tout le monde fut derrière un pupitre, il se mit à déambuler dans les rangs, et déclara avec un rictus fier :


- Bien, bien… pour votre premier examen de deuxième année, j’ai essayé de concocter une épreuve originale. Comme vous le voyez, vous disposez chacun de quatre animaux de petite taille. Vous devez trouver le meilleur moyen de constituer, grâce à la métamorphose, un ensemble d’objets qui vous est imposé sur le parchemin sur votre table.


Il marqua une pause, attendant le silence, en dépit des cris d’un élève de PatrickSébastos dont le parchemin était en train d’être rongé par un hamster. Kelly observait ses propres bêtes avec inquiétude. Et si elle tombait sur des instructions irréalisables ? Si elle devait transformer sa chenille en marteau, ou sa mésange en salpêtre ? Elle jeta un coup d’œil à Martoni, qui attendait les instructions la bouche pendante. Kelly aurait aimé avoir à changer son macaque en rouleau de papier-toilettes...


- Vous pouvez lire votre consigne, dit enfin McGonnadie.


Quarante et un élèves retournèrent quarante et un bouts de parchemin d’un même mouvement. Kelly lut ce qu’elle devait constituer.


La formule de la bombe H.


Kelly hoqueta un « Quoi ?? » et manqua d’appeler McGonnadie lui demander une explication, avant d’apercevoir qu’il y avait une seconde ligne sur le parchemin.


Non, c’est une blague : un matériel de couture.


« Mais quel con, ce type… » se dit Kelly.


Il fallait également indiquer et expliquer par écrit chaque sortilège que l’on utilisait. En débriefant l’examen avec ses camarades de Dragondebronze dans leur salle commune, Kelly estima s’en être bien sortie, bien que le résultat ne fût pas parfait. Transformer la chenille en aiguille et l’hippocampe en mètre ruban avait été facile, en revanche sa bobine de fil avait encore la queue de la musaraigne, et sa paire de ciseaux s’était mise à gazouiller.


- Moi, j’ai dû faire un kit pour fabriquer des cocktails avec une lamproie, un caneton, une grenouille et une coquille Saint-Jacques, expliqua John.


- Moi, j’ai eu le même exercice que toi, Kelly, ajouta Naomi.


- Alors Naomi ? Prête à reconnaître que c’est moi la plus forte ? lui lança Ludmilla avec des yeux rieurs.


- Certainement pas, miss Suarlov, rétorqua catégoriquement Naomi. Je t’ai bien vue t’y reprendre à deux fois pour changer un crabe en éventail, et ça, même un débile y arriverait !


- Putain, mais faites-les taire… bougonna Gudrun.


Maria Talbec, tout juste sortie de la douche, vint s’asseoir avec eux. Le problème de tuyauterie n’était pas encore réglé, aussi les filles devaient utiliser la salle de bain des garçons au rez-de-chaussée de la tour. Les élèves piétinaient devant la salle de bain en attendant qu’une cabine se libère. John fila donc se laver à sa suite.


- J’en ai bavé, soupira Maria à propos de l’épreuve de métamorphose. J’avais aucune idée de comment il fallait faire pour transformer une taupe en encrier. Je m’en veux à mort, les examens ont à peine commencé que je me plante déjà…


- Lâche prise, Maria, lui dit Gudrun avec bienveillance. Ce soir on fout rien. Si on allait chourer des Bièraubeurres à la cuisine ?


- Carrément ! approuva Kelly. Tu sais où c’est ? Non Ludmilla, me réponds pas « dans ton cul » ! ajouta-t-elle précipitamment à son intention.


- Vous êtes pas raisonnables, les filles, dit Maria d’un ton réprobateur. Demain, on se lève à l’aube pour l’examen de balai volant, je vous rappelle…


- Aaaaah mais non, Kelly et moi on peut faire la grasse mat’ ! se réjouit Gudrun.


- Hein ? Comment ça ?


- T’as pas remarqué qu’on suivait plus les cours de balai volant, à tout hasard, Maria ? ironisa Kelly. C’est le privilège des joueuses de Crève-Ball.


- ‘Tain, c’est pas juste, vous avez une note en moins, vous ! bouda la française.


- Bah vas-y, t’as qu’à y aller toi, esquiver des mannequins qui tombent du ciel et jongler avec des balles qui explosent ! répliquèrent-elles.


Un peu plus tard, John revint de sa toilette, en tee-shirt, une serviette humide sur l’épaule.


- C’est bon, qui veut y aller ? Dépêchez-vous, les cabines sont vites prises.


Gudrun se leva énergiquement, se débarrassa de sa robe de sorcière qu’elle jeta négligemment sur la tête de Ludmilla comme si elle était un porte-manteau, et fila vers les sanitaires, serviette et trousse de toilettes à la main.


- Je me demande à quoi c’est dû, ce problème d’eau, songea Maria, tandis que Ludmilla saupoudrait la robe de Gudrun de Poudre à verrues.


- On avait eu ce problème chez moi, c’étaient des plantes rampantes qui avaient poussé dans la tuyauterie, raconta Naomi. C’est peut-être la faute de Pourrave…


- Et pourquoi pas un serpent géant qui se déplace dans la plomberie, tant qu’on… glissa John.


Il fut alors interrompu par un hurlement de rire provenant de la salle de bain. Quelques secondes plus tard, Gudrun revint dans la salle commune, toujours habillée, et un sourire hilare au visage. Devant ses camarades incrédules, elle brandit une règle en plastique toute mouillée, apparemment trouvée dans la cabine de douche.


- Hé, John, elle fait combien ? lança-t-elle.


Quelques secondes après, toutes les filles étaient écroulées de rire et John pâle comme un mort.


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