Lettockar, tome 2 : La Cour des Mirages
26. La mort
La pièce suivante commençait par un couloir partant sur la droite. Dans un renfoncement de ce couloir trônait une statue sur un socle… non, ce n’était pas une statue, plutôt un mannequin. En effet, cette figure à taille humaine était colorée, et portait de véritables vêtements, une ample robe noire finement décorée de parures rouge et or. Elle représentait une femme à la peau hâlée, qui regardait vers le bas.
- C’est Imène ? demanda Dominique.
- Il semblerait bien… répondit Astrid dans un murmure.
Kelly fut surprise de la finesse et du souci du détail de ce mannequin. Des pommettes rondes, des lèvres épaisses, un nez busqué, des yeux à demi-clos couleur améthyste, des cheveux noirs sous une espèce de capuche ornée de petites médailles argentées, rien n’était délaissé. Ce qui la frappa également, c’était le profond chagrin que l’on lisait sur son visage. Kelly tâta les vêtements, qui avaient probablement appartenu à Lalaoud elle-même : ils étaient comme neufs. Sans doute ensorcelés pour rester insensibles aux dégâts du temps. En dehors de cela, le mannequin ne semblait pas avoir de propriétés magiques particulières ; aussi, Kelly, Martoni et Dominique passèrent leur chemin. Par contre, Astrid resta à le contempler, l’air pensive.
- Tu viens, Astrid ? lui dit Kelly après avoir fait quelques pas.
- Oui, oui… j’arrive...
En bifurquant sur la gauche après le couloir, elles arrivèrent dans un endroit encore plus insolite, car il ne ressemblait en rien à ce qu’elles avaient vu dans le temple jusque-là.. Le sol n’était plus constitué de dalles : il était couvert d’herbe et de terre, des buissons poussaient ici où là, comme dans une forêt. Sur les murs de pierre serpentaient des plantes grimpantes ; mais il y avait d’autres choses… des espèces de grottes y étaient creusées. Et au milieu de la salle se tenait une grosse construction rectangulaire en pierre. Fruste, d’une couleur grise-bleue qui scintillait légèrement. Les filles s’approchèrent. Cela ressemblait à une tombe. Une tombe ouverte : le lourd couvercle était déposé par terre, juste à côté. Des inscriptions y étaient gravées… en runes : en l’absence de Pavel, les filles ne pouvait pas les lire.
- Qu’est-ce que c’est que cette chose ? s’interrogea Dominique à haute voix.
- La sépulture de Karûlyn Lalaoud, répondit Kelly, perspicace.
- Comment tu sais ça, toi ? demandèrent ses compagnonnes pratiquement à l’unisson.
- Vous avez déjà oublié la stèle à l’entrée du sanctuaire ? « Ci-gît Karûlyn »…
Elles se penchèrent par-dessus la tombe : elle était complètement vide. Seule une épaisse couche de poussière s’étalait au fond.
- Si c’est la sépulture de Karûlyn, où est-elle passée ? dit Astrid.
- Peut être qu’il faut retrouver son corps ? suggéra Martoni. Je parie qu’il est caché dans une des grottes, là-bas…
- Ouais, pas con, admit Kelly. Mais dans laquelle ? Et puis, une fois qu’on l’a, qu’est-ce qu’on doit faire avec ?
- Le remettre dans son tombeau, sans doute… supposa Dominique, ça devrait actionner un sortilège… mais faisons gaffe, y’a peut-être un piège.
- Non, le corps n’est jamais allé jusqu’aux grottes.
- Pourquoi tu dis ça ? demanda Martoni à l’intention de Kelly.
- Hein ? Dire quoi ? s’étonna celle-ci.
- Ben, « le corps n’est jamais allé jusqu’aux grottes », débile...
- Mais j’ai rien dit ! répliqua Kelly. C’est Astrid qui a…
- J’ai rien dit non plus…
- Et moi non plus ! glapit Dominique.
Les quatre filles s’immobilisèrent. D’un même mouvement instinctif, ralenti par la nervosité, elles firent volte-face. Derrière elles se tenait le fantôme d’une femme, une adolescente. Elle était vêtue d’une robe à la kabyle en lambeaux, et possédait des cheveux noirs si longs qu’ils touchaient presque le sol. Elle devait avoir quinze ou seize ans, guère plus. Astrid, Kelly, Martoni et Dominique se tassèrent sur elles-même, les yeux exorbités et les mains crispées sur les bords de la tombe. La chose parla sur un ton très timide :
- Bonjour… pardonnez-moi, je ne voulais pas vous faire peur mais… je suis surprise de trouver des gens ici. Surtout que vous n’avez pas l’air d’être comme moi...
« Comme elle ? » songea Kelly. Elle s’aperçut que la jeune fille flottait en l’air, lévitant à quelques centimètres au-dessus du sol. Un fantôme ? Pas tout à fait… sa voix ne résonnait pas, et elle n’était pas complètement transparente. On distinguait des couleurs délavées sur son corps, ici où là. Ses contours étaient étrangement flous, comme un personnage de jeu vidéo inachevé. Était-ce elle, la chose invisible qui avait parlé à Kelly dans la salle précédente ? Elle n’en avait pas l’impression, cette fille avait une petite voix fluette, très différente de la voix profonde qu’elle avait entendue tout à l’heure…
Les quatre filles la dévisagèrent plus attentivement. L’apparition avait un nez arqué et des yeux violets qu’elles avaient vu il y a seulement quelques minutes.
- Karûlyn ? dit Dominique d’une voix rauque. Karûlyn Lalaoud ? C’est vous ?
La concernée écarquilla les yeux. Son expression stupéfaite signifia que Dominique avait vu juste. Elle se mit à poser à toute vitesse une flopée de questions :
- Vous connaissez mon nom ? Qui êtes-vous ? Vous êtes… des élèves de Lettockar ? Vous avez été envoyés par elle ? Par ma mère ? Elle a un message pour moi ? Elle vous a demandé d’aller me chercher ?
- Euh… vous… tu fais fausse route ! réfuta Dominique. Ce n’est pas Imène… je veux dire, Imane qui nous envoie… elle est morte depuis une éternité…
- Morte ? répéta Karûlyn d’une voix traînante.
Lorsque les filles parlaient, Karûlyn s’approchait tout près, et fixait leur bouche. Kelly comprit : elle lisait sur les lèvres. Elle était sourde. C’était donc cela, sa malédiction à elle ? Les membres de l’OASIS avaient cru que c’était un maléfice lié au langage ou à la diction, comme sa mère. Quoiqu’il en soit, il ne faisait aucun doute que c’était à cette sorte d’esprit qu’il fallait parler pour franchir cette nouvelle salle.
- Karûlyn, je suis désolée… dit Kelly dans un souffle. Tout ça, c’était il y a 700 ans… nous venons du XXe siècle. Nous sommes ici pour…
Elle se tut. Elle ne pouvait pas décemment dire qu’elles étaient venues pour s’emparer du trésor de sa mère. Karûlyn glissa sur le sol sur quelques mètres en arrière, et s’éleva dans les airs pour les toiser.
- Je vois… marmonna-t-elle avec froideur. Une fois encore, elle n’est pas capable de me sauver ! Je me demande pourquoi j’y ai cru… à part m’offrir ce joli mausolée, elle n’a rien fait pour moi.
Le visage de la jeune Lalaoud s’assombrit. La colère, le ressentiment s’y lisait. Inquiètes, Astrid et Martoni amorcèrent un mouvement pour s’éloigner de l’esprit et de sa tombe…
- Non ! s’écria aussitôt Karûlyn. Ne partez pas ! Ne m’abandonnez pas… vous ne savez pas à quel point j’ai souffert…
- Si, dit Kelly. Nous connaissons ton histoire, Karûlyn. C’est vraiment… tragique. Mourir si jeune… je t’assure que… nous avons beaucoup de compassion pour toi.
Dominique et Astrid acquiescèrent avec emphase, Martoni également, même si elle ne comprenait sans doute pas tout. Kelly avait le sentiment qu’il fallait faire preuve de gentillesse envers Karûlyn… si elles étaient suffisamment convaincantes, elle les aiderait à sortir. Oui, c’était sûrement le sens cette épreuve-ci. L’ectoplasme redescendit vers elles, s’approchant tout près, si près qu’on pouvait voir ses yeux devenir humides.
- Pourquoi c’est arrivé à moi ? Je n’avais que 16 ans ! Mourir si jeune, comme tu dis… comment peut-on écoper d’un tel destin ? Je croyais que la vie était belle… c’est ce qu’on me disait quand j’étais bébé. Et au final, à la place des bras de ma mère, c’est dans les bras de la mort que je me suis retrouvée…
Kelly réalisa alors que cette salle du temple était conçue pour ressembler à la Forêt Déconseillée. Là où Karûlyn Lalaoud avait été tuée. Elle sentit une goutte de sueur froide couler le long de sa tempe. Alors, la fille d’Imène leur tourna le dos et s’assit par terre, recroquevillée sur elle-même.
- Ma mère qui m’a enterrée, poursuivit-elle, alors que ce sont les enfants qui enterrent leurs parents. Moi, Karûlyn, fille d’Imane… oh, combien de fois on m’a répété que j’étais la fille d’Imane ? La glorieuse fondatrice de Becdeperroquet, la plus grande sorcière de Lettockar, celle à qui il fallait que je ressemble à tout prix ! Toutes ces années, la seule chose qui lui a importé, c’était que je suive ses traces. Il fallait que je sois la meilleure de ma classe, que je sois digne et exemplaire, il fallait qu’elle soit fière. Ne pouvait-elle pas seulement être aimante ? Mon bonheur à moi, est-ce qu’elle s’en préoccupait ? Non, je comptais moins pour elle qu’un stupide couvert enchanté.
Martoni, qui cachait toujours sur elle la Cuillère de Lalaoud, émit un discret toussotement gêné…
- Quand j’ai eu 16 ans, j’en ai eu assez. J’ai été voir Imane, et on s’est disputées. On a crié durant toute une nuit. Elle m’a dit que je n’étais qu’une peste, une sotte, et moi je lui ai dit que je la haïssais, que je haïssais être sa fille. Évidemment, ça a jasé, Bernardo, Philippe et Augousto ont tenté de nous réconcilier… puis ils se sont fâchés, ils m’ont dit que je devrais avoir honte de me conduire de cette façon. Personne ne m’a soutenue… seule Mina, ma meilleure amie, me comprenait. Et pour ça, elle aussi, je l’ai perdue. Car je suis partie, seule… je ne savais pas où aller, mais je ne voulais plus rester dans le château. Je suis partie sans rien dire à ma mère.
Karûlyn lâcha un grand soupir... et se mit à pleurer. Kelly était incapable de dire quoi que ce soit. Elle ne pensait même plus au temple où à l’épreuve qu’elles devaient affronter. Elle ne réfléchissait plus à ce qu’il fallait faire. Elle était vraiment trop bouleversée. Elle continuait à regarder sans discontinuer l’esprit en détresse, dont les pleurs résonnaient avec force dans la vaste salle.
- Et pourtant… j’aurais tellement aimé lui dire… que je l’aimais, acheva Karûlyn dans un sanglot.
Nouveau silence. Martoni, qui ne connaissait pas l’histoire comme Astrid, Dominique et Kelly, déclara avec une curieuse sincérité :
- C’est affreusement triste…
- Maman et moi n’avons plus jamais pu nous parler… parce que tout s’est arrêté pour moi, d’un seul coup. C’est affligeant, vous n’êtes pas d’accord ? Pourquoi il faut que ça s’arrête de cette façon ? Pourquoi sommes-nous irrémédiablement destinés au trépas, nous les humains ?
Sa voix était devenue plus grave, plus amère… et menaçante. Kelly recula de deux pas. Dominique et Martoni continuaient de fixer Karûlyn, hypnotisé.es. Kelly s’aperçut alors avec effroi qu’il n’y avait plus qu’elles trois. Elle balaya discrètement les environs des yeux. Où était Astrid ?
- Je suis partie… murmura Karûlyn. J’ai traversé la Forêt Déconseillée, et… je ne les ai pas entendus arriver…
On entendit alors un bruit sourd provenir des grottes. Kelly, Dominique et Martoni sursautèrent. Sur l’épaule de cette dernière, Mr. Leone se rendit invisible, ses yeux reprenant une couleur bleue. Mais bordel, où était Astrid ? Elle ne pouvait quand même pas avoir pris la fuite ! Kelly n’osait pourtant pas l’appeler… ce serait une erreur fatale, elle le pressentait… Alors, Karûlyn se releva, et pivota lentement pour refaire face aux trois jeunes sorcières.
- Je ne les ai pas entendus arriver, répéta-t-elle. Et parce que je ne les ai pas entendus arriver, ils m’ont fait ça.
A ces mots, son corps spectral subit alors des transformations. Son ventre s’ouvrit, laissant apparaître des entrailles déchiquetées, de gros trous se forèrent sur son torse. Les trois élèves poussèrent un cri d’horreur. Le visage de Karûlyn était labouré d’énormes entailles, presque parallèles, causées sans nul doute par des coups de griffes, et sa lèvre supérieure charcutée laissait voir ses dents ; des morceaux de chair avaient été arrachés à ses bras et ses jambes tordus dans des angles à soulever le cœur. Martoni plaqua sa main sur sa bouche, à deux doigts de vomir.
- M-m-mais… q… qui est-ce que tu n’as pas entendu arriver ? balbutia Dominique.
- Eux…
D’énormes silhouettes surgirent alors des cavernes. D’affreuses créatures, couvertes de fourrure, une bouche baveuse pleines de crocs et de grosses cornes recourbées sur la tête, des griffes aux pattes avant et des sabots fendus aux pattes arrière. Des ours-buffles, les monstres assassins de Karûlyn. Ils semblaient obéir à ses ordres, maintenant : elle se tenait haut dans les airs, ses immenses cheveux flottant comme une cape, telle un démon prêt à jeter son armée sur ses ennemis. Les monstres grognaient avec fureur, menaçant les jeunes filles de leur regard fou. Celles-ci se resserrèrent les unes contre les autres, terrorisées. Ces animaux étaient-ils réels ? Non, ils ne pouvaient pas être réels, se disait Kelly. Ils ne pouvaient pas être terrés là depuis 700 ans sans rien manger… mais ni elle ni ses amies ne se sentaient à prendre le risque de le vérifier…
- K… Karûlyn, ne nous fait pas de mal ! l’implora Kelly. Nous n’avons rien à voir avec tout ça… nous sommes innocentes !
- Et moi ? Je n’étais pas innocente ? répliqua Karûlyn d’une voix stridente. Je n’avais rien fait d’autre que vouloir être libre, et ça ne m’a pas empêché d’être dévorée par d’ignobles créatures, mises là par un ami de ma mère en plus ! Ce n’était pas juste… pourquoi je devrais être la seule à subir ça ? Non… non ! Je n’accepte pas ! Vous… vous allez rester ici, avec moi… vous deviendrez mes meilleures amies ! Puisque ma meilleure amie ne m’a pas rejointe, elle…
Les ours-buffles se dressèrent sur leur pattes postérieures et poussèrent un terrifiant cri, mélange de rugissement et de meuglement. Kelly, Dominique et Martoni se ruèrent vers la sortie en hurlant. Dans la panique, elles ne se demandèrent même pas si c’était la chose à faire, si elles allaient trouver une issue, un abri, une cachette, un quelconque moyen d’échapper aux monstres : la seule chose qui comptait, c’était de sortir de cette salle. Pourquoi n’avaient-elles pas appris à apprivoiser les ours, comme Viagrid ? Dans leur dos, elles entendaient le bruit sinistre de leur galop à leur poursuite. Elles avaient presque atteint le couloir du fond, lorsque Dominique trébucha et se vautra par terre. Le cœur battant, Kelly et Martoni l’aidèrent à se relever, et il fut trop tard : Les ours-buffles les avaient rattrapées. Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres, et s’approchaient, plus lentement, grognant et piaffant, la gueule suintante de bave. Leurs yeux rouges sang, encore plus terrifiants que leurs griffes et leurs crocs, perçaient la pénombre. Karûlyn apparut au-dessus d’eux, le visage inexpressif, contemplant le spectacle en silence. Les filles sortirent leurs baguettes, prêtes à faire face avec l’énergie du désespoir…
- Laissez-moi passer, les filles, dit soudain une voix derrière elles.
Et une femme en robe passa entre Kelly, Dominique et Martoni, qui lâchèrent la même éructation ahurie. C’était Imène Lalaoud. En chair et en os, vêtue de tous ses atours et ses parures. Kelly secoua la tête, certaine d’être victime d’une hallucination. Ce qui se tenait devant elle n’était pas un spectre. Était-ce le mannequin qui avait pris vie ? Cette femme en était l’exacte copie. Imène s’avança vers sa fille et la horde d’ours-buffles d’une démarche vaporeuse. Karûlyn et ses bêtes sanguinaires s’étaient stoppées, interloquées. Kelly étouffa alors une exclamation.
- Ast…
Elle se retint de justesse. Astrid ! Astrid entièrement déguisée, l’apparence intégralement modifiée par ses pouvoirs de Métamorphomage : le visage, la peau, les yeux, les cheveux. Elle ressemblait trait pour trait à Imène Lalaoud telle qu’elle était représentée dans son propre temple. Depuis les airs, Karûlyn, dont le visage était déformé par l’ébahissement, dit d’une voix étouffée :
- Maman ?
- Maman, répéta Astrid. Karûlyn… mon trésor. Je suis si heureuse… et si désolée… désolée de ne te retrouver que maintenant, et te retrouver ainsi… prisonnière de cette non-mort…
Elle s’interrompit, feignant de dévisager Karûlyn avec une grande tristesse. Dominique, Martoni et Kelly avaient le souffle court. Elles s’efforçaient de ne pas dire un mot, et ne pas faire un seul mouvement. Elles comprenaient, sans savoir comment, qu’elles ne devaient pas intervenir, rien ne devait perturber ce qui ressemblait à des pourparlers entre la fille de Lalaoud et Astrid déguisée...
- Ton amie Mina m’a tout raconté, reprit cette dernière. Tout ce qui s’était passé. Ça m’a anéantie. J’ai tellement pleuré… j’ai pleuré à en perdre la raison. Dans ma folie, j’ai même fait payer Mina pour ce qui s’était passé. Je l’ai maudite…
- Maudite ! cracha Karûlyn. Tu n’as jamais fait que cela, maudire ! Le nom de Lalaoud est lié à la malédiction. La tienne, la mienne, et toutes celles que tu as déclenchées, consciemment ou non… jusqu’à tes derniers instants. Pourquoi aurais-tu construit ce sanctuaire, sinon pour attirer des gens vers leur mort ? Tout ça pour protéger un trésor que tu as chéri plus que moi ?
- Tout ça pour protéger un trésor que tu as chéri plus que moi ? Ma Cuillère, Karûlyn, je ne l’ai plus. Je m’en suis débarrassée au crépuscule de ma vie, car… tu avais raison. J’ai consacré trop de temps à mon métier et mes sortilèges, et pas assez à ma propre fille… j’ai tellement voulu que tu sois digne de moi que j’en ai oublié d’être digne de toi. Je n’ai réalisé que trop tard à quel point je t’aimais…
Elle marqua une pause. Face à elle, les ours-buffles étaient immobiles et silencieux, n’émettant plus le moindre grognement. Eux aussi semblaient écouter religieusement la conversation entre la bâtisseuse du temple et sa fille.
- Tu ne me feras pas croire que tu te préoccupes de moi, maintenant ! cria Karûlyn, la voix fêlée par la souffrance. Pas sept siècles après !
- Pas sept siècles après ! Alors pourquoi serais-je venue, dans ce cas ?
Karûlyn se raidit, déstabilisée. Astrid soutint son regard sans broncher.
- Kelly, pas un bruit, tu me déconcentres, gronda-t-elle du coin des lèvres dans un murmure.
En effet Kelly n’avait pu retenir un tic d’agacement lorsque Astrid avait répété les mots de Karûlyn. Cette malédiction du perroquet était très agaçante, Lalaoud n’avait vraiment pas eu la vie facile. Mais Astrid s’en sortait merveilleusement bien : elle n’oubliait aucune répétition, prenait le bon ton, pesait chacun de ses mots. Et comme Karûlyn était sourde, elle ne pouvait entendre la différence entre la voix d’Astrid et celle de sa mère. La jeune fille mutilée avait perdu sa colère. A présent, c’était une expression suppliante qu’elle adressait à Imène.
- Tu viens… tu viens me ressusciter, hein ? chevrota-t-elle. Par pitié, Maman… fais-moi revivre… fais-moi m’enfuir de l’au-delà… m’enfuir de…
Elle se tut, ses mots se coinçant dans sa gorge. Elle n’eut même plus la force de garder ses yeux embués rivés sur sa mère.
- M’enfuir de. Mais la mort, on ne la fuit pas, Karûlyn. On la combat, on lui fait face… et on l’accepte. Oui, on l’accepte. Elle fait partie de notre monde. C’est elle qui nous donne une raison de vivre. Moi aussi, j’aurais tout donné pour revenir en arrière, mais… j’ai appris à mes dépends qu’il n’y avait pas de retour possible. Et au fond, pourquoi ? Si peu des nôtres reviennent sous la forme de fantômes… tous les autres préfèrent le repos. Et tu as besoin de repos, ma chérie.
Malgré la peur qui lui broyait toujours les organes, Kelly était impressionnée. Astrid avait été virtuose. Elle se demandait aussi d’où elle tenait une telle réflexion… cela venait-il de son propre vécu, elle qui avait grandi dans un orphelinat, là où il n’y avait que des gens dont les parents étaient morts, comme elle ?
Karûlyn s’essuya les yeux de sa main qui ne comportait plus que trois doigts. Les ours-buffles semblaient avoir perdu toute agressivité. Astrid saisit l’opportunité : elle désigna de la main Kelly, Dominique et Martoni et déclara :
- Il faut les laisser passer. Leur heure, à elles, n’est pas encore venue. Tu voudrais leur faire subir le même sort que toi ? L’une d’elles vient déjà de les abandonner, faut-il les punir encore davantage ? Allons, mon trésor… tu n’es pas cruelle. Ici, c’est leur monde… et le nôtre nous attend, Karûlyn.
Karûlyn sourit. De nouvelles larmes perlèrent au coin de ses yeux. Puis les affreuses blessures sur son corps se refermèrent, sa chair se reconstitua ; son corps de jeune fille redevint pur et intact. Astrid n’eut plus qu’à prononcer une dernière phrase :
- Retrouve-moi là-bas.
Karûlyn adressa un regard à Kelly, Dominique et Martoni, empli à la fois de regrets et de tendresse. Puis, elle ferma les yeux et rejeta la tête en arrière : elle devenait floue et translucide. Petit à petit, elle s’évapora et retourna au néant. Et en même temps, les ours-buffles aussi. Du coin de l’œil, Kelly vit Astrid reprendre son apparence normale. Alors, un vent bruyant, surgi de nulle part, souffla. Tout autour des quatre sorcières, l’herbe, la terre, les plantes disparurent. Il y eut un bruit de pierres qui chutaient : les cavernes s’obstruèrent, et la tombe de Karûlyn tomba en ruines. Le sortilège de cette salle était terminé… tout ce qu’il y avait de magique ici disparaissait...
Lorsque la pièce fut complètement vide, lisse et silencieuse, Kelly se retourna lentement vers Astrid en disant :
- Wouaoh… Astrid, t’as été…
Kelly poussa un cri. Astrid était toute nue. La robe de Lalaoud avait disparu aussi, avec tout le reste. Astrid, masquant tant bien que mal son corps, avait le visage cramoisi, phénomène qui n’était nullement dû à son métamorphosisme.
- Allez me chercher mes vêtements, viiiiiiiiite ! s’écria-t-elle en se tortillant sur elle-même.
Kelly, Martoni et Dominique se précipitèrent aussitôt en direction du couloir du fond et récupérèrent la tenue de voyage d’Astrid. Elles la déposèrent à ses pieds en prenant bien soin de ne pas lever les yeux vers elle ; ensuite, horriblement gênées, elles lui tournèrent le dos pour lui laisser de l’intimité. Alors qu’Astrid se rhabillait, Kelly dit d’une voix forte et pleine d’aplomb :
- Hum, hum. Je disais donc : t’as été magistrale. Ce…
- Mais pourquoi t’as pas gardé tes sous-vêtements en-dessous des fringues de Lalaoud ? coupa Martoni. C’est dégueu !
- Ça… ça peut paraître dingue, mais il y en avait sur le mannequin, sous la robe… bredouilla Astrid. Je sais pas pourquoi, mais j’ai eu l’intuition qu’il fallait que je les enfile aussi… pour que le rituel soit complet, vous comprenez ? Si j’avais su…
- Je propose de faire comme s’il ne s’était rien passé, trancha Dominique.
Les trois autres approuvèrent vigoureusement. Quelques instants plus tard, Astrid avait retrouvé sa tenue de touareg, et sa dignité par la même occasion. Alors, elle explicita sa manœuvre :
- Quand Karûlyn a commencé à parler de sa mère, de ce qu’elle n’avait pas pu lui dire… j’ai compris. J’ai compris qu’elle voulait plus que tout être confrontée à Imène en personne, lui parler. C’était la seule chose qui lui manquait pour reposer en paix, pour accepter sa mort… alors j’ai tenté un coup de poker… j’ai pris l’apparence de Lalaoud aussi fidèlement que je le pouvais, et j’ai improvisé un discours qui pourrait émouvoir sa fille. Je les ai réconciliées. Comme quoi, ça m’a bien servi de passer des heures à potasser sa biographie en long, en large et en travers…
- Alors là… je suis bluffée ! s’exclama Martoni. Félicitations, Lisb… Astrid.
- C’est juste dommage d’avoir eu à lui mentir, commenta Kelly.
Astrid et Martoni lâchèrent le même grognement agacé, mais aucune ne chercha à la contredire. Kelly regarda vers les cieux, ou plutôt vers le plafond. Qu’avait donc été cette apparition ? Elle restait convaincue que ce n’était pas un fantôme. L’empreinte de Karûlyn serait restée prisonnière durant sept siècles dans ce temple… Lalaoud ne pouvait pas avoir infligé une autre souffrance à l’âme de sa fille. Tout cela avait-il seulement été réel ? Ou bien était-ce un autre maléfice de Lalaoud, pour faire comprendre sa douleur à ceux qui s’aventuraient dans son sanctuaire ? Malgré le fait qu’elle ait voulu les tuer pour leur faire partager son sort, Kelly ressentait une immense pitié pour Karûlyn… et pour Imène aussi.
Elles avaient passé cette épreuve. Elles avaient donc le droit de sortir de cette salle. Et en effet : à la place de la tombe, il y avait maintenant une trappe au milieu des décombres. Les filles s’approchèrent d’elle et se penchèrent : on ne voyait rien à travers ce trou, si ce n’était une échelle qui descendait dans les profondeurs. Kelly, courageuse, descendit la première, la baguette allumée. Mr Leone réapparut aux pieds de Martoni, observant Kelly de ses yeux jaunes. Elle parcourut deux mètres : l’endroit en-dessous d’elle était toujours plongé dans la plus totale obscurité. Elle ne voyait pas à un mètre plus bas, malgré son Lumos. Elle descendit lentement les échelons, au point qu’elle ne vit plus non plus la trappe en haut. Et elle n’entendait pas ses compagnonnes la suivre…
- Les filles ? lança-t-elle. Vous m’entendez ?
Alors, l’échelle à laquelle elle se cramponnait disparut entre ses mains. Et elle tomba dans le vide.