Lettockar, tome 2 : La Cour des Mirages
25. L’entraide
Les quatre filles sortirent sans traîner de la pièce angoissante – qui pouvait dire si elle n’allait pas se refermer incessamment sous peu ? En voyant Martoni marcher devant elle, Kelly éprouvait un profond dégoût doublé d’une colère intense. Elle devait se résigner au fait qu’elle faisait partie de leur groupe, à présent, et qu’elle était obligée de supporter sa présence, de faire équipe avec elle pour venir à bout du temple d’Imène Lalaoud. Sa rivale regardait partout autour d’elle, probablement à la recherche de son Demiguise. Cette histoire de singe au pouvoir d’invisibilité taraudait Kelly. Elle repensait à toutes ces choses bizarres et inexplicables qui leur étaient arrivées, à ses amis et elle, tout le long de l’année : ses sous-vêtements volés, le cahier de Naomi déchiqueté, John se réveillant le caleçon baissé… et cette nuit où elle avait senti quelque chose s’appuyant sur son torse, manquant de l’étouffer...
- Tout ça, c’est à cause de toi et ton macaque, pas vrai ? demanda-t-elle d’une voix menaçante à Martoni après lui avoir énuméré tous ces événements.
Martoni ne lui répondit pas. Elle était trop occupée à parcourir les alentours des yeux. Perdue dans ses pensées, Kelly n’avait elle-même pas pris le temps d’observer le nouvel endroit, bien plus spacieux que le précédent. C’était toujours une salle de pierre éclairée par des torches, quoiqu’elle fut plus sombre ; certains coins était dissimulés dans l’obscurité. Ce qu’il y avait de plus frappant était la présence de quatre plates-formes de pierre, s’élevant à des niveaux différents. Sur le sol était tracé un cercle blanc. Mais elles examineraient tout cela plus tard, car il y avait quelque chose de beaucoup plus intéressant à voir.
La sortie était visible, cette fois-ci. Il s’agissait d’une grande porte, divisée en quatre parties verticales de couleurs différentes. Quoique le terme « porte » fut discutable : il n’y avait ni serrure ni poignée ; sur les côtés, pas de charnières ; au centre, aucune séparation. On aurait pu croire que c’était juste une grande planche de bois. Il n’y avait néanmoins aucun doute : il fallait la franchir. Les quatre aventurières de fortune avaient compris, à présent : le problème n’était pas de trouver la Cuillère de Lalaoud, mais de sortir du sanctuaire avec…
- Alohomora, formula Dominique sans grande conviction.
Évidemment, la porte ne s’ouvrit pas. Les jeunes sorcières essayèrent différents sortilèges, mais elle resta immuable et intacte. De toute évidence, elle ne s’ouvrait pas par la force. Les filles tâtèrent divers endroits de la porte, à la recherche d’un mécanisme, d’un enchantement, d’un élément caché, sans résultat. Kelly s’aperçut alors que les couleurs qui la composaient étaient celles des maisons de Lettockar : noir, rouge, bronze, bleu. Elle le fit remarquer à ses compagnonnes, et ajouta :
- C’est pas un hasard, à mon avis. Il y a une énigme cachée derrière ça… quatre fondateurs, quatre couleurs, quatre sorciers pour chercher la Cuillère…
- Et quatre plates-formes, acheva Astrid en jetant un regard aux édifices de pierre. Bon, dispersons-nous pour trouver d’autres indices dans la salle. Sauf toi, Martoni, tu restes avec moi.
- Comment ? s’offusqua celle-ci. Et pourquoi, je te prie ?
- Parce que t’es une ennemie, parce que j’ai pas confiance en toi, parce que t’es trop dangereuse pour que je te lâche d’une semelle, parce que t’es qu’une petite deuxième année insignifiante et que je te pulvérise si tu refuses ! rugit Astrid.
- Tu me menaces, en plus ? Tu crois que tu peux me donner des ordres comme à ces deux-là ? tempêta Martoni en désignant du menton Dominique et Kelly. Non mais pour qui tu te prends, Lisberg ?
C’était le mot de trop. Astrid fendit l’air de sa baguette en piaffant une incantation que Kelly ne comprit pas. Une sorte de main fantomatique apparut, attrapa Martoni à la gorge et la plaqua violemment contre le mur. Elle se mit à gargouiller d’affreux borborygmes. Astrid avait les cheveux rouge sang. Elle s’écria d’une voix furieuse :
- Je t’interdis de me parler sur ce ton, tu m’entends ? Je te l’interdis ! Si tu le refais, je te change en pierre, comme ça ce foutu temple aura une jolie décoration en plus. Et tu m’appelles pas par mon nom de famille : c’est Astrid, « cheffe », ou éventuellement « Madame ». Compris ?
Les yeux de Martoni roulaient dans leurs orbites, et elle ne respirait qu’à grand-peine, la gorge broyée. Kelly elle-même ressentait un intense malaise devant ce spectacle. Astrid baissa sa baguette : la main magique disparut, libérant Martoni qui tomba lamentablement par terre. Elle la toisa d’un regard lourd à la fois d’animosité et de mépris. Derrière elle, Dominique paraissait carrément effrayée. Kelly, dans un élan de pitié, aida Martoni à se relever. Elle sentit la main de cette dernière se serrer autour de son bras, crispée par la peur.
- Assez perdu de temps, décréta Astrid. Kelly, Dominique, partez de votre côté, immédiatement !
Outrée par ce ton impérieux, Kelly la regarda avec des yeux exorbités.
- S’il vous plaît, ajouta Astrid, légèrement à contrecœur.
La situation était si tendue que Kelly préféra passer l’éponge, mais ce serait la seule fois, elle n’était pas Martoni et n’avait pas à se faire parler sur ce ton-là. Elle se dirigea vers le coin inférieur gauche de la salle, guettant tout élément insolite ; en parallèle, elle était aussi à l’affût d’yeux jaunes flottants ou de touffes de poils blancs pouvant apparaître n’importe où. Le silence dans la salle était total, tout juste rompu par les bruits de pas des quatre sorcières. Elle s’approcha d’une des plate-formes, une des plus basses. Il n’y avait pas besoin d’être un génie pour comprendre que ces édifices étaient la clé pour ouvrir cette salle. Kelly s’apprêtait à grimper dessus, lorsqu’elle entendit tout à coup une voix grave venir de l’arrière.
- Hep ! Pssssst !
Kelly se retourna brusquement. A sa grande surprise, elle ne vit rien ni personne. Sur le coup, elle avait cru qu’une de ses amies l’avait appelé, mais Martoni, Astrid et Dominique étaient ailleurs.
- Pssssst ! entendit-elle encore.
Cette voix provenait d’un coin de la pièce plongé dans le noir. Kelly prit sa baguette magique. Elle s’avança prudemment, ne pensant même pas à appeler les autres. Cependant, il n’y avait personne, absolument personne dans ce recoin. Mais alors, d’où venait cette voix ? Kelly remarqua qu’au bout du mur, la silhouette noire d’un bébé était peinte. Elle s’en approcha. Contrairement à la plupart des dessins de sorciers, il était immobile. Kelly l’effleura de sa baguette magique, pour vérifier à nouveau s’il n’y avait pas de mécanisme caché dans cette salle. Alors, au contact de sa baguette, le dessin s’anima, et le bébé commença à se déplacer à quatre pattes.
- Hé ! s’écria Kelly. Venez voir ! Il y a un dessin qui bouge sur le mur !
Martoni, Astrid et Dominique accoururent. Sous leurs yeux ébahis, le bébé continua sa progression le long du mur. Tout à coup, une autre silhouette noire apparut près de lui : c’était aussi un nourrisson, un peu plus grand, à quatre pattes également. Mais juste après, un autre dessin surgit : cette fois, c’était un adulte, ou au moins quelqu’un qui savait marcher. Puis un autre, puis plusieurs autres, de différentes tailles, de différentes morphologie, devant lui, derrière, au-dessus, en-dessous. Petit à petit, toute une foule s’accumula autour du bébé. Il y avait tellement de monde que le mur était pratiquement recouvert de noir. Aucun d’entre eux ne parlait ou n’émettait le moindre son, ils ne faisaient qu’avancer dans la même direction. Les filles suivirent leur marche, hypnotisées. Quand les personnages atteignaient la porte du fond, ils disparaissaient. Au fur et à mesure que le bébé s’en approchait, les autres silhouettes se resserraient autour de lui, si étroitement que tout ce petit monde ne forma bientôt plus qu’un énorme gribouillis sombre bougeant comme un nuage poussé par le vent. Au bout d’un moment, toute la foule disparut. Kelly regarda en arrière, vérifiant qu’il n’y avait personne d’apparu entre deux, et si le bébé était revenu à sa place d’origine. Ce n’était le cas ni de l’un ni de l’autre, le coin de la pièce était vide et le mur vierge.
- Qu’est-ce qu’on est censées comprendre ? murmura Astrid.
- Je sais pas… répondit Kelly. C’est sûrement un indice sur ce qu’il faut faire pour ouvrir la porte. Mais quel rapport avec ce qu’on a vu avant ? Les couleurs de la porte, tout ça…
- Comment tu l’as trouvé, ce dessin, Powder ? demanda Martoni.
- Je… j’ai entendu une voix.
- Une voix ? dit Dominique. Le dessin a parlé ?
- Je ne crois pas… ce n’était pas la voix d’un enfant… c’était celle d’un homme adulte…
- Et qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
- Rien. Juste « pssssst ! » pour m’attirer dans ce coin-là. Mais il n’y avait personne, à part ce dessin.
Il y eut un silence. Cette voix avait aidé Kelly… mais qui l’avait aidé, en fait ? Le temple était-il magique au point que ses pierres pouvaient parler ? Soudain, Astrid fit reculer ses camarades derrière elle. Elle leva sa baguette magique bien haut et incanta :
- Hominum Revelio !
Mais il ne se passa rien. Kelly regarda la baguette d’Astrid : elle ne faisait pas de lumière, pas de vibration ou autre réaction que les baguettes pouvaient avoir.
- Il est censé faire quoi, ce sort ? questionna-t-elle.
- Révéler la présence d’un humain dans la pièce, même s’il est invisible… répondit Astrid. Apparemment il n’y en a pas…
- Mais pourtant, j’ai bien entendu une voix ! insista Kelly. Je vous jure que j’ai pas rêvé !
- Je te crois, Kelly. S’il y a quelqu’un, ou quelque chose, ce n’est pas un homme… et je n’ai aucun sort qui puisse nous aider à le dévoiler…
Nouveau silence. Kelly se sentit idiote de ne pas avoir été plus prudente. Trop obnubilée par la peinture enchantée, elle n’avait même pas réalisé à quel point il était anormal d’entendre une voix sortie de nulle part au beau milieu d’une salle censée être déserte. Sentant l’appréhension s’installer dans le groupe, Astrid se racla la gorge et déclara avec fermeté :
- On verra ça plus tard. Pour le moment, rien ne nous a attaqué, hein ? Alors pas de panique. On reste sur nos gardes et tout ira bien.
- Dites, intervint Dominique, je viens d’aller voir la plate-forme là-bas : il y a un cercle tracé par terre…
- Un cercle ?
- Oui, un cercle bleu. Je ne sais pas à quoi il sert, je n’y ai pas touché, mais… je vous parie tout ce que vous voulez qu’il y en a d’autres, sur les autres plates-formes. On devrait aller voir.
Kelly acquiesça, et retourna à la plate-forme qu’elle avait voulu examiner un instant auparavant. Astrid consentit à laisser Martoni aller seule vers une autre, elle fit même apparaître des échelles pour les aider à grimper. Kelly n’en eut pas besoin, elle se trouvait sur la plate-forme la plus basse. Il y avait effectivement un cercle, semblable à celui tracé sur le sol, quoique plus petit, et de couleur rouge. Elle le signala à ses camarades, qui lui répondirent la même chose ; il y en avait effectivement un pour chaque plate-forme, dont les couleurs correspondaient à celles peintes sur la porte. Tout à coup, Astrid s’exclama :
- Eh ! Quand j’ai marché dans le cercle, il s’est illuminé !
- Illuminé ?
- Faites pareil, vous allez voir ! Mettez les pieds dans vos cercles !
Effectivement, au moment où Kelly marcha dans le cercle rouge, son pourtour se mit à briller d’une lumière intense. Kelly fut un peu inquiète dans un premier temps, mais force était de constater qu’il n’y avait aucun autre effet : pas de piège, pas de sortilège, c’était inoffensif. Il fallait donc sûrement marcher sur les quatre anneaux magiques en même temps pour ouvrir la porte. Sur ordre d’Astrid, Martoni se plaça au centre du cercle noir, Dominique au centre du cercle bleu, et alors… rien. La porte ne bougea pas d’un centimètre, il n’y eut aucun bruit, aucun changement quelconque dans la salle. Astrid, Kelly, Dominique et Martoni restèrent un moment immobile, attendant une réaction, sans que cela ne se produise.
- Non, ça fait rien.
Elles reculèrent d’un même mouvement. Lorsqu’elles sortirent des cercles, ils cessèrent aussitôt de briller. Elles avaient néanmoins une piste : ces anneaux étaient magiques et avaient assurément un pouvoir. Mais quel était-il, et comment s’en servir ?
- Euh… fit Dominique dans son coin.
- Qu’est-ce qu’il y a ? dit Astrid.
- Qu’est-ce que… qu’est-ce qu’on vient de faire, là ?
- Ben… on a essayé d’activer les cercles en se plaçant dedans, t’as pas écouté ?
Dominique ne répondit pas tout de suite. Elle observa d’abord un silence. Kelly ne pouvait pas voir son visage avec précision, elle était trop loin ; néanmoins, elle sentit qu’elle était troublée.
- Si, si… marmonna Dominique d’une voix absente.
- Il y a peut-être un ordre particulier à suivre ? suggéra Martoni.
- Un ordre ? dit Astrid, dont les cheveux étaient à présent violets. Bien vu… euh… oh ! Regardez la porte, regardez comment sont agencées les couleurs ! Il faut sûrement le faire dans cet ordre-là. Allez !
Les quatre jeunes filles entrèrent donc une par une dans leur cercle respectif. Le noir d’Ornithoryx, le rouge de Becdeperroquet, le bronze de Dragondebronze, le bleu de PatrickSébastos… la même disposition que les tables de la Cantina Grande. Kelly fut la dernière à se placer. Elles étaient toutes en position… mais la porte ne s’ouvrit pas. Les sorcières patientèrent, peut-être que le sortilège mettait longtemps à être actionné… mais après plus d’une minute à attendre sans qu’il ne se passe strictement rien, elles durent admettre que ce n’était pas la bonne méthode.
- Il pourrait pas y avoir une autre indication ? soupira Martoni. Genre un autre dessin vivant ?
Les filles se tortillèrent sur elles-même, pour tenter maladroitement d’apercevoir quelque chose sur les murs qui leur aurait échappé, sans quitter leur position. Kelly eut alors une illumination.
- Mais non, on est bêtes, c’est pas dans ce sens-là ! Lalaoud était marocaine, elle lisait de droite à gauche ! Il faut suivre l’ordre inverse : bleu, bronze, rouge et noir.
D’abord étonnées, les trois autres approuvèrent avec enthousiasme et suivirent ce nouvel ordre. Kelly était sûre d’elle, et très fière de sa trouvaille… jusqu’à ce que cela s’avère aussi infructueux que la manœuvre précédente. La porte ne bougea pas d’un centimètre de plus.
- Merci de ton intervention, Kelly… grinça Astrid.
- Oh, ça va hein ! grogna-t-elle.
Immédiatement après avoir dit cela, elle fronça les sourcils. Pourquoi venait-elle de s’énerver ? Qu’est-ce qu’Astrid lui avait dit, déjà ? Elle devait vraiment être à cran pour avoir une mémoire aussi courte. Une intervention de Dominique vint l’arracher de son tourment :
- Attendez… vous avez remarqué que ces plates-formes sont à différentes hauteurs ?
- Et alors ?
- Et alors, il faut peut-être suivre l’ordre de la hauteur des plates-formes, et non pas celui des couleurs ?
Ça se tenait. Elles essayèrent de la plus haute à la plus basse, puis de la plus basse à la plus haute. Mais cela n’eut aucun effet, les deux fois. La porte demeura immobile. Soudain, Martoni fit une proposition saugrenue :
- On devrait essayer de marcher dans les cercles dans le même ordre de couleurs que la porte, c’est sûrement pas laissé au hasard.
- Mais… on l’a fait juste avant ! lui répliqua Astrid.
- Avant quoi ? s’étonna-t-elle.
- Ben, avant d’essayer l’ordre de la hauteur des plate-formes ! Tu perds la boule ou quoi, Deborah ? lança Kelly avec un rire.
- Deborah ? Mais qu’est-ce que me chantes, toi ?
Kelly eut un hoquet en reconnaissant cette voix. Martoni ! Giovanna-Paola Martoni, ici ! Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Et où était Deborah ?
- Petrificus Totalus ! s’écria-t-elle.
Malgré toutes les questions qui s’étaient bousculées en une seconde dans sa tête, Kelly n’avait eu qu’un réflexe : celui de sortir sa baguette magique et la neutraliser. Peu importe comment et pourquoi Martoni était là, elle ne la connaissait que trop bien pour savoir qu’elle ne pouvait que leur nuire. Malheureusement, Martoni réussit à éviter le maléfice.
- Mais qu’est-ce qui te prend, espèce de barjo ? rugit-elle en dégainant sa propre baguette.
- Ta gueule ! répliqua Kelly. Qu’est-ce que tu fous ici ? Où est Deborah ?
- Kelly arrête !! s’écria Dominique. Qu’est-ce que tu fabriques ? Elle est avec nous !
- Avec nous ?? répéta Kelly.
Elle regarda Astrid et Dominique, ahurie par le fait qu’elles n’avaient pas l’air dérangées que Giovanna-Paola Martoni soit parmi elles à la place de Deborah. Complètement déroutée, elle sentit sa main qui tenait sa baguette se mettre à trembler. Astrid et Dominique ne pouvaient pas être sérieuses ? Elle était donc la seule à comprendre la situation ? Mais même Martoni paraissait être surprise que Kelly l’ait attaquée, cela signifiait-il que c’était elle qui se trompait… ? Il semblait bien, elle était la seule à réagir de cette manière-là… elle dut reconnaître, au prix d’un effort surhumain, qu’elle avait loupé un épisode. Astrid fit signe à Kelly et Martoni de baisser leurs baguettes magiques. Une fois que le calme fut revenu, elles essayèrent de dénouer la situation.
Dominique qui ne se rappelait même pas avoir marché dans un cercle magique une seconde avant, Martoni qui proposait une combinaison utilisée quelques minutes auparavant, Kelly qui découvrait seulement à l’instant que Martoni faisait partie de l’équipe… ces amnésies surgissaient juste après une tentative d’ouvrir la porte. Elles comprirent avec effroi ce qui se passait : la salle était maudite. A chaque fois qu’elle faisaient une mauvaise manipulation, elle les punissait de leurs échecs en leur faisant perdre la mémoire. Les filles descendirent de leurs postes, tendues et dépitées. Elles se réunirent devant la porte, cherchant désespérément une autre idée, sachant à présent qu’elles avaient un nombre limité de tentatives si elles ne voulaient pas devenir totalement amnésiques.
- Le cercle blanc, là, il sert à quoi ? demanda soudainement Kelly.
- Aucune idée, il ne fait strictement rien, j’ai essayé tout à l’heure, répondit Dominique d’un ton las. Il ne brille même pas.
- De toute façon, on ne peut rien en faire, affirma Martoni. On est que quatre, on a déjà bien assez à faire avec les cercles colorés.
Kelly était en train d’examiner la porte quand elle sursauta brusquement : une main venait d’agripper son épaule. Pendant un instant, elle crut qu’elle se faisait attaquer par quelque chose – la « voix », par exemple - mais il s’agissait d’Astrid, qui avait compulsivement attrapé quelque chose à serrer. Son regard était perdu dans le vide, et ses cheveux étaient d’un violet de plus en plus sombre.
- Mais bien sûr… pourquoi je ne l’ai pas compris plus tôt ? murmura-t-elle pour elle-même.
- Qu’est-ce qui t’arrive, t… Astrid ? grinça Martoni. Tu parles toute seule ?
- Vous ne comprenez donc pas ? Il faut bien activer ce cercle... et on peut le faire... On est cinq dans la pièce ! Il y a quelque chose d’autre avec nous !
- La… la voix que j’ai entendue tout à l’heure ? dit Kelly d’une voix chevrotante.
- Quelle voix ? ricana Martoni. Tu te prends pour Jeanne d’Arc, euh… Po… Po…
- Powder ! coupa-t-elle, irritée. ET ARRÊTE DE RIGOLER, PUTAIN !
- Calme-toi, Kelly, dit distraitement Astrid. De toute façon, je ne parle pas de ça.
- Tu veux dire… le Demiguise ? dit Dominique. Il est ici ?
- Le quoi ? s’étonna Kelly.
De quoi parlaient-elles ? C’était quoi, un Demiguise ?
- Martoni, fais-le venir, vite ! ordonna Astrid sans tenir compte de Kelly.
- Mais… mais comment vous savez que j’ai un Demiguise ? demanda celle-ci, les yeux ronds.
- Tu l’as amené ici, dans le temple de Lalaoud. Je ne me rappelle pas pourquoi tu l’as amené, mais tu l’as fait. Et il est quelque part dans cette pièce, invisible. Il se cache depuis le début.
- N’importe q… ah mais… mais si ! Je m’en souviens à présent… oui, c’est sûrement ce qu’il faut faire !
- Mais de quoi vous parlez ? demanda Kelly, perdue.
Et puis, en un éclair, tout lui revint… le singe blanc de Martoni qui était soudainement apparut dans ce temple, et qui avait volé… cette chose, là, pour laquelle elles étaient venues… ah oui, la Cuillère de Lalaoud. Kelly fut soudainement prise d’une affreuse migraine… elle faillit même s’évanouir. Lorsque les souvenirs revenaient, c’était très douloureux. A ce prix-là, elle se demandait si elle ne préférait pas perdre la mémoire, finalement…
- Il faut qu’il nous aide ! Il est essentiel pour sortir d’ici ! S’il te plaît, Martoni, fais-le venir, il pourra activer le cinquième cercle ! intima Astrid.
Martoni acquiesça, folle de joie de savoir que son animal de compagnie n’était pas loin. Elle s’avança dans la salle à sa recherche, mais, bizarrement, au bout de quelques pas, elle s’arrêta.
- Vous… vous voulez bien vous tourner ? demanda-t-elle d’une petite voix.
- Nous tourner ? Mais pourquoi ?
- Mr Leone est un animal très émotif. Il n’a confiance qu’en moi. S’il vous voit le chercher des yeux, il va vraiment prendre peur et il ne se montrera pas. Il faut vraiment qu’il soit rassuré pour qu’il réapparaisse !
- Et pourquoi on devrait t’obéir ? interrogea Astrid d’une voix hautaine
- Laisse tomber Astrid, fais ce qu’elle dit, intervint Kelly. Je la connais, elle est capable de nous laisser enfermées ici si on ne suit pas ses instructions de merde…
Astrid fusilla Martoni du regard, puis pivota sur ses talons de mauvaise grâce. Dominique et Kelly firent de même, forcées de garder les yeux rivés sur la porte.
- Je sais que j’ai pété un plomb tout à l’heure, mais il vaut mieux qu’on ne se tire plus dans les pattes, ajouta Kelly. On n’a sûrement plus droit à beaucoup d’essais….
Elle avait vite compris ce qu’elles risquaient à force de subir le maléfice de cette salle. Elles se souvenaient de moins en moins de ce qu’elles avaient vu, remarqué, et même de ce qu’elles avaient fait. Et non content de leur faire perdre la mémoire, ce sortilège semait la zizanie entre elles… Kelly avait déjà attaqué Martoni sous le coup de la stupéfaction, si les quatre filles ne se reconnaissaient plus, elles risquaient de paniquer et de s’affronter…
- Vous trichez pas, hein ? dit Martoni derrière elle. Il faut vraiment pas que vous le regardiez se manifester…
- Nous prends pas pour des connes, répliqua Kelly d’un ton glacial. Tu veux pas qu’on regarde pour qu’il puisse te passer la Cuillère sans qu’on voie où tu vas la planquer. Alors dépêche-toi de l’appeler, qu’on en finisse.
Martoni ne répliqua pas. Kelly l’entendit s’éloigner en sifflant et en marmonnant des paroles inaudibles.
- Mais je ne comprends pas, dit Dominique à mi-voix, puisqu’on était censées être que quatre dans le temple, ce Demiguise est un intrus, non ? Il est en trop ? Alors pourquoi Imène a disposé cinq cercles dans cette salle ?
- De quoi ? s’étonna Astrid. Censées être que quatre ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
- Mais si, Astrid, rappelle-toi, c’était dit dans… dans…
Mais Dominique ne parvint pas à achever sa phrase. Elles se regardèrent tous les trois, mal à l’aise. Heureusement, Kelly fut la première à se rappeler :
- Dans la Tablette de l’Oujia ! Aïe, ma tête !
- Hein ? lâcha Dominique. Le Tablier du loufiat ? Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
- T’occupes. Astrid, t’en penses quoi ?
Kelly nota au passage que Dominique, Astrid, Martoni et elle ne perdaient pas les mêmes souvenirs. Il devenait de plus en plus compliqué d’avoir des échanges cohérents...
- Je pense que le temple est protéiforme, répondit Astrid après un instant de réflexion. Il adapte ses enchantements en fonction des personnes qui sont dedans. J’espère que le fait qu’on ait enfreint la règle des quatre entrants ne va pas trop le dérégler…
- La Tablette de l’Oujia disait que seuls quatre sorciers pouvaient entrer, rappela Kelly. Le Demiguise n’est pas un sorcier, donc ça ne compte peut-être pas ?
- Je prie pour que tu aies raison… dit Astrid.
Kelly pesta entre ses dents. Tout ça à cause de cette pouffe de Martoni, c’était elle qui avait fait entrer un cinquième être vivant dans le temple de Lalaoud. Si, comme Astrid et elle le redoutaient, elle avait déréglé les enchantement du sanctuaire, et leur faisait risquer leur vie à cause de ça, elle allait la tuer. Ou lui faire très mal, au moins. Peu après, Martoni les appela. Son Demiguise était sur son épaule, et bien évidemment, il ne tenait plus la Cuillère entre ses pattes. Astrid souffla par les narines, irritée.
- Bon, c’est OK ? demanda Dominique. Il va nous aider, ton animal ?
- Oui, si c’est moi qui lui demande, répondit-elle en déposant une bise sur le front de Mr Leone. Il m’obéit au doigt et à l’œil, et il comprend tout : il est très intelligent. Quoiqu’un peu farceur.
Ces derniers mots eurent pour don d’énerver Kelly… sans qu’elle sache vraiment pourquoi. Elle avait juste la drôle d’impression d’avoir des raisons d’exécrer ce singe… ou alors était-ce le maléfice de la pièce qui lui causait des sentiments agressifs ? Elle verrait cela plus tard. Elle retourna vers son cercle, en espérant que cette fois serait la bonne. Elles ne pouvaient plus se permettre de faire d’autres d’erreurs… à ce rythme-là, elles allaient perdre totalement la mémoire et ne même plus savoir respirer. Dominique était en train d’escalader son échelle, et Astrid était avec Martoni et Mr Leone à la deuxième plate-forme la plus basse, livrant ses instructions :
- Bon, alors c’est bien compris ? Tu demandes à ton Mr Leone de se poster dans le cercle et ne pas en bouger tant que t’en as pas donné l’ordre ; après, tu vas te poster dans le tien. Moi, j’irai dans le cinquième.
- Entendu, acquiesça Martoni. T’entends, mon chéri ? Tu bouges plus ! Assis !
Elle émit un sifflement autoritaire, et le Demiguise s’assit au centre du cercle, raide comme un piquet. Une fois qu’elle fut postée sur la troisième plate-forme, Martoni garda ses yeux fixés sur son singe, guettant le moindre mouvement de sa part. Les cercles brillèrent une nouvelle fois. Il ne manquait plus qu’Astrid, qui attendait son moment. Elle donna un dernier ordre :
- Quoiqu’il advienne, quel que soit le souvenir que vous perdez, il n’y a qu’une seule chose dont devez vous rappeler : vous ne bougez pas tant que la porte n’est pas ouverte.
A ces mots, elle s’avança d’un pas décidé vers le cercle immaculé. Kelly, Martoni et Dominique retinrent leur respiration. Quand Astrid fut en plein milieu, elle darda son regard droit vers la porte colorée, un sourire triomphal au lèvres.
Elle resta fermée.
Kelly laissa échapper un bruyant soupir. Martoni, Dominique et Astrid, démoralisées, se remirent à faire des suppositions sur l’ordre d’activation des cercles. Était-ce en fonction de la couleur, de la hauteur, fallait-il qu’elles recommencent tout à zéro ? Le pire, c’était qu’elles ne savaient même plus ce qu’elles avaient tenté, depuis le début. Kelly ne les écoutait que d’une oreille. Elle ne comprenait même pas de quoi elles parlaient, en fait. Son attention était entièrement portée sur le cercle blanc. Astrid avait beau se trouver au milieu, il ne brillait toujours pas, même avec les quatre autres activés. Était-il dysfonctionnel ? Non, Kelly était sûre que non. Elle repensait au dessin sur le mur… les trois autres l’avaient sans doute oublié, mais pas elle. Elle se rappelait de chaque détail de la scène qui s’était déroulée sous les yeux… mais les sorcières ne l’avaient pas reproduite. Car les personnes qui avaient accompagné le bébé ne s’étaient pas éparpillées sur le mur, comme elles dans la salle… non, elles s’étaient resserrées autour de lui… comme le faisaient parfois certains joueurs, dans un certain sport…
Kelly sortit de son cercle. Il s’éteignit aussitôt, attirant le regard de ses compagnonnes. Elle descendit lentement de sa plate-forme, le regard toujours rivé sur le grand anneau blanc.
- Kelly, qu’est-ce que tu fais ? Retourne dans ton cercle ! s’exclama Astrid.
Kelly n’obéit pas. Elle franchit la ligne immaculée et se plaça juste à côté de sa cheffe. Alors, à son contact, le cercle scintilla un bref instant, avant de s’élargir en émettant un bref bruit aigu.
Astrid, qui était à deux doigts de réprimander Kelly, en resta complètement coite. Hagarde, elle regarda alternativement les cercles, la porte, les plate-formes et le sol à toute vitesse. Kelly prit les devants et s’écria à l’intention de Dominique et Martoni :
- Venez toutes ici, les autres cercles sont des leurres ! On doit activer le cercle central en se mettant toutes dedans, j’y mettrais la main d’Astrid au feu !
- Eh ! protesta celle-ci. Euh… dis, au fait, on se connaît ? T’es qui ?
Kelly fut furieusement tentée de lui affirmer qu’elle était sa cheffe, mais elle se dit que si la mémoire d’Astrid lui revenait, elle prendrait très mal sa plaisanterie.
- Fais-moi confiance, tu comprendras après ! Allez, Dominique, Martoni, venez ! C’est notre dernière chance !
Bien que décontenancée, Dominique obtempéra. Lorsqu’elle rejoignit Kelly et Astrid dans le cercle, il s’élargit encore plus, avec le même bruit aigu et le même bref éclat de lumière. Martoni se décida à descendre. Elle appela Mr Leone, et il accourut aussitôt pour trottiner à ses pieds ; ils pénétrèrent dans le cercle à leur tour. Les cinq êtres se serrèrent au plus près au parfait milieu de la salle. Enfin, le cercle brilla avec force sans discontinuer. Elles aperçurent des halos de lumière apparaître sur les plate-formes : les cercles s’activaient, sans qu’elles ne soient dedans. Rouge, bleu, noir, bronze... Les auras de lumière se firent de plus en plus intenses. Elles amplifièrent jusqu’à emplir toute la pièce, ne formant plus qu’une seule nimbe aux multiples couleurs, puissante au point d’aveugler totalement les filles…
« Merde, qu’est-ce que j’ai f... » se dit Kelly.
Puis, tout s’évanouit d’un coup. Les cinq cerceaux avaient disparu. Et alors, la porte émit un cliquetis, qui sonna comme une délivrance aux oreilles des quatre filles ; et elle s’ouvrit enfin. Bien que les cercles fussent éteints, la pièce sembla d’un coup plus lumineuse. Les filles voulurent exulter… mais elle tombèrent à genoux. Leur mémoire, revenue en un éclair, les avait fauchées mentalement et leur avait causé une vive douleur. Mais c’était un faible prix à payer pour cette réussite ; il était plus que temps qu’elles en finissent avec ce maléfice d’amnésie. Une fois qu’elles eurent repris leurs esprits, Astrid demanda à Kelly :
- Comment t’as eu cette idée, Kelly ?
Les yeux de Kelly se baissèrent. Le grand anneau blanc avaient beau s’être évaporé, on distinguait encore quelques traces sur le sol, comme de la craie. Elle prit une grande inspiration et expliqua :
- Sur un terrain de Crève-Ball, les Équilibristes doivent généralement se déplacer aux quatre coins de la planche, pour répartir équitablement le poids et la maintenir droite. Mais parfois, ils doivent se réunir au même endroit, faire corps ensemble, pour sauver la situation.
Elle releva les yeux et regarda ses compagnonnes, serrées les unes contre les autres.
- C’est pareil pour les humains, j’imagine.