Lettockar, tome 2 : La Cour des Mirages

Chapitre 17 : Le drap taché

6006 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/05/2023 17:08

17. Le drap taché


Le mois de février s'acheva avec une hausse considérable de la quantité de travail pour les élèves de deuxième année. Le jeudi 29, Kelly dut notamment passer à l'oral en histoire de la magie, pour présenter un exposé sur l'adoption du Code International du Secret Magique en 1689, au terme duquel Jar Jar Binns grogna d'un air dédaigneux :


- Hors sujet. On dirait une fanfic sur Star Wars où l'Empereur aurait eu une petite-fille. 6 sur 20.


Blasée, Kelly rassembla ses notes et retourna à sa place en levant les yeux au ciel, pour passer le restant du cours à jouer au pendu avec John.


Quand ils furent sortis de cours, un incident eu lieu en bas des escaliers au bout du couloir. La Kagoule bloquait l'unique sortie aux deuxième année. En proie à une de ses habituelles folies, elle avait volé une des haches d'Harald au Gland Bleu au quatrième étage et s'en servait pour tout saccager. Bondissant partout, elle faisait virevolter l'arme au-dessus de sa tête, et la plantait dans les portraits, désossait les armures de chevaliers, fendait les dalles de pierre. Les adolescents n'osaient pas s'approcher, de peur d'être décapités. Quelques-uns, dont Kelly et Naomi, essayèrent de la neutraliser en lui lançant des sortilèges, mais rien n’y fit. La Kagoule était bien trop rapide et agile, même avec une lourde hache qui faisait facilement un mètre quatre-vingt entre les mains. Les pauvres élèves restèrent impuissants quand tout à coup, une voix grave et rocailleuse retentit :


- Stupéfix !


Un éclair rouge traversa le couloir et frappa la Kagoule en pleine poitrine. La créature s'effondra dans un glapissement, inconsciente, tandis que la hache tombait sur le sol en produisant un vacarme assourdissant. Kelly et les autres se retournèrent : le professeur Doubledose se tenait derrière eux, la baguette levée et l'air grincheux. Il portait toute une pile de mangas sous son bras. C'était la première fois que Kelly voyait un sortilège de Stupéfixion. Pourtant, la Kagoule était réputée pour y être très résistante, ce n'était donc pas rien d'avoir réussi à la stupéfixer. Certains élèves crurent donc bon de complimenter Doubledose pour le remercier :


- Bravo, monsieur le direc...


- VOS GUEULES ! s'écria Doubledose, faisant sursauter l'assemblée. Obliger votre directeur à vous venir en aide pour un problème aussi négligeable, c'est indigne d'élèves de Lettockar ! Vous êtes des merdes ! J'vous enlève à tous 10 points chacun !


Tous se recroquevillèrent, effrayés. Doubledose, lui, jeta un regard hostile à la Kagoule inanimée. Son aversion à l'égard de la créature avait déjà décuplé depuis l'épisode du Détraqueur blanc, cela n'allait pas arranger les choses. D'un coup de baguette magique, il la réveilla et ordonna d'une voix forte :


- Allez, fiche le camp, saleté !


Il lui donna alors un violent coup de pied et la Kagoule déguerpit en gémissant.


- Plus vite, t'es moche ! lui beugla Doubledose.


Les deuxième année jugèrent plus prudents de s'éloigner de l'ire de leur directeur. Il était l'heure d'aller en botanique : quand ils s'approchèrent des serres, ils aperçurent les cinquième année qui en sortaient. Beaucoup avaient des éraflures un peu partout et ils avaient tous l'air démoralisés, ou bien énervés par Pourrave qui cherchait tant bien que mal à les rasséréner :


- Allez, faites pas cette tête, vous vous en remettrez… et dites-vous que comme ça, vous saurez comment vous y prendre le jour des BUSE ! Les deuxième année, par ici s'il vous plaît !


Ils entrèrent dans la serre n°2. Le cours portait toujours sur les Wiggentrees, qui faisaient à présent une soixantaine de centimètres et dont les troncs et les branches étaient couvertes de multitudes de répugnantes herbes gluantes qui ressemblaient à de petites sangsues noires. Kelly espéra que cette fois, la serre ne serait pas assiégée par une horde de Botrucs.


- Vos Wiggentrees ont bien poussé, comme vous pouvez le constater, clama gaiement Pourrave. Et vous pouvez observer également qu'ils sont aussi incommodés sur leurs troncs et leurs branches par des mauvaises herbes qu'il va falloir enlever. Pour ça, il faut s'y mettre à deux ! Tiens, Heng, viens ici s'il te plaît.


Heng Kachtong, un élève de PatrickSébastos, vint se placer à proximité de Pourrave. D'un geste de sa curieuse baguette entortillée, le professeur fit s'avancer un pot où poussait un Wiggentree jusqu'à l'espace entre eux deux.


- Regardez bien comment il faut faire ! Ces petites saloperies sont hyper collantes, il faut donc d'abord les détacher du Wiggentree, sinon c'est pratiquement impossible de les couper. Donc, le premier du binôme doit les décoller et les étirer avec sa baguette comme ceci… Vas-y Heng, je t'en prie...


Katchong s'accroupit, toucha l'herbe visqueuse du bout de sa baguette, qui y fut aussitôt collée, et il tira : elle devait être très costaude pour quelque chose d'aussi petit, car il devait s'y prendre à deux mains pour la tendre.


- Et le deuxième doit les couper ! dit Pourrave. Et regardez ce qui se passe...


Le botaniste abattit sa baguette, et à peine furent-elles tranchées que les deux parties de la mauvaise herbe se desséchèrent, se racornirent et tombèrent toutes seules du Wiggentree et de la baguette de Katchong.


- Tout le monde a vu ? Très bien, maintenant, je vais vous répartir en binômes...


Il s'avança parmi les élèves et leur attribua à chacun un partenaire, en se trompant presque à chaque fois sur les noms. John se retrouva avec Anton Hapericub, d'Ornithoryx, et Naomi avec Ruriko Shimizu, de Becdeperroquet. Puis, lorsque Pourrave vint vers Kelly…


- Toi, Kathleen… avec Lydia-Paola ! décréta-t-il en désignant Martoni.


- Oh non ! s'écrièrent-elles en même temps.


- Ah, pas de caprices hein, sinon j'enlève des points ! Prenez un Wiggentree et allez vous placer sur une table.


Durant un long moment, Kelly et Martoni se regardèrent droit dans les yeux avec animosité, chacune espérant que ses yeux allaient lancer des éclairs pour foudroyer l'autre. Au prix d'un grand effort, Kelly mit son exaspération de côté et alla chercher un Wiggentree.


- Bon alors, tu veux faire quoi ? demanda-t-elle d'une voix autoritaire en brandissant l'arbrisseau sous le nez pointu de Martoni.


- M'en tape, grogna-t-elle.


- OK, tu tires et moi je coupe, ça te va ?


- Je te dis que je m'en tape !


- Écoute, ça me saoule suffisamment de faire équipe avec toi, alors tu vas pas en rajouter une couche, compris ? rugit Kelly.


Martoni renifla d'un air méprisant mais de renchérit pas. Kelly bougea pour trouver un endroit où travailler et sa camarade détestée la suivit, le nez en l'air.


Elles allèrent s’installer à une table isolée à l'autre bout de la serre. Martoni étirait les herbes gluantes avec sa baguette magique, tandis que Kelly les tranchait du Wiggentree. Malheureusement, ses sortilèges de Découpe n’étaient pas aussi puissants que ceux du Pourrave, elle devait donc utiliser l'outil qu'elle avait trouvé sur la table, une petite hachette qui ripait bien souvent sur les sangsues végétales. Elle donnait des coups infructueux pour la moitié d'entre eux en grommelant une infinité de jurons, sous le regard indifférent de Martoni qui jetait les herbes mortes accrochées à sa baguette par-dessus son épaule d'un geste répétitif et désinvolte. Kelly se démena durant pratiquement une heure quand tout à coup, Martoni lança d'une voix condescendante :


- Si tu utilisais un ciseau à lames franches, ça te serait peut-être plus pratique, ça coupe mieux les herbes sangsues.


En réponse à l'air incrédule de Kelly, elle désigna du menton une étagère derrière elle. Effectivement, des ciseaux de ce type y étaient posés. Les joues de Kelly devinrent cramoisies sous l'effet de l'indignation.


- Et c'est maintenant que tu me le dis ! vociféra-t-elle. Depuis le début du cours, tu me laisses galérer ? Mais t'es vraiment une chiure !


- C'est de ma faute si tu retiens pas ce qui a été dit pendant le cours sur l'Alihosty ? soupira Martoni d'un ton didactique, sans parvenir à dissimuler son sourire goguenard. Faudrait peut-être que tu te souviennes du premier trimestre...


Fulminante, Kelly détourna la tête, de peur de donner un coup de boule à sa partenaire imposée si elle la regardait plus longtemps… et s'aperçut de quelque chose. Martoni n'avait pas remarqué qu'elle jetait les morceaux d'herbe coupés au milieu des pétales d'un Lincheur, dans un pot posé au bout de leur table. Ces grosses fleurs, cultivées par Pourrave et étudiées en première année, avaient la particularité d'essayer de gober la tête de quiconque laissait tomber quelque chose dans leur réceptacle. Sa tige verte s'était étirée comme un élastique et sa bouche béante n'était plus qu'à une trentaine de centimètres de Martoni. Kelly eut un sourire sournois et répliqua d'un ton léger :


- Et toi, faudrait peut-être que tu te souviennes de la première année...


Une fraction de seconde plus tard, le Lincheur engloutit la tête de Martoni entre ses énormes pétales bleus. Kelly éclata de rire en la voyant se débattre en gémissant, parvenant tout juste à respirer à travers les bien étroites fentes entre les pétales. Oh bon sang, c'était tellement bien fait pour elle ! Soudain, Kelly vit du coin de l’œil que Pourrave s'approchait… elle eut tout juste le temps de lancer un sortilège de Répulsion au moment où il découvrait le spectacle édifiant :


- Lashlabask !


Le Lincheur relâcha aussitôt Martoni et alla se réfugier dans son pot. Alors qu'elle jetait un regard ahuri à Kelly et Pourrave, ce dernier s'exclama avec enthousiasme :


- Oh, excellent, Kitty ! Une application intelligente d'un sortilège appris dans un autre cours, voilà qui est très bien. 20 points pour Dragondebronze. Tu devrais prendre exemple sur elle, Maserati, ajouta-t-il d'un ton réprobateur à l'intention de Martoni.


Tandis que Kelly adressait un sourire modeste à Pourrave qui repartait, Martoni eut le visage défiguré par l'indignation. Elle fut sur le point de se jeter sur Kelly quand la fin du cours sonna. Alors celle-ci s'en alla d'une démarche joyeuse, toute rayonnante, jouant avec sa baguette magique entre ses doigts. Elle savourerait encore longtemps sa tête de six pieds de long.


Galvanisée, Kelly se sentit incroyablement forte. Au point qu'elle eut envie de retenter une expérience. Dans un premier temps, elle fit mine de suivre Naomi et John – lesquels auraient sans doute voulu la dissuader de ce qu'elle s'apprêtait à tenter - marchant à quelques pas derrière eux : John faisait rire Naomi, au point qu'ils ne prêtaient plus attention à Kelly. Alors, quand ils empruntèrent le chemin pour se rendre dans la tour de Dragondebronze, elle s'arrêta et leur faussa compagnie pour se diriger vers le troisième étage. Dans l’escalier, elle croisa le professeur Doubledose, qui était toujours plongé dans la lecture de ses mangas. Elle fila à une telle vitesse qu'à peine arrivée dans le couloir en haut des escaliers, elle heurta de plein fouet Jar Jar Binns qui sortait tout juste de son bureau.


- Petite idiote ! s'écria-t-il. Tu peux pas regarder devant toi ?


- S'cusez-moi, grommela Kelly.


- « Excusez-moi » qui ? gronda le professeur d'histoire d'une voix menaçante.


- Excusez-moi, monsieur.


- J’aime mieux ça. Allez, déguerpis avant que je sois obligé d'enlever des points à ma propre maison.


Une insulte brûla la langue de Kelly, mais au prix d'un grand effort, elle se retint. Elle reprit son chemin sous le regard jaunâtre de Jar Jar Binns. Quand elle fut arrivée au bout du couloir des bureaux, elle jeta un coup d’œil en arrière : le professeur avait disparu, il n'y avait plus personne. Elle put donc continuer à progresser dans le troisième étage jusqu'à l'artère étroite menant au portrait de la Cour des Mirages. Quand elle eut franchi ce dernier, elle découvrit avec étonnement que Pavel s’y trouvait.


- Hey, Pavel, qu’est-ce que tu fais là ? demanda Kelly.


- La même chose que tous les soirs Kelly : tenter de conquérir le monde, répondit Pavel avec un sourire et un ton faussement grandiloquent.


Il se tenait près du piédestal de la Boule de Curcumo, essoufflé. Une fine couche de sueur brillait sur son front.


- Hélas, je fais chou blanc, expliqua-t-il dans un soupir. J’y vois comme dans le trou du cul d’un Sinistros ! Pas de trace des Reliques, ni de la Tablette de L’Oujia…


-. Te casse pas la tête, c'est beaucoup trop dur à localiser pour nous… Tu devrais laisser ça à Peter.


- Ben ! Qu'est-ce que tu veux chercher d’autre ? s’étonna Pavel.


- Ce qu'on a sous le nez à Lettockar ! On a qu'à essayer de voir ce que fabrique un de nos profs…


- Ouais, j’y ai pensé… au début j’ai essayé de voir ce que faisait Doubledose, mais j’ai rien trouvé…


- Ça sert à rien, il est en train de lire un manga, je l’ai vu y’a un instant, révéla Kelly. A la place, on pourrait voir… disons… McGonnadie, tiens. Le connaissant, il doit être en train de penser à un coup tordu…


- Tu crois ? demanda Pavel, ouvertement sceptique. Tu sais, McGonnadie, je le connais depuis plus longtemps que toi, et bah figure-toi que parfois, il lui arrive de ne pas être un total enfoiré.


Kelly lâcha un « pffft ! » un peu dédaigneux, puis elle s'avança et posa ses mains sur la Boule. Pavel allait voir ce qu’il allait voir, dans quelques minutes elle lui rapporterait un témoignage accablant sur les agissements de McGonnadie. Elle se concentra de toutes ses forces, et répéta dans sa tête :


« Je veux voir ce que mijote Poséidon McGonnadie… je veux voir ce que mijote Poséidon McGonnadie... »


La Boule se mit à briller d'une multitude de petits éclats. Puis, comme la première fois que Kelly avait essayé d'utiliser la Relique, elle eut l'impression d'être absorbée. Elle entra dans ce drôle d'espace brumeux et ténébreux, qui ressemblait à l'intérieur de la sphère... pourvu que cette fois, elle aille plus loin… il fallait qu'elle tienne, car utiliser la Boule de Curcumo exigeait des efforts considérables et la fatiguait rapidement...


C'est alors que l'espèce de néant noir commença à se colorer. Il devint de moins en moins flou, et laissa alors apparaître une pièce, puis un homme flanqué d'un long manteau noir. Enfin, Kelly y était arrivée ! C'était bien McGonnadie. Il était dans son bureau : elle reconnut le décor avec les vinyles et les posters. Avec lui, il y avait… Jar Jar Binns. C'était sans doute pour ça qu'elle l'avait vu sortir de son bureau. Kelly jubila : ils ne pouvaient qu'être en train de discuter d'une saloperie à commettre, à leur mesquine façon. Le bruit de leurs paroles était encore indistinct. Puis, des bribes de mots surgirent de cette espèce de bourdonnement. Au bout d'une vingtaine de secondes, Kelly entendit enfin une phrase complète et ininterrompue de McGonnadie qui se triturait élégamment la moustache :


- Moi, j'ai beaucoup aimé Purpendicular. C'est du solide, et ça change de d'habitude. C'est un de leurs albums les plus expérimentaux et ça fait du bien.


- Nan mais je dis pas que c'est mauvais, dit Jar Jar Binns en hochant la tête avec scepticisme. Leur nouveau guitariste, là, il est vraiment balèze… mais Deep Purple sans Ritchie, c'est plus Deep Purple, pour moi.


- Hé, Ritchie a pas fait que des merveilles non plus, répliqua McGonnadie en faisant la moue. Slaves and Masters est de très loin le pire album du groupe, et c'est lui qui l'a fait, avec son pote Turner. Et ils en sont fiers, en plus...


- Ouais j'avoue, Slaves and Masters est une grosse blague, admit Jar Jar Binns avec un rictus. On dirait du Bon Jovi mélangé à du Foreigner ou Scorpions quand ils sont dans une mauvaise passe. Mais quand même, historiquement, Deep Purple c'est Blackmore.


- Bon bref… tiens, toi qui te la joues puriste, t'es au courant pour Motorheäd ? Ils sont revenus à une formation à trois et non quatre…


- Ouais, à voir… C'était quand même bien cool, ce qu'ils faisaient avec...


Kelly n'entendit pas la fin de la phrase : au bout d'à peine une minute, sa vision se stoppa d'un seul coup. Elle retrouva place dans son corps, revenue brutalement dans la Cour des Mirages, le souffle saccadé. Pavel s’approcha, dans l'attente de sa réaction. Kelly afficha une expression où la stupéfaction se mêlait au dépit. Furieusement dégoûtée d'avoir donné tant d'efforts pour avoir une vision si brève, et surtout, pour tomber sur cette conversation sans intérêt, elle se renfrogna ostensiblement. Pavel regarda alternativement la Boule, puis Kelly, et lui demanda :


- Alors, qu'est-ce que tu as vu ?


Refusant catégoriquement de perdre la face, elle répondit :


- Rien du tout.


Elle resserra le col de sa chemise autour de sa gorge, très digne. Pavel se gratta la tête avec un petit air gêné.


- Ce sera pour la prochaine fois ! Tu veux boire quelque chose ? proposa-t-il.


- Grave !


- Allez, ça part ! Un petit thé ?


- Bah non, une bière ! répliqua Kelly.


Pavel éclata de rire. Il alla donc chercher deux Bièraubeurres dans la glacière de l’OASIS, et Kelly et lui s’installèrent dans deux fauteuils proches. Ils trinquèrent et sirotèrent tranquillement leur bière : la journée de cours était finie pour eux deux, ils avaient bien le droit de se relaxer. Kelly jeta un coup d’oeil à la Boule sur son piédestal. Un bâillement incontrôlé sortit de sa bouche. Un peu surprise, elle se tourna vers le mur où les notes concernant les Reliques étaient affichées, avant de déclarer d’une voix machinale :


- Tu penses qu’on récupérera bientôt ces vieilleries ?


- Oh ben j’espère, dis… ça m’emmerderait de finir mes ASPIC avant de les avoir rassemblés.


- Parle pas de malheur…


- Hey, Kelly, c’est une possibilité ! On n’en parle pas trop, mais bien sûr qu’on y pense, avec Peter et Astrid… Et on compte bien sur vous pour prendre la relève si on devait vous quitter prématurément.


- Ouais, Pavel, mais… ça sera pas la même chose… qui vous succéderait ? Qui te succéderait ? Comme chef, je veux dire ?


- Qui… ? Eh bien, pourquoi pas toi ?


Kelly pouffa, persuadée que Pavel la charriait. Mais lui ne rit pas. Tout sourire, il était complètement sérieux. Elle lui adressa un regard incrédule.


- Pourquoi pas toi, pourquoi un autre plus que toi ? persista Pavel. Moi, je trouve que tu as beaucoup de talent. Tu te rends compte de tout ce que tu as déjà fait ? T’es allée jusqu’à Poudlard par un portail magique, dès ta première année. T’as eu les tripes d’aller au fond du Lac Caca d’Oie chercher la Relique de Curcumo. A part Peter, tu es la seule d’entre nous à voir des choses dans la Boule… même si aujourd’hui tu as raté, ça n’enlève rien au reste.


Ça n’était pas vrai, mais Kelly se refusa toujours à dévoiler ce qu’elle venait de voir. Elle était attendrie et flattée par l’admiration que lui portait Pavel. Mais de là à la proposer comme cheffe de l’OASIS…


- Déconne pas, Pavel… dit-elle avec un sourire crispé. Moi à la tête de l’OASIS ? Je viens à peine de débarquer, j’ai rien d’exceptionnel… et puis j’suis trop jeune… non, je ferais pas un bon chef ! Je t’arriverais pas à la cheville...


- Mais c’est quoi un bon chef, Kelly ? interrogea Pavel, toujours souriant. Le plus âgé, le plus fort, le plus autoritaire, le plus grand stratège ? Que nenni ! Regarde-moi : je suis le chef de l’OASIS, et pourtant, je suis pas le meilleur chercheur de trésor qui soit. Je suis pas non plus le meilleur sorcier, ça c’est plutôt Astrid. Et j’ai pas l’intelligence pratique de Peter non plus. Pourquoi moi alors ? Parce que ce qui me motive, c’est d’être avec vous tous, à l’OASIS. C’est de rassembler des forces vives, des gens efficaces, volontaires, autour d’une cause juste. Ce qui me motive, c’est de faire avancer tout le monde. Je sais pas si c’est la meilleure motivation, mais c’est la mienne. Et ‘faut croire que ça fait de moi le mieux placé pour le job. Pour le moment !


Pavel fit une pause, s’amusant à faire léviter sa bouteille avec sa baguette magique. Kelly avait les yeux pétillants, sous le charme de sa simplicité, et de sa belle voix douce. Pour sa part, elle trouvait que c’était une merveilleuse motivation. Elle donna un petit coup de coude à Pavel et lui dit avec chaleur :


- En tout cas, moi, je suis très contente que ça soit toi, notre chef.


- Merci, Kelly. Mais ne t’arrête pas à ça, surtout ! Qui sait, peut-être que l’OASIS tournerait mieux si c’était quelqu’un d’autre.


- Je sais pas. Mais je peux au moins affirmer que t’es un boss plus stimulant que Doubledose.


- Ha ha, on est pas tout à fait à la même échelle, s’amusa Pavel. Mais c’est intéressant ce que tu dis, parce que c’est le même problème. Imagine que Doubledose meure…


Kelly eut un mouvement de recul, horrifiée. Pavel venait de suggérer ça avec une légèreté effarante.


- Non mais, imagine seulement ! insista-t-il précipitamment. Genre il a un accident, il est foudroyé par une maladie, il est dévoré par un monstre…


- Mais arrête, c’est horrible…


- Oui, bon… fit Pavel, roulant les yeux au ciel. En tout cas, il faudrait un nouveau directeur. Eh bien, qu’est-ce qui se passerait ? Qui prendrait sa place ? Un mec bien, ou un enfoiré ? Pour le meilleur, ou pour le pire ? T’as souvent l’impression que tu peux faire mieux que le patron… ou à l’inverse, que tu pourras jamais faire mieux que lui. Mais je pense que ça sert à rien d’affirmer de but en blanc « moi je peux » ou « moi je peux pas » quand on a jamais dirigé. C’est quand t’es à la place du chef que tu peux savoir.


Kelly hocha la tête. Ce qu’elle savait, c’est que si c’était un de ses enseignants actuels qui succédait à Doubledose, ça n’irait pas beaucoup mieux. Ce serait choisir entre la dragoncelle, l’éclabouille et le cancer du pancréas. Il fallait quelqu’un d’autre… mais Pavel semait le doute dans son esprit, elle n’aurait pas su dire précisément quel genre de personne il faudrait pour Lettockar.


- Je pense qu’il faut au moins quelqu’un qui fasse l’unité, déclara-t-elle après réflexion.


- L’unité, hein ? répéta Pavel, goguenard. Et c’est à moi que tu penses en disant ça ? Dis-moi, Kelly… tu te souviens du jour où je t’ai emmenée dans le bureau de McGonnadie, après l’incident avec le Basquiat ? De la tête que tu tirais, et de la façon dont tu me regardais ?


Kelly ne répondit pas, très gênée. Oui, elle se rappelait de cela, tout comme elle se rappelait de tous les qualificatifs abominables qu’elle avait attribué à Pavel ce jour-là. Si elle avait su à quel point elle se trompait…


- J’suis vraiment désolée, Pavel, soupira-t-elle.


- Désolée, pourquoi ? répliqua-t-il, amusé. C’est plutôt à moi de m’excuser… j’étais pas très content d’obéir à Grog, ce jour-là. Donner une fille comme toi en pâture à McGonnadie… c’est presque criminel, maintenant que j’y pense.


Indifférent à l’air embarrassé de Kelly, il but une gorgée de sa bière et poursuivit :


- Y’a encore plein de gens qui pensent comme toi, enfin, comme tu pensais à ce moment-là. Que je suis un lèche-bottes, un ami des profs… mais tu sais quoi ? Je m’en fous. Je continue à faire ce que je fais, même s’ils se trompent sur moi. Il faut s’en foutre de ce que les gens pensent, parce que quoi que tu fasses de ta vie, y’en aura toujours pour penser que t’es la pire chose arrivée au genre humain. Ceux qui plaisent à tout le monde, c’est ceux qui ne font rien, et ça c’est pas moi.


- Ni moi, dit Kelly.


Ils se sourirent. Puis ils finirent ensemble leur Bièraubeurre, sans ajouter un mot, savourant le calme apaisant de la Cour des Mirages.


La nuit qui s’en suivit fut agitée. Kelly s’était endormie avec un drôle de mal de ventre ; et en se réveillant, elle eut la désagréable impression d’avoir fait des cauchemars. Il était encore très tôt. Elle avait toujours le même mal de ventre épouvantable… et des nausées… qu’est-ce qu’elle avait, la gastro ? Non, il y avait autre chose, car elle sentant que sous elle, le drap de son lit était humide. Encore à moitié endormie, elle souleva sa couverture : entre ses jambes, une tache écarlate s’étendait sur le tissu.


Kelly se redressa. Elle se frotta les yeux, et s’aperçut avec horreur que sa culotte aussi était tachée de sang. Par réflexe, elle bondit hors de son lit. Elle réalisait ce qui s’était produit cette nuit. Alors qu’elle regardait son drap avec dégoût, elle ressentit un rude lancement à son estomac. Elle se recroquevilla et lâcha un couinement très bruyant.


- Eh Kelly, ça va pas ?


Kelly se retourna brusquement. Ses voisines de chambre s’étaient réveillées et l’observaient avec inquiétude. Comment avait-elle pu oublier qu’elle n’était pas seule dans ce dortoir ? Elle rabattit promptement sa couverture et tira sur sa chemise de nuit pour cacher sa culotte tachée. Il ne fallait surtout pas que les autres filles voient cela, c’était vraiment la honte.


- Non, non, tout va bien ! répondit-elle.


- C’est bon, petite, on sait toutes ce que t’as, ici… lui dit une fille de septième année qu’elle ne connaissait pas. Nous aussi, on a nos « trucs ».


- Kelly, va à l’infirmerie, Madame Patatchaude a des médicaments pour ça, elle m’en a donné à moi aussi, lui conseilla Maria Talbec.


- Je… oui, tu as raison.


- Tu veux que je vienne avec toi ? proposa gentiment Carmen Elicia.


- Ça ira Carmen, je te remercie.


Kelly visa son drap taché avec sa baguette magique et incanta :


- Tergeo !


La trace rouge se résorba en fumant légèrement, et le tissu redevint blanc. Puis, Kelly changea de culotte et s’habilla. Elle entreprit de se rendre à l’infirmerie : à peine eut-elle fait quelques pas qu’elle ressentit un nouveau lancement qui la fit s’arrêter. Elle souffla plusieurs fois, puis reprit sa marche. Elle descendit péniblement dans la salle commune, dans laquelle elle croisa John.


- Ah, Kelly, tu tombes bien ! l’alpagua-t-il. Je voudrais te parler du devoir maison d’astrologie, c’est ce soir qu’on le rend et je l’ai pas terminé.


- Euh… John, c’est pas le moment, là…


- Relax, j’en ai pour deux minutes, j’ai juste besoin comparer ton schéma de…


- Non, John, vraiment pas, c’est urgent, là ! insista Kelly avec une once d’agressivité.


Devant l’air incrédule de John, elle hésita brièvement, puis elle lui chuchota à l’oreille pour lui expliquer ce qui lui arrivait. Les yeux de John s’écarquillèrent sous l’effet de la surprise, puis il fit une vilaine grimace.


- Ah, euh… t’as mal ? demanda-t-il d’une voix un peu bête.


- Non mais tu rigoles ? J’ai la chatte en sang et mes entrailles me font un mal de chien ! murmura Kelly d’une voix sifflante de colère. C’est pas la même chose qu’avoir la moustache qui pousse, figure-toi !


- Bon, bon ! Excuse-moi, je suis au courant que vous êtes de mauvais poil quand vous avez vos...


Kelly n’écouta même pas la fin de sa phrase. Elle tourna le dos à John en poussant un grognement d’exaspération, les yeux levés au ciel, et fila hors de la salle commune.


Elle descendit en direction de l’infirmerie, soufflant très fort à plusieurs reprises. Entre deux vagues de douleur, elle pensa à ce qui se passait. C’était franchement plus douloureux que ce qu’elle s’était figuré. Si seulement les mecs pouvaient ressentir ça une seule fois dans leur vie, ils feraient beaucoup moins de blagues merdiques sur le sujet.


A l’infirmerie, il y avait un garçon avant elle, devenu aphone après avoir consommé une potion d’origine douteuse ; alors que Kelly attendait son tour, Giovanna-Paola Martoni arriva dans l’infirmerie. Celle-ci lui adressa un regard hostile, qui descendit vers la main de Kelly crispée sur son ventre. En dépit de sa douleur, Kelly la laissa passer avant elle. Elle était vraiment trop embarrassée, elle tenait à ce que presque personne ne soit au courant, et surtout pas Martoni. Et même une fois qu’elle fut seule avec Madame Patatchaude, elle rougit comme une tomate lorsqu’elle expliqua à voix basse qu’elle avait eu ses règles cette nuit. L’infirmière, par contre, ne se soucia pas de la discrétion :


- Premières ragnagnas, hein ? dit-elle d’une voix tonitruante. Rassure-toi, gamine : c’est juste le début d’une longue période de douleur et de souffrances de plus de 40 ans.


- Mais euh… c’est pas du tout rassurant, ça !


- Ouais, bon… voilà pour toi : des tampons - vas-y franchement ! - et des herbes magiques. Au petit déjeuner, tu les fais infuser dans une grande tasse, tu la bois et te voilà tranquille pour la journée.


Kelly prit le petit sachet d’herbes médicinales et le fourra dans sa poche, puis alla dans les toilettes de l’infirmerie pour mettre un tampon. Elle espérait que le remède de Madame Patatchaude était efficace… au pire, elle écrirait à sa mère pour tout lui raconter, en lui demandant de lui envoyer d’autres médicaments. Après avoir galéré un peu avec le tampon, elle quitta l’infirmerie. C’était bizarre de sentir ça à l’intérieur de soi. Les règles… Kelly ne s’était jamais vraiment attardée sur le fait que ça lui arriverait un jour. Elle était comme prise au dépourvu. L’heure de grandir avant sonné, apparemment…


Une fois dehors, elle bifurqua vers sa droite en direction de la tour de Dragondebronze, et tomba alors sur Martoni, adossée contre le mur.


- C’est arrivé un peu tard, pour toi, non ? lui lança Martoni.


- J’en reviens pas, tu m’as attendue ou quoi ? grogna Kelly en passant devant elle sans la regarder. Tu peux pas te mêler de tes affaires ?


- Allons Kelly, pour une fois tu as toute ma compassion, dit Martoni d’une voix mielleuse. Moi aussi je les ai en ce moment. C’est horrible, ce sang qu’on perd, pas vrai ? J’espère vraiment que t’auras assez de culottes de rechange.


Kelly s’immobilisa, le souffle coupé. Elle eut l’impression que son cerveau tournoyait dans son crâne. Ses yeux s’écarquillèrent et ses traits se tendirent ; elle se retourna très lentement. Le visage de Martoni était inexpressif, mais on devinait qu’elle mourrait d’envie d’éclater de rire. Kelly eut alors un sourire sans joie.


- Bien sûr… marmonna-t-elle. Bien sûr que t’étais mêlée à ça… je comprends même pas comment j’ai pu en douter…


- J’avoue que je pensais pas que ça t’attirerait tant d’emmerdes, notamment avec McGonnadie… pas trop dur, une retenue avec rien sous la jupe ?


- Oh, ça me faisait de l’air. Mais dis-moi Martoni, comment t’as fait ton coup ? Comment t’as pu me chourer mes sous-vêtements sans que je te surprenne ?


- Tu t’attends tout de même pas à ce que je te réponde ? dit Martoni dans un rire incrédule. De toute manière, ça dépasserait ta compréhension. Mais tu peux chercher, ça va beaucoup m’amuser de te voir te creuser la noix qui te sert de cervelle.


A ces mots, Martoni emprunta un escalier vers le premier étage et commença à le descendre. Kelly la regarda faire, songeuse. Alors, elle sortit calmement sa baguette magique, et l’agita doucement en chuchotant :


- Glisseo.


L’escalier se transforma sous l’effet de son sortilège : ses marches se penchèrent abruptement, laissant place à une pente de pierre lisse. Prise de court, Martoni perdit l’équilibre.


- HéééééééÉÉÉÉÉÉÉÉÉH ! s’écria-t-elle.


Elle tomba et dévala en roulé-boulé l’intégralité de l’escalier transformé en toboggan. Kelly suivit sa chute des yeux, les mains dans le dos. Arrivée en bout de piste, Martoni se cogna contre le socle d’une statuette de Qilin. Tandis que son ennemie massait sa tête endolorie, Kelly rangea nonchalamment sa baguette.


- Puuuuuuuute ! lui cria Martoni.


- Ouais, même que c’est ta mère qui m’a tout appris ! répliqua Kelly. A plus !


Et elle détala, aussi vite que son état le lui permettait. Elle sourit. Deux fois en deux jours qu’elle gagnait contre Martoni. Si elle n’avait pas autant souffert dès le réveil, ça aurait presque auguré une bonne journée.


Laisser un commentaire ?