Lettockar, tome 2 : La Cour des Mirages
Chapitre 16 : Josette la Dyslexique Origins
5459 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 04/05/2023 17:34
16. Josette la Dyslexique Origins
Cela faisait désormais deux semaines que Peter se servait de la Boule de Bernardo Curcumo, à la recherche des trois autres Reliques ; en priorité celle de Lalaoud, comme convenu. Pour l’instant, en dehors des images bien nettes de la Cuillère, il ne voyait que des paysages, des endroits flous et de drôles de symboles, mais il était content que le pouvoir de l’artefact séculaire fonctionne bien. Il n’avait plus qu’à la dompter, disait-il. Ce n’était qu’une question de patience et de travail. Cependant, en attendant qu’ils fassent des progrès avec la Relique, l’OASIS se devait de rassembler d’autres informations sur les trois autres. Astrid les convoqua un jour pour faire état de tout ce qu’ils savaient à l’heure actuelle sur la Cuillère de Lalaoud.
- Ceux qui nous ont rejoint il y a peu, il faut que je vous parle d’un autre objet que l’OASIS cherche, presque autant que les Reliques : la Tablette de l’Oujia. C’est une grande pierre magique, couverte d’inscriptions, que Imène Lalaoud aurait gravé elle-même avant de la cacher aux yeux du monde entier. Plusieurs textes que j’ai trouvé dans le fonds ancien de la bibliothèque en parlent, et ils disent tous la même chose : cette tablette renfermerait « le plus grand secret de la Fondatrice de la maison Becdeperroquet ».
Les plus jeunes recrues de l’OASIS s’échangèrent un regard très intéressé. Astrid jeta un coup d’œil à une pile de papier posée sur la table devant elle, qui contenait toutes ses recherches sur la Cuillère de Lalaoud.
- « Son plus grand secret », répéta-t-elle. En ce qui me concerne, j’ai une petite idée de ce que c’est…
- Et elle est où, cette Tablette de l’Oujia ? demanda Kelly avec avidité.
- Malheureusement, nous n’avons aucune piste. Cette tablette est perdue depuis près de 700 ans. Nous avons juste découvert qu’elle est très grande et d’une couleur argentée…
- Ce qui est une maigre information à donner à la Boule de Curcumo, acheva Peter.
- Il y a encore des centaines de parchemins dans les fonds du château, intervint Naomi. Je sais qu’il n’y a rien de plus épuisant au monde que de faire des recherches dans la bibliothèque de Lettockar, mais je suis convaincue qu’on peut encore y trouver des choses...
- Tu peux continuer à chercher, si tu le souhaites, admit Astrid. Cependant, il y a peut-être une autre source que les parchemins miteux…
Elle se tut, laissant les cadets de l’OASIS suspendus à ses paroles. Pavel prit alors sa relève.
- Josette la Dyslexique… le fantôme de Becdeperroquet, expliqua-t-il à mi-voix. Moi et un sacré paquet de mes condisciples ont essayé de l’aborder au cours des siècles, mais elle refuse catégoriquement de répondre aux questions des élèves de Becdeperroquet sur Imène Lalaoud. C’est plutôt étrange pour le fantôme de cette maison, non ? Mais il y a un moyen de la déstabiliser… peut-être que quelqu’un d’une autre maison…
- Mais pourquoi vous voulez parler à cette meuf ? coupa John. Je comprends pas.
Pavel sourit. Il joignit les mains devant sa bouche, et répondit d’une voix rusée :
- Nous avons un soupçon sur sa véritable identité…
Ainsi, dans les jours qui suivirent, une très étrange information trotta dans la tête des membres de l’OASIS. Mais cette nouvelle enquête qui en découlait, directement adressée aux membres qui n’étaient pas de Becdeperroquet, n’était pas facile à mener. Josette la Dyslexique était une des fantômes les plus discrètes et les plus solitaires de Lettockar, même les Becdeperroquet avaient du mal à la voir. John, Kelly et Naomi réfléchissaient dans leur coin à un moyen de l’aborder, lorsqu’un matin, Peter vint leur faire une drôle de proposition : se rendre à l’anniversaire de mort de Roselyne Bachelefeu, le 7 février.
- L’anniversaire de mort ? C’est quoi ? demanda Kelly, interloquée.
- Une tradition chez les fantômes, répondit Peter. Fêter leur véritable anniversaire leur rappelle trop leur vivant, du coup, de temps à autres, ils célèbrent le jour de leur mort. Celui de Roselyne aura lieu dans les cachots ; les élèves de Dragondebronze sont invités… et il y aura tous les fantômes du château !
Cette remarque appuyée fit mouche. Les trois amis comprirent tout de suite où était l’intérêt de se rendre à cette fête. Ils étaient toutefois loin d’être emballés par cette perspective. L’après-midi même du 7 février, en cours de potions, John demanda à Kelly :
- Bon alors, qu’est-ce que vous en dites, Naomi et toi ?
- Pavel m’a raconté à quoi ça ressemblait, un anniversaire de mort, et c’est pas jojo, répondit sombrement Kelly en mélangeant sa Solution Vermifuge. A ce qu’il paraît, on s’ennuie à mourir, on mange de la merde et on passe son temps à esquiver les fantômes pour pas se faire toucher. Je sais bien que c’est pour l’OASIS, mais…
Kelly s’interrompit en remarquant quelque chose. A sa droite, Martoni s’était arrêtée dans son travail et avait le regard posé fixement sur John et elle. Ils ne s’étaient même pas aperçus qu’elle s’était installée tout près d’eux. Martoni détourna promptement les yeux, mais trop tard pour avoir l’air innocente. Ses oreilles proéminentes semblaient même s’être tendues.
- Qu’est-ce que t’as à nous écouter, Minnie Mouse ? gronda Kelly.
- Et toi, qu’est-ce que t’as à me parler, la tarée ? murmura Martoni, le regard fuyant.
- Pourquoi tu nous regardes ? dit John.
- Genre, moi je vous regarde ? répliqua-t-elle d’un air méprisant. Vous croyez que je gaspillerais mon attention pour vous ? Non mais, pour qui vous vous prenez ?
- Pour des personnes qui valent dix fois mieux que toi, Martoni, et qui t’ont posé une question, persifla Kelly. Alors sois gentille : réponds.
- Vous l’aurez voulu, dit sèchement Martoni. Professeur Grog ? héla-t-elle en minaudant. Ebay et Powder font trop de bruit, et en plus ils m’embêtent ! Ils m’empêchent de me concentrer pour ma Solution !
Grog, jusque-là occupé à reprocher à Viktoria Takaviev les mauvais dosages de sa préparation - typique selon lui des déficiences en maths des filles – leva la tête vers eux, les sourcils froncés. John et Kelly ne purent se retenir :
- C’est vrai, pardonne-nous, lança John d’une voix mielleuse. Tiens, t’as oublié de mettre ça dedans !
- Et ça ! renchérit Kelly.
John jeta dans la potion de Martoni une poignée d’yeux de triton, et Kelly des piquants de Noueux. BAOUM ! La mixture prit feu et explosa à la face de Martoni. Toute la classe sursauta et vit avec ébahissement l’énorme panache de fumée noire que crachait le chaudron brûlé. Kelly et John furent encore plus heureux quand Martoni se mit à geindre et à pleurer. Grog fonça toutes griffes dehors vers les deux comparses et leur hurla :
- POWDER, EBAY ! TROIS HEURES !
- Bon ben, l’anniversaire de mort de Cocotte-Bel-Oeil, ce sera sans nous, je crois, déclara John d’un ton léger en sortant du cours.
Ils venaient d’écoper de la tâche de nettoyer les bocaux de pus de gnome scrofuleux et de trier les Veracrasses pourris. Grog ne supportait pas que l’on gaspille des ingrédients et que l’on gâche des potions.
- Vous êtes vraiment pas cools, répliqua Naomi, boudeuse. Me laisser toute seule avec tous ces fantômes…
- C’est bon Mimi… tu seras avec Peter, et peut-être Deborah, dit Kelly, agacée. Ça va bien se passer, fais-toi confiance !
Elle avait dit ça d’un ton volontairement autoritaire, estimant que John et elle ne pourraient pas toujours tenir la main de Naomi. Après une hésitation, celle-ci approuva d’un hochement de tête qui n’était pas sans réticence.
Le soir, Naomi retrouva Peter en descendant au sous-sol. Elle était la seule membre de l’OASIS à avoir répondu à sa proposition : Deborah n’était pas là non plus. Ensemble, ils se rendirent à l’unique cachot du second sous-sol, le plus grand du château, là où se déroulait l’anniversaire de mort de Roselyne Bachelefeu. Lorsqu’ils arrivèrent parmi la vaste assemblée de fantômes, Naomi eut l’impression d’être quelque part aux enfers grecs, au milieu d’une foule d’âmes piétinant sur les rives du Styx. L’ambiance dans la pièce lugubre et humide incitait bien plus à la déprime et à la mélancolie qu’à la frivolité, pour les vivants tout du moins. Elle était éclairée par des chandelles à flammes bleuâtres, posées sur le gouvernail qui, d’ordinaire, servait de lustre dans l’antre de Roselyne. Tout au fond, sur une estrade, était dressé un orchestre qui jouait une musique absolument atroce. Les violons grinçaient, les flûtes miaulaient, l’orgue produisait un affreux son râpeux, les tambours frappaient à côté de la pulsation et le chanteur semblait gémir et hurler à la mort plutôt que chanter. Y avait-il un seul instrument accordé ?
Comme l’avait prévu Peter, tous les spectres de Lettockar étaient présents. Bien des pays, bien des ethnies et bien des époques étaient représentées par les silhouettes transparentes. Il y avait néanmoins quelques élèves vivants de Dragondebronze : Carmen Elicia, son copain qu’elle présenta sous le nom de Jamel Chouraqui, trois ou quatre autres que Naomi connaissait de vue et malheureusement, Giovanna-Paola Martoni. Elle cherchait probablement à se faire bien voir du fantôme de maison. En s’avançant dans le cachot, Peter et Naomi aperçurent une grande pancarte suspendue au plafond par des chaînes :
334e anniversaire de mort du capitaine Roselyne Bachelefeu
Morte le 7 février 1662
- C’est bizarre comme chiffre pour une commémoration, 334… chuchota Naomi.
- Oui, mais c’est le nombre le plus élevé qu’elle connaisse, répondit Peter d’une voix dépitée.
Ils entendirent soudain un rire tonitruant très bien connu, à Dragondebronze. Roselyne Bachelefeu débarqua auprès des nouveaux venus en une flopée de saltos ; elle donna une grande claque dans le dos de Peter, qui grimaça. Être touché par un fantôme donnait l’impression d’être traversé par de l’eau froide.
- Yoho Peter, t’es venu ! s’exclama la pirate. Par la moule d’Amphitrite, ça m’fait chaud au coeur ! Et toi t’es Naomi Jane, pas vrai ? ajouta-t-elle en se tournant vers Naomi. La copine de Kelly la Poudre et du p’tit n*gre sympa ?
- Roselyne, on ne dit plus ce mot-là, aujourd’hui ! la prévint Peter, effaré.
- Oh, moi, le langage des jeunes, hein… dit Roselyne d’un ton désinvolte. Mais dis donc, où qu’ils sont passés, ces deux-là ?
- Ils se sont pris trois heures de colle, répondit Naomi avec aigreur en détournant les yeux.
- Bah, c’est tant mieux qu’ils soient séparés de toi, j’trouve que t’as une mauvaise influence sur eux ! plaisanta Roselyne. Allez, v’nez manger un truc !
Elle les emmena à un buffet où étaient entassés des plats pleins d’aliments tous plus répugnants les uns que les autres : des cacahuètes pourries, du fromage bien daté et des petits fours couverts de champignons. Naomi eut un haut-le-cœur et plaqua sa main sur sa bouche pour ne pas vomir.
- Capitaine Bachelefeu, on ne peut pas consommer ces… ces choses…
- Mais si, z’allez voir, ça c’est bon ! Du rhum de Jamaïque, vieux de 334 berges précisément ! s’exclama Roselyne en montrant la date de la cuvée d’une antique bouteille.
- 1996 moins 1660, ça fait 336, Roselyne.
Peter et Naomi se retournèrent en entendant cette voix froide. Ils virent avec effroi Poséidon McGonnadie s’avancer lentement vers eux, le regard perçant. Ils eurent la même grimace mal assurée ; ils se seraient très volontiers passés de sa présence. La seule personne qui parut contente de voir McGonnadie fut Roselyne.
- Aaaah, Poséidon ! T’es sorti de ton trou, j’en suis bien aise ! J’voudrais te remercier d’avoir demandé à l’amiral de service d’utiliser ce cachot moisi pour mon anniversaire de mort. C’est pas souvent que tu me rends service !
- Je tâche de ménager mes relations avec les français, expliqua McGonnadie. Nous avons un ennemi commun, après tout…
- Qui ça, les Sang-Purs ? demanda Peter.
- Mais non idiot, les anglais ! répondit le directeur de Dragondebronze.
- Bah oui, j’suis con, dit Peter en levant les yeux au ciel.
- Depuis le temps que les écossais cherchent à les renvoyer dans leur pénates, continua le professeur, pas gêné par la présence de Naomi. Si seulement les coasseurs étaient moins traumatisés par Trafalgar et nous aidaient un peu, nous serions les maîtres de tout l’archipel…
- Dis-moi le péteux, pour un écossais patriote, on te voit pas souvent en kilt ! lui envoya Roselyne.
- Ça va pas non ? s’offusqua McGonnadie. Ça fait tapette !
Naomi et Peter, affligés par cet échange, s’éloignèrent de quelques pas. Ils essayèrent de se recentrer sur leur objectif, trouver le fantôme de Becdeperroquet ; mais ils étaient troublés par la présence de leur directeur de maison, surtout qu’il ne leur avait pas échappé que McGonnadie regardait tout particulièrement Naomi d’un air soupçonneux. Tout comme Roselyne, il devait trouver bizarre qu’elle soit venue ici sans Kelly et John…
- T’as pas quelque chose à manger sur toi, Peter ? dit-elle à voix très haute, pour avoir l’air totalement banale. J’ai le ventre qui gargouille…
- J’ai… des Suçacides, si tu veux...
- Beuârk ! Non merci, j’aime pas ça…
PAN ! Dans le cachot, les vivants et les morts sursautèrent en même temps. Roselyne, lévitant à quelques mètres au-dessus du sol, venait de tirer en l’air avec ses mousquets pour attirer l’attention. Elle se livra à alors un pompeux discours sur son anniversaire, qu’elle entrecoupait d’anecdotes sur ses faits d’armes de « frangine de la côte ».
- Maintenant, j’voudrais remercier à nouveau le professeur McGonnadie d’nous avoir organisé cette petite sauterie ! claironna-t-elle à la fin d’une histoire incompréhensible impliquant un combat avec des espagnols et un kelpy fou.
Elle leva le bras en direction de l’orchestre et claqua des doigts. Les visages se tournèrent vers le professeur de métamorphose, qui semblait tout sauf ravi. L’orgue commença à jouer un air calme et paisible, mais toujours aussi faux.
- S’agit d’une chanson avec laquelle il m’a gonflé comme un foc quand il était élève ! ajouta Roselyne.
Elle s’écarta en faisant une révérence extravagante vers le chanteur – un japonais en kimono – qui entonna aussitôt une mélopée d’une voix plaintive. Puis le reste des musiciens se joignit à lui : il s’agissait d’une reprise, ou plutôt d’un massacre, de Behind blue eyes. McGonnadie regardait l’orchestre spectral avec un mépris manifeste. Les autres vivants avaient abandonné la politesse et la crainte de froisser leurs hôtes spectraux et se bouchaient tous les oreilles. Naomi et Peter profitaient du moment pour chercher Josette la Dyslexique dans la foule translucide, sans succès au vu de l’espèce de masse brumeuse que formaient les esprits. A la fin du morceau, les fantômes applaudirent à tout rompre, le bruit étouffé de leur claquements de main ressemblant au grattement d’une horde de grillons. Les musiciens, tout fiers d’eux, saluèrent pompeusement le public, avant de reprendre l’horrible musique de fond qu’ils jouaient avant. La foule se dispersa peu à peu, et Roselyne réapparut aux côté de McGonnadie.
- Alors, mon p’tit Poséidon ! Ça t’a plu ? demanda la pirate.
- Tout est fini entre nous, Roselyne, répondit le professeur dans un grincement.
- Ha ha ha, et pourtant, quand t’étais encore un mousse, t’aurais pas dit non, hein ! Et ouais, j’me souviens le jour où tu m’avais espionnée quand…
Ils s’éloignèrent et leur discussion se noya dans le vacarme général. Naomi et Peter en profitèrent pour se faufiler chacun de leur côté à travers les fantômes, à la recherche de Josette la Dyslexique. Ce fut Naomi qui la trouva : elle aperçut la jeune fille voilée au teint rubicond, à l’écart dans un recoin du cachot, en compagnie d’un autre spectre. C’était un homme sur-musclé et bas du front, chauve avec une barbe noire, vêtu d’un simple pagne en fourrure, qui s’appuyait sur une énorme épée à deux mains. Naomi le reconnut pour l’avoir déjà vu une ou deux fois dans le château. En s’approchant prudemment, elle l’entendit parler d’une voix bovine :
- Allez quoi l’envoilée, elle est marrante ma blague ! Tiens, une autre : tu sais comment on fait aboyer une vache ? En rentrant chez toi à quatre heures du matin.
Josette restait silencieuse, n’osant même pas lever les yeux vers son semblable. Manifestement, elle n’appréciait pas du tout sa compagnie, qu’il lui avait de toute évidence imposée.
- RIGOLE, C’EST DRÔLE ! mugit-il.
- Laisse-moi tranquille, Barban, répliqua la malheureuse Josette d’une voix beaucoup trop faible.
- Mais c’est-y possible d’être aussi rasoir que toi ? Quand est-ce que tu vas te bouger le cul, Josette ? Tu comptes rester une putain de victime tout le reste de ton éternité ? Ça va être aussi long que ma bite, faut que tu le saches. C’est normal que tu sois morte d’une maladie de merde, la sélection naturelle ça fait pas de cadeau aux filles comme toi !
Il se mit à ricaner avec méchanceté. Josette était au bord des larmes, mais elle semblait trop terrorisée pour réagir.
Naomi, qui avait observé la scène totalement scandalisée, se tortilla sur place. Elle hésitait grandement à intervenir… elle retrouvait sa vieille peur de se retrouver seule face à des fantômes. Mais, en plus de ne pas pouvoir rater une occasion de parler à Josette la Dyslexique loin de tout le monde, elle ne pouvait pas la laisser se faire harceler par un homme aussi odieux. Alors, elle prit une grande inspiration. Elle s’avança tout près d’eux et se racla bruyamment la gorge, les bras croisés sur son poitrail. Les deux spectres tournèrent la tête vers la jeune vivante qui avait soudainement fait irruption. Josette eut une expression de surprise, tandis que la brute levait un de ses gros sourcils d’un air dédaigneux.
- Qu’est-ce que t’as, toi, avec tes culs de bouteille sur les narines ? lança-t-il à Naomi.
- Je voudrais que vous laissiez Josette, répondit-elle d’une voix légèrement grelottante. Vous voyez bien qu’elle a envie d’être tranquille, non ? Alors soyez poli et allez faire la fête plus loin.
Elle retroussa les lèvres, la respiration nerveuse, et soutint le regard du colosse translucide. Josette la Dyslexique les regardait alternativement, stupéfaite. Le fantôme barbu éclata de rire. Il bomba le torse, exhibant une énorme entaille sur son ventre, gonfla ses biceps et se lança dans une tirade vaniteuse :
- Non mais l’autre, elle s’est prise pour une skjaldmö ! Tu sais à qui tu parles ? Moi j’suis celui qui a décapité deux cents hoplites à bataille d’Andrinople, en 1453 ! Je cassais du vampire en Transylvanie avec Gengis Khan, et j’ai enculé un par un trois compagnies de Suisses à Marignan ! Le noble sang des goths coule dans mes veines ! J’porte mon épée comme j’porte mes grosses couilles, tu vois. Tu crois que tu peux faire quelque chose contre moi, avec ta grosse tête et tes bras de crevette ? T’arriverais même pas à me décoiffer une moustache.
A ces mots, il fit tournoyer sa lame et l’approcha à quelques centimètres du nez pointu de Naomi. Elle eut un sursaut et fit un pas en arrière, effrayée. Mais alors que le fantôme riait derechef, elle se mit à réfléchir et fronça les sourcils. Elle ne connaissait pas son histoire sur le bout des doigts, mais il lui semblait que le récit des exploits de ce barbare était incohérent chronologiquement. Son appréhension se mua petit à petit en un scepticisme qui lui redonna confiance face à ce gros imbécile. Soudain, elle lui lança d’une voix dure :
- Non, mais vous les fantômes, vous êtes sensibles à la magie, non ?
Elle sortit alors sa baguette, la dirigea vers le bas-ventre du fantôme et psalmodia une formule magique. Le pagne de fourrure fut alors brutalement tiré en arrière. Le guerrier se plia en deux de douleur, les mains plaquées sur son entrejambe comprimé. Josette était médusée par la situation. Fou de rage, son congénère se mit à brailler comme un veau :
- Traînée ! Tu vas voir ! J’vais boire ton sang ! J’vais briser tes os !
- Ah ? Et comment tu comptes t’y prendre ? répliqua Naomi d’un ton venimeux, abandonnant courageusement le vouvoiement au passage.
Le spectre musculeux stoppa brutalement ses beuglements. Ses yeux rivés sur Naomi devinrent exorbités. La jeune fille lui adressa un sourire en coin. Puis elle feignit la clémence et releva sa baguette : son maléfice de Tirage de slip – ou en l’occurrence, de culotte de peau – prit fin. Le grossier personnage put enfin se redresser. Il réajusta maladroitement son pagne et aboya d’une ton hargneux :
- T’as de la chance que je sois un chevalier magnanime, la taupe ! Je t’épargne pour aujourd’hui. Maintenant, fais-toi bien foutre avec l’envoilée de service.
Sur ce, il fit virevolter son épée, puis la rangea à sa ceinture avant de s’en aller, grommelant des insanités sur son passage. Lorsqu’il eut disparu dans la masse des fantômes, Naomi laissa échapper un énorme soupir de soulagement. Elle avait dû puiser dans tout son courage pour l’affronter. Tout à coup, elle vit Carmen Elicia se détacher de la foule des invités et aller à sa rencontre avec un air dépité.
- Je vois que tu as fais connaissance avec Barban le Connard, Naomi ? dit-elle d’une voix pleine d’amertume. C’est le pire fantôme de Lettockar, de très loin. Il se prend pour un surhomme qui descend des wisigoths…
- Il a vraiment fait tout ce qu’il prétend ?
- Penses-tu ! C’est un bon à rien, il s’est tué en s’embrochant sur sa propre épée la première fois qu’il s’en est servi. En tout cas bravo, tu l’as bien mouché ! Bon, tu viens ? Y’a mon copain qui est allé chercher des trucs comestibles pour les vivants.
- Je… pas tout de suite, répondit Naomi.
Carment fut un peu étonnée, mais elle n’insista pas et elle repartit à la fête. Naomi se retourna vers Josette, qui parut surprise que la jeune élève reste auprès d’elle. Celle-ci lui adressa un grand sourire engageant, alors le fantôme de Becdeperroquet s’efforça de le lui rendre.
- C’est très gentil à vous de m’avoir débarrassée de lui, jeune fille, dit-elle.
- Je vous en prie, Josette, répondit Naomi d’une voix horriblement chaleureuse qui n’était pas du tout naturelle. Dites-moi, comment… comment vous allez ?
- Je vais bien merci… même si… je ne vous cache pas être un peu perplexe. Il est exceptionnellement rare que les élèves de Dragondebronze s’intéressent à moi.
- Oh, je… je m’intéresse beaucoup aux fantômes d’une manière générale, dit Naomi alors qu’elle avait une furieuse envie de quitter au plus vite cet endroit plein de spectres. Surtout les plus vieux… enfin, je veux dire… ceux qui connaissent bien l’histoire de Lettockar ! Ils ont tellement de choses à raconter ! Je…
Naomi se stoppa en voyant le regard inquisiteur et méfiant de Josette. Sa réponse était vraiment boiteuse. Le fantôme de Becdeperroquet semblait comprendre que ce n’était pas par hasard que Naomi s’était aventurée près d’elle en plein milieu de l’anniversaire de mort de Roselyne. Songeant qu’il était inutile de tergiverser, Naomi joua franc jeu :
- En fait, je m’intéresse beaucoup aux tablettes, en ce moment, murmura-t-elle en insistant bien sur le mot-clé.
Elle savait que Josette saisirait l’allusion. Elle savait aussi qu’elle ne réagirait pas avec sérénité, mais elle ne s’était pas attendue à ce que, après quelques secondes de silence, la fantôme devienne opaque de colère et lui réponde d’une voix stridente et courroucée :
- Vous devriez pourtant le savoir, jeune fille : je ne veux parler d’Imane Lalaoud à personne. Ni d’elle, ni de tout ce qui la concerne. De fait, je ne vous dirai pas où se trouve la Tablette de L’Oujia. Vous vous conduisez comme des dizaines d’élèves avant vous… vous vous fichez éperdument de moi, la seule chose qui vous intéresse est ce que je sais de la Fondatrice ou de son fichu morceau de pierre… est-ce que j’ai son nom tatoué sur le front, à la fin ?
Fâchée et vexée, elle commença à léviter, prête à prendre congé. Prise de panique, Naomi voulut l’attraper par la main pour la retenir, mais elle ne fit que passer au travers.
- Attendez ! dit-elle en contenant un gémissement. Vous vous trompez, je… moi, je sais pourquoi vous ne souhaitez pas parler d’elle…
- Vous savez ? Comment cela, vous savez ?
Josette s’était arrêtée net, prise de court. Naomi sentit son assurance revenir en voyant la fantôme déstabilisée, comme l’avait présagé Pavel. Alors, elle se pencha vers elle, et marmonna d’une voix ferme :
- C’est parce qu’en réalité, vous êtes Karûlyn Lalaoud, la fille d’Imène ?
Josette écarquilla les yeux, totalement coite. Naomi prit une voix profonde et sentencieuse, et se mit à réciter une histoire que lui avait raconté Pavel, qu’elle avait soigneusement apprise par cœur pour pouvoir la sortir sans hésitation devant le fantôme de Becdeperroquet.
- Sa fille unique, avec qui elle s’est disputée, qui a fini par détester celle qui l’avait mis au monde ? Celle qui s’est enfuie de Lettockar à 16 ans, et qui a disparu on ne sait où, brisant à jamais le cœur de sa mère ? Celle dont on dit qu’elle avait une malédiction, différente de celle d’Imène… prenant la forme d’une dyslexie, par exemple ? C’est bien cela ?
Naomi fit une pause théâtrale et inclina la tête pour regarder Josette par-dessus ses lunettes. La fantôme, elle, regarda à droite et à gauche, d’un air plus incrédule que jamais.
- Mais pas du tout, lâcha-t-elle.
- Qu… ah bon ? fit Naomi, interloquée. Ce n’est pas vous ?
- Mais non. Je m’appelle Mina Iozet, j’ai été élève en même temps que Karûlyn. C’était ma meilleure amie. J’étais là au moment où elle a rompu avec Imane… Karûlyn ne supportait pas l’exigence et la surveillance maladive de sa mère, qui faisait tout pour qu’elle suive ses traces. Je… je l’ai juste aidée à quitter le château… mais ça n’a servi à rien, elle avait à peine atteint la Forêt Déconseillée qu’elle s’est faite dévorer par des ours-buffles.
- Des ours-buffles ? répéta Naomi, effarée.
- Ils ont disparu maintenant, les professeurs les ont exterminés après cette tragédie. Imane Lalaoud m’a haï de toute son âme pour ça, au point qu’elle m’a lancé une malédiction qui m’a rendue dyslexique. Après mes études, je suis allée vivre à Marrakech, et je suis morte de la variole à 24 ans. Furieuse, j’ai décidé de retourner à Lettockar pour hanter Lalaoud, mais le jour où je suis revenue au château, j’ai appris qu’elle était morte à son tour.
Naomi était interdite. La tragique histoire de la défunte, racontée par sa voix brisée, la plongeait dans une profonde gêne. Elle détourna les yeux, ne sachant pas où se mettre. Alors Josette – ou plutôt Mina – resserra son foulard autour de son cou et se redressa froidement.
- Voilà, maintenant vous savez pourquoi je ne veux plus qu’on me pose de question au sujet de cette… femme. Alors ayez l’obligeance de raconter cela à tous vos amis à ma place, que je n’aie pas à le répéter ! s’exclama-t-elle avec amertume. Quant à la Tablette de L’Oujia, ajouta-t-elle en chuchotant, elle existe, mais je ne l’ai jamais vue et je n’ai pas la moindre idée d’où elle se trouve. Alors, bonne soirée.
Elle était si irritée qu’elle quitta la fête en traversant la paroi du cachot à reculons, comme aspirée par le mur. Naomi resta seule, perdue dans ses pensées. Elle se sentait d’un ridicule sans nom, que cela soit pour la grosse erreur que l’OASIS et elle avaient commise ou pour toute la mise en scène qu’elle avait créé autour de ce pseudo-interrogatoire. Elle ne se priverait pas de faire reproche à Pavel de l’avoir envoyée sur une fausse piste. Sa seule consolation – misérable pour être honnête – était que les propos de Josette la Dyslexique sur la Tablette confirmaient qu’elle existait bel et bien. Tout à coup, elle sentit une présence tout près d’elle. Elle leva les yeux : Martoni la toisait, avec au visage un sourire goguenard, et à la main une bouteille de Bièraubeurre.
- Alors Jane, tu essaies de devenir pote avec des fantômes ? caqueta-t-elle. Parce que sans Powder et Ebay, t’as pas d’amis ? Dommage que même avec Josette la Dyslexique, ça marche pas.
Naomit rougit et ouvrit la bouche, mais rien n’en sortit. Elle la referma aussitôt en claquant des mâchoires. Le sourire satisfait de Martoni s’élargit. Elle tourna le dos d’un mouvement allègre en se lissant les cheveux et s’en alla retrouver d’autres invités, laissant Naomi en plan. Quelques secondes plus tard, celle-ci tapa du pied. Comment pouvait-elle avoir mouché une armoire à glace comme Barban le Connard et être restée sans voix face à Martoni ?