Lettockar, tome 2 : La Cour des Mirages

Chapitre 15 : Et d'une !

4821 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 28/04/2023 20:26

15. Et d’une !


L’OASIS ne se retrouva dans la Cour des mirages que le dimanche après-midi. Après l’opération, ils étaient tous retournés dans leurs dortoirs respectifs : personne n’était en état de faire un bilan de cette soirée. Tous étaient épuisés, ou bien bouleversés : on avait vu Pavel tomber dans les bras de Peter, avec des larmes aux yeux tant il s’était fait un sang d’encre pour tous ses amis navigant sur le Lago que vê longe, et que son cœur avait failli lâcher lorsqu’il avait vu le Mégamorphe géant se ruer vers eux, fou de rage et prêt à les réduire en charpie…


- J’ai cru vous avoir envoyé à la mort, avait-il dit d’une voix brisée.


Un calme morose régnait dans le château. Cette journée pluvieuse instaurait une ambiance plutôt amorphe, peu de gens circulaient dans les couloirs, la plupart des élèves restant dans leurs salle commune. Une fois qu’ils furent tous réunis dans le QG, Kelly, Astrid, Peter et Mercedes racontèrent dans les détails ce qui s’était passé au fond du lac à leurs amis. Mais tout le monde attendait surtout les explications de Tarung.


Il avait planifié son coup depuis le début. Il était parti de sa salle commune avant tous ses compagnons canotiers, son balai personnel en main, qu’il avait soigneusement dissimulé dans sa barque. Afin de tenter le tout pour le tout au cas où il aurait besoin d’aller chercher de l’aide si la situation dégénérait : l’idée d’aller voler le cor magique de Viagrid ne lui était venue qu’au cours de l’opération, voyant que le groupe de Peter tardait à revenir des profondeurs du lac. Un éclair de génie, avaient commenté ses camarades après qu’il eut raconté son histoire. Naomi, assise à côté de lui, le regardait avec beaucoup d’admiration.


- Tu me méduses, Tarung, déclara Astrid.


- Mais pourquoi tu ne nous as pas fait part de ton idée avant ? demanda Pavel.


- Je me suis dit que si je vous prévenais que j’avais un balai dans ma barque, vous ne me croiriez jamais si je révélais mes intentions, répondit Tarung. Je pensais que vous seriez persuadés que c’était pour m’enfuir en cas de pépin, et que vous me le confisqueriez. J’ai donc jugé bon de garder mon option secrète, puisque de toute manière elle n’était prévue que pour un cas d’urgence.


Kelly sourit : elle ne pouvait s’empêcher de penser que Tarung avait aussi caché son plan pour avoir l’air spectaculaire devant les camarades. Mais cela ne changeait rien : il avait été remarquable. Face à ces révélations, Astrid paraissait extrêmement gênée.


- Tarung… dit-elle d’un ton prudent. Je sais que je te critique pas mal, et qu’il m’arrive de hausser le ton avec toi, mais... il faut pas que tu croies que je ne te fais pas confiance pour autant. Parce que du coup, c’est l’inverse qui s’est produit : j’ai vraiment cru que tu nous avais lâchés. Et j’en suis désolée ! Mais crois-moi, tu peux… tu peux nous parler librement.


Elle se racla la gorge en guise de conclusion. Tarung joignit les mains et dévisagea Astrid, les yeux à demi-clos. Kelly s’imagina qu’il allait se lancer dans un grand discours émouvant, mais au lieu de cela, il dit avec un laconisme stupéfiant :


- C’est bon à savoir.


- Viagrid ne s’est aperçu de rien ? s’inquiéta Dominique.


- Penses-tu, il était endormi au même endroit quand je suis entré dans sa cabane, et quand je suis allé remettre son cor à sa place, il avait toujours pas bougé d’un pouce, affirma Tarung.


- J’espère que personne d’autre n’a remarqué tout le bordel, fit remarquer Kwaï. Le Balladur a quand même beuglé plusieurs fois cette nuit, peut-être que quelqu’un l’a entendu.


- Personne n’en a parlé depuis ce matin, en tout cas, dit Vladimir. Je pense que si ça avait été le cas, ça aurait fait le tour de l’école.


Les membres de l’OASIS approuvèrent Vladimir. Cela n’avait de toute manière pas beaucoup d’importance : ils ne s’étaient pas fait pincer cette nuit, tout était rentré dans l’ordre, ils étaient insoupçonnables. Ils pouvaient à présent profiter pleinement de leur butin, leur trophée… leur première Relique de Fondateur.


Peter se plaça devant la Boule de Bernardo Curcumo. Étant celui qui avait mis la main dessus le premier, il en était le maître. La Relique trônait à présent au milieu de la pièce, posée sur un piédestal de bois. On pouvait admirer la beauté de la sphère noire mouchetée de blanc autrement mieux qu’au fond d’un lac obscur. Kelly contemplait intensément l’objet. Il distillait une aura singulière, mystique et éthérée ; même une personne n’ayant jamais entendu parler des Reliques des Fondateurs de Lettockar aurait compris que cette sphère recelait un grand pouvoir magique. Pouvoir qui allait les guider vers les autres Reliques… Kelly, John et Naomi n’étaient dans l’OASIS que depuis quelques mois, mais ils réalisaient très bien ce que cela représentait pour ceux qui avaient consacré plusieurs années de leur vie à la recherche de ces artefacts légendaires.


- Bon alors, comment ça se passe ? demanda Mercedes avec excitation.


- Si on en croit les vieux rouleaux qu’on a trouvé, il ne faut pas parler, expliqua Peter. On communique avec la Boule de Curcumo avec son esprit : il faut penser très fort à l’endroit, l’objet ou la personne que l’on cherche à localiser, en lui donnant un maximum de détails pour l’aider. Si notre esprit et notre volonté sont assez forts, alors elle nous montrera tout ce que l’on désire…


Il apposa alors ses mains sur la Relique ancienne. Il ferma les yeux et prit une grande inspiration. Au contact de ses mains, les petits points blancs qui parsemaient la surface de la Boule se mirent à briller, tels des étoiles. Peter était fixe, concentré au plus haut point, indifférent à tout ce qui l’entourait. Cela dura une bonne minute, pendant laquelle le reste de l’OASIS resta à regarder attentivement leur ami manipuler la Boule, sans dire un mot, ni bouger d’un pouce. Les bras de Peter commencèrent à trembler légèrement. Alors, il rouvrit soudainement les yeux en grand et ôta précipitamment ses mains de la Boule, comme si elle l’avait brûlé. Au regard interrogateur de ses cadets, il répondit ;


- Je n’ai rien vu. Enfin… si, j’ai vu un grand vide blanc.


- Ça va ? demanda Kelly.


- C’est incroyable, comme sensation… dit Peter au milieu d’un souffle légèrement haché. On a l’impression de quitter son corps et de rentrer à l’intérieur de la Boule. On n’a plus que le sens de la vue et la capacité de penser. Mais bizarrement, c’est pas désagréable. Par contre, ça réclame un sacré effort…


- C’était seulement la première tentative, le rassura Pavel. C’est normal que ça ne marche pas tout de suite, tu manipules un objet magique très puissant. Recommence.


Peter reposa ses mains sur la Relique. Celle-ci brilla à nouveau, les points blancs pulsant de façon irrégulière. Peter haletait. L’expression de son visage signalait clairement qu’il ne voyait toujours rien de réel dans la Boule. Les jeunes sorciers commencèrent à être inquiets. Le pouvoir de la Relique s’était-il évaporé, au bout de tous ces siècles ? Les muscles faciaux de Peter se tendaient de plus en plus. Sa mâchoire se crispait, ses lèvres disparaissaient et yeux se plissaient tant qu’ils n’étaient plus que des fentes. John se pencha vers Kelly et lui chuchota le plus bas qu’il put :


- On dirait qu’il va chier…


Kelly étouffa un énorme éclat de rire, qu’elle tenta de transformer en toux lorsque Astrid se tourna brusquement vers elle, l’air soupçonneux. Elle recula pour se cacher derrière John : elle devait se mordre le poing pour ne pas rire. Peter revint alors parmi eux.


- Ça a changé… dit-il. Au lieu d’un grand vide tout blanc, j’ai vu un grand vide avec des couleurs. Du rouge, du vert et du bleu.


- Super… marmonna ironiquement Kwaï, dans son coin.


- Qu’est-ce que tu donnes comme instructions à la Boule ? questionna Pavel.


- Je… lui demande de me montrer où se trouvent les autres Reliques des Fondateurs de Lettockar… répondit Peter. j’ai commencé par le Bonnet de Gilluc, ensuite j’ai demandé la Cuillère de Lalaoud.


- Déjà ? Mais t’es fou ! Commence plus simple… demande-lui de te montrer le couloir, déjà…


Peter acquiesça. Il prit le temps de boire un verre d’eau et fit une autre tentative. Ce troisième essai manifesta des signes différents des précédents : les étoiles de la Boule se mirent à briller plus intensément, comme si elle fonctionnait mieux. Peter aussi réagissait différemment : il semblait éprouver moins de difficultés, ses mains ne tremblaient pas. Progressivement, l’expression de tension sur son visage s’effaça pour laisser place à une véritable jubilation. Alors, il s’arracha à la Relique et laissa échapper un cri de joie.


- Ça y est ! s’exclama-t-il, réjoui. J’ai réussi… j’ai vu le couloir, et très nettement. J’ai même pu me déplacer, c’était comme si comme si je tenais une caméra… j’ai traversé tout l’étage, j’ai vu deux personnes en train de se peloter tout près de la Cour des Mirages, faudra faire gaffe en sortant. En tout cas, ça fonctionne !


Les camarades de l’OASIS l’applaudirent. Peter était heureux, cependant il avait le front et les tempes tout en sueur. Chose qui n’échappa à personne dans la Cour des mirages.


- Peut-être que quelqu’un d’autre pourrait essayer ? proposa Oszike. Même si t’en es le Maître, peut être que la Boule peut répondre à d’autres personnes...


Peter approuva. Pendant près de vingt minutes, les apprentis sorciers se succédèrent devant la Boule de Curcumo, tentant de lui arracher une vision, sans succès. Kelly s’en sortit mieux que les autres ; contrairement à eux dont l’esprit demeurait désespérément dans la salle, elle parvint à se projeter dans la Relique. Ça donnait l’impression d’être aspiré dans un endroit étroit et d’avoir l’esprit qui se baladait dans une autre dimension. Ceci dit, elle n’avait vu qu’un espace noir et vide, donc rien de très utile pour le moment. Mais elle était déjà très contente d’avoir effleuré le pouvoir de la Boule, elle ne s’arrêterait pas à cet essai.


Maintenant, l’heure était à la réjouissance. Les adolescents ouvrirent des bouteilles de Bièraubeurre, des paquets de bonbons et de cacahuètes et improvisèrent une petite fête, en l’honneur de leur première Relique. Kelly était d’excellente humeur, cette sauterie la faisait évacuer une dose phénoménale de nervosité accumulée ces derniers jours. Elle en savoura chaque minute, même si la Dragée surprise au foie de morue la fit sérieusement tourner de l’œil.


- Bon, maintenant qu’on sait comment s’en servir, qu’est-ce qu’on va faire avec la Boule ? demanda Oszike.


- Bah, on va chercher les autres Reliques ! répondit Pavel sur le ton de l’évidence. Ça sera bien plus efficace que tout ce qu’on a fait jusque-là… vous n’aurez plus à passer des heures à chercher des miettes d’infos dans la bibliothèque ou les archives, toi et les autres, Oszike… c’est déjà bien, non ?


- Oui, mais… on peut y réfléchir, en vrai ? intervint Kelly. La Boule peut nous servir à autre chose qu’à chercher la cachette des autres Reliques. Je pense que… on a des ennemis dans ce château, les profs et compagnie. Qui détiennent des infos, des choses qui pourraient nous servir… quand je vois ce qu’ils peuvent cacher, je me dis qu’on devrait les espionner un peu. Tout ce qui peut être utile à notre cause est bon à prendre, à mon sens…


- Oui, je suis d’accord, admit patiemment Pavel. Mais on est l’Ordre des Archéo-Sorciers Insomniaques. C’est avant tout pour faire de l’archéologie – Naomi, arrête de ricaner - qu’on a acquis cette Boule. Espionner les profs, c’est secondaire, d’autant que les abus arrivent très vite…


- Qu’est-ce que vous pensez, les autres ? lança Astrid à la cantonade. Qu’est-ce que vous voudriez observer avec la Boule ? Ou qui ?


Vladimir, qui tenait toujours très mal la Bièraubeurre et était déjà pompette, s’immisça dans la conversation en titubant légèrement.


- Moi, c’est Morgana dans sa douche, direct !


- Rooooh, t’es con, Vlad ! répliqua Kelly.


Vladimir sourit. Il avait parlé sur le ton de la plaisanterie, mais Kelly crut déceler dans son expression qu’il ne blaguait qu’à moitié. D’ailleurs, Tarung et Kwaï affichaient le même air avide que lui.


- Ouais, ou quand elle va se coucher… ajouta Kwaï. J’suis sûr qu’elle dort à poil...


- Non mais oh, ça va pas, vous trois ?! s’écria brusquement Pavel. Reluquer des gens sans leur consentement, et puis quoi encore ?


Les concernés cessèrent aussitôt de ricaner. Le bruit des conversations autour diminua sous l’effet du froid jeté. Pavel foudroyait Tarung, Kwaï et Vladimir du regard. Alors, Peter intervint :


- Calmos Pavel, c’était une blague.


- Je sais, mais quand même ! Ça te ferait rire si je te disais que je voulais vous mater quand vous êtes tous les deux, toi et Astrid ?


Peter se raidit. Les deux amis se toisèrent, sans ciller, les traits du visage étirés. C’était la première fois que Kelly voyait Peter et Pavel se regarder comme cela. Tout comme c’était la première fois qu’elle sentait… de la tension entre eux deux. Alors, Peter inspira avec force par le nez, avant de répondre d’un ton neutre :


- Je te répondrais qu’il y en a qui regardent, et il y en a qui font.


Pendant cinq secondes, Pavel resta coi et interdit. Puis, contre toute attente, il pouffa de rire. Peter retrouva aussitôt son air débonnaire. Kelly rit aussi, bien qu’elle fût un peu mal à l’aise ; elle avait le sentiment que ses chefs étaient passés à deux doigts de la dispute. De leur côté, Kwaï, Vladimir et Tarung tâchèrent de se faire oublier. Alors, Astrid se suspendit au bras de Peter et lui caressa tendrement sa joue mal rasée.


- Pour en revenir au sujet, je suggère qu’on se concentre sur la Cuillère d’Imène Lalaoud, déclara-t-elle. Des trois Reliques restantes, c’est celle sur laquelle on a le plus d’informations.


- Soit, dit Pavel d’un ton peu enthousiaste.


Sans doute aurait-il préféré chercher la Perruque de Scravoiseux, qui octroyait une plus grande puissance, par exemple.


- Et qu’est-ce qu’on a comme infos, au juste ? questionna Mercedes. Vous m’avez pas tout dit...


- On sait par exemple que peu avant sa mort, Lalaoud a bâti une sorte de sanctuaire, ou de temple, dans un endroit secret ; c’est là qu’elle a caché sa Cuillère, répondit Astrid. Il nous faut découvrir où il est, précisément.


- Un temple ?


- Oui, un endroit protégé par de puissants enchantements. Nous ne savons pas encore lesquels, mais on peut faire des suppositions. Imène Lalaoud, tout comme Scravoiseux, aimait les jeux d’esprits ; donc il faut s’attendre à des sortilèges qui agissent sur le cerveau, les sens ou l’intelligence. Ça peut être un maléfice de Perte progressive du toucher, par exemple… je me souviens que Doubledose nous en a parlé dans un de ses cours…


- Un de ses cours ? répéta Naomi. Il donne des cours, Doubledose ?


- Bien sûr ! Je t’en ai jamais parlé ? s’étonna Peter. Il enseigne lui-même aux sixième et septième année une matière qu’il a nommée lui-même : la « Magie qui pète des culs ».


- « Une prépa aux ASPIC pour sorciers qui déchirent », compléta Pavel. On étudie des sortilèges d’élite dans l’amphithéâtre au second étage. Un conseil, les petits, profitez bien de vos cinq premières années, parce que la vraie souffrance, ça commence après les BUSE !


Kelly, Naomi et John grimacèrent ostensiblement, eux qui trouvaient déjà que leur deuxième année était difficile. Et le moral de Kelly baissa encore un peu quand elle réalisa qu’après cela, il lui resterait cinq ans à passer à Lettockar...


Les jours passèrent, durant lesquels Peter se familiarisa petit à petit avec la Boule de Curcumo : ils parvenait à avoir des visions plus nettes, plus longues, d’endroits de plus en plus lointains. Très vite, il put lui demander des choses à propos des autres Reliques des Fondateurs. Kelly tenta plusieurs fois de servir aussi de la Boule, bien que ce ne fut pas au goût de Pavel. Il tenait en effet à ce qu’elle soit utilisée le moins possible, et « à bon escient », c’est-à-dire de préférence pour chercher les Reliques, alors que Kelly essayait plutôt de voir ce que faisaient ses ennemis dans le château. Toutefois elle ne parvenait pas à aller plus loin que l’espace noir, même si elle avait noté quelque changements : parfois, il semblait bouger, ondoyer, comme un voile sombre agité par le vent. Kelly savait qu’il y avait quelque chose derrière cela...


Le samedi suivant avait lieu le deuxième match de Crève-Ball de l’année, qui opposait PatrickSébastos à Ornithoryx. Kelly l’attendait de pied ferme, cela lui octroierait une pause mentale entre les cours et la Quête des Reliques. Du fait de la défaite de PatrickSébastos contre Dragondebronze, Ornithoryx était donnée favorite pour ce match. Le jour venu, Kelly et Naomi furent les dernières à sortir du château pour se rendre au stade, car pour une raison inconnue, John était introuvable. Il les avait abandonnées au milieu du déjeuner sans s’expliquer. Elles durent parcourir tout le rez-de-chaussée, à sa recherche.


- Mais où il est passé, bordel ? pesta Kelly. Faut qu’on aille au stade, je dois rejoindre mon équipe, moi !


- Je sais b… le voilà ! John ! John, on est là ! s’écria Naomi.


John était au pied d’un escalier, mais il s’apprêtait à le monter. En entendant Naomi, il fit volte-face en sursautant. Il eut l’air embarrassé que Kelly et Naomi l’aient trouvé.


- Vous êtes pas au match ? demanda-t-il.


- Bah non, on t’attend justement ! répondit Kelly avec colère.


- Ah bon ! Euh… m’attendez pas, faut que j’aille... acheter un truc ! Gardez-moi une place !


Et il s’en alla en trottinant, sans leur laisser le temps de placer un mot. Kelly se renfrogna. Pourquoi choisissait-il ce moment pour aller faire ses emplettes ?


Naomi et Kelly n’étaient pas encore entrées dans le stade Marie Grégeois qu’elles entendaient déjà le chahut du public. Une fois à l’intérieur, elles durent aller s’asseoir au dernier gradin, et c’était particulièrement difficile de se faufiler parmi les autres spectateurs. Kelly laissa ses yeux se promener. Quelques rangs plus bas, Iossif Cvetkev lui adressait un regard réprobateur. Il aurait voulu que l’équipe de Dragondebronze assiste ensemble au match pour pouvoir mieux l’analyser. Elle lui répondit par une grimace d’excuse, mais le capitaine ne semblait pas très convaincu. Kelly pressentit qu’il aurait deux mots à lui dire au prochain entraînement.


Le sifflet de Doubledose retentit, et une minute plus tard, John les rejoignit enfin. Il était le dernier spectateur arrivé. Kelly l’accueillit froidement :


- John, dis-nous où t’étais, parce que là, ça va pas le faire ! T’as failli nous mettre en retard, nous deux ! Qu’est-ce qui t’as pris tant de temps ?


- J’ai été voir Mikhaïl Popovicz, vous savez ? L’ami de Pavel et Peter, le « gros sire »…


- Grossiste, rectifia Naomi.


- Ça pouvait pas attendre un peu ? tempêta Kelly. Qu’est-ce que t’avais de si urgent à lui acheter ?


Elle était certaine que John allait essayer d’esquiver la question, de répondre que c’était sans importance ou que c’était personnel. Et pourtant, il sortit sans hésiter quelque chose de sa poche intérieure.


- Ceci.


C’était un magazine enroulé, avec un grand en-tête bleu. A la une, une superbe moto animée perçait les nuages dans un ciel azuré. John tourna quelques pages : la spécialité de ce périodique semblait être les véhicules moldus ensorcelés pour voler ou rouler à plusieurs centaines de kilomètres-heure.


- Un magazine ? s’étonna Naomi en le prenant pour l’examiner. C’est juste ça ?


- Ben ouais, c’est juste ça. Pourquoi, tu croyais que j’allais cacher ce que j’avais acheté ? dit John avec un gloussement. C’est Henry qui me l’a conseillé, parce que lui et moi on aimerait bien s’acheter une Harley volante quand on aura l’âge.


Mais Kelly remarqua que malgré son ton détendu, il avait le regard légèrement fuyant. Elle eut un drôle de pressentiment comme quoi quelque chose clochait. Alors, au moment où Naomi rendait le magazine à John, Kelly l’intercepta et s’en saisit.


- Pas si vite !


Ignorant la protestation de John, elle examina le journal en papier glacé sous toutes les coutures. Effectivement, il avait l’air ordinaire de A à Z. Mais, au coin inférieur de la quatrième de couverture, Kelly vit un drôle d’idéogramme, qui représentait la tête d’un singe qui cachait ses yeux derrière ses mains. Par pure intuition, elle l’effleura du doigt ; alors le macaque ôta ses pattes de ses yeux, qui prirent la forme de deux petits cœurs. Tout le magazine changea : il abandonna sa couleur bleue pour se parer de rouge criard. Kelly le retourna : la couverture tourbillonna, et la moto laissa place à une femme gironde complètement nue, la bouche ouverte et la langue tournoyante, qui se trémoussait sur toute la page. L’innocente revue était devenue un magazine porno.


- Tiens, tiens, tiens… marmonna Kelly en le feuilletant.


- Cache ça ! dit John en lui arrachant le magazine des mains.


Il le rangea précipitamment dans sa poche intérieure, mais Kelly avait eut le temps d’apercevoir une plâtrée d’actrices dénudées, d’entrejambes béants et de corps enchevêtrés. John avait le visage violacé.


- C’est pour ça que t’as attendu que tout le monde soit parti au match pour aller voir Popovicz ! dit Kelly d’une voix triomphante. Tu voulais que personne ne te voie, c’est ça ?


- Mais je… je… enfin… ben… oui, balbutia-t-il.


Il baissa la tête, mortifié. Naomi était scandalisée.


- John, espèce de… euh… pervers ! s’exclama-t-elle d’une voix sifflante.


- Qu’est-ce que tu crois, Mimi, notre John reste un mec, soupira Kelly. Ils pensent qu’à ça, c’est bien connu.


John, d’habitude si beau parleur, ne trouve rien à répliquer et continua à regarder ses chaussures, les lèvres retroussées. Naomi détourna la tête, le nez en l’air. Kelly, de son côté, était partagée entre le dégoût et l’amusement. Il fallut attendre plusieurs minutes avant que John ne retrouve l’usage de sa langue. Changeant totalement de sujet, il parla d’une voix forte et particulièrement atone, comme pour faire oublier ce qui venait de se passer :


- Dites, vous m’avez dit que j’ai failli vous mettre en retard pour le match, mais comment ça se fait que ça ait toujours pas commencé ?


Au rang en dessous d’eux, un garçon inconnu se retourna et dit à John d’une voix lasse :


- Ça a commencé.


Kelly haussa les sourcils. L’instant précédent avait été si édifiant qu’elle n’avait pas fait du tout attention au match. En fait, il n’y avait rien à regarder : le cratère n’avait expulsé aucune balle depuis le coup de sifflet. Les joueurs tournaient autour, sidérés, attendant désespérément que le jeu débute. Et comme la première balle du match n’était pas encore sortie, la planche n’avait pas commencé à tanguer et restait totalement droite. Pendant dix minutes, il ne se passa strictement rien. Le pire, c’est que c’était totalement réglementaire ; le cratère pouvait ne rien envoyer jusqu’aux dernières secondes du jeu, un match de Crève-Ball pouvait se jouer avec une seule balle sur une heure. On ne pouvait rien y faire, c’étaient les aléas du jeu. Un silence absurde régnait sur le stade, le public ne décrochait pas un mot. A force d’attendre, les Crevards et les Équilibristes des deux équipes s’étaient même assis sur la planche, s’ils avaient eu des jeux de société, ils s’y seraient probablement mis. Alors, au moment où Kelly, John et Naomi envisagèrent sérieusement de quitter les gradins, une balle à 10 point jaillit enfin du cratère. Les 24 joueurs furent si surpris qu’ils réagirent trop tard : elle tomba lourdement sur le terrain du côté d’Ornithoryx.


Du fait du nombre exceptionnellement bas de balles expulsées, ce fut l’un des matchs les plus ennuyeux de toute l’histoire du Crève-Ball, et ce fut PatrickSébastos qui le gagna, Ornithoryx s’avérant incapable d’adapter sa stratégie face à un match aussi mou et irrégulier. Kelly était plutôt rassurée, sa maison avait de fortes chances de remporter le dernier match de l’année, qui l’opposerait à Ornithoryx. Elle sortit du stade en compagnie de John et Naomi, lorsqu’elle entendit Iossif l’appeler. Les autres membres de l’équipe étaient toujours avec lui.


- Kelly, viens ici ! On fait un debrief tous ensemble !


- Oui oui, j’arrive ! s’écria-t-elle, avant de marmonner entre ses dents : un debrief de quoi ? Y’a que dalle à commenter.


- Bah, ça ira vite, du coup ! dit John.


- Tu connais pas Io, toi, répliqua Kelly. Il peut te tenir une conférence de trois heures sur l’importance de la taille des épuisettes. Avec Gudrun, pour pas trop s’ennuyer, on compte ses « donc ».


- Ah oui, quand même… bon courage, alors ! dit Naomi. Va rejoindre l’équipe, te fais pas disputer.


- Je vous retrouve après, assura Kelly avant de baisser la voix pour ajouter : branle-toi bien, Johnny-boy !


John ne lui adressa plus la parole de la journée.


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