Lettockar, tome 2 : La Cour des Mirages
14. Opération Lagon
Il était plus de deux heures du matin. Le château de Lettockar était parfaitement silencieux. Professeurs, élèves, concierge, tout le monde était endormi… ou presque. Parmi toute la population de l’école, quatorze personnes n’étaient pas dans leur lit. Treize d’entre elles étaient des élèves qui s’apprêtaient ce soir à prendre tous les risques.
Dans la tour de Dragondebronze, quatre membres de l’OASIS veillaient dans le salon, tout en bas. Les ténèbres régnaient dans cette salle dont ils avaient soigneusement éteint les torches et les feux de cheminée. Kelly et Peter avaient tous les deux enfilé leur combinaison de plongée sous leur robe de sorcier ; et John et Deborah allaient, comme convenu, être leurs assistants. Naomi, quant à elle, avait d’ores et déjà rejoint Pavel, Oszike, Dominique et Kwaï, c’est-à-dire ceux qui attireraient le Mégamorphe Centroïde du Jura sur la berge du lac pour lui faire ingérer le somnifère. Ils n’attendaient plus qu’une chose : que le quatorzième couche-tard du château se décide enfin à s’endormir... Viagrid. Celui-ci était encore dans le parc, abruti par le vin comme à son habitude. Ce soir, il braillait sa variation d’un couplet du Duc de Bordeaux avec une extrême lenteur :
- Madame la directrice de Beauxbâtons, malgré sa pudeur et sa grande piétéééééé...
Il marqua une pause, ayant apparemment de grosses difficultés à articuler. Sa voix était en effet encore plus pâteuse quand il acheva son quatrain :
- A patiné plus de paires de couilles, que l’Magenmagot n’a torché de procèèèèèèès !
Viagrid se tut. Le silence qui s’en suivit dura une minute… deux minutes… quatre minutes... Le fait qu’il ne chante plus le moindre vers ne pouvait signifier qu’une chose.
- Ça y est, dit alors Peter. Viagrid est endormi, on peut y aller.
Ils se levèrent de leurs fauteuils, et se dirigèrent à pas feutrés vers la sortie. Une fois n’était pas coutume, les Istaris dormaient à poings fermés. Avant de franchir leur portrait, Kelly regarda à travers une fenêtre. Dehors, il pleuvait. Ce mauvais temps était un don du ciel : grâce à cela, il serait encore plus difficile de les apercevoir dans la nuit depuis les fenêtres du château.
A la sortie du couloir, ils aperçurent Astrid et Vladimir dans l’escalier d’en face. Venus de la tour d’Ornithoryx, ils étaient sortis en même temps qu’eux. Les cheveux d’Astrid étaient ce soir d’un bleu roi. Quand les deux groupes se croisèrent, ils n’échangèrent aucun mot : ils se mirent tout de suite en route vers la crique de la Colline du Roc, le plus silencieusement possible. Une détermination rare émanait de chacun, comme un halo revigorant. Ils éteignaient systématiquement les rares torches encore allumées dans les couloirs : seul Vladimir, qui ouvrait la marche, avait allumé sa baguette magique d’un Lumos très discret. Le moment le plus délicat fut lorsqu’ils passèrent le grand hall, qui avait le fâcheux défaut de fortement résonner. Ils durent pratiquement marcher sur la pointe des pieds pour atteindre le passage qui menait à la Colline du Roc. La dernière fois que Kelly avait traversé ce corridor bardé de portraits et autres objets décoratifs franchement laids, c’était pour aller consulter Roselyne Bachelefeu. D’ailleurs, il fallait espérer que le fantôme de Dragondebronze ne rôde pas dans les parages… même si la pirate n’était pas une balance, si elle les découvrait, il y avait peu de chances qu’elle reste sans rien faire.
Mais une fois arrivés dans la crique souterraine, ils ne tombèrent pas sur Roselyne. Seules les barques les attendaient… enfin, pas exactement : Tarung Malhotra était déjà installé dans l’une d’elles. Les six compagnons se regardèrent et constatèrent qu’ils affichaient tous la même expression perplexe : personne n’était au courant que Tarung avait pris l’initiative d’arriver en avance, et surtout tout seul. Il ne dit rien, ne fournit aucune explication : il se contentait d’arborer son éternelle expression lunaire. Mercedes arriva peu après : elle ne dit rien, mais à en juger par son expression, elle était furieuse que Tarung soit parti sans elle. Sur un signe de Peter, ils prirent tous place par groupe de deux dans une barque – John avec Kelly, Peter avec Deborah, Astrid avec Vladimir et Tarung avec Meche.
- Avant de partir, chuchota Peter, on va tous se lancer un sortilège qui va repousser la pluie, ça va être plus pratique. Faites comme moi : Impervius !
Chacun dirigea sa baguette magique vers son propre corps, et répéta l’incantation. C’était un sortilège très facile, assura Peter. Puis, après avoir détaché leurs canots des pitons d’amarrage, ils pagayèrent ensemble avec lenteur, le plus silencieusement possible, et s’arrêtèrent juste à la sortie de la Colline du Roc, ne s’avançant que de quelques mètres sur le Lac Caca d’Oie, suffisamment pour pouvoir observer l’horizon, guère plus. L’Impervius avait créé comme un petit écran de protection autour de leur corps, qui faisait que la pluie s’arrêtait à quelques centimètres, les laissant secs.
La nuit était suffisamment éclairée pour qu’ils n’aient pas besoin d’utiliser de sortilège pour y voir. Peter produisit néanmoins deux brefs éclats de lumière avec sa baguette magique. Quelques instants plus tard, deux semblables apparurent au loin depuis une des berges du lac, celle qui frôlait la lisière de la Forêt Déconseillée. Car de l’autre côté, l’équipe de Pavel venait de surgir depuis les arbres, et s’était avancée dans le Lago que vê longe. Ils avaient de l’eau jusqu’aux genoux. Pavel, Oszike, Kwaï et Dominique étaient tous armés de harpons qu’ils avaient dérobés au château, en revanche, Naomi tenait un énorme pulvérisateur dans ses bras. Quelques instants plus tard, ils virent l’eau se soulever plus loin devant eux. Le Mégamorphe Centroïde du Jura, qui, en plus d’être doté d’un odorat exceptionnel, était nyctalope, avait aperçu ces intrus rôder dans son lac.
Ils ne perdirent pas un instant pour le forcer à sortir de l’eau : ceux qui possédaient un harpon les jetèrent de toutes leurs forces en direction de l’ombre de la créature, qui ondulait dans le lac. Alors, le Balladur géant surgit hors du lac, fou de rage, projetant d’énormes trombes d’eau souillées de filets de sang tout autour de lui. Sa silhouette dominait totalement le petit groupe, qui faisait figure d’une bande de rats en comparaison. Malgré le bruit assourdissant de l’averse, on put entendre distinctement le monstre tonner de sa voix pompeuse :
- Je vous demande de vous arrêter !
Pavel avait beau leur avoir assuré que personne ne serait intrigué d’entendre le Balladur géant hurler en pleine nuit, Naomi aurait préféré qu’il ne fasse pas autant de bruit… cette tentative était déjà tellement risquée…
- Vas-y, Naomi ! Gaze-le ! cria Pavel.
Le Mégamorphe avait fondu sur eux, sa gueule aux joues tombantes grande ouverte, et n’était plus qu’à un ou deux mètres de Dominique, prêt à l’avaler. Naomi surmonta sa peur, et appuya de toutes ses forces sur la poignée de son pulvérisateur, qui expulsa un gaz épais, translucide, presque invisible, et dégageant une forte odeur de purin. La substance s’infiltra tout droit dans la bouche et les narines du Balladur géant.
Le mastodonte fut alors coupé net dans son élan. Il cessa toute attaque, puis se mit à dodeliner de la tête et à vaciller sur place. Puis, dans un de ses habituels gémissements nasillards, il s’écroula sur la berge, le bruit de sa chute étouffé par l’eau et la boue. Il se mit à ronfler doucement. Le somnifère avait fait effet. Néanmoins, ils avaient utilisé l’intégralité de leur unique dose, et il ne durerait pas éternellement. Quand bien même ils firent pousser des cordes pour entraver le Balladur sur la berge, comme le prévoyait leur plan, ils avaient parfaitement conscience qu’elles ne le retiendraient pas forcément s’il se réveillait. Le groupe de Peter devrait faire vite...
Une fois le Mégamorphe attaché, Oszike envoya deux autre signaux de lumière au groupe en question. Peter fit signe à ses camarades de recommencer à ramer. Ils progressèrent un peu moins de dix minutes sur la surface du Lac Caca d’Oie. Avec la pluie qui agitait l’eau, il était difficile de naviguer : la barque de Vladimir et Astrid se cogna plusieurs fois à celle de Tarung et Mercedes. Si bien que Peter fit s’arrêter les chaloupes un peu plus tôt que l’endroit prévu :
- Stop ! Ici, ça suffira. Les plongeurs, on y va !
Dans son canot, Kelly défit sa robe de sorcière, ses chaussures, puis son pantalon ; autour d’elle, dans le noir, elle distinguait du coin de l’œil les silhouettes de Peter, Astrid et Meche faire de même. Elle n’avait maintenant plus que sa tenue de plongée. Avant de se jeter à l’eau, une curieuse intuition la fit jeter un coup d’œil derrière elle. John la regardait de haut en bas, et apparemment, plus particulièrement aux endroits où la combinaison moulait ses formes.
- Hé, John, tu veux que je t’aide ? grogna-t-elle, irritée.
- Hein ? Oh ! hoqueta-t-il. Attends, c’est pas du tout ce que tu...
- Bref, le coupa Kelly. Tu te tiens prêt, d’ac ? On n’a aucune idée de quand on remontra…
- T’inquiètes pas. Et toi, soit prudente, surtout...
Kelly était effectivement toujours très angoissée, mais restait déterminée. Elle avala son Mistral Parlant, puis s’accroupit sur le rebord de la barque et trempa les pieds dans l’eau. Elle était glacée. Kelly frémit à la fois de froid et de crainte. Puis, elle prit une grande inspiration et se décida à se laisser tomber doucement dans l’eau, sa baguette magique dans la bouche ; aussitôt, elle eut l’impression que chaque centimètre carré de sa peau était fouetté jusqu’au sang. Mais elle était habituée à cette sensation : quand elle devait aller à ses cours de natation même en hiver, l’eau de la piscine ne la ménageait pas davantage. Par contre, ses trois compagnons n’étaient pas aussi rodés qu’elle : elle étouffa un rire en les entendant pousser simultanément le même cri aigu au moment où ils se glissèrent à leur tour dans le lac. Ensuite, Peter et Astrid lancèrent un sortilège Têtenbulle à Kelly et Mercedes avant de se l’appliquer à eux-même. Maintenant, on aurait dit qu’ils avaient des bocaux à poissons rouges sur la tête, qui leur étiraient les traits.
- On y va ! ordonna Astrid.
Par pur réflexe, Kelly prit une grande respiration avant de plonger, ce qui était complètement stupide puisqu’on venait précisément de lui lancer un sortilège qui permettait de respirer sous l’eau. Quand elle fut entièrement immergée, elle put profiter de cette incroyable sensation : elle se sentait puissante, à pouvoir agir librement dans le lac, sans avoir à se soucier de son souffle. Après avoir nagé un bref instant chacun de leur côté, Peter, Meche et elle rejoignirent Astrid, située à un point à cinq ou six mètres sous la surface, et qui leur faisait signe avec sa baguette éclairée.
- Tout va bien, les jeunes ? interrogea Peter.
Kelly eut une exclamation ravie. Les Mistrals Parlants fonctionnaient parfaitement bien. C’était la chose qu’elle avait le plus redouté : contrairement à Astrid et Peter, Mercedes et elle étaient loin d’être en capacité d’utiliser des sortilèges informulés, donc si elles voulaient faire de la magie, elles n’avaient d’autre choix que de le faire à haute voix. Et pour preuve...
- Putain, c’est génial ! s’exclama Meche. Incendio !
Toute excitée, elle lança son sortilège préféré. Une grosse gerbe de flamme fut propulsée dans l’eau, et ne manqua la hanche d’Astrid que de quelques centimètres. Certes, elle s’éteignit rapidement, mais elle avait bien failli brûler leur cheffe et avait probablement fait bouillir l’eau aux alentours.
- Non mais oh ! cria Astrid avec colère. Fais gaffe, espèce de débile !
- Oh, euh… pardon Astrid, désolée ! bredouilla Mercedes.
- Trêve de conneries, intervint Peter. Y’a pas un instant à perdre, on se met en route !
Après avoir tous incanté un Lumos, ils se mirent en route. Ça n’était pas facile de nager avec une baguette allumée à la main, mais Kelly éprouvait tout de même un intense contentement. Nager lui avait tellement manqué : elle n’était retournée que quelques fois à la piscine cet été, et c’était bien trop peu comparé à son rythme avant le collège. Là, elle était dans son élément. Par dignité, elle évita tout de même de faire la blague « je suis comme un poisson dans l’eau » à ses amis. A leur sujet, Kelly devait régulièrement s’arrêter pour les attendre : car elle était la plus rapide du groupe et les devançait constamment, ce qui, au demeurant, n’était pas sans flatter son ego.
Les quatre compères nagèrent un long moment, s’enfonçant peu à peu dans les profondeurs du Lac Caca d’Oie. Ils arrivèrent enfin dans la vaste forêt des Palourdingues, qui brillaient légèrement. Ils « survolèrent » les coquillages gris clair gros comme des valises, qui se livraient à un véritable concert de leurs inénarrables réflexions de leurs voix masculines. « Elle avait des obus sur le pas de tir ! » ; « Sorcière sur balai volant, mort au tournant ! » ; « J’enchaîne couille sur couille en ce moment ! ». Une Palourdingue ébréchée s’exclama, quand Kelly nagea juste au-dessus d’elle :
- Hé Mademoiselle, t’as un cul d’enfer !
- Non mais !! s’écria Kelly en brandissant sa baguette. Répète ça pour voir !
- Mais… Kelly ? Tu réponds à une palourde ? éructa Astrid.
- Euh… désolée, répondit-elle en rougissant.
Ils passèrent ensuite devant tout un groupe de Palourdingues qui n’étaient pas de couleur argentée, mais d’un verdâtre disgracieux tirant sur le jaune, avec de petites couches ce qui semblait être de la mousse, disséminées ici où là sur leur coque.
- Dites, pourquoi il y en a qui sont vertes ? demanda Mercedes.
- Ce sont des Palourdingues malades, expliqua Peter. J’ai lu un paragraphe à ce sujet dans l’Encyclopédie des Mollusques Magiques : leur chair est extrêmement toxique, même l’estomac du Mégamorphe Centroïde du Jura ne pourrait pas les digérer.
- Au moins, elles ne disent rien, elles, commenta Astrid d’une voix amère, tandis que près d’elle, une Palourdingue bien portante lançait « Qui suce pour une Chocogrenouille ? ».
Kelly allait approuver Astrid quand elle sentit alors une chose visqueuse lui toucher la cheville. Elle poussa un grand cri d’effroi et se retourna. Une hideuse petite créature verte et cornue, avec de longs doigts fins, des pieds palmés et des yeux tout blancs, lui agrippait la jambe avec une poigne étonnamment puissante. Kelly eut un haut-le-cœur. Sous eux, toute une colonie de ces affreuses bestioles fonçait sur leur groupe.
- Ne paniquez pas, ce ne sont que des Strangulots ! s’écria Peter.
« Que des Strangulots, il en a des bonnes, lui ! » pensa Kelly avec colère.
De toute évidence, les petits démons aquatiques avaient élu domicile parmi les Palourdingues. Ils faisaient office de gardiens de la forêt des crustacés ; était-ce volontaire de la part de Curcumo ? Mercedes fut assaillie par quatre Strangulots. Deux autres attrapèrent Kelly, à son pied droit et à son bras gauche. Horrifiée, elle secoua frénétiquement ses membres pour se dégager, mais l’étreinte des petits monstres était trop forte...
- Visez leurs doigts, ils sont très fragiles ! dit alors Astrid.
- L… Lashlabask ! balbutia Kelly.
Elle envoya avec sa baguette un petit éclair bleu au Strangulot qui lui tenait le bras gauche : ses longs doigts se brisèrent sous le choc, et il s’enfuit en glapissant. Mais à peine eut-il débarrassé le plancher qu’un de ses semblables prit sa place, et celui-là mordit même Kelly de ses petites dents pointues. Une douleur aiguë la fit crier ; ne songeant plus à utiliser la magie, elle lui donna un gros coup de poing de sa main libre. Le Strangulot répliqua par une gifle bien placée. Près d’elle, Mercedes vociférait de rage, ayant tout comme Kelly les membres assaillies par ces saletés. Et elle en voyait tout un essaim progresser vers elle, avec leurs doigts dégoûtants… Soudain, une puissante détonation effraya aussi bien Kelly que les Strangulots. Elle tourna péniblement la tête. Dos à dos, Astrid et Peter projetaient avec une combativité calme et une grande synchronisation des sortilèges en rafale.
- Essayez de venir vers nous ! s’exclama Peter. On va vous en débarrasser !
Reprenant espoir, Kelly se traîna jusqu’au duo, malgré la tentative des Strangulots de la retenir. Vif comme l’éclair, Peter envoya deux traits de lumière jaunes qui éjectèrent deux bestioles du corps de Kelly. Ragaillardie, elle envoya un autre maléfice de Répulsion à celle qui lui griffait le mollet. Astrid, elle, entreprenait de faire déguerpir les Strangulots de Meche. Leurs congénères comprirent vite qu’ils ne viendraient pas à bout de ces jeunes sorciers : alors ils prirent la fuite. Ils allèrent se réfugier dans les interstices entre les Palourdingues, lesquels riaient grassement depuis le sol. Kelly et Meche lâchèrent un soupir de soulagement. Peter, l’air embarrassé, s’éclaircit la gorge et déclara d’un ton solennel :
- On est désolé, les filles… vous devez penser qu’on aurait dû vous briefer sur quelques sortilèges à utiliser en cas d’attaque… mais on pensait pas qu’il y aurait ces petites saloperies, je vous le jure...
- Je suggère qu’on reparle de ça plus tard, intervint Astrid d’une voix autoritaire. On repart, il faut qu’on se grouille !
Ils reprirent leur chemin dans la forêt de Palourdingues. Les Strangulots ne se risquaient plus à les attaquer, mais ils sentirent toutefois leurs petits yeux cruels posés sur eux. Kelly et Mercedes n’étaient pas sereines le moins du monde, contrairement à leurs aînés. Les mains crispées sur leurs baguettes magiques, elles ne cessaient de jeter des regards nerveux en arrière ; à plusieurs reprises, elles sursautèrent en apercevant quelque chose bouger, avant de se rendre compte qu’il s’agissait à chaque fois d’un poisson.
- On y est ! annonça Peter au bout d’un moment.
Effectivement, ils étaient arrivés à la fosse au milieu de laquelle trônait la Palourdingue Dominante. Elle était exactement comme dans les souvenirs de Kelly : d’un gris argenté, des dimensions d’une petite maison, sillonnée de fines courbes. A sa base, des algues sombres et touffues, légèrement agitées par le courant, grimpaient sur elle comme des lierres. Autour d’elle, une multitude de Palourdingues plus petites recouvrait entièrement le sol et les parois de la fosse. Contrairement à ses congénères, la Dominante restait hermétiquement fermée, et muette. Maintenant, on savait pourquoi.
Ils descendirent avec une certaine fébrilité. Astrid et Peter se placèrent en hauteur, chacun d’un côté de la Palourdingue Dominante : ils firent signe à leurs deux cadettes de se tenir prêtes, le plus près possible de la bouche du grand coquillage. Quand chacun fut à son poste, ils marquèrent tous un moment d’arrêt, comme s’ils avaient tous senti le besoin de se poser, pour rassembler leurs pensées et leur courage, face à ce moment qu’ils avaient tant espéré, et qui en était intimidant. Kelly ferma même les yeux. La main serrée sur sa baguette, elle expira avec force, comme si son souffle avait pu évacuer son stress.
- Kelly, Mercedes… ? On peut y aller ? demanda Peter avec gravité.
- Oui, répondirent-elle d’une même voix blanche.
Enfin, Astrid pouvait lancer le sortilège qu’ils avaient mis des mois à trouver :
- Da mihi margaritam aut cibum !
Sa baguette magique vibra entre ses doigts, et une sorte de grand couteau à huître fantomatique en surgit. Sa lame blafarde s’enfonça dans la bouche de la Palourdingue Dominante : après de pénibles mouvements de levier qui la firent se courber dangereusement – Kelly redouta même qu’elle se casse - elle entrouvrit le coquillage géant. De grosses bulles d’airs s’en échappèrent. Cependant, comme ils l’avaient redouté, l’ouverture n’était pas assez grande pour laisser passer deux jeunes filles, ni même une seule. Peter réagit aussitôt : il fit tournoyer sa baguette magique, et il fit apparaître un gros grappin, relié par une épaisse chaîne, qui alla se fixer à la coque de la Palourdingue. Astrid fit de même de son côté. Faire s’écarter les deux parties du titanesque crustacé n’était pas chose aisée : les deux amoureux devaient prendre leurs baguettes à deux mains pour réussir à tirer petit à petit sur la chaîne… et enfin, dans un pénible bruit de grincement, le coquillage s’ouvrit en grand.
Alors, un grondement provenant de la Palourdingue se fit entendre. Et une fraction de seconde après, des ondes de choc sortirent de sa bouche, causant d’intenses remous dans l’eau qui firent reculer Kelly et Mercedes de plusieurs mètres, tandis qu’une voix grave, grasse et puissante comme le tonnerre explosa :
- C’EST QUOI LA DIFFÉRENCE ENTRE UN ENFANT ET UN POTEAU ? BAH LE POTEAU TU PEUX PAS L’ENCULER !
- Maintenant, les filles ! s’écria Peter une fois que les ondes de choc furent retombées. Vite !
Kelly et Mercedes se précipitèrent à l’intérieur de la gargantuesque Palourdingue. Elles se retrouvèrent dans un endroit sombre, plutôt inquiétant, entre deux hauts murs de coquille. Dans le creux, il y avait un impressionnant amas de chair blanche et jaune, molle et glutineuse. Kelly fut légèrement interpellée, car elle s’était attendue à ce que la Boule de Bernardo Curcumo trône au milieu de la vaste zone, soit visible au premier coup d’œil, mais ça n’était pas le cas. Il n’y avait donc plus qu’à chercher…
Kelly et Mercedes commencèrent à fouiller méticuleusement. Partout, dans les coins et recoins, elles guettaient toute trace ou indice qui suggéreraient la présence d’une sphère, des reflets ou des éclats de lumière par exemple. Elles soulevaient la chair de Palourdingue autant qu’elles le pouvaient, la tâtonnaient en quête d’un renflement, tâchant de surmonter leur répugnance (Meche détestait les fruits de mer). Les faisceaux de lumière au bout de leurs baguettes magiques paraissaient bien faibles dans ce grand espace, ce qui ne facilitait pas leur tâche. Il y avait maintenant un long moment qu’elles fouillaient, sans succès, et il leur semblait bien qu’elles avaient cherché partout dans la Palourdingue. Une pensée horrible commençait à flotter dans l’esprit de Kelly… la Boule de Curcumo n’était pas là. Elle devint fébrile : sa nervosité se trahissait même dans sa nage et ses gestes, qui étaient similairement raides et désordonnés. Elle revint plusieurs fois aux endroits qu’elle avait déjà inspectés, alors qu’elle savait pertinemment qu’il n’y avait rien, dans le vain espoir que quelque chose lui ait échappé…
Mercedes et elle s’arrêtèrent de fouiller presque en même temps. Elles se consultèrent du regard, sans avoir besoin de se dire un mot… elles partageaient le même affreux constat. A l’intérieur de la Palourdingue Dominante, il n’y avait aucune Relique. Rien de solide, aucun corps étranger. Elles faisaient fausse route. Depuis l’extérieur, la voix d’Astrid, écorchée par l’impatience et la colère, retentit :
- Mais qu’est-ce que vous foutez ? On va lâcher ! MAGNEZ-VOUS !
- Meche, il faut qu’on remonte ! renchérit Kelly. La Palourdingue va se refermer !
- Non… non, Kelly ! On ne peut pas remonter les mains vides…
- Qu’est-ce que tu veux qu’on ramène ? Allez, VITE !
Mais Mercedes ne bougea pas. Elle était trop perdue pour réagir. Kelly dut l’attraper par le bras et la tirer tandis qu’elle-même remontait aussi vite qu’elle pouvait. A peine furent-elles sorties que la bouche de la Palourdingue Dominante se referma aussi sec, dans un bruit assourdissant. Le pied droit de Mercedes, qui n’était qu’à quelques centimètres, faillit être réduit en bouillie. Les deux filles s’éloignèrent du coquillage géant, effrayées. Une fois à l’arrêt, Astrid et Peter les observèrent sous toutes les coutures, cherchant sans doute la Boule de Curcumo.
- Y’a… y’a rien ! lâcha Mercedes.
- Quoi ? s’écrièrent ensemble Astrid et Peter.
- La Boule n’est pas dans la Palourdingue ! dit Kelly. On a fouillé dans tous les recoins, il n’y a rien, même pas une perle, rien de rien !
- Mais… mais c’est impossible ! s’écria Astrid, dont les cheveux devenaient multicolores sous l’effet de la panique. Vous avez mal vu…
- On vous jure que c’est vrai. La Boule de Curcumo n’est pas là-dedans !
Un silence qui ne fut rompu que par des « Dis camion ! » ou des « Pleure, tu pisseras moins ! » des autres Palourdingues s’abattit. C’était la consternation parmi les quatre compagnons. Ils s’étaient plantés sur toute la ligne… eux qui avaient cru dur comme fer que Bernardo Curcumo avait confié sa Relique à la garde de la Palourdingue qui ne s’ouvrait jamais, et avaient entièrement pensé leur plan en ce sens, devaient repartir de zéro.
- Il faut qu’on parte d’ici ! s’écria Meche. Si on tarde trop, le Mégamorphe va se réveiller et on va se faire bouffer ! Tant pis, on reviendra une autre fois…
- On n’aura jamais une autre occasion comme celle-là ! répliqua Astrid d’une voix stridente. Il faut qu’on trouve la Boule ce soir ! Réfléchissez tous, où est-ce qu’elle pourrait être ? Qu’est-ce qui nous a échappé ?
Mais le stress et la panique empêchaient Kelly de se concentrer et réfléchir correctement. Comment pouvaient-ils trouver, ou même seulement lancer des hypothèses sur une autre cachette de la Boule en seulement quelques minutes, alors que l’OASIS avait mis des années à trouver celle-ci ? Non, la mission avait échoué… comment allaient-ils annoncer cela à leurs camarades ? Tout à coup, Peter poussa un hurlement de rage.
- Ça n’a pas de sens ! Ça n’a aucun putain de sens ! La Boule devait être dans la Palourdingue Dominante ! Il n’y a nulle part ailleurs où Curcumo aurait pu la cacher du Mégamorphe !
- Il faut croire que Curcumo lui-même n’a pas réussi à ouvrir la Palourdingue Dominante… dit Kelly d’une voix hésitante. Il s’est peut-être rabattu sur une autre...
- Alors le Mégamorphe a avalé la Relique il y a des siècles ! beugla Peter. Parce qu’il n’y a rien dans ce foutu Lac que cette saloperie n’ait essayé de bouf...
Il s’interrompit brutalement. Ses yeux bruns se baissèrent et se perdirent dans le vide, en proie au trouble. Déconcertées, les filles cherchèrent Peter du regard, en quête d’une explication quant à ce mutisme abrupt. Même les Palourdingues s’étaient tues : on n’entendait plus que le clapotis de l’eau du lac. Quand soudain, sans dire un mot, Peter fit volte-face, et nagea à toute vitesse vers la sortie de la fosse, ses pieds battant l’eau comme des castagnettes.
- Peter ?! Mais où tu vas ? cria Kelly, abasourdie.
- Chéri, reviens ! s’époumona Astrid.
Mais Peter ne se retourna pas : une fois qu’il eut remonté la fosse, il descendit en piqué derrière le mur de Palourdingues et disparut de leur champ de vision. Les trois filles se consultèrent du regard, puis se lancèrent à sa poursuite.
Mais elles n’eurent même pas le temps de sortir de la fosse : elles furent soudainement assaillies par une cohorte de créatures qui surgirent d’entre les Palourdingues. Les Strangulots étaient de retour. Avaient-ils perçu la panique du petit groupe, ou avaient-ils vu qu’il s’était dispersé, quoiqu’il en soit ils avaient sauté sur l’occasion de les attaquer. Kelly faillit vomir en sentant une nouvelle fois le contact répugnant des doigts d’un des démons sur sa cuisse.
- Petrificus Totalus ! formula-t-elle sans réfléchir.
Frappé par son Maléfice du Saucisson, le Strangulot s’immobilisa ; mais de fait, il ne lâcha pas la cuisse de Kelly, au contraire, son étreinte en fut renforcée. Kelly sentit sa jambe commencer à s’engourdir sous l’effet de la pression. Pestant contre sa propre bêtise, elle lança des sortilèges Repoustout pour contrer la charge d’une demi-douzaine d’autres Strangulots. Mais à peine parvenait-elle à en vaincre quelques-uns que des nouveaux surgissaient derrière eux. Ils paraissaient innombrables. Devant elle, Astrid fut sur le point de lancer un puissant sort écarlate, quand un Strangulot lui mordit cruellement le poignet : elle poussa un cri et lâcha sa baguette, et une autre créature la lui vola. Kelly se sentit défaillir : Astrid était la seule qui soit en mesure de neutraliser les bêtes aquatiques… et elle était désarmée !
- Peter ! Où tu... essaya-t-elle de hurler.
Mais ces mots restèrent coincés dans sa gorge qui venait d’être enserrée par d’autres doigts gluants. Estomaquée, Kelly voulut lui jeter un sort, mais un autre Strangulot lui attrapa aussitôt le poignet et lui fit une habile clé de bras. La baguette de Kelly n’était plus en mesure d’atteindre le moindre ennemi, et à présent il n’y avait plus un seul endroit de son corps qui n’avait pas été attrapé par les diablotins du lac. Elle ne pouvait même plus se débattre. Mercedes se défendait courageusement, mais ses traits de feu s’éteignaient beaucoup trop vite face à des Strangulots beaucoup trop rapides. Celui qui avait volé la baguette magique d’Astrid s’amusait à tourner autour de celle-ci en ricanant et en agitant ladite baguette sous son nez, pour la provoquer, tandis que ses semblables immobilisaient la préfète d’Ornithoryx. Malgré sa situation, Astrid, tellement en colère que ses cheveux étaient rouges sang, parvenait à le fusiller du regard et à proférer des menace d’une voix rauque. Mais au fond d’elle, elle savait que c’était des menaces en l’air... elles étaient impuissantes face à la légion de Strangulots… et les démons des eaux les tiraient vers le bas, pour les entraîner on ne sait où, et les noyer...
Soudain, le Strangulot qui étranglait Kelly fut frappé par une boule d’énergie orangée, et après avoir poussé un petit cri aigu, fut assommé. Elle eut à peine le temps de comprendre ce qui venait de se passer que deux autres bestioles furent fauchées exactement de la même manière. Kelly vit sur ses côtés que les Strangulots qui ceignaient Astrid et Meche étaient également frappés par ces maléfices venus d’en haut. Stupéfaite, elle leva la tête.
Peter avait reparu. Le regard flamboyant, il faisait tournoyer sa baguette au-dessus de sa tête, comme s’il avait tenu un grand lasso. Et de son extrémité jaillissait une myriade de ces petites sphères lumineuses qui fusaient vers les Strangulots dans un bruit sifflant. Ces petites horreurs tombaient comme des mouches à l’instant même où elles étaient frappées. Piaillant de rage, ils se rassemblèrent tous pour tenter un formidable assaut contre Peter… même ceux qui ligotaient les trois filles. L’erreur leur fut fatale : Astrid profita de la déconcentration générale pour reprendre sa baguette magique au Strangulot qui lui avait ravie. Aussitôt, elle poussa un grand rugissement et d’un revers, fit apparaître une nuée de poignards qui volèrent dans toutes les directions. Les Strangulots qui ne furent pas transpercés furent gravement blessés. Kelly et Meche, libérées elles aussi, se joignirent au combat. Les Strangulots finirent par battre en retraite, dans une tempête de couinements plaintifs. Tous les regards se tournèrent alors vers Peter. Dans son autre main, il tenait une sphère couleur jaune-vert, dont toute la surface était piquetée de petits points blancs qui scintillaient dans la pénombre des profondeurs du lac.
La Boule de Bernardo Curcumo.
Les trois filles se figèrent, estomaquées. Rayonnant, Peter expliqua :
- J’aurais dû comprendre ça dès le début. La Dominante, c’était une planque trop évidente ! Bernardo Curcumo a dû penser avec raison que les quidams seraient intrigués par une Palourdingue géante, et que ce serait le premier endroit où ils iraient fouiller. Mais il fallait tout de même quelque chose que le Mégamorphe ne cherche pas à ouvrir. Donc, quoi de mieux qu’une Palourdingue pourrie ? Il n’en mange pas, et même malades, elles ont toujours une espérance de vie de plusieurs milliers d’années, ça restait donc une cachette durable. Curcumo a donc caché sa Relique dans la plus petite Palourdingue verte...
Il désigna du doigt ladite palourde malade qu’il avait ouverte en grand, et dont la taille lui permettait tout juste d’accueillir la Boule.
- Et la voilà ! acheva Peter d’un air triomphal.
Kelly observa plus attentivement la Relique de Bernardo Curcumo. Elle avait à peu près les mêmes dimensions que les boules de cristal qu’on utilisait à l’école ; elle était d’un joli noir luisant, et les multiples étoiles qui y brillaient étaient autant de lumières d’espoir pour la suite de leur Quête. En la regardant, Kelly sentit une sorte d’énergie sauvage la gagner. Leur première Relique de Fondateur, celle qui leur permettrait de trouver les autres, la première étape vers leur révolution. Astrid et Meche ne détachaient pas non plus leur regard de la Boule… celui d’Astrid était même un tantinet malsain tant il était fixe et intense. Kelly se risqua à rompre la fascination générale :
- Bon, hum… Peter, bravo, tu as été génial ! Mais là, il faut qu’on s’en aille, on est déjà beaucoup trop en retard !
Kelly fut surprise de son propre ton péremptoire. Ses trois compagnons la regardèrent un bref instant d’un air tout aussi interloqué, mais ils acquiescèrent rapidement. Ils quittèrent sans le moindre regret la forêt des Palourdingues, et remontèrent en chandelle vers la surface. Comme à l’allée, Kelly devançait largement ses amis, d’autant plus qu’elle était à présent mue par l’euphorie d’avoir acquis la Boule de Curcumo.
Mais tout à coup, alors qu’elle était encore assez loin de la surface, l’oxygène autour de son nez et sa bouche disparut brutalement pour laisser place à l’eau du lac. Le sortilège Têtenbulle avait cessé de faire effet. Kelly voulut crier à Peter ou Astrid de lui relancer le sortilège, mais elle avala de l’eau en ouvrant la bouche. Elle s’étrangla. Abrutie par la douleur et la panique, elle renonça à demander de l’aide et monta aussi vite qu’elle le put en direction de la surface. Elle n’avait pas pu reprendre son souffle, faire de tels efforts dans ces conditions était épouvantable. Ses yeux étaient exorbités, ses poumons étaient comme charcutés, et son cerveau comme enserré dans des anneaux de métal. Chaque mouvement de brasse était une torture. Mais elle voyait l’ombre des chaloupes au-dessus d’elle… plus que quelques mètres…
Si elle était sortie de l’eau une seconde plus tard, Kelly se serait noyée. Elle en émergea avec la force et la vitesse d’une fusée. Alors, elle respira si bruyamment qu’on aurait pu l’entendre depuis le château. De l’air ! De l’air frais et pur, qui lui redonnait vie et qui l’arrachait à cet enfer sous-marin. Battant des bras, Kelly toussait, crachotait, ahanait. Elle était si sonnée qu’elle ne sentait même pas la pluie lui marteler la tête et ne remarqua pas qu’un orage s’était levé, et que des éclairs explosaient dans le ciel. Au milieu de ses halètements, elle entendit la voix de John lui crier :
- Kelly ! Vite, attrape ma main !
Kelly, la vision trouble, barbota maladroitement en direction de sa barque et tendit une main faiblarde : John l’attrapa et la hissa dans l’embarcation avec une force surprenante. L’air effaré, il serra une Kelly à moitié groggy dans ses bras. Toujours essoufflée, mais rassérénée, elle lui rendit son étreinte, qui était plus que bienvenue après une telle épreuve. Puis John la fit s’asseoir et l’aida à renfiler sa robe de sorcière, qui la réchauffa quelque peu.
- On était morts d’inquiétude, vous avez mis tellement de temps ! bredouilla-t-il. J’ai même failli plonger pour essayer de vous retrouver - et puis je me suis rappelé que j’avais peur de l’eau ! Qu’est-ce qui s’est passé pour que vous restiez autant sous l’eau ?
Kelly, après avoir nerveusement éclaté de rire, s’apprêta à lui raconter toutes les complications qu’ils avaient subi, quand elle entendit la voix de Mercedes crier :
- Hé ! Où est Tarung ?
Effectivement, la chaloupe des deux élèves de Becdeperroquet était complètement vide.
- Il s’est tiré ! s’écria Déborah, médusée. A un moment, il… il a sorti un balai volant qu’il avait planqué dans sa barque et il… il s’est envolé, sans dire un mot !
- Il s’est tiré ? répéta Meche, incrédule.
- On a rien compris, on lui a hurlé de revenir, on lui a demandé pourquoi il faisait ça, mais il ne s’est même pas retourné… dit Vladimir.
Mercedes se hissa péniblement toute seule dans son canot. Le regard de Kelly se perdit dans le vide. C’était donc pour ça que Tarung était arrivé bien en avance dans la crique souterraine… il avait pris soin de cacher un balai volant dans sa barque, pour pouvoir s’envoler à tout moment… mais comment avait-il pu...
- Il a fui, ce petit salaud ! rugit Astrid. Il nous a laissé tomber ! Il va le payer, je le jure !!
- Pour ça, faudrait déjà qu’on rentre… intervint John sur le ton de l’ironie.
- C’est vrai, approuva Peter. On perd pas de temps, on repart tout de s...
Mais il fut interrompu par un horrible geignement qui retentissait depuis la berge. Kelly sentit comme un poids tomber au creux de son estomac. Ils avaient mis trop de temps : le Balladur géant s’était réveillé. Les cordes qui le ligotaient, bien trop fines en comparaison de sa taille, rompirent à l’instant même où il redressa son énorme masse. Kelly entendit des détonations et vit des éclairs exploser de façon anarchique, désordonnée. Leurs compagnons tentaient courageusement de maîtriser le Mégamorphe avec la magie, mais aucun sortilège ne sembla lui causer quoi que ce soit : tous s’écrasaient ou rebondissaient contre son torse écailleux. La créature du lac brandit son imposante griffe, prêt à frapper. Parmi les cris et les exclamations de terreur, Kelly distingua très nettement la voix de Naomi. Prise de panique à son tour, elle faillit se jeter à l’eau et nager le plus vite possible pour venir à son secours… mais c’était inutile, totalement inutile...
Heureusement, le groupe de Pavel parvint à esquiver le puissant coup de patte, qui s’abattit dans la boue. Ils reculèrent prestement pour se mettre hors d’atteinte du monstre, sans trop de dommages. Mais le Mégamorphe se désintéressa très vite d’eux, car il avait aperçu les embarcations au loin, sur le lac. Par instinct, ou par un éclair de lucidité, il comprit apparemment que ces autres intrus dans la nuit étaient de mèche avec ceux qui l’avaient anesthésié sur la berge, et avaient commis quelque forfait sur son territoire. Son corps humide et ses grosses joues flasques furent alors agités de tremblements de colère. Puis il se cabra et fit un grand bond en avant. Kelly put l’apercevoir de son entier, sa longue queue bleue turquoise cinglant l’air, avant qu’il ne plonge dans le lac, causant un véritable raz-de-marée derrière lui. Il refit surface quelques secondes plus tard, et fonça vers le groupe de Peter à la vitesse d’un hors-bord, l’eau du lac se déchaînant à son passage. A nouveau, il beugla :
- JE VOUS DEMANDE DE VOUS ARRÊTEEEEEEER !
Les sept adolescents auraient eu toutes les raisons du monde de sauter à l’eau, ou de ramer comme des forcenés pour essayer tant bien que mal de gagner la rive du lac, d’échapper à la créature. Mais ils étaient dans une telle débandade qu’ils étaient comme englués dans leur misérables embarcations, incapables de prendre une décision. Comment avaient-ils pu ne pas envisager des imprévus ? Jamais ils n’avaient préparé quelque chose au cas où le Balladur se réveillerait avant qu’ils ne soient rentrés. La seule chose qu’ils purent faire, c’est sortir leurs baguettes magiques… mais à quoi leur serviraient leurs maigres maléfices de jeunes sorciers même pas sortis de l’école face à un monstre de cette taille ? Il n’était plus qu’à quelques mètres… il se cabrait, et les vagues qu’il déclenchait firent dangereusement tanguer les barques de l’OASIS… et à présent, il levait ses bras griffus vers le ciel, et Kelly et ses amis seraient bientôt broyés, et leurs corps iraient moisir au fond du Lago que vê longe...
Alors, un son que Kelly n’avait entendu qu’une fois à Lettockar retentit. Un bruit mécanique, comme celui d'un moteur, mêlé à une sorte de souffle. Le bruit d’un métro. Aussitôt, le Balladur géant s’immobilisa, comme s’il avait été frappé par un Maléfice du Saucisson. Son visage se décomposa : ses yeux s’écarquillèrent et roulèrent dans tous les sens et sa bouche s’ouvrit tellement grand qu’il faillit se briser les os de la mâchoire. Et, dans un gémissement plaintif, il bascula en arrière et replongea. Peu à peu, sa gigantesque ombre disparut dans les profondeurs du lac.
Le calme était brutalement revenu en cette nuit pluvieuse. Kelly, John, Peter, Astrid, Meche, Vladimir et Dominique tournèrent lentement la tête, dans un mouvement parfaitement synchronisé, vers l’endroit d’où était provenu le bruit de métro. Tarung Malhotra flottait dans les airs, à cheval sur un balai volant. Un éclair illumina son visage et montra qu’il souriait d’un air paisible, tandis qu’il brandissait le cor d’ivoire de Viagrid.