Lettockar, tome 2 : La Cour des Mirages

Chapitre 11 : Work hard, party harder

5360 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 30/03/2023 18:22


11. Work hard, party harder


Dans la nuit du 23 Décembre, Kelly avait fait un rêve. Elle y voyait les rues d’Edimburgh dans lesquelles ses parents l’emmenaient flâner à l’approche des fêtes. La vieille ville, le château, qui n’avait rien à envier à Lettockar. Le Princes Street Garden sous la neige et ses familles, comme la sienne, les bras chargés de sacs, de cartons et de boîtes. Les bruits des moteurs et des klaxons, les vieux airs qu’on entendait partout. Dans son rêve, les patineurs et les patineuses s’élançaient dans les airs, puis finissaient leur ballet sur… Des balais, et s’envolaient dans le ciel lourd, aux lumières chaudes des néons. Elle repensait à son rêve, en regardant par la fenêtre, en soufflant sur sa tasse de soupe de citrouille. Au loin, on entendait le crincrin de Martoni qui jouait Mendelssohn. Au-dehors, elle vit Madame Freyjard, emmitouflée dans un joli manteau beige, semer du sel devant l’entrée de l’école.

A Noël, le coffre en bois cracha les cadeaux des élèves de Dragondebronze. Papa et maman avaient envoyé à Kelly une boîte de son thé préféré, des friandises, et un très joli pull tout doux et tout chaud. Naomi ajouta à sa bibliothèque une très belle édition des dialogues de Platon, et John commença la sienne avec l’énorme livre de règles du jeu de rôle Donjons et Dragons, ainsi qu’une pile de comics des X-Men. En les voyant tout contents avec leurs ouvrages sous les bras, Kelly se disait quand même qu’elle avait de sacrés amis. Ça lui réchauffait le cœur de les voir aussi enthousiastes, presque insouciants. Les derniers contrôles du trimestre avaient eu lieu, et semblaient bien loin de leurs esprits, d’autant plus que Peter leur avait glissé en cachette un petit mot.


- Le 31, vous fatiguez pas trop au banquet, on en prépare une deuxième dans la Cour… Venez vers minuit, ça va être sympa.


Une fête avec les grands ! ça éclipsait largement le repas de Noël, où on avait notamment entendu Doubledose chanter, un peu allumé, « Gangsta’s paradise » de Coolio, qu’il semblait aimer passionnément. Cela aurait presque éclipsé celui du nouvel an également, s’il n’y avait eu cette mémorable intervention de Viagrid et McGonnadie...

Au soir du 31, comme à leur habitude, les professeurs se vautraient dans la débauche, face aux élèves qui relâchaient eux-mêmes la pression dans une fête qui apparaissait alors à Kelly comme une mascarade des plus cyniques. « Si seulement les profs étaient moins gonflants toute l’année… » Pensait-elle. Les membres de l’OASIS étaient dispatchés dans la Cantina Grande, en attendant un signal pour savoir quand ils pouvaient commencer à filer à l’anglaise. On vit, vers 23h, Grog s’éclipser aux toilettes pour aller « Dégueuler un bon coup », accompagné par Pavel. Lorsque le professeur revint, beurré comme un palet breton, son préfet n'était plus là. C’était le moment. Peter et Astrid s’éclipsèrent. Kelly, John et Naomi surveillaient les autres départs, de manière à ne pas attirer l’attention – même si le boxon régnait, on n’était jamais assez prudent. Il fallait laisser les autres partir un par un, pas tous en même temps… Kwaï et Deborah… Tarung… Oszike… Vladimir…


- Allons-y, proposa John.


Kelly et Naomi acquiescèrent. Le petit groupe se fraya un chemin parmi les concours de bièraubeurre-pong et autres jeux de la bouteille. Une fois sortis de la Cantina Grande, il fallait prier pour que les escaliers ne soient pas plus fous que d’habitude… Premier étage, check. Les élèves se faisaient de plus en plus rares. Arrivés au second, ils se cachèrent quelques minutes : madame Freyjard se promenait dans les couloirs et passait quelques coups de plumeaux sur des armures amorphes. Lorsqu’elle fut partie, ils se pressèrent de gagner le troisième étage. L’adrénaline montait : quoi que soit cette petite sauterie, ça allait être grandiose. Le parfum d’interdit les enivrait. Marche après marche, l’impatience grimpait. Mais arrivés au troisième, le son enroué d’un bandonéon les arrêta net.


C’était Viagrid qui faisait ses gammes. Le demi-ogre chancelait au beau milieu du couloir, laissant le tableau magique hors d’atteinte.


- La tuile ! lâcha Naomi.


- Il pouvait pas aller se rouler ailleurs, ce vieux cochon ? grogna Kelly.


- P… Pro… Poséidon !! brama Viagrid.


Une figure sinistre sortit des ténèbres. McGonnadie ! Lui-même semblait bien éméché et ne marchait pas tout à fait droit.


- Quoi ? grinça-t-il à l’intention du garde-chasse.


- Je crois que j’ai retrouvé. Je la fais en do majeur ! Prêt ? Un… Deux…


L’instrument couina une mélodie enfantine et un peu fausse. Puis les deux compères entamèrent une chanson qui resterait gravée dans les mémoires de Kelly, John et Naomi.


Un, deux, trois, trois p’tits japs

Trois vilains petits nippons,

L’autre nuit, sans un bruit

Ont fait crasher leur avion !

 

Sont allés à Pearl Harbor

Avec des fous à leur bord

Ont jeté des bombes dedans

Et ont mangé du riz blanc !

 

Un, deux, trois, trois p’tits japs…


- Mais quelle angoisse… chuchota John.


- Vous pensez qu’ils en ont encore pour longtemps ? demanda Naomi.


- Evitons de nous faire remarquer ! suggéra Kelly.


Les trois collégiens allèrent se planquer derrière un buste d’un illustre inconnu tandis que les deux ivrognes attaquaient le second couplet.


Déguisés en samouraïs,

Se battent à grands coups de saïs,

Coupent les Chinois comme du beurre

Et téléphonent au Führer !


- J’ai à moitié envie de pisser maintenant… pesta Kelly.


- Mais qu’est-ce qu’ils sont venus foutre au troisième ? demanda John.


- En plus, les toilettes sont de l’autre côté… ajouta Naomi. J’espère qu’ils ont bientôt fini de chanter…


- T’appelles ça chanter ? grimaça John.


Soudain, les trois amis se retournèrent vers une jeune fille qui arrivait par l’escalier : c’était Mercedes. Elle marchait à pas de loup. En la voyant arriver, John lui fit un grand signe pour l’inviter à la discrétion. Ils échangèrent des regards tendus. En marchant sur des œufs, elle partit rejoindre le petit groupe, en faisant bien attention à ne pas se faire remarquer…


Hop les voilà repartis,

Direction Nagasaki

Et le dernier qui est rentré

A retrouvé ses potes en gelée !

 

Un, deux, trois, trois p’tits japs

Trois vilains petits nippons,

L’autre nuit, sans un bruit

Ont fait crasher leur aviooooon !


Les deux monstres finirent leur comptine raciste sur une note miraculeusement harmonieuse. Mercedes avait réussi à rejoindre ses camarades. Les deux « mélomanes » semblaient ne pas l’avoir remarquée. Sur une suggestion de McGonnadie, ils s’en retournèrent à la Cantina Grande, car cette chanson lui avait donné des envies de sushis. Ils ne firent pas attention aux enfants et descendirent d’un pas lourd tandis que Viagrid improvisait des notes sur son bandonéon asthmatique. Une fois qu’ils furent éloignés, Kelly se pressa d’aller pisser, et enfin, la voie était libre pour passer de l’autre côté du tableau, tous les quatre.

Ils furent accueillis par de grandes acclamations de la part des camarades déjà présents. De fortes odeurs exotiques étranges et enivrantes tamisaient l’endroit. Des espèces de feux follets de toutes les couleurs dansaient dans la pièce, donnant au lieu une touche presque psychédélique. Un genre de gramophone à cinq ouïes projetait une musique démente, où des incantations païennes étaient scandées sur des rythmes électroniques, le tout mélangé à des harmonies insaisissables…


- T’aimes bien ? demanda, très enthousiaste, Peter à Kelly. C’est Willy Wicca & the Nightmare Factory, un groupe de WizarDub londonien, les gars sont des fous !...


- C’est… Dingue, admit Kelly. J’avais jamais entendu ça avant.


- C’est stylé, clama John, émerveillé par l’atmosphère unique de la contre-soirée.


Naomi, tout simplement ébaubie, à la limite du scandale, rougissait presque et n’osait pas commenter. Elle avait vraiment l’impression de braver un interdit.


- Tiens, il faut aussi que vous testiez ça, ça va vous changer de la biéraubeurre, leur dit Pavel en leur servant dans des gobelets une mixture tirée d’un chaudron, qu’il versait à grands coups de louche.


- C’est quoi ? demanda Naomi, un peu circonspecte en reniflant le breuvage.


- Un cocktail de mon invention, triompha Pavel. Du Valo-Rhum de Saint-Domingue, un peu de Litchi-Kawa japonais, un léééger soupçon de suc de coquelicoke pour relever le tout. J’ai appelé ça le « Ping-Ponch à la Pavel ». Attention c’est traître !


- J’en re, reveux bien, d’ailleurs, lança Vladimir, déjà bien allumé, en tendant son gobelet à Peter.


« Pas étonnant que le chouchou de Grog soit calé en mixture », se dit Kelly en portant son verre de ping-ponch à ses lèvres. A la première gorgée, elle sentit un goût sucré la traverser de part en part, comme si un rayon de lumière était parti de sa langue jusqu’à l’extrémité de ses doigts. A ce moment précis, le gramophone cracha un formidable solo de guitare magique qui alternait graves et aigus. C’était incroyable.

John grimaça, dégoûté légèrement par le goût amer-sucré du litchi-kawa, mais se contenta de dire que « C’est du brutal ». Naomi semblait apprécier ; son gobelet à la main, elle partit engager la discussion avec Tarung et Oszike. Enfin, Dominique fit son apparition. Ses vêtements étaient incroyables : une espèce de chemisier dont les motifs dansaient au rythme de la musique. On l’accueillit à bras ouverts : l’OASIS était au complet. Peter invita celles et ceux qui le voulaient à danser, alors qu’une nouvelle chanson diaboliquement rythmée s’était lancée.

Ça faisait longtemps que Kelly n’avait pas autant eu envie de danser, depuis qu’elle était allée avec Moumoune (surnom de Maureen Thompson, une amie moldu) et leurs familles voir Paul McCartney au Earls Count, en 1993. Ainsi soit-il, c’était son adolescence à elle maintenant, et pour danser, il suffit de se laisser aller. John faisait n’importe quoi pour amuser la galerie, prenait des poses insolites et faisait des mouvements burlesques plus ou moins en rythme. Cela faisait éclater de rire Naomi, qui elle-même commençait à se décoincer. La douzaine d’ados se déhancha au son du morceau « Valqueerie », treize minutes de chant énochien à l’ambiance sabbatique. Dominique jetait ses bras en l’air, tandis que Kwaï, les genoux pliés, agitait frénétiquement sa tête dans tous les sens. Peter, Astrid et Pavel se lançaient dans un remake d’une scène de danse d’un vieux film français en noir et blanc. Les corps se frôlaient, Kelly valsait d’une cavalière à l’autre, sa tête tournait comme une toupie et se balançait comme un pendule. Elle finit par s’affaler entre les bras de John, puis Naomi vint se joindre à ce câlin, tandis que le morceau touchait à sa fin, sur des notes de mandoline korrigane qui tournaient en boucle, en boucle, en boucle… Quand Kelly rouvrit les yeux, elle constata que Mercedes et Deborah avaient rejoint l’étreinte. Tout le monde éclata de rire et Kelly alla se resservir un godet.

Tandis qu’une nouvelle chanson se lançait, Kelly se versa une généreuse louchée de ponch, puis en proposa à Dominique, qui passa près d’elle.


- Merci !


- De rien ! Tchin ! dit-elle en trinquant. Tu passes une bonne soirée ?


- Oh oui, chaque année c’est de mieux en mieux même. Parce qu’on est plus nombreux aussi. Plus on est de fous !...


- Ça fait longtemps que tu es à l’OASIS ?


- Deux ans ouais, c’est Peter, Pavel et Astrid qui étaient venu me proposer, je crois que j’avais eu une embrouille avec Grog… A l’époque on était encore en train de chercher c’était quoi exactement les quatre reliques. Tu arrives après la partie chiante !


Kelly rit. Dominique lui faisait une drôle d’impression : elle l’avait toujours perçue comme une personne plutôt timide et distante, et en même temps une espèce de je-m’en-foutisme assez inspirant.


- Et tu viens d’où ? lui demanda Kelly.


- Alors je viens du Larzac, en France. Mes parents étaient deux gros babos, le genre hippie, « altermondialiste », je sais pas si vous avez ça au Royaume-Uni ?


- Euh, en Ecosse, on a surtout des indépendantistes, je sais pas si c’est pareil ?


- Haha, je vois le genre, rigola Dominique. Ça me rappelle les occupations qu’on avait fait en Bretagne quand j’avais genre 6 ans… C’était folklorique.


- Tes parents ont bien pris que tu étais une sorcière ?


- Ouais, de toute façon mes parents ils ont toujours été cools avec moi. Bon, ‘fallait les suivre aussi, mais genre ils ont tout fait pour que je me fasse pas mutiler à la naissance. Et ça c’est quand même cool on va pas se mentir !


- Mutiler ? suffoqua Kelly. Mais pourquoi ?


- En fait je suis né avec des attributs féminins et masculins. En général quand les toubibs voient ça ils te charcutent direct. Mes parents s’y sont opposés et m’ont élevé en me protégeant un peu de ça aussi. J’ai été scolarisée à la maison. C’est pour ça que Lettockar c’est bizarre pour moi aussi…


- Ah… Du coup t’es à la fois garçon et fille ? demanda Kelly timidement.


- Voilà. « Intersexe » ça s’appelle. Mes parents disaient « enfant des étoiles ». Putain de hippies…


Kelly remarqua que Peter, qui écoutait distraitement la conversation, avait la tête dans les nuages, un air un peu triste. Astrid, derrière lui, passa ses deux bras autour de son corps. Il lui posa les mains sur ses cuisses et poussa un petit soupir nostalgique.


- Et du coup, tu préfères qu’on dise « il » ou « elle » ? demanda Kelly à Dominique.


- Moi en général je dis « iel ». En principe, ça colle avec tout.


- « Iel » ?... Barf, ça marchera jamais… maugréa Kwaï qui passa entre les deux pour se resservir du Ping-Ponch.


- Et toi, ça va avec tes vieux ? demanda Dominique à Kelly, indifférent.e à la remarque de Kwaï.


- Oh oui, très bien. Mon père a été impressionné quand Dumbledore est venu leur annoncer que j’étais une sorcière. Je croyais que c’était un des plus beaux jours de ma vie… avant que je déboule ici !


- Moi, quand madame Maxime est arrivée, mes parents avaient les yeux écarquillés, mais ils étaient trop heureux.


- Madame Maxime ?


- La directrice de l’école française de sorcellerie. Elle est plus grande que Doubledose !


- J’espère qu’elle est plus supportable aussi ! pouffa ironiquement Kelly.


Peter et Astrid se câlinaient dans un fauteuil défoncé, tandis que Pavel et Mercedes cuisinaient ensemble des mini-pizzas pour la suite de la soirée. John et Naomi avaient fini autour d’une table avec Oszike et Kwaï, à qui Tarung expliquait les règles du cul-de-chouette version sorcier. Kelly, qui chancelait un rien, se dit que c’était quand même plus facile de comprendre l’intersexuation de Dominique. Elle se lança donc dans une discussion ubuesque avec ce-tte dernier-e et Deborah sur le meilleur film Disney, et quel genre de films les Moldus feraient s’ils découvraient l’existence des sorciers.


- En parlant de films, vous avez déjà vu ceux du professeur Morgana ? demanda Deborah avec un petit air malin.


- Ewww, je veux même pas y penser ! répondit Kelly, en se rappelant que sa prof d’astronomie avait eu un passif dans le ciné de charme.


- T’as quand même pas été regardé ça ? demanda Dominique en s’affalant sur un pouf.


- En fait, c’est pas le contenu qui m’intéressait, répondit tranquillement Deborah en faisant passer le plat de mini pizzas. Vous avez déjà vu des revues de sorcier avec leurs images animées ?


- J’ai risqué mon cul pour aller taper le journal de Grog ! s’exclama Kelly. Deborah croqua dans sa pizza et ajouta avec un petit sourire :


- Eh bien, imaginez ce que ça donne quand les sorciers font des films.


- ça donne quoi ? demanda Kelly avec intérêt.


- Apparemment, les films des sorciers sont des espèces de projection en trois dimensions, dit Dominique. Un peu comme ce qu’on a vu lors du match de…


S’apercevant qu’elle avait touché un point sensible de Kelly, Dominique s’arrêta net. Kelly fit un petit signe de la main pour lui signifier que ce n’était pas grave. Elle se tourna vers Deborah et lui demanda :


- Mais du coup, t’as vraiment vu un film avec Morgana ?...


- Juste un petit bout… admit-elle en rougissant. Il reste de la pizza ?


La conversation alla bon train encore un moment, jusqu’à ce que Dominique s’endorme tranquillement sur son pouf. Les motifs dansants de son costume ressemblaient désormais à des petites vagues qui suivaient son ronflement calme. John et Naomi, après n’avoir rien pigé au cul-de-chouette, mais s’étant néanmoins bien diverti, rejoignirent Kelly en ouvrant un paquet de chips, qu’ils se partagèrent. Mercedes alla se coucher après avoir fait un gros câlin à Pavel. Deborah, Oszike et Kwaï se partagèrent le plus grand canapé et s’amortissaient doucement.

Peter, en sortant sa blague à tabac, jugea le moment opportun pour rouler un gros spliff. Il commença à moudre de la magichanvre et l’émietter dans son six-feuilles, sous les yeux avides d’Astrid. Pavel finit de débarrasser les plats et assiettes, puis s’enfonça dans un fauteuil qui restait, bien content également de finir la soirée sur un petit joint. Une fois porté à ses lèvres, Peter fit apparaître une flammèche du bout de sa baguette et prit une bonne bouffée, puis tendit le joint à sa chère et tendre, qui tira une latte. Pavel tendit la main, Astrid passa le joint et c’est lorsqu’il tira dessus qu’il se souvint de la présence de Kelly, Naomi et John. Alors il eut la présence d’esprit de leur demander si ça ne les dérangeait pas qu’ils fument devant eux.


- Peuh, tu plaisantes ? Pas du tout ! asséna Kelly avec une assurance surjouée.


- J’en ai vu d’autres chez mon cousin ! ajouta John.


- Je peux essayer ? demanda Naomi en tendant son bras.


Kelly et John la regardèrent avec des yeux ronds.


- Ben quoi ? demanda cette dernière en prenant le joint, c’est pour pas mourir idiote !


- Oh l’autre, dit carrément que c’est pour la science ! ricana John.


Naomi crapota un peu, toussa un peu, puis expira longuement. Tout le monde la regardait avec intérêt et amusement. Elle reporta le joint à sa bouche et recommença, d’un geste plus maîtrisé. Elle tira une longue latte et cracha des volutes dans un soupir relâché.


- Eh, laisse-nous en la miss ! blagua Pavel.


- Il m’en reste, le rasséréna Astrid. Comment tu te sens ma petite ?


- … Détendue, dit Naomi après un petit silence. Tiens, Johnny, essaye.


John rougit un peu, puis regarda l’assemblée d’un tour de tête circulaire. Enfin, il tira un peu sur le joint et se cacha la tête entre les jambes pour tousser.


- Ooooh c’est pas de l’herbe moldue ça ! dit-il, une petite larme aux yeux.


- Vas-y passe ! ordonna Kelly, qui elle non plus ne voulut pas mourir idiote.


Kelly n’avait jamais connu que les cigarettes en chocolat. En prenant le gros cône artisanal, elle pensa une seconde aux microbes qu’elle partagerait avec tous les autres. Elle le tint comme une plume dans un premier temps, puis elle ouvrit la main pour le porter à ses lèvres. Le goût du tabac était acre et lui tira la gorge, mais celui du magichanvre était plus étonnant, à mi-chemin entre l’odeur du muguet et le clou de girofle. Elle sentit ses muscles se relâcher, et en même temps, comme si son cerveau se faisait masser par des grosses pognes fermes mais délicates. Elle ferma les yeux, inspira, expira, eut un petit sourire et passa le joint à Peter, qui souriait de même. Pavel et Astrid applaudirent un peu, et tout le petit monde trinqua un godet de ping-ponch.

Les minutes passèrent dans un silence doux. Peter roula un deuxième joint quand il eut fini le premier. Naomi sombrait à moitié dans le sommeil, sa tête reposée sur le torse de John, complètement amorti lui aussi. Kelly brisa le silence en s’adressant à Pavel.


- Vous avez l’air proches, toi et Mercedes ?


- La petite Meche ? dit Pavel en souriant. Elle est tellement adorable. Quand on s’est rencontré, elle était hyper complexée par son poids, tout le monde lui en foutait plein la gueule à longueur de temps. Alors je l’ai un peu aidé à se défendre et à prendre confiance en elle, p’tit chat. Je pense que je suis une espèce de… De grand frère pour elle, ouais. Je l’aime comme ma propre sœur.


- T’as de la famille ? demanda Kelly.


Pavel passa du sourire au soupir, les yeux tristes et la mine basse. Peter lui passa le joint. Il prit une inspiration avant de répondre à Kelly, qui craignait avoir commis une indiscrétion.


- Tu vois ce que c’est le nazisme ?


- Bien sûr, répondit Kelly, interloquée.


- Chez mes parents, il y a un autel dédié à Adolf Hitler. Je déconne pas. Mes parents sont des néo-nazis. Des vrais de vrais. Ma sœur et mes deux frères sont complètement à fond dans leur délire. Race pure, espace vital, millénaire… Tout ce que tu veux.


Peter et Astrid regardaient leurs pieds. Ils avaient déjà entendu cette histoire, et semblaient en être très affectés eux aussi. Kelly était interdite. Elle risqua une autre question.


- Et comment ça s’est passé quand ils ont su que… Tu étais un sorcier ?


- C’est le fonctionnaire du ministère polonais qui est venu me voir. Il avait l’air plus gêné que mes parents quand il a vu l’ambiance à la maison. Mes parents savaient que j’étais bizarre. Une semaine avant, je me rappelle même avoir eu une discussion avec mon père, il croyait que j’étais « pédé ». Il s’entendrait bien avec Grog, ajouta Pavel avec un petit ricanement ironique.


Kelly buvait les paroles de Pavel et sentait la tristesse et l’amertume l’envahir. Elle se ratatinait petit à petit sur son fauteuil en pensant à sa famille à elle. Elle se sentait privilégiée.


- Alors quand le type du ministère est venu, tout le monde a compris, ajouta Pavel. J’ai eu hyper peur de la réaction de mes vieux, j’avais trop mal au ventre. Quand il est reparti… Le gars du ministère, hein, pas mon vieux… Quand il est reparti, mon père m’a plus lâché avec ça. Il est dans ses trucs de facho fasciné par l’occulte, les runes et autres conneries… Lui et ma mère ont l’impression d’avoir accouché d’un « surhomme ». Rien que ça… Depuis je passe le plus clair de mon temps hors de chez moi quand je rentre « à la maison »… Si on peut appeler ça une maison… Je supporte plus cet endroit. Dès que j’ai mes ASPIC je me tire. A jamais.


Astrid prit la main de Pavel un bref instant. Peter lui donna une tape amicale sur l’épaule. Pavel, sans les regarder, sourit un peu. Puis il se tourna vers Kelly.


- Et toi, ça s’est passé comment avec tes vieux quand ils ont su ?


- …Très bien, dit Kelly, morte de gêne.


- Mais c’est tant mieux Kelly ! rit Pavel. C’est pas un concours, t’inquiète !


- Tu sais où on s’est connu, moi et Astrid ? ajouta Peter.


- Heu ?... Au chemin de Traviole, c’est ça ? répondit Kelly, étonnée de la question de Peter.


- A l’orphelinat du Chemin de Traviole, plus précisément répondit Astrid. J’ai perdu mes parents quand j’étais encore toute petite. C’est là-bas que j’ai rencontré Peter, qui, lui, avait été abandonné à sa naissance. On a survécu, je dis bien survécu là-bas, avec les autres orphelins et orphelines. C’était une autre enfance un peu spéciale…


- Mais j’avais pas réalisé à quel point elle était belle avant l’école, dit Peter en prenant le menton de son aimée.


Les deux s’embrassèrent tendrement. Puis Peter glissa sa tête contre le cœur d’Astrid, qui se mit à jouer avec les dreads de son amoureux. Ses cheveux à elle étaient devenus jaunes comme un beau soleil d’été. Elle reprit son histoire.


- Quand on est arrivé à Lettockar, on a ressenti la même chose que tout le monde. D’abord très excités à l’idée de développer notre potentiel, et même, juste, comprendre ce qu’on avait toujours eu en nous, la magie, quoi… Et dès les premières heures, puis les premiers jours, puis les premiers mois, la déception. La méga déception.


- Moi qui croyais que la bêtise et la haine avaient pas lieu d’être chez les sorciers… ajouta à son tour Pavel. J’ai déchanté aussi. En fait, j’ai vu ce que je voyais tous les jours chez moi, mais avec des baguettes magiques. Pas vraiment mieux.


Il tendit la main vers Kelly, qui fit tourner le joint. Elle dit à Astrid :


- Du coup, toi et Peter, vous vous connaissiez d’avant, comment vous avez rencontré Pavel ?


- Ah, l’anecdote est marrante, répondit Pavel, tandis que Peter était trop stone pour commenter. C’était quand on était en fin de première année, après les exams, le préfet de Dragondebronze, un gros fayot qui s’appelait Kazuki, avait offert un jeu d’échec façon sorcier à McGonnadie. Il avait accepté, mais on l’avait entendu dire qu’il en avait, je cite : « rien à foutre des japonais et de leurs compliments ». Du coup il avait laissé son jeu en plan au beau milieu de la Cantina Grande. On a fait une partie, Peter et moi, et c’est là qu’on a appris à se connaître. Dès la rentrée suivante, on a formé l’OASIS.


- Oui, enfin, à l’époque on savait pas encore qu’on irait chercher des reliques, corrigea Astrid entre deux baisers sur le front de Peter. Mais on a commencé notre petite rébellion. J’avais déjà repéré pas mal de couloirs secrets dès ma première année… Et j’ai fini par trouver celui-là.


- Tu as déniché beaucoup de planques comme celle-là ? demanda Naomi, à moitié endormie.


- Je connais 117 passages secrets et autres recoins du château, se vanta Astrid, les cheveux virant à l’orange pétant. J’ai résolu l’énigme du tableau du premier coup, ce qui m’a d’ailleurs valu une retenue : j’avais raté un cours de potion. Est-ce que je regrette ? Absolument pas.


- Vieux trou de balle de Grog… commenta Pavel en piquant une chips à Naomi.


- Vous êtes pas encore couchés, vous ? dit une voix féminine depuis le sofa.


C’était Oszike qui s’était réveillée. Elle avait toujours Kwaï qui dormait à sa gauche et Dominique à sa droite. Les petites lucioles multicolores continuaient de danser autour des petits jeunes, mais il n’y avait plus de musique, et ça ressemblait en effet bien à une fin de soirée. Alors, Pavel eut une idée.


- Eh, Oszi, tu nous chanterais pas une berceuse ?


- Va chier… répondit-elle en souriant.


- Oh si, allez ! s’enthousiasma Astrid, tandis que Peter commençait à ronfler, la tête sur son sein.


- Si vous chantez « Douce nuit », je quitte le groupe, marmonna John, pas loin de s’endormir également.


- C’est pas des blagues, Oszi elle chante en chorale, même ! dit Pavel, l’air malicieux.


- Une vraie enfant de chœur ! blagua Astrid.


- Mais allez tous chier ! répondit Oszike en riant.


- J’aimerais bien t’entendre, dit doucement Naomi.


- Grave, acquiesça Kelly.


Oszi soupira, voyant qu’elle n’avait plus d’échappatoire. Alors, elle entonna d’une voix claire et douce comme une flûte Imagine de John Lennon. Tout le petit auditoire l’écoutait calmement, l’émotion vive et les yeux rougis. Les petites lucioles multicolores continuaient de danser, donnant à la scène des accents féériques. Rien n’interrompait le chant lumineux de la jeune hongroise, et même Peter cessa de ronfler pour relever doucement la tête et profiter du récital, un large sourire aux lèvres. Kelly ne savait plus distinguer si elle était éveillée ou si elle rêvait déjà. Lorsque la chanson fut finie, Oszike regarda les autres avant de s’étouffer d’un rire timide, le visage écarlate.

Kelly commença à applaudir, suivie de John et Naomi, Astrid, Pavel et Peter. Ce dernier se releva et invita Astrid à aller s’allonger un peu à l’écart des autres. Les tourtereaux saluèrent leurs camarades et s’éclipsèrent. Pavel se leva également et amena des couvertures et des coussins pour Kelly, John et Naomi. Oszike en prit un également. Tous le remercièrent avant de se laisser aller à un sommeil réparateur, tandis que Pavel rappela les petites lucioles dans un bocal avant de le refermer. Puis il s’étira, attrapa un édredon et s’allongea à son tour. Le sommeil ne tarda pas à le trouver.

Il flottait sur la Cour des Mirages une ambiance de calme et de triomphe. Il était certain que si cette compagnie menait ses combats comme elle faisait la fête, elle aurait bientôt d’autant plus à célébrer.


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