Lettockar, tome 1 : la honte des écoles
Chapitre 19 : Les sept jours les plus longs
5358 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 29/04/2022 09:12
19. Les sept jours les plus longs
Kelly ouvrait les yeux. Acte dérisoire qui lui demandait pourtant un effort considérable. Elle s’entendit gémir de douleur, avant de se rendre compte qu’elle était allongée dans un lit. Elle se trouvait dans un lieu blanc et flou qui sentait le désinfectant… et juste au-dessus d’elle, le visage d’une femme, également flou, mais dont elle distinguait l’expression douce et bienveillante…
- Maman ? dit Kelly compulsivement.
Sa voix était incroyablement pâteuse. La femme gloussa. Kelly distingua de longs cheveux blonds qui semblaient flotter tout seuls...
- Non, c’est pas Maman, non ! dit-elle d’une voix suave.
- Madame Freyjard ! s’exclama Kelly, une fois que sa vision se fut complètement rétablie.
- Oh, Kelly, je suis si soulagée que tu ailles bien… on peut dire que vous nous avez fait une belle frayeur ! Piégées dans un incendie de cette taille… quelle folie !
La concierge s’assit sur le bord du lit et caressa doucement la tête de Kelly. Celle-ci ressentit alors une étrange impression de contentement. La main de la Vélane semblait dégager naturellement une espèce de magie réconfortante. Kelly balaya des yeux l’endroit où elle se trouvait. Elle était dans l’infirmerie de Lettockar… d’un regard, elle interrogea Madame Freyjard sur ce qui s’était passé.
- J’étais dans la Cantina Grande quand ça s’est produit, expliqua-t-elle. La Kagoule avait renversé les tables et désossé les armures après le repas, et j’étais descendue remettre un peu d’ordre. Alors j’ai entendu des détonations, et ensuite, des éclats de lumière qui provenaient des serres. Et au moment même où je suis sortie pour voir ce qui se passait, la n°1 a pris feu. Tu ne peux pas savoir à quel point j’ai eu peur… je ne pouvais rien faire toute seule… alors j’ai couru réveiller Viagrid… il a foncé vers la serre, et moi je suis allé chercher les autres professeurs pour qu’ils éteignent le feu. Quand nous sommes arrivés, Viagrid vous avait tirées de là, ton amie et toi.
Madame Freyjard désigna le lit juste à côté de Kelly. Elle tourna la tête. Martoni y était allongée exactement comme elle, inconsciente.
- C’est pas mon amie, grommela-t-elle.
- Oui, excuse-moi, le mot est mal choisi, admit Madame Freyjard avec un pâle sourire. Quoiqu’il en soit, nous vous avons transportées tout de suite à l’infirmerie, et l’incendie a été maîtrisé au bout d’une heure.
- Comment elle va, Martoni ? s’enquit Kelly à voix basse et légèrement à contrecœur.
- Elle va s’en remettre, mais elle a été salement intoxiquée, tout comme toi. Elle a repris conscience il y a une heure ou deux, mais quand je suis revenue, elle s’était rendormie. Enfin… vous êtes sauves, c’est tout ce qui compte.
Kelly regarda par la fenêtre. De là, elle pouvait apercevoir les serres. Il était encore très tôt. Des badauds s’arrêtaient autour de la ruine noirâtre qui se tenait à la place de la serre n°1. Kelly ferma les yeux, le visage crispé. Elle était morte de honte. Elle n’avait jamais souhaité causer un tel désastre... simplement régler ses comptes avec Martoni… était-ce ainsi que se finissaient les duels de sorciers ? Elle savait que non, que c’était elle qui avait foiré. Elle se sentait sale… mais en rouvrant les yeux, elle vit que Madame Freyjard la contemplait avec une immense tendresse. Alors, Kelly tomba dans les bras de la concierge. Celle-ci lui rendit son étreinte avec chaleur.
- Madame Freyjard… bredouilla Kelly, merci de nous avoir aidées... j’ai été... tellement stupide… sans votre interv...
- Chuuuut… du calme, Kelly. C’était un accident. Ça ne sert à rien de te faire du mal. L’important c’est que tu ailles bien.
Kelly desserra peu à peu son étreinte. Puis elle demanda :
- Dites… est-ce que… vous pourriez me rendre service ? J’aimerais voir mes amis… John Ebay et Naomi Jane, vous voyez ?
Mais Madame Freyjard, loin d’acquiescer aimablement, perdit d’un coup son sourire. Son visage s’assombrit. Lorsqu’elle parla, elle le fit d’une voix lente et contrite. Manifestement, ce qu’elle lui annonçait lui était douloureux.
- Je… suis désolée, Kelly, mais j’ai d’autres instructions : comme tu es réveillée, je dois aller chercher les directeurs de maison…
- Oh non, pas eux ! gémit Kelly.
- Nous sommes là. Merci, Madame Freyjard.
Les deux femmes se retournèrent. Les professeurs Grog, Fistwick et McGonnadie venaient d’entrer dans l’infirmerie, la mine sombre. Kelly sentit aussitôt un frisson glacé lui parcourir l’échine. Madame Freyjard se leva du lit. En se dirigeant vers la sortie, elle passa juste à côté de McGonnadie. Kelly l’entendit alors chuchoter d’une voix ferme :
- Elle a déjà été assez punie, professeur. Elle a failli mourir asphyxiée…
- Je vous ai déjà dit que ce n’était pas à vous d’en décider, répliqua sèchement McGonnadie.
Impuissante, Madame Freyjard lança un dernier regard compatissant à Kelly, puis sortit de l’infirmerie. Les trois professeurs se placèrent devant son lit et la toisèrent avec le même regard acéré. Elle se tassa sur elle-même : elle avait l’impression de se retrouver dans un tribunal. McGonnadie s’éclaircit la gorge et débuta :
- Kelly Powder, l’heure est grave. Tu t’es conduite d’une façon aussi honteuse qu’inconsciente. Non contente de détruire d’inestimables plantes, tu as failli causer ta mort et celle de ta camarade de classe. Étant celle qui a lancé le maléfice qui a enflammé la serre, tu portes la responsabilité de ce désastre...
Kelly sentit son estomac se tordre. Comment étaient-ils au courant ? Le duel de sorcières s’était pourtant déroulé à l’abri de tout regard, et cela s’était fini en telle catastrophe qu’il paraissait impossible d’en connaître des détails aussi précis. En temps normal, elle répugnait à mentir, mais au vu de ce qu’elle risquait, elle joua la carte de la prévenue accusée sans fondement :
- Comment ça ? s’écria-t-elle d’une voix outragée. Qu’est-ce qui vous permet de dire que c’est moi qui ait mis le feu ? C’est n’importe quoi !
- Pas la peine de monter sur tes grands hippogriffes, Powder : Giovanna-Paola Martoni nous a tout raconté, fulmina Fistwick. De fait, nous savons aussi que c’est toi qui a eu l’idée de ce duel dans la s…
- Hein ? coupa Kelly, offusquée par la légèreté de cet argument. Et vous la croyez juste parce qu’elle vous l’a dit ? Ça suffit pas ! Qu’est-ce qui vous prouve qu’elle vous dit la vérité ?
- On le sait, c’est tout, répondit Grog d’une voix douce en caressant distraitement sa bague moche à l’index.
- Non mais attendez, j’ai le droit de vous donner ma version !
McGonnadie soupira, exaspéré. Il tendit la main en direction de Fistwick et marmonna :
- Très bien, tu l’auras voulu. Fistule ? La baguette de mademoiselle Powder, je te prie.
Fistwick afficha un air ouvertement irrité, et saisit la baguette magique de Kelly, qui avait été posée sur le petit meuble de chevet à côté de son lit. Il la tendit à McGonnadie : celui-ci la mit bout à bout contre la sienne et murmura :
- Prior Incanto.
De la baguette de Kelly jaillit alors une fumerolle fantomatique qui prit la forme d’une flamme, réplique miniature mais fidèle d’un sortilège de Feu… le dernier sortilège qu’elle avait lancé. Kelly blêmit très nettement. Elle se creusa vainement la tête pour trouver une explication, mais aucune n’aurait été un tant soit peu recevable. McGonnadie fit disparaître la flamme factice et rangea sa propre baguette magique. Kelly comprit que Fistwick, toujours privé de la sienne, était profondément vexé de n’avoir pas pu faire cette manœuvre lui-même. Grog, pour sa part, ricana et lança :
- Et ouais, Powder, les baguettes, c’est pas comme les meufs au plumard : ça ne ment pas.
- Bien, dit Fistwick, maintenant que ta culpabilité a été prouvée… le chef d’établissement étant absent, c’est nous, les quatre directeurs de maisons, qui avons décidé de ton sort….
- Les quatre ? s’étonna Kelly. Mais vous n’êtes pas tous là…
- Euh… techniquement, si, répondit Grog.
Il désigna du pouce un lit derrière lui. Kelly jeta un œil et émit une exclamation : le professeur Pourrave y était allongé en étoile de mer, les bras pendant dans le vide, aussi inconscient que Martoni.
- Il est dans cet état depuis qu’il a vu ses plantations réduites en cendres, expliqua McGonnadie en réponse à l’air ahuri de Kelly. J’espère pour toi qu’il ne va pas trop tarder à se réveiller…
Kelly retroussa les lèvres et détourna son regard de Pourrave. Elle n’ajouta rien au sujet du duel avec Martoni. Confondue par la preuve incontestable fournie par sa propre baguette, elle savait que même si elle argumentait comme quoi tout ceci était un accident, et qu’elle n’avait pas voulu que son sort dégénère, ça ne changerait rien à la sanction des professeurs. De plus, sa tentative de raconter une fausse version de l’affaire aggravait son cas. Kelly serra les plis de sa couverture entre ses doigts et dit dans un soupir :
- Bon ben… je vais aller préparer mes affaires...
- Pardon ?
- J’imagine que je suis renvoyée ? dit-elle d’une voix qu’elle échoua à garder ferme et stoïque. J’ai plus qu’à faire ma valise…
- Renvoyée ? Allons allons, Kelly, démentit McGonnadie avec un sourire, à Lettockar, on ne vire pas quelqu’un pour de la magie qui est partie en sucette. C’est pas vraiment dans les mœurs de la maison, vois-tu…
Kelly fut désarçonnée, mais profondément soulagée. Il était vrai qu’après que le professeur de sortilèges ait déclenché une inondation dans le château, l’incendie provoqué par leur affrontement n’avait rien d’extraordinaire. Elle aurait d’ailleurs parié que le sourire que lui adressa Fistwick à ce moment-là était un sourire complice.
- Mais on a bien l’intention de te remettre à ta place dans les règles de l’art, ma cocotte, intervint Grog. Madame Freyjard a pris ta défense pendant que tu pionçais, mais notre légendaire clémence a ses limites. Dès que tu sortiras de l’infirmerie, ta punition débutera. Après délibération, on a statué que tu écoperais d’une semaine.
- Une semaine de retenue ? glapit Kelly. Mais professeur, on a les examens qui approchent…
- De retenue ? la coupa Fistwick. Non, tu as mal compris, jeune sotte : tu vas faire une semaine de cachot.
Kelly sentit son estomac devenir incroyablement lourd, et entendit un bourdonnement grave dans ses oreilles. « De cachot ?? » s’écria-t-elle dans sa tête. Non, non, c’était du bluff ! Une telle punition n’existait pas… Elle regarda un à un McGonnadie, Fistwick et Grog, mais pas un ne perdit son sérieux, n’éclata d’un rire sardonique avant de lui annoncer que c’était une plaisanterie. Ils lui disaient l’entière vérité. Kelly voulut protester d’un air aussi horrifié que scandalisé, mais ses mots restèrent coincés dans sa gorge, obstruée par la terreur. McGonnadie, qui faisait nonchalamment tourner la baguette de Kelly entre ses doigts, ajouta :
- J’espère que tu ressens toute la honte qui s’impose : ça faisait vingt ans que ce châtiment d’un autre âge n’avait pas été appliqué. Mais en y réfléchissant, il est assez logique : quoi de mieux qu’une semaine au frigo pour t’apprendre à ne pas jouer avec le feu ?
Très fier de sa petite boutade, il échangea un regard entendu avec ses deux amis. Puis, les trois sorciers sortirent, sans ajouter un mot et sans un regard pour Kelly. La respiration de cette dernière s’accéléra et s’alourdit, rompant le silence morbide de l’infirmerie. En proie à la panique, elle voulut jeter un sortilège, n’importe lequel, pour se calmer, mais elle se rappela que McGonnadie avait gardé sa baguette. Alors elle se laissa tomber dans son lit, les yeux exorbités. Sa tête roula lentement sur le côté, et ses yeux se posèrent sur le lit voisin.
Dans son « sommeil », Martoni souriait.
Deux heures plus tard, Madame Patatchaude, l’infirmière, décréta que Kelly pouvait sortir de l’infirmerie. Celle-ci eut beau prétendre, avec un espoir dénué de sens, qu’elle se sentait encore faible, personne ne la crut, et ce fut Viagrid qui vint la chercher. Il l’emmena à travers les couloirs et les escaliers, en direction du sous-sol. Kelly se débattit tout au long du chemin, le garde-chasse devait la soulever par le collet pour la faire avancer. Kelly, au bord de l’hystérie, criait :
- Non ! J’irai pas, j’irai pas !
- Un peu que tu vas y aller, maudite merdeuse ! rugit le garde-chasse. A coup de bottes dans l’oignon, s’il le faut !
Quelques instants plus tard, Kelly était conduite et enfermée dans une cellule sombre et humide, équipée d’un lit spartiate, dur et étroit, et d’un tabouret rongé par les termites. La jeune fixa regarda avec horreur l’endroit sordide, tandis que dans son dos, le bruit grinçant de la clef rouillée de Viagrid tournant dans la serrure lui faisait l’effet d’un coup de couteau.
- Ça m’fait plus mal qu’à toi ! lui dit Viagrid par-dessus son épaule tout en s’éloignant.
Les torches du couloir s’éteignirent, ne laissant plus que la malheureuse chandelle dans la seule cellule occupée. Kelly tomba à genoux, sur les dalles humides et bosselées, les mains crispées autour de sa tête. Elle aurait voulu hurler… mais qui l’aurait entendue, ici ?
Une semaine… Kelly dépérit ainsi pendant une semaine, dans une obscurité à peine brisée par la lumière chétive de sa misérable chandelle. Dans une pièce glaciale même en été, où l’ennui la rendait folle, avec à peine quelques mètres carrés pour tourner en rond et sans rien pour ne serait-ce que penser à quelque chose d’autre qu’à l’horreur de sa situation. Elle ne portait guère de chaîne au pied comme ça aurait pu être le cas, mais elle se sentait tout aussi immobilisée. Ici-bas, chaque heure, chaque minute, chaque seconde paraissait hypertrophiée, et durait tellement plus longtemps que même lors des moments les plus mortellement ennuyeux de la vie quotidienne. Elle passait ses journées à attendre qu’elle tombe de sommeil, et ainsi gagner rien que quelques heures où elle ne ressentirait pas son calvaire...
Plus abominable encore que l’humiliation qu’elle ressentait de subir cette punition abjecte, était la solitude… le nombre de contacts humains qu’elle avait était dérisoire : le deuxième jour, Madame Freyjard vint lui apporter une nouvelle couverture, plus chaude que celle toute moisie dans laquelle elle avait grelotté toute la première nuit. Et Naomi et John – qui avaient eu la grandeur de ne pas lui reprocher de ne pas les avoir écoutés lorsqu’ils avaient voulu la dissuader de faire ce combat - avaient obtenu des professeurs qu’ils soient ceux qui lui apportent sa nourriture, ce qui leur permettaient de se voir quelques minutes par jour. Mais du reste, personne ne venait la voir, ou même ne passait par là… pas un camarade, pas un adulte, et même pas un fantôme, car le couloir des cachots avait été enchanté pour que les spectres ne puissent pas s’y introduire. La seule chose qui rompait le silence morbide qui régnait en ces lieux, c’était la Kagoule qui courait dans tous les sens en gémissant, et venait parfois pour regarder Kelly d’un air bête ou pour jouer du carillon avec les barreaux de sa cellule à l’aide d’os de Cocatris. Naomi profitait de ses venues pour apporter à Kelly une copie de ses cours, car le fait qu’elle soit en détention ne changeait rien au fait qu’elle passerait ses examens à la fin du mois. Elle était tellement abattue que même les cours lui apportaient du réconfort, au beau milieu de ses lamentations.
Pourquoi ? Pourquoi avait-elle eu une idée aussi débile ? Pourquoi avait-elle absolument tenu à livrer ce duel avec Martoni ? Elle avait déjà failli mourir, empoisonnée par les gaz et les vapeurs avant d’être dévorée par les flammes. Et maintenant, elle moisissait dans un cachot moyenâgeux, dans les ténèbres, comme un vulgaire voleur de chaudrons. Et rien, aucune excuse qu’elle se cherchait, aucune circonstance qui aurait pu relativiser la situation, ne vint contredire le fait objectif que tout était de sa faute. Elle avait voulu ce combat, en dépit des avertissements de ses deux meilleurs amis. Elle s’était attirée elle-même ce malheur. Et tout ça pour le plaisir de moucher sa rivale une bonne fois pour toutes, avant de changer d’école… Mais ce duel, elle ne l’avait ni gagné ni perdu. Elle n’avait rien accompli, ne s’était rien prouvée… tout ça pour rien. Les ruines de la serre n°1, les traces de brûlures dans le parc du château, portaient la marque de sa sottise, de son orgueil et son entêtement. Dans le fond de sa cellule, elle se jura de ne plus jamais se laisser dicter sa conduite par sa haine.
- Courage, Kelly. Demain, tout ça ne sera plus qu’un mauvais souvenir, lui dit Naomi la veille de sa libération.
Elle était venue encore une fois lui apporter sa nourriture – du porridge réchauffé. Bizarrement, John n’était pas là, et pourtant, Naomi paraissait très gaie. Assise à côté de Kelly, elle lui serrait l’épaule avec bienveillance. Kelly trouvait une telle bonne humeur un peu étrange pour le simple fait que son incarcération prenait fin. Elle-même, bien qu’elle ait attendu sa libération à chaque instant passé dans ce cachot, n’était guère enthousiaste. Entre deux cuillerées machinales de son plat sans saveur, Kelly soupira et commenta d’une voix atone :
- Je crois que ce qui me bouffe le plus, c’est de me retrouver face à Martoni… j’imagine déjà son expression satisfaite sur sa tête de rongeur… maintenant que j’y pense, c’est bizarre qu’elle soit pas déjà venue me narguer durant ma détention…
- Madame Freyjard m’a dit que McGonnadie le lui a interdit, expliqua Naomi. C’était sa… « punition » à elle pour avoir accepté ton duel.
Kelly lâcha un rire sans joie. Elle acheva son triste repas sans un mot, et rendit son écuelle à Naomi. Celle-ci se leva, mais au lieu de quitter le cachot, elle resta juste en face de Kelly. A présent, son expression trahissait une certaine excitation, comme si elle attendait que quelque chose se déclenche.
- Qu’est-ce que t’as, Mimi ? grogna Kelly. Qu’est-ce qui te rend si joyeuse ?
- Ah, là là… mais quand est-ce qu’elle va s’en rendre compte ? soupira Naomi d’une voix songeuse.
- Me rendre compte de quoi ?
- Que quand tu sortiras, il faudra vraiment que tu te laves les cheveux.
Kelly sursauta en entendant cette voix qui provenait de son épaule. Elle baissa la tête et écarquilla les yeux. C’était John, miniaturisé, assis tranquillement, qui lui souriait tout en balançant nonchalamment ses jambes dans le vide. Kelly étouffa une exclamation. Le sourire de Naomi s’élargit et elle lui chuchota d’une voix exaltée :
- Et oui Kelly, la potion de Rétrécissement est prête.
John, qui était à présent grand comme une souris, afficha un air extrêmement satisfait. Il se releva tranquillement sur l’épaule de Kelly, puis sortit sa baguette magique, également miniaturisée. Il créa une auréole scintillante autour de sa tête avec et psalmodia d’une voix pompeuse :
- Ameeeeeen, c’est moi ton ange d’épaule !
- Toi, un ange ? répliqua Kelly en riant. C’est une de tes meilleures, celle-là !
- Arrête de me critiquer et écoute mes conseils à la place ! Fais ceci, fais pas ça, bla bla bla bla...
Kelly se sentit renaître. Rarement une apparition de John lui avait procuré un tel bonheur. Elle se rendit compte que durant toute sa punition, elle était tellement démoralisée qu’elle n’avait pensé à aucun moment à leur pentacle dans les catacombes. A présent, plus rien ne s’opposait à l’accomplissement de leur projet. Absolument ravie, elle frotta tendrement sa joue contre le petit lutin qui sautillait sur son épaule. Naomi avait raison : tout ça ne serait plus qu’un mauvais souvenir. En fait, bientôt, ce serait toute cette année qui ne serait plus qu’un mauvais souvenir.
Kelly fut donc libérée par Viagrid le lendemain, un vendredi. Lorsqu’elle sortit de sa cellule, elle la fixa longuement du regard, pour imprégner fermement sa mémoire de cet horrible épisode, et se promettre de tout faire pour ne jamais y retourner. Lorsqu’elle regagna la surface, le hall, les couloirs et la salle commune lui parurent soudainement magnifiques et extraordinairement lumineux. Une ambiance très studieuse régnait dans le château, car bientôt auraient lieu les BUSE pour les cinquième année et les ASPIC pour les septième. Doubledose était de retour et s’assurait en permanence que tout file doux. La baguette de Kelly lui fut restituée avant son premier cours, à savoir la botanique : elle était d’ailleurs persuadée que Pourrave allait la détester pour avoir ravagé une de ses serres, mais lorsqu’elle se présenta à lui, le professeur lui dit « bonjour, Kenzie ! » d’un air sincèrement débonnaire. Apparemment, cette affaire était déjà sortie de sa mémoire.
Kelly fut très touchée par la gentillesse de la plupart de ses camarades de Dragondebronze, qui l’accueillirent chaleureusement. Gudrun, Ludmilla, Huffö, Milosz et Maria lui souhaitèrent bon retour, s’excusèrent de n’avoir pas pu lui adresser un mot de soutien durant cette terrible semaine, et assurèrent qu’ils avaient tous trouvé cette punition disproportionnée pour un accident. En revanche, Stephen Borntobewaïld resta complètement indifférent, et Martoni ne cessait de l’assassiner du regard. On sentait qu’elle mourrait d’envie de provoquer Kelly, de déverser sa bile sur elle et d’ironiser sur sa semaine en cul de basse-fosse, mais elle n’aurait pas osé contrevenir aux instructions de son cher McGonnadie, même pour empoisonner celle qu’elle haïssait.
Peu importait à Kelly : rien n’entamait sa bonne humeur, car tout était prêt pour la ruée vers Poudlard. Elle avait vraiment hâte de revoir le professeur Dumbledore, d’entendre sa voix et de le voir lui sourire avec sa bienveillance naturelle. Et elle n’avait aucun doute sur le fait qu’il accepterait sur-le-champ de les intégrer dans son école. Il n’y avait plus que la date qui faisait débat. Naomi, consciencieuse en toutes circonstances, voulait qu’ils aient d’abord passé les examens de première année, mais Kelly et John craignaient que cela ne repousse à trop tard leur départ. Après de longues discussions, ils convinrent de partir après avoir terminé les cours.
Le jour promis arriva le 24 juin au soir. Cette fois, il n’y avait pas seulement les cinquième et septième années qui étaient tendus : dans deux jours débutaient les examens des autres classes. Kelly, John et Naomi s’étaient dits que lorsque leur entreprise aurait réussi, lorsque le professeur Dumbledore les aurait inscrits tous les trois à Poudlard, ils n’auraient plus qu’à revenir à Lettockar le dimanche pour régler quelques affaires. Au besoin, ils passeraient leurs examens dans la honte des écoles : l’important, désormais, c’était qu’ils aillent à Poudlard pour leur deuxième année jusqu’à la septième. Lors du repas du soir, John, Kelly et Naomi partirent très tôt, silencieux et inexpressifs. Il y avait énormément d’allées et venues dans la Cantina Grande : des élèves rongés par le stress interrompaient brutalement leur repas pour aller jeter un coup d’œil à leurs livres de cours. De fait, personne ne remarqua que trois première année sortaient de table un peu tôt. Une fois hors de la salle de banquet, ils s’arrêtèrent brusquement. Viagrid était penché devant le tableau des Nouvelles Officielles de Lettockar et écrivait quelque chose : mais cela lui demandait une telle concentration qu’il aurait été bien incapable s’apercevoir que trois petits fripons se glissaient vers le couloir sombre où se trouvait l’entrée des catacombes.
Tout le long de l’allée, Kelly, John et Naomi ne cessèrent de jeter des regards en arrière pour vérifier qu’ils n’étaient pas suivis. Ils pénétrèrent dans les entrailles du château, une fois de plus, mais cette fois-ci avait un goût bien particulier. Kelly sentait l’adrénaline s’intensifier au fur et à mesure qu’elle descendait les marches, toujours aussi dangereuses et humides. En bas, le pentacle de Naomi les attendait, impeccablement tracé : il brillait à présent d’une faible lumière semblable à celle du vortex. Naomi les fit se placer chacun en face de la portion du cercle qui leur correspondait. Les trois compagnons se firent tous une petite entaille au bout de leur index et, toujours conformément aux instructions de Naomi, firent tomber quelques gouttes de sang sur le pourtour du dessin. Le pentacle se mit à fumer et à grésiller légèrement. Puis, des lettres rouges se dessinèrent toutes seules, et les mots « KELLY POWDER » se formèrent petit à petit. En bas des deux autres tiers du cercle apparaissaient « JOHN EBAY » et « NAOMI JANE ». Enfin. Le pentacle leur obéissait.
Kelly regarda tout autour d’elle. Joe le Troué n’était pas là, ce soir… c’était dommage, lui qui s’était beaucoup intéressé à leur portail vers Poudlard, il aurait sans doute beaucoup aimé les voir partir après tout ce temps.
John sortit fièrement une gourde de sa poche. Il en but une gorgée, et eut tout juste le temps de la donner à Naomi avant de commencer à rapetisser. Elle imita John à la lettre, et ensuite vint le tour de Kelly. La potion de Rétrécissement avait un goût de soupe aux petits pois beaucoup trop cuite. Elle eut alors la curieuse impression de se rétracter sur elle-même. Elle s’affaissait, maigrissait, petit à petit, et chaque élément de décor tout autour d’elle grandissait, semblait s’élever dans les airs. Même en s’y étant préparée, la sensation était vraiment étrange. Tout se stoppa quand les trois jeunes sorciers ne mesurèrent plus qu’une dizaine de centimètres. Ils se regardèrent les uns les autres, satisfaits mais néanmoins un peu mal à l’aise – ils avaient tous hâte de retrouver leur vraie taille. Ils récupérèrent leurs minuscules baguettes magiques tombées au sol, et s’avancèrent vers le centre du pentacle, qui paraissait à présent aussi vaste que le terrain de la maison de Kelly. Mais le plus alléchant était le trou lumineux dans le sol, qui pouvait à présent les accueillir tous les trois.
- J’espère quand même qu’on va atterrir dans un endroit sûr, déclara Kelly.
Elle fut surprise d’entendre qu’elle avait conservé sa voix normale. Inconsciemment, elle s’était imaginée que maintenant qu’ils étaient minuscules, leurs voix allaient toutes devenir beaucoup plus aiguës.
- Bah en toute logique, on devrait arriver au milieu d’un terrain de Quidditch, non ? dit Naomi. Puisque c’est un Vif d’Or qui est passé par là...
- Oui, c’est sûr. Bon, et bien...
Les mots n’étaient plus nécessaires. Kelly sentait son rythme cardiaque s’accélérer et le sang lui battre les tempes. Pendant un instant, elle hésita. Si jamais les choses tournaient mal… si jamais ils n’arrivaient pas à Poudlard, mais au milieu de nulle part… Peut-être valait-il mieux laisser tomber ?Peut-être valait-il mieux attendre que les effets de la potion prennent fin, et qu’ils remontent se coucher en faisant comme si de rien n’était ? Kelly pesta contre elle-même. Pourquoi fallait-il que ça soit à cet instant précis, alors qu’ils touchaient au but, qu’elle hésite ? Et puisque le portail sentait ses émotions, il risquait de ne pas s’ouvrir si elle était trop irrésolue… elle releva alors les yeux vers Naomi et John. En voyant ses amis à ses côtés, soudés dans leur envie de connaître une école meilleure, elle regagna confiance. Ils se firent un simple signe de tête anxieux mais déterminé… et sautèrent tous les trois à pieds joints dans le vortex tourbillonnant.
Ils furent alors projetés dans une sorte de long couloir blanc émaillé de petites traces bleues ciel. Ils flottaient comme des fantômes, avançaient tous seuls, poussés par une force invisible et intangible. Tout autour d’eux s’élevait un bruit qui mêlait le souffle du vent et le tintement d’un carillon. Ils n’avaient pas besoin de faire le moindre mouvement. A leur passage, de fines traînées de lumière dorée ondulaient furtivement sur les parois du corridor magique. Le petit manège dura plusieurs minutes, au point que l’inquiétude s’installa chez les apprentis sorciers : est-ce qu’ils allaient seulement quelque part ? Mais tout à coup, ils remontèrent en chandelle. Ils virent alors une sorte de point sombre apparaître au loin, particulièrement flagrant au beau milieu de cet endroit si lumineux. Il grossit à vue d’œil, et le bruit de rafale s’intensifia au fur et à mesure qu’ils en approchaient. Et, alors qu’ils n’étaient plus qu’à deux pas du cercle noir qui était à présent aussi grand que le trou des catacombes de Lettockar, ils se sentirent puissamment propulsés vers le haut, et ils franchirent la sortie du vortex.