Lettockar, tome 1 : la honte des écoles

Chapitre 20 : La coupe est pleine

6240 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 06/05/2022 09:22

20. La coupe est pleine


Ils auraient dû arriver sur un terrain plat, dans un stade ceinturé de tribunes vides, tapissé d’une pelouse humide et impeccablement tondue ; dans un endroit désert et paisible, éclairé par la lune, où ils auraient pu respirer un air frais et qu’ils auraient pu traverser sans problème. A la place, Naomi, Kelly et John se retrouvèrent dans un endroit obscur, presque sordide, extrêmement dense. Ils étaient entourés de haies sombres et touffues, hautes de facilement six mètres. Même s’ils avaient eu leur taille normale, ils les auraient trouvées gigantesques, alors maintenant qu’ils n’étaient pas plus grands que des brins d’herbes, ils avaient l’impression d’être au milieu de montagnes végétales, qui plongeaient toute la zone dans une pénombre inquiétante.


- On devait pas atterrir au milieu d’un terrain de Quidditch ? interrogea John.


- Ben si…


- Alors depuis quand un terrain de Quidditch, ça ressemble à un gros tas de haies disposées à la zob ?


Personne n’eut aucune réponse. De toute manière, avant d’établir quoi que ce soit, ils durent d’abord attendre que les effets de la potion de Rétrécissement se dissipent. Quand ils eurent retrouvé leur taille normale, ils s’efforcèrent de comprendre où ils se trouvaient. Toutes ces haies serpentaient et se croisaient, formant un enchevêtrements de voies et de chemins partant dans tous les sens. Rien que là où ils se trouvaient, ils avaient le choix entre quatre directions.


- On est peut-être dans le parc de Poudlard ? dit Kelly sans trop de conviction.


- Ça m’étonnerait qu’un parc soit un tel bordel… ou alors on aurait mieux fait de rester à Lettockar ! commenta John avec un rire jaune.


- Non… on dirait plutôt qu’on est dans un labyrinthe… marmonna Naomi.


- Mais qu’est-ce que ça fout ici ?


Aucun d’entre eux n’en avait la moindre idée. Kelly jeta un regard derrière elle. De ce côté du passage, le trou lumineux du vortex n’était pas visible, elle ne pouvait même pas repérer d’où ils étaient sortis. Le doute s’instillait en elle. Est-ce qu’ils étaient seulement à Poudlard ?


- Bon, euh… déjà, il faut qu’on sorte d’ici, après on avisera, décréta-t-elle timidement.


- Et sinon, comment ça se fait qu’il fait nuit noire ? Je sais bien que le climat en Angleterre, c’est pas le même qu’au Portugal, mais quand même...


Kelly n’avait pas remarqué qu’il paraissait être beaucoup plus tard que lorsqu’ils étaient partis, où le soleil se couchait à peine…


- Peut-être que le temps ne s’écoule pas de la même manière dans le vortex… supposa Naomi après réflexion. Si ça se trouve, plusieurs heures sont passées dans le monde réel. En tout cas, c’est la seule explication que je vois.


Kelly et John acquiescèrent. Puis, le regard de tous se tourna vers l’une des sorties dans les haies. Ils ignoraient si c’était celle-là qu’il fallait emprunter, mais il fallait bien commencer quelque part. Ils s’y engouffrèrent donc avec autant d’hésitation que d’appréhension. S’ils avaient regardé derrière eux à ce moment-là, ils auraient vu qu’une grosse forme sombre à huit pattes les observait au loin et emprunta un couloir parallèle…


Il rencontrèrent un premier croisement, partant dans deux directions. Ils prirent à gauche, mais tombèrent sur un cul-de-sac et rebroussèrent chemin. Le sentier de droite les emmena plus loin, mais il arrivèrent à un autre carrefour. Sans avoir la moindre idée de ce qu’ils faisaient, ils avancèrent tout droit. Ils progressèrent ainsi, difficilement et sans assurance. Eux qui n’apprendraient de sortilèges d’orientation que bien plus tard et qui n’avaient même pas de quoi dessiner un plan, ils ne pouvaient qu’avancer au hasard en se reposant sur leur seule mémoire à chaque fois qu’ils devaient revenir sur leur pas. Kelly développa rapidement une puissante aversion pour les croisements, devant lesquels ils étaient systématiquement obligés de s’arrêter pour examiner les alentours et décider de la direction à prendre. L’un d’eux fut l’objet d’un début de crise de nerfs des trois compères, il commença à y avoir des mots… lorsqu’ils s’aperçurent qu’ils n’étaient pas seuls.


Une créature hybride les contemplait. Elle avait le corps d’un lion, avec de grosse pattes griffues et une longue queue qui se balançait paresseusement ; quant à sa tête, c’était celle d’une femme. C’était un sphinx. Allongé confortablement, les pattes croisées, il leur barrait le chemin. Il hocha lentement la tête, et dévisagea les nouveaux venus d’un regard intrigué.


- Voilà qui est curieux, on m’avait pourtant dit qu’il n’y aurait que quatre personnes ici… marmonna-t-il d’une voix grave et mélodieuse.


Ah tiens, il pouvait parler…


- S’il vous plaît, ne dites à personne que vous nous avez vus ! l’implora Naomi.


- Cela n’est pas dans mes attributions, répondit le sphinx avec bienveillance.


- OK, alors on peut passer ? demanda fermement Kelly.


- Non, à moins que vous ne sachiez résoudre mon énigme. Si vous répondez correctement, je vous laisserai passer ; si vous donnez une mauvaise réponse, je vous attaquerai férocement ; enfin, si vous ne dites rien, je vous laisserai repartir sans dommage dans la direction opposée.


Il y eut un silence. Kelly ragea intérieurement. Comme s’ils avaient le temps de jouer aux devinettes ! Alors, John s’avança, et fit une courageuse tentative :


- Allez Mère Fourras, y’a pas un moyen de s’arranger ? demanda-t-il en hochant la tête. Genre, tu nous laisses passer, et on te paye un truc plus tard... ? Un gros steak... ?


Le sphinx haussa un sourcil impérieux. Mortifié, John voulut faire semblant de rire, mais il n’émit qu’un gargouillement pitoyable. Sans même prendre la peine de répondre à la question idiote, la créature récita alors une charade :


Durant mon premier s’accouplent les mammifères.

Les deux femmes et deux hommes de mon deuxième firent chanter toute la Suède avant la terre entière.

Mon troisième n’est qu’à moitié sénile, et, plaisanterie funeste,

Certains disent de mon tout qu’il fut la seule nourriture des peuples du bloc de l’Est !


Les trois amis s’échangèrent un regard mal assuré.


- On peut peut-être la contourner… chuchota John en montrant le sentier qui allait vers la droite.


- A mon avis, si ce sphinx se trouve ici, c’est pas un hasard, argua Naomi aussi bas que lui, c’est que le chemin qu’il garde est celui qu’il faut prendre.


- Bon, bah on répond alors...


- Euh… vous pouvez répéter ? demanda Kelly au sphinx.


La créature cilla, et récita plus lentement son énigme. Kelly, Naomi et John lui demandèrent de la répéter encore deux fois pour l’avoir bien en tête, puis ils se réunirent un peu à l’écart pour la résoudre ensemble.


- Le moment où les mammifères se reproduisent, c’est peut-être le printemps… avança John.


- Non, c’est trop long pour une charade, objecta Kelly.


- Le troisième est à « moitié sénile »… répéta pensivement Naomi.


- Ma grand-mère ? proposa John.


- Ça m’étonnerait…


John et Naomi avaient du mal à se concentrer tant d’autres questions se bousculaient dans leurs têtes. Y avait-il un temps imparti ? Le sphinx allait-il les attaquer s’ils tardaient trop à répondre ? En revanche, Kelly avait des idées. Elle ne trouvait pas la réponse au premier indice, par contre, cette histoire de quatre personnes qui faisaient chanter les suédois… cela lui rappelait un groupe que sa mère écoutait souvent… Quant au troisième… à tous les coups, il y avait un piège dans l’énigme. Souvent, dans les charades, il fallait chercher du côté des synonymes du mot, plutôt que son application dans la réalité.


Et la soi-disant nourriture préférée des peuples du bloc de l’Est...


- Rutabaga ! s’exclama Kelly.


Le sphinx sourit, l’air radieux, puis bondit avec grâce sur le côté pour laisser passer le trio. Naomi et John regardèrent Kelly d’un air médusé. Très fière de sa réussite, elle leur fit signe de la suivre.


- Okay, tu nous expliques ? demanda aussitôt John alors qu’ils reprenaient leur progression dans le labyrinthe.


- La période d’accouplement, c’est « rut ». Les deux suédoises et suédois, c’est ABBA ! Et à moitié sénile, c’est à moitié « gaga », donc « ga ». Rut-ABBA-ga ! 


- Ah ouais ! s’exclama Naomi. Bravo Kelly !


- En effet, félicitations ! renchérit John, médusé. Sérieusement, la « nourriture du bloc de l’Est »... j’aurais jamais deviné.


- Euh… moi non plus, j’ai trouvé la solution avec les autres indices, dit Kelly en rosissant.


Elle aurait préféré se baigner toute nue dans le Lac Caca d’Oie en compagnie du Mégamorphe que d’avouer qu’elle avait aussi résolu l’énigme en se souvenant d’une blague du professeur McGonnadie.


Ils se remirent à arpenter les couloirs alambiqués, en reprenant un peu espoir. Peut-être que résoudre l’énigme du sphinx suffirait à les faire sortir de ce dédale. Après plusieurs virages, ils se heurtèrent au plus vaste cul-de-sac qu’ils aient vu jusque-là. Ils firent volte-face pour retourner à la dernière bifurcation… quand soudain, une chose monstrueuse surgit au détour d’un couloir. Une araignée géante, de la taille d’un camion, au corps noir couvert de longs poils rêches et aux pattes épaisses comme des poutres. Elle n’avait pas l’air au meilleur de sa forme : sa démarche était gauche et laborieuse, comme si elle avait subi de mauvais traitements il y a peu. Mais quand elle se trouva devant trois très jeunes sorciers, elle se hérissa et émit des cliquètements hostiles.


- Mais c’est quoi cette horreur ? glapit Kelly.


- Une… une A… crocro.. bégayait Naomi.


- Ah non, c’est pas un croco, non ! s’exclama John.


- John, c’est nul ! lança Kelly.


- Une Acromentule ! parvint enfin à dire Naomi.


Les traits de Kelly étaient tordus par l’épouvante. Peu importe comment on appelait cette araignée géante, la seule chose qui lui occupait l’esprit, c’était le fait qu’ils étaient pour elle trois friandises particulièrement alléchantes. L’« Acromentule » gratta le sol de ses pattes avant, y creusant de profondes tranchées presque parallèles.


- Cette fois c’est confirmé, on est pas sur un terrain de Quidditch ! commenta John.


L’araignée émit une espèce de feulement, et chargea. Kelly, John et Naomi coururent vers elle en longeant la haie, pour essayer de la contourner et s’enfuir. Mais l’Acromentule était bien trop grande et ne pouvait être esquivée. D’un coup d’une de ses pattes arrière, elle envoya John valdinguer dans les airs. Il poussa un cri en étant éjecté hors de la vue de Kelly et Naomi. Les deux filles hurlèrent son nom d’une même voix. Esquivant d’autres coups de l’araignée, elles furent forcées de reculer, acculées contre l’impasse. Le monstre les avait coincées dans un véritable piège.


- P… Petrificus T… Totalus ! tenta Kelly en pointant sa baguette sur l’Acromentule.


Mais son sort, mal guidé par une formule mal prononcée, ne produisit qu’un son de pétard mouillé.


Les nerfs de Naomi avaient complètement lâché. Elle était figée sur place, les jambes flageolantes, et tenait misérablement sa baguette magique entre ses doigts tremblants, incapable de prononcer une formule magique. Mais la baguette de Kelly n’était pas plus utile. Que pouvaient bien faire de ridicules première année face à un tel monstre ? Elle envoya une gerbe d’étincelles pour essayer tant bien que mal de la brûler, mais l’Acromentule ne sentit rien. Celle-ci fendit alors l’air d’un revers de patte, et heurta Kelly et Naomi d’un même coup. Les deux amies voltigèrent exactement comme John. Naomi se fracassa contre une haie et s’y enfonça profondément, et Kelly s’étala sur le sol. Sa baguette magique lui échappa des mains. Face contre terre, elle entendit les pas lourds et grouillants de l’arachnide s’approcher d’elle. Elle eut à peine le temps de bouger de trente malheureux centimètres, lorsqu’une des pattes de l’araignée s’abattit et lui écorcha le flanc. Kelly poussa un hurlement étouffé. Abrutie par la douleur, elle sentit du sang tiède humidifier ses vêtements. L’animal glissa une patte sous son corps et la retourna sur le dos, puis fondit sur elle.


Privée de sa baguette, Kelly lui donna une multitude de coups de pieds pour la repousser, mais c’était désespéré. La tête répugnante de l’Acromentule était de plus en plus près. Kelly faisait face à ce corps à la fois poilu et membraneux, ces deux pinces épaisses qui claquaient sèchement, et ces huit horribles yeux noirs luisants dans l’obscurité… elle était agitée de hauts-le-cœur, à deux doigts de vomir face à cette vision cauchemardesque. Elle voyait venir le rite des araignées, elle serait enroulée dans une toile blanchâtre, comme une momie visqueuse, avant d’être déposée dans un coin en attendant d’être dévorée…


Soudain, Kelly entendit le bruit vrombissant d’un objet propulsé crever les airs. L’Acromentule fut alors violemment frappée à la tête par une grosse pierre sortie de nulle part. L’araignée siffla de douleur et partit sur le côté en titubant, ses pattes pointues tambourinant sur le sol. Kelly dut rouler sur elle-même pour ne pas être transpercée par un des appendices. Elle se redressa péniblement, et découvrit avec stupéfaction d’où venait le projectile. John, la joue droite ruisselante de sang coulant d’une grosse plaie à la tempe, tenait dans ses mains une grosse branche, sans doute arrachée au labyrinthe, qui avait les dimensions d’une batte de base-ball. Plusieurs pierres se trouvaient à ses pieds, semblables à celle que l’araignée avait reçue sur le crâne.


- Amène-toi, mocheté ! cria John en agitant sa batte improvisée.


L’Acromentule cliqueta furieusement. Avec un sang-froid spectaculaire, John ramassa une seconde pierre, la lança en l’air et la frappa de toutes ses forces avec son bâton. Il atteignit l’araignée sur le flanc, et celle-ci se désintéressa aussitôt de Kelly pour se ruer sur John. La batte fendit l’air à nouveau, et cette fois, John visa une patte. Il y eut un affreux bruit de craquellement, et l’Acromentule se stoppa en se recroquevillant. Il lui fallut quelques secondes de récupération avant de reprendre sa charge avec une claudication prononcée. La quatrième pierre projetée par John manqua sa cible, mais la cinquième la frappa en plein sur un œil. L’araignée rugit de douleur et recula de quelques pas. La tactique de John fonctionnait. Mais il était à court de pierres… et la férocité de la bête était à présent mue par une fureur noire. A quelques mètres de sa proie, le monstre arachnide se lova, décuplant ses ignobles sifflements. Et John n’avait plus que son malheureux bâton pour se défendre... Kelly devait faire quelque chose. Parmi les quelques sortilèges qu’elle connaissait, il y en avait forcément un qui pouvait l’aider… une idée lui vint. Elle rampa pour ramasser sa baguette, la brandit à deux mains et cria :


- Tarentallegra !


Il y eut un éclair qui atteignit l’Acromentule en plein abdomen. Celle-ci perdit alors totalement le contrôle de son corps : ses huit immenses pattes se mirent à s’agiter, à se courber et à sautiller de façon grotesque. L’araignée fut totalement coupée dans son élan par le sortilège de Danse Endiablée de Kelly ; elle ne pouvait même plus aller où elle voulait. Elle se livrait à un numéro de claquettes à faire pâlir les Fred Asperges de la Forêt Déconseillée. L’Acromentule vociféra des bruits de colère, mais elle ne parvint pas à reprendre la maîtrise de ses membres qui l’éloignaient de ses proies. Les réflexes au top du top, John ne perdit pas un instant : il se précipita vers Kelly, l’attrapa par le bras et l’entraîna loin du monstre. Il releva aussi Naomi qui regardait avec ahurissement l’Acromentule dansante. John les fit passer sous le ventre de l’araignée, et ils coururent dans le dédale, sans destination particulière, simplement pour mettre le plus de distance possible entre eux et la créature. Soudain, ils passèrent par une artère longue et particulièrement étroite, ce qui donna une idée à Naomi ; elle pivota sur ses talons, pointa sa baguette vers la haie et incanta :


- Mobiliarbus !


La haie bougea et vint obstruer le passage. Ils coururent encore une minute puis, quand leurs muscles maltraités les lâchèrent, ils s’arrêtèrent, le souffle court. Naomi se laissa même tomber contre un mur feuillu. Tous les trois tendirent l’oreille. Ils n’entendaient plus aucun bruit nulle part, et surtout pas ceux d’une araignée géante martelant le sol de ses immondes pattes. Elle avait cessé de les poursuivre. Ils lâchèrent ensemble une expiration si forte que leur cage thoracique descendit jusqu’au niveau de leur nombril, aussi soulagés que stupéfaits d’être encore en vie. Naomi avait des égratignures sur le visage, griffée par les branches de la haie, mais sinon elle allait bien. Kelly se tourna alors vers John.


- John, tu… tu m’as sauvée... haleta-t-elle, les yeux ronds.


John eut un hochement de tête modeste. Il avait pourtant fait preuve d’un tel courage et d’une telle présence d’esprit. Kelly lui sourit avec émerveillement, et d’un même geste, ils se tombèrent dans les bras. Elle le serra de toutes ses forces contre elle, ce garçon incroyable et si balèze au base-ball. Comment pourrait-elle un jour le remercier ? Tout à coup, dans son coin, Naomi fondit en larmes.


- Kelly, je suis d… désolée… bredouilla-t-elle. J’ai rien f-f-fait pour t’aider, j’étais complètement…


- C’est bon, Mimi, l’interrompit Kelly en se détachant de John. Je comprends parfaitement, plein de gens auraient craqué à ta place. En attendant, restons pas là, l’Acromentule est peut-être toujours dans les parages…


Naomi affichait toujours un air penaud et honteux. Kelly sourit et lui ébouriffa les cheveux. Elle connaissait bien son caractère, à force, elle ne pouvait pas lui en vouloir. Elle jeta un coup d’œil à sa blessure à la hanche. Elle n’était pas profonde mais elle lui faisait quand même mal. Elle déchira un morceau de sa cape et se fit un bandage rudimentaire autour de la taille. Elle fit un signe de tête entendu à John et Naomi, puis ils repartirent sans tarder.


Ils ne décrochèrent pas un mot. Kelly était encore toute tremblante, ses entrailles étaient toujours broyées par la peur. Elle revoyait sans cesse dans sa tête chaque détail du visage hideux de la titanesque araignée… cette tête informe et velue, ces pinces, et ces gros yeux humides… et les bruits dégoûtants qu’elle émettait, sa façon écœurante de se mouvoir… Quelque chose en elle lui chuchotait déjà que le souvenir de l’Acromentule du labyrinthe la hanterait longtemps…


Ils marchèrent pendant un bon quart d’heure. Fait encourageant, aucun des chemins qu’il avait pris depuis ce laps de temps ne les avait conduit dans une impasse. Mais tout à coup, ils entendirent un bruit de cliquetis. Ils se figèrent sur place et regardèrent en direction de sa provenance. Un autre animal immense rôdait entre les haies. Ce n’était pas une deuxième araignée géante, mais il était tout aussi monstrueux. Haut d’un mètre quatre-vingt et long de trois mètres, couvert d’une épaisse carapace, on aurait dit un scorpion géant, avec les mêmes pattes griffues et le même long dard recourbé sur le dos. Kelly se sentit défaillir : ils ne survivraient pas à l’assaut d’un nouveau monstre. Mais heureusement, la bestiole ne les vit pas et partit vadrouiller dans la direction opposée. Alors qu’elle avait le dos tourné, les trois adolescents se précipitèrent sur la pointe des pieds rejoindre le couloir suivant. Une fois à l’abri, ils s’échangèrent le même regard de plus en plus inquiet. Combien de saloperies du genre y avait-il dans ce dédale ? Maintenant que Kelly y pensait, ils auraient pu demander au sphinx ce que c’était que cet endroit.


Ils errèrent encore au hasard durant dix minutes. A un moment, ils traversèrent une zone qui était couverte d’une étrange brume dorée, et ils furent alors tous les trois victimes d’un phénomène bizarre. Le monde entier bascula sur lui-même, comme retourné par une main divine. La gravité se renversa totalement : ils se retrouvèrent la tête en bas, les pieds collés au sol qui tenait à présent lieu de plafond. En dessous d’eux, le ciel s’étendait à l’infini, comme une vaste fosse sans fond. Kelly voyait sa queue de cheval pendre dans le vide.


Les trois compagnons furent d’abord pris d’une sérieuse panique. Ce qui leur arrivait était insensé, comment un simple brouillard pouvait avoir inversé le ciel et la terre ? Et comment se sortir de là ? S’ils bougeaient, allaient-ils avancer la tête en bas, où allaient-il tomber dans le vide ? Mais ils n’avaient pas le choix... ils ne pouvaient pas rester ainsi indéfiniment, pendus comme des chauve-souris... Kelly ferma les yeux. S’armant de conviction, elle osa alors lever un pied et faire un pas en avant. Une seconde plus tard, en trébuchant légèrement, elle atterrit sur le sol ferme, et le décor roula à nouveau sur lui-même : la terre et le ciel retrouvèrent leur place initiale. John et Naomi apparurent à côté d’elle, en titubant exactement comme elle. Tout était revenu à la normale. La brume dorée était toujours là, mais ne leur causa plus aucun effet. Légèrement étourdis, ils se hâtèrent d’en sortir et atteignirent une allée parfaitement ordinaire. John haussa alors les épaules et déclara benoîtement :


- C’était facile, en fait.


Ils éclatèrent de rire. Un vrai rire franc, qui revigorait. Kelly eut la sensation que tout son organisme torturé par le stress depuis des heures ressuscitait.


Ils continuèrent leur progression incertaine, rencontrant toujours culs-de-sac, carrefours et croisements. Ils ne savaient même pas d’où ils était partis dans le dédale, ni où ils devaient se rendre. Si bien qu’ils ne surent jamais comment ils avaient trouvé le bon chemin vers la sortie du labyrinthe, si ce n’est grâce à un merveilleux hasard. Ils devinèrent seulement qu’ils étaient près du but quand ils entendirent au loin un bruit, faits de centaines de voix qui discutaient avec animation, riaient et s’exclamaient. Une foule n’était pas loin. Kelly, John et Naomi reprirent espoir : la civilisation leur tendait les bras. Ils se guidèrent au bruit, empruntant les chemins qui le faisaient s’intensifier, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’une ou deux haies qui séparaient la mystérieuse assemblée de Kelly et ses amis. Ils ne pouvaient pas sortir par l’entrée principale du labyrinthe, ils ne devaient pas être aperçus en public, du moins pas pour le moment. Ils optèrent donc pour une sortie sur le côté. Naomi fora un gros trou dans la haie, pour qu’ils puissent tous les trois y passer la tête.


Il y avait effectivement une foule assise sur des gradins disposés devant l’entrée du labyrinthe, s’échangeant des paroles excitées et enthousiastes, qui ressemblaient à des pronostics. Elle était principalement composée d’adolescents en uniforme, dont certains brandissaient des bannières que Kelly ne parvenait pas à déchiffrer. On aurait dit des supporters de football. Il y avait aussi un certain nombre d’adultes, dispersés ici ou là dans les gradins, vêtus de costumes chic ou de somptueuses robes de sorciers. Heureusement, le labyrinthe végétal était tellement plongé dans la pénombre (peut-être bien par un enchantement) que tout ce petit monde ne pouvait pas apercevoir les trois têtes qui en sortaient sur le côté. Kelly se demandait ce que pouvait bien être ce public.


- Dites, je viens d’y penser… intervint Naomi à mi-voix. Vous vous souvenez quand Peter nous a parlé du Tournoi des Trois Sorciers, qui a lieu cette année à Poudlard ?


- Oui, et ben ? répondit distraitement John.


- Je crois qu’on se trouve en plein milieu d’une épreuve…


- Que… hein ??


- J’en ai bien l’impression… regardez d’où on sort ! Tous ces gens assistent à un championnat, c’est évident. Et puis on est fin juin… c’est une date idéale pour une tâche ultime...


Kelly et John eurent du mal à réaliser, mais cette explication était plausible. Effectivement, à mieux observer ce rassemblement, cela ressemblait bien à un public venu assister à un événement sportif. Et ce labyrinthe, rempli de monstres, d’énigmes et de pièges, avait tout l’air d’une épreuve de sorcellerie de haut niveau. Et eux, trois malheureux première année d’une école cachée, y avaient participé sans le savoir, en candidats clandestins. Mais pourquoi le vortex de Daniel Glover débouchait-il sur un tel endroit ? Bah, ça n’avait plus trop d’importance aux yeux de Kelly, qui, de son côté, cherchait une personne en particulier dans les tribunes...


- Il est là !


Le professeur Dumbledore était au premier rang. Il avait l’air très soucieux, même inquiet. Rien qu’à le voir, Kelly ressentit une bouffée de réconfort. En plus, ils avaient la confirmation qu’ils étaient bien à Poudlard. Preuve supplémentaire, elle pouvait apercevoir la silhouette d’un vaste château au loin. Elle avait hâte de le voir de plus près. La réussite poignait à l’horizon… malgré cette épreuve imprévue, ils avaient atteint leur but... Mais soudain, John étouffa un glapissement et désigna deux personnes au sein de la foule.


Fistule Fistwick et Poséidon McGonnadie étaient là. Mêlés au public, au deuxième rang, l’air détendus. Chacun avec un sourire nonchalant et le regard hautain, ils semblaient se chuchoter des commentaires sournois. Naomi et Kelly devinrent aussi pâles que John. La situation se tendait davantage. Que faisaient-ils ici ? Étaient-ils venus égayer leur soirée en assistant à la dernière tâche du Tournoi des Trois Sorciers ? Ou bien étaient-ils venus à Poudlard jouer un mauvais tour à leur mesquine façon ? La présence diabolique et inattendue de leurs deux professeurs faisait monter la pression d’un cran. Si les trois amis étaient repérés et que ces deux-là les découvraient ici… Kelly préféra ne même pas imaginer ce qui leur tomberait dessus.


Tout à coup, une énorme boule de lumière bleue surgit de nulle part devant la foule, à l’entrée du labyrinthe. Quand elle s’évanouit, deux individus apparurent à la vue de tous : un jeune garçon aux cheveux noirs, ventre à terre, qui tenait dans une main un autre jeune homme, beaucoup plus grand et totalement inerte et immobile, et dans l’autre un magnifique trophée. D’abord, il y eut une pluie d’acclamations émanant du public. Apparemment, tout le monde avait attendu le retour de ces deux-là. Cependant, plusieurs personnes, dont le professeur Dumbledore, se précipitèrent vers eux. Le directeur de Poudlard fit se retourner le garçon au cheveux noirs, qui paraissait complètement sonné. Kelly le voyait parler faiblement à Dumbledore, indifférent à l’explosion de joie qui avait lieu autour de lui. A côté de lui, l’autre concurrent ne bougeait toujours pas. Alors, la vérité éclata…


- Il est mort ! commencèrent à crier certains.


- Qu’est-ce qui se passe ?


- Cedric Diggory est mort ! s’écrièrent d’autres personnes.


La nouvelle se répandit dans les gradins comme une traînée de poudre. Ce fut aussitôt la panique. Des cris, des pleurs éclatèrent un peu partout… les spectateurs ne cessaient de répéter « Il est mort ! Diggory est mort ! », et certains d’entre eux essayaient de se ruer sur la dépouille... probablement des amis… Kelly jeta un regard à Fistwick et McGonnadie. Ils étaient fixes et silencieux, mais pas indifférents : même à cette distance, Kelly put percevoir le regard pénétrant de son professeur de métamorphose, fixé sur les deux garçons, les bras croisés. Le malaise se fit grand au sein du trio caché dans le labyrinthe. Cette soirée prenait une tournure de plus en plus malsaine. Mais il n’était pas question de reculer. Ils continuèrent d’observer le désordre ; Dumbledore aidait le garçon aux cheveux noirs à se relever. En regardant plus attentivement, Kelly put voir qu’il avait une cicatrice en forme d’éclair sur le front. C’était Harry Potter…


Peu après, alors que la débandade s’amplifiait tout autour, Harry fut emmené à l’écart de la foule par un bonhomme repoussant, affublé d’un étrange et énorme œil bleu électrique qui ressortait de son orbite et s’agitait dans toutes les directions. Pendant ce temps, Dumbledore était occupé à ménager un homme barbu au teint rubicond, qui hurlait à la mort, prostré sur le corps du dénommé Cedric Diggory. Il s’agissait sans doute de son père. Plusieurs personnes essayaient tant bien que mal de calmer et disperser la masse de sorciers affolés et horrifiés. Dumbledore regardait tout autour de lui ; manifestement, il cherchait Harry Potter des yeux. Kelly aperçut alors Fistwick et McGonnadie traverser la foule. Le directeur de Dragondebronze chuchota rapidement quelque chose à l’oreille de Dumbledore. Celui-ci acquiesça d’un bref signe de tête, et les deux professeurs taillèrent leur route. Puis, Dumbledore quitta la foule à son tour et se dirigea vers le château de Poudlard, en compagnie de deux sorciers : un homme aux cheveux noirs et gras et au nez crochu, et une dame à l’air sévère coiffée d’un chapeau pointu.


Dans le parc, la pagaille ne désenflait que difficilement. Le corps de Cedric Diggory avait été transporté ailleurs, mais l’ôter de la vue de tous n’avait pas ramené le calme. Tous ces sorciers étaient secoués d’avoir vu ce qui était censé être un divertissement explosif, un moment de fête, se transformer en véritable cauchemar. Certains repartaient vers Poudlard la mort dans l’âme, d’autres piétinaient sur place, complètement déboussolés. Les trois élèves de Lettockar étaient réellement embarrassés en voyant tous ces gens en pleine détresse. S’ils avaient appartenu au collège Poudlard, ils auraient sans doute ressenti la même. Ils se consultèrent à nouveau.


- Qu’est-ce qu’on fait ? Il ne faut surtout pas qu’on loupe Dumbledore… dit Kelly en le voyant disparaître au loin avec ses deux compagnons.


- On peut peut-être se mêler à la foule ? suggéra Naomi. Vu le bordel qu’il y a, les gens ne feront peut-être pas attention à nous…


- Tu rigoles, t’as vu la tête qu’on a ? dit John. On est presque aussi piteux que ce mec qui est apparu dans la lumière, on passera jamais inaperçus...


Tout à coup, ils entendirent deux voix approchantes débattre entre elles :


- Pour en revenir à ce que je disais, Fistule : je ne comprends pas ton adoration envers ce sous-produit culturel de ce pornographe de Manhattan. C'est une insulte à la Littérature avec un grand L.


- Mais c'est ça ton problème, Poséidon ! Tu lis des bouquins écrits en anglais vieillot tout chiant, et dès qu'une personne décide de faire quelque chose de vraiment audacieux…


- Pas audacieux : moche.


McGonnadie et Fistwick venaient par ici. Kelly, John et Naomi se réfugièrent aussitôt à l’intérieur du labyrinthe, apeurés. Ils se plaquèrent contre la haie, le cœur battant et l’échine ruisselante de sueur froide.


- C'était révolutionnaire ! insista Fistwick. L'utilisation du négatif, la scène ajoutée avec les Nazgûls, en plus ça a été fait en collaboration avec la fille de Tolkien ! Arrête d'être de mauvaise foi.


- Je serai de mauvaise foi si j'approuvais, rétorqua McGonnadie, obstiné. C'est moche, confus, les personnages ressemblent à des trisomiques.


- T’as vraiment le bâton de ton Gandalf adoré dans le cul…


- C’était évident que ce dessin animé allait être raté, Bakshi était pas fait pour comprendre la beauté de l’œuvre. Franchement, un Américain qui adapte du Tolkien… pourquoi pas un Néo-Zélandais ?


Tout à coup, McGonnadie s’arrêta de marcher et tourna la tête. Kelly, voulant risquer un regard furtif dans leur direction, avait glissé sa tête par le trou dans la haie. Elle se redressa aussitôt ; son visage horrifié, ajouté au silence soudain du professeur, suffit à faire comprendre à John et Naomi ce qui se passait. Ils plaquèrent tous trois leur main sur leur bouche pour ne pas laisser échapper le bruit de leur respiration. McGonnadie avait sans doute remarqué le trou dans la haie… mais en plus, avait-il vu la tête de Kelly en dépasser ?


- Qu’est-ce qu’il y a ? demanda la voix de Fistwick.


- J’ai cru que… marmonna McGonnadie.


- Que quoi ?


- Non, rien. C’est absurde.


- Traîne pas, il faut qu’on rentre à Lettockar !


Fistwick et McGonnadie reprirent leur route. Peu à peu, le bruit de leur pas et de leur conversation se fit de plus en plus faible, pour disparaître complètement. Kelly, John et Naomi lâchèrent simultanément un soupir soulagé. McGonnadie avait sûrement cru que son imagination lui avait joué des tours. Le pire des dangers était à présent loin d’eux, mais il n’y avait pas que leurs professeurs dont ils devaient se cacher. Personne ne devait les voir entrer à Poudlard, personne en dehors du professeur Dumbledore. Ils patientèrent longtemps. Ils ne bougèrent pas d’un pouce, ne proférèrent pas un seul mot. Aussi dur que cela était de faire les morts – en plus, Kelly devait lutter contre la douleur causée par sa blessure à la hanche -, ils ne devaient pas prendre le moindre risque. Finalement, au bout d’un long moment, il n’y eut plus aucun son par-delà le labyrinthe. Plus un cri, plus une voix, plus un foulement du sol, seulement les bruissements de la nuit. Kelly, Naomi et John s’aventurèrent enfin au dehors. Le parc était bien désert. Tout le monde était rentré, au château ou ailleurs… la voie était libre...


- Allons-y, murmura Kelly.


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