Les Premiers Chasseurs

Chapitre 19 : XVIII Reprendre les armes

4676 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 23/09/2022 03:41

CHAPITRE XVIII : REPRENDRE LES ARMES


Après cette promenade dans les bois, il sembla à Mathias que Charlotte fut plus distante avec lui. Elle l’accompagnait toujours, mais elle parlait moins, elle ne le regardait plus qu’à la dérobée la plupart du temps, et le quittait dès qu’ils s’engageaient sur le chemin du retour. Sans vraiment comprendre pourquoi, cela lui pesait, et ces pérégrinations dans les environs du château d’Estremer ne lui suffisaient plus pour se changer les idées. Il avait besoin d’une activité plus physique.

— Avez-vous une salle d’armes, Philippe ? demanda-t-il un soir alors qu’il partageait la table du comte et de sa famille comme le souhaitait le maître des lieux depuis qu’il pouvait sortir de son lit.

— Bien entendu, répondit celui-ci. Je vous la montrerais après le dîner si vous le souhaitez.

— Oui, s’il vous plaît. Ce que je souhaite surtout, c’est vous demander si je peux en faire usage.

— Vous vous sentez de remanier l’épée et la baguette ?

— Oui, et le plus tôt sera le mieux.

— Je vous accompagnerai bien dans cette activité, mais j’ai encore beaucoup de tâches qui m’attendent dans les jours qui viennent, soupira-t-il d’un air las. Mais dès que je le pourrais, j’aimerais faire quelques passes avec vous. En attendant, la salle d’armes est à vous autant que vous le voulez.

— Et un pas de tir, en avez-vous un ? questionna Mathias.

— Je pense qu’il est possible d’en installer un à l’écart du château. Je dois avouer que les armes à feu ne sont pas dans mes préférences. Mon père lui-même ne maniait la carabine uniquement pour la chasse, et sans grand succès, finit Philippe en ricanant, générant un sourire nostalgique chez sa mère.

— Je pourrais vous y initier, si vous le souhaitez.

— Pourquoi pas ? Sait-on jamais, ça pourrait être utile.

Philippe porta son verre de vin à sa bouche pour s’en désaltérer. Lorsqu’il le reposa, il se tourna vers sa femme et sa mère :

— Je vois qu’il y a un couvert de trop. Qui attendons-nous ?

— J’avais invité mademoiselle Lehel à se joindre à nous, répondit Isabelle. Je suppose qu’elle a oublié.

— J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux. Noé, pouvez-vous envoyer quelqu’un la voir pour nous en assurer, je vous prie ?

Le serviteur acquiesça et allait sortir pour transmettre l’ordre quand la porte s’ouvrit, laissant entrer la jeune femme attendue. Celle-ci était vêtue d’une robe vert pâle, simple, mais jolie, que lui avait gentiment prêtée la comtesse. Elle fit une révérence en se présentant devant la table, les hommes se levant pour l’accueillir.

— Veuillez excuser mon retard, monsieur le comte, je me suis assoupie, dit-elle en rosissant légèrement.

— Ce n’est rien, mademoiselle Lehel, nous venions à peine de commencer.

D’un geste de la main, il l’invita à prendre place sur le siège libre à côté de Mathias qui se rassit. Celui-ci parvint à cacher son trouble, il trouvait la jeune femme magnifique dans cette toilette pourtant simple.

Le dîner se poursuivit de manière détendue. Philippe et Mathias préférèrent éviter de parler de Taran à table. Isabelle avait dans l’idée d’aider Charlotte avec les couverts, se doutant qu’elle ne devait pas avoir l’habitude de se retrouver en pareille compagnie. Elle fut surprise de voir qu’elle s’en sortait sans problème notable.

— J’ai demandé à Noé et Désirée de m’apprendre, avoua Charlotte lorsque la comtesse lui fit la remarque. Je ne voulais pas vous mettre dans l’embarras alors que vous avez été si bons avec moi.

— Eh bien ! Vous vous en sortez très bien ! félicita Isabelle.

— J’ai encore un peu de mal avec le maniement de cet ustensile, dit-elle en désignant la fourchette[1].

— Je comprends, nous apprenons encore nous-mêmes à nous en servir. Enfin, vous au moins, vous essayez.

À côté de Charlotte, Mathias mangeait avec ses mains sans se soucier de l’image qu’il pouvait donner. Il s’interrompit, comprenant que ces mots lui étaient adressés. Il s’essuya les doigts et s’évertua à utiliser gauchement les couverts pour détacher les morceaux de viande. Sa jeune voisine le prit en pitié et l’aida en lui montrant comment faire. Elle alla même jusqu’à se pencher vers son assiette, se rapprochant de lui, pour lui prendre les mains et le guider, emplissant ses narines du parfum floral de ses cheveux.

Lorsqu’elle reprit sa place, il ne dit rien, la regardant distraitement. Elle rougit sous ses yeux.

— Merci, finit-il par dire.

Isabelle et Lanéa leur adressèrent un regard attendri. Philippe préféra garder un air neutre. Les discussions reprirent.

 

Après le dîner, Mathias et Philippe s’isolèrent pour faire le point concernant Taran et les siens. Pour le moment, il n’y eut que quelques actes isolés ayant peu de conséquences et dont on ignorait s’il en était vraiment le responsable.

Il apparut nettement aux deux hommes que Taran, bien qu’il ait dit qu’il souhaitait protéger les Sorciers – et assurer leur domination sur les Moldus – ne s’attaquait jamais directement à l’Inquisition. En fait, il n’agressait que d’autres sorciers et des moldus innocents. Sa tactique apparaissait clairement : il voulait provoquer le soulèvement des Sorciers contre les Moldus d’une part, et contre le Ministère de la Magie d’autre part. Une méthode que Mathias jugea sévèrement :

— C’est un lâche. Il se sert des autres pour obtenir ce qu’il veut en restant caché. Il veut que la population se soulève et se batte à sa place, tout ça pour prendre le moins de coups et prendre le contrôle au final.

— Oui, ses hommes apparaîtront d’un coup pour guider cette foule en colère le moment venu, ajouta Philippe. Et ainsi, il s’assura la maîtrise du Royaume de France dans un premier temps, puis par l’entremise de sympathisants, il prendra petit à petit le contrôle du reste de l’Europe.

— Et après quoi ? Il s’arrêtera là ou il va continuer sa conquête du monde ? Il a l’éternité devant lui, à cause de sa Pierre Philosophale, il peut prendre son temps et conquérir le monde en plusieurs générations.

— Sans compter que cette longévité le fera vite passer pour un dieu, même auprès des nôtres. C’est certainement comme ça qu’il a réuni ses adeptes.

— Dans tous les cas, on ne pourra l’arrêter sans un âpre combat… souffla Mathias.

— Je n’arrive pas à savoir si vous souhaitez ardemment cette confrontation ou si vous préféreriez l’éviter, plaisanta Philippe.

— Si on pouvait régler tous les problèmes sans faire couler de sang, des gens comme Taran n’existeraient pas. Certes, j’aime me battre, mais je préférerais ne pas le faire et vivre tranquillement dans ma maison au fond des bois. Cependant, je sais me battre, et cela me donne une responsabilité vis-à-vis des autres. J’ai la force de protéger ceux qui ne le peuvent pas, alors je le fais.

— La devise de votre famille aurait pu être tout autre alors.

— En fait, elle est parfaitement choisie, surtout contre Taran et ses adeptes. Il met la pureté du sang sorcier au-dessus des autres, comme Salazar Slytherin[2] le faisait. Or, nous autres les Corvus, savons que ce n’est qu’une illusion. Nous avons déjà été attaqués pour avoir choisi de vivre avec les Moldus et les autres créatures magiques, nous mêlant à eux. Ils nous ont jugés, nous nous sommes sentis défiés.

— Je vois… Hum…

— À quoi pensez-vous ? questionna Mathias

— À Salazar Slytherin… Comme vous dîtes, lui aussi prônait la pureté du sang. Et s’il avait été initié à cette doctrine par Taran ?

— C’est possible en effet… Si nous y pensons, nous lui poserons la question !

— Je me doute que nous aurons autre chose de plus important à lui demander.

— Oui, et malheureusement je ne suis pas encore prêt à l’affronter de nouveau. Dès demain, je reprends l’entraînement progressivement, à l’épée, à la baguette, au mousquet et pistolet. Et peut-être même à la fourchette ! finit-il en riant.

— Vous vous en êtes très bien sorti pour une première. Demain, j’irai voir où en est maître Marchas. Je me doute qu’il m’aurait contacté s’il avait trouvé quelque chose, mais je ne vois rien d’autre que je puisse faire.

Sur ces derniers mots, les deux hommes se souhaitèrent bonne nuit et rejoignirent chacun leur chambre.

 

— Toi et ma mère, vous essayez de provoquer quelque chose entre Mathias et mademoiselle Lehel ? demanda le comte une fois qu’il fut seul avec son épouse dans leur chambre.

— Oh ! On essaye peut-être juste d’accélérer les choses. Malheureusement, il pense plus à sa vengeance qu’à l’amour en ce moment.

— Si amour il y a… Je ne suis pas sûr que ça soit la bonne méthode de lui forcer quelque peu la main.

— Peut-être as-tu raison… Ta mère et moi apprécions aussi beaucoup cette jeune femme. Lorsqu’elle n’est pas avec Mathias lors d’une de ses promenades, elle nous accompagne et nous assiste dans nos tâches quotidiennes. Elle nous aide beaucoup en ce qui concerne les réfugiés qui ne sont pas encore partis.

— Oui, je l’ai vu. Donc, tu comptes l’inviter de nouveau à notre table pour cela et non pas pour la rapprocher de Mathias ?

— Je vais me servir de cette raison comme excuse, sourit-elle pour conclure.

 

Le lendemain matin, Mathias se rendit à la salle d’armes. Celle-ci se situait au sous-sol et se composait essentiellement d’un grand espace vide. Sur les murs se trouvaient des présentoirs avec plusieurs épées de diverses époques, témoignage du long passé de la famille d’Estremer. Plusieurs mannequins sur tréteaux étaient alignés au fond de la pièce, certains recouverts de pailles dans un pourpoint en jute, des cibles dessinées pour indiquer les points faibles tels que le cœur, le foie, l’aine… D’autres étaient juste en bois. Ils tenaient tous quelque chose dans leurs mains droites, une épée ou une baguette.

Il sortit sa baguette et lança un sortilège au hasard vers un des murs, l’éclair fut comme absorbé par celui-ci. Il fit une moue appréciatrice, la salle d’armes était protégée par un enchantement absorbe-magie pour permettre de s’entraîner sans risquer de l’endommager. C’était une chose dont Mathias était incapable, les enchantements de zone n’ayant jamais été sa grande spécialité.

Sur le mur du fond était affiché : Honore et Scientia, Honneur et Connaissance. Il se demanda si elle était la devise de la famille d’Estremer depuis une époque récente ou depuis qu’ils possédaient ce comté, le terme « connaissance » n’étant pas courant dans les devises du Moyen-Âge.

Repoussant ses réflexions et interrogations, Mathias décida de commencer par s’exercer à la magie. Il plaça plusieurs mannequins de bois à une dizaine de mètres et sortit sa baguette. Pour débuter, il lança un Stupéfix en prenant bien le temps de viser, faisant mouche. Il réitéra cet exercice à plusieurs reprises, changeant de cible et diminuant le temps entre deux tirs, changeant même de main pour exercer la gauche.

Il plaça ensuite les mannequins autour de lui, simulant un encerclement. Il enchaîna les sortilèges dans toutes les directions pour briser le cercle de ses assaillants de bois. Encore une fois, il répéta plusieurs fois.

Puis il décida de passer à l’épée.

Sa broadsword lui semblait lourde dans sa main. Habituellement, il ne se passait pas une journée sans qu’il ne la tire, parfois juste pour en vérifier l’état et l’entretenir. Jamais il n’était resté autant de temps sans la manier.

Il commença par quelques mouvements dans le vide. Ce type d’épée, plus lourde que les rapières, devenues « à la mode », n’autorisait pas les positions longues. Lorsqu’il se fendait pour frapper d’estoc, il allongeait moins le pas que ne l’aurait fait le comte d’Estremer, par exemple. Il lui fallait rester plus ancré au sol pour maîtriser le poids de cette arme. Par contre, la lame étant plus large et donc, plus solide, il pouvait frapper de taille de toutes ses forces sans risquer de la briser. Après les mouvements dans le vide, les mannequins de bois en firent les frais.

L’exercice contre les cibles lui confirmait ce qu’il avait déjà compris : ces jours alités lui avaient fait perdre en force. Il devait absolument récupérer son niveau d’avant… Non, il devait le dépasser. Il mit donc plus d’ardeur dans ses enchaînements.

Il ne s’arrêta qu’au bout d’une heure de maniement de l’épée, dans l’idée de ne faire qu’une petite pause. Il remarqua alors Noé qui entrait avec un plateau sur lequel se trouvait un pichet, un verre et une corbeille de petits pains. Un horrible gargouillement monta de son estomac.

— Noé, vous êtes mon sauveur, dit-il.

— J’ai pensé que vous auriez faim après tant d’exercice, monsieur, dit le majordome en posant le plateau sur un guéridon sûrement placé là pour cet usage. Lorsque monsieur le comte s’entraîne, je lui apporte toujours une collation. Je n’ai apporté que de l’eau comme boisson, peut-être souhaitez-vous autre chose…

— Non, de l’eau c’est parfait, répondit Mathias en se servant un verre.

Le silence s’installa alors que Mathias se désaltérait et croquait dans un petit pain qui s’avéra être aux figues. Il se rendit compte à quel point ces deux heures d’exercice physique et magique l’avaient éreinté. Ces jours de repos et le poison dont il fut victime avaient érodé son endurance. D’un autre côté, il se sentait plein d’une nouvelle énergie, il pourrait… non… il devait s’en servir pour devenir plus fort.

— Philippe est-il toujours en train de travailler dans son bureau ? questionna-t-il.

— Monsieur le comte vient de partir, il voulait se rendre au Ministère voir où un certain Odon Marchas en est dans ses recherches, répondit Noé.

— Ouais… Il en a eu marre de végéter ici… Je le comprends. Merci encore, Noé, laissez donc le pichet d’eau, j’en aurai sûrement envie tout à l’heure. Je vais encore m’exercer un peu.

— Bien monsieur, n’hésitez pas à sonner si vous avez besoin de la moindre chose, ajouta-t-il en montrant un cordon pendant au mur.

Noé allait remonter l’escalier menant au rez-de-chaussée quand Mathias l’arrêta une dernière fois :

— Et Charlotte… je veux dire, mademoiselle Lehel, que fait-elle ?

— Elle est avec mesdames les comtesses actuellement.

Mathias remercia Noé d’un geste et retourna à l’entraînement. Vu qu’il venait de manger, il décida de continuer plus doucement pour le moment, travaillant la technique plus que la vivacité.

 

Lorsque Philippe arriva au Ministère de la Magie, il demanda à voir Odon Marchas. Un autre archiviste lui apprit qu’il était parti une heure plus tôt.

— Il n’a pas dit où il allait, mais je vous suggère d’essayer l’auberge « La Table du Sorcier », il y a ses habitudes pour déjeuner, conclut-il.

Philippe remercia l’archiviste et se rendit à ladite auberge. C’était un lieu connu des sorciers en voyage et apprécié aussi par une clientèle d’habitués. À l’intérieur, la salle ne disposait plus que de quelques tables libres. Une charmante serveuse portant plusieurs chopes lui souhaita la bienvenue et lui demanda s’il souhaitait uniquement boire quelque chose ou se restaurer.

— Je verrais, en attendant, je cherche quelqu’un, un homme nommé Odon Marchas, demanda-t-il.

— Bien sûr, Odon est là-bas, à la table du fond, indiqua-t-elle en se tournant vers la direction qu’elle lui indiquait.

Elle se figea quand elle remarqua qu’Odon n’était pas seul à sa table comme elle le pensait, un autre homme s’était installé avec lui. Elle reconnut immédiatement Quildas Hautfaucon et blêmit. Philippe suivit son regard, il ne connaissait pas cet autre homme, il remarqua juste que la discussion semblait des plus sérieuse et qu’elle ne plaisait pas à l’archiviste.

— Mademoiselle, vous sentez-vous bien ? questionna Philippe en s’approchant d’elle.

Fannette eut un mouvement de recul, son expression démontrait plus que du trouble, elle était apeurée.

— Qui est cet homme avec maître Marchas ? demanda Philippe avec douceur, comprenant que c’était lui la source de son émoi.

— Je… Il…

Elle n’ajouta rien de plus, préférant disparaître derrière le comptoir. Philippe ne la suivit pas, il se dirigea vers la table susmentionnée. Et lorsque l’archiviste remarqua sa présence, il se leva, visiblement surpris et soulagé de le voir arriver.

— Monsieur le comte ! Je suis surpris de vous voir ici !

— Je n’étais jamais venu, en fait, je suis venu vous voir, maître Marchas, répondit Philippe. Mais je vois que vous êtes en société. Peut-être devrais-je revenir plus tard…

— Oh non ! Restez, je vous en prie. Monsieur Hautfaucon allait partir.

Quildas Hautfaucon ne semblait visiblement pas d’accord avec Odon, mais il se retint de tout commentaire et se leva.

— Pense à ce que je viens de te dire Odon, dit-il avant de s’éloigner.

Philippe prit place, continuant à suivre des yeux Quildas Hautfaucon jusqu’à ce qu’il quitte l’auberge.

— Avez-vous des ennuis avec cet homme ? s’enquit-il.

— Je ne vais pas vous ennuyer avec ça, monsieur le comte, répondit Odon. Vous avez assez à vous occuper avec Taran.

— Justement, je venais pour voir si vous aviez quelques informations de plus. Actuellement, monsieur Corvus ne peut pas encore vraiment reprendre la route pour le traquer, mais je le sens trépigner, et malgré son état, il souhaitera se mettre bientôt en chasse.

— Moi qui pensais que les corbeaux étaient plutôt du genre charognard… Je le comprends au vu des évènements récents… Et à la vue de certaines choses plus lointaines également. Même si, d’après ce que j’ai compris, il les ignore.

— Vous voilà bien mystérieux, maître Marchas ! Et cela me donne envie d’en savoir plus.

— Si vous n’avez pas encore déjeuné, je vous conseille de commander.

Philippe suivit l’avis de l’archiviste et héla Fannette, lui demandant une bouteille de vin d’un bon cru et un plat du jour[3]. Lorsque tout fut servi, l’archiviste ne parla pas tout de suite, les yeux perdus sur le dos de la serveuse qui s’éloignait. Le comte ne put que le remarquer, même s’il nota que son expression était plutôt soucieuse.

— Êtes-vous sûr de ne pas vouloir me faire part d’un problème plus personnel ? questionna-t-il.

— Tout à fait, monsieur le comte, assura Odon. Nous disions donc, Taran et les Corvus… Lorsque vous m’avez appris ce que vous saviez de la bouche de maître Flamel, cela m’a rappelé quelques-unes des recherches récentes que j’avais effectuées pour votre compte. Mais la somme énorme de documents que j’avais lue à ce moment-là, j’ai mis un peu de temps à retrouver la référence que je cherchais. J’en suis désolé, monsieur le comte…

— Ne le soyez pas, je serais bien incapable de faire la moitié de ce que vous pouvez faire dans ce domaine. Continuez, je vous en prie.

— J’étais sûr d’avoir déjà lu quelque part le nom de Taran. Avant que vous m’appreniez son âge, j’avais mis cette information de côté, car elle datait de l’époque romaine. Forcément, j’ai dû rechercher là où j’avais vu son nom à la lumière de votre dernière visite.

— Et avez-vous trouvé ?

— Oui, monsieur le comte. J’ai retrouvé les traces d’un Taran, druide de l’île de Bretagne, il venait de la contrée que nous appelons maintenant « Pays de Galles », de l’île de Mona il semblerait pour être plus précis, aujourd’hui, cette île s’appelle Anglesey. Pour vous faire un bref résumé historique : les Romains ont envahi le territoire du Pays de Galles dans les années 40 après Jésus Christ. Les Ordovices et les Silures, deux peuples vivant là, se sont alliés et ont mené un dur combat jusqu’à l’année 51. Jusque-là, l’île de Mona, sanctuaire des druides, fut épargnée. Mais vers 61, le général romain Paulinus commença à s’attaquer à ce lieu pour saper l’autorité des druides, détruisant les nyfed, leurs nemetons[4]. La réaction des Ordovices à la pression romaine fut qu’en 70, ils reprirent les armes, éliminant la cavalerie romaine. Ce fut le général romain Agricola[5] qui se chargea de les mater en 77. Selon les textes : il aurait perpétré un véritable massacre et aurait exterminé les Ordovices, jusqu’au dernier. Il finit sa campagne par l’île de Mona en 78. Les textes romains en parlent peu, mais d’après ce que j’ai pu trouver, les druides ont beaucoup participé à cette rébellion.

— Et c’est là que vous avez trouvé un druide s’appelant Taran, intervint Philippe.

— Oui, j’ignore dans quelles proportions et pour quelles raisons, car il y a peu de référence à lui en particulier, mais ce Taran, alors jeune druide, aurait même incité la rébellion ordovice de 70.

— Quelle est votre théorie ? demanda le comte.

— Je suppose que lors de l’attaque de Paulinus en 61, Taran, alors enfant, en a été témoin, exposa Odon. Et il en a nourri une rancœur contre l’envahisseur qui trouva son expression et un écho chez les siens dans les années 70.

— Ça se tient… Mais quel rapport avec les Corvus ?

— Là, je ne peux que supposer, monsieur le comte, car les textes sont très évasifs, prévint Odon. Voulez-vous connaître ma théorie ?

— Vous vous êtes bien documenté, maître Marchas, je veux entendre votre avis éclairé, invita Philippe.

— Les Brandrez étaient un clan celte de guerriers sorciers. Ils se sont ralliés à la cause des Ordovices et des druides pour cette rébellion. Ils étaient décrits comme de redoutables combattants, mais surtout, ils étaient connus pour avoir un code moral qu’ils appliquaient quoi qu’il en coûte. Et parmi les règles qu’ils s’imposaient, l’une d’elles les obligea à revoir leur alliance avec les druides : ils refusaient de s’en prendre aux innocents. Il y avait déjà des colons romains et des peuples romanisés sur l’île de Bretagne à l’époque. Les druides, en réponse aux exactions des Romains, s’en prenaient à eux, détruisant les villages et tuant tout le monde, femmes et enfants compris. Si les Brandrez avaient commencé leur combat contre les Romains pour les empêcher de massacrer des innocents, ils ne pouvaient le supporter dans l’autre sens. Dès lors, je pense qu’une scission s’est formée entre eux. Après, soit les Brandrez sont simplement partis, laissant les druides à leur sort qui furent vaincus peu après lors du sac de l’île de Mona par le général Agricola, soit…

— Soit ils les ont combattus pour faire cesser les massacres, conclut Philippe. Ce qui expliquerait la rancœur de Taran envers les Brandrez et leurs descendants : les Corvus. Si les Brandrez avaient le même code d’honneur que je découvre chez les Corvus via Mathias, cela me semble des plus probable.

— Je suis désolé que cela ne vous aide pas à le retrouver, s’excusa Odon. Je cherche encore des traces de Taran dans l’Histoire plus récente pour vous fournir des indices. Mais à vrai dire, s’il est réellement celui qui a participé et même incité à la rébellion ordovice au premier siècle, il s’est montré des plus discret par la suite.

— C’est ce que nous disait maître Flamel à propos de son ami Hermès et ses compagnons : ils se sont tenus à l’écart de la société durant des siècles. Taran ayant fait partie des leurs, il a fait de même.

— Il est impossible de ne laisser aucune trace, ajouta Odon. Je continuerai à chercher.

— Merci maître Marchas. Et si vous avez besoin d’un quelconque service, n’hésitez pas à demander.

Le regard d’Odon se fixa sur Fannette qui officiait plus loin à une autre table et ses pensées lui imposèrent le visage de Quildas Hautfaucon, et ses paroles. Il fut à deux doigts de faire part de ses craintes au comte d’Estremer, mais il se ravisa et se tourna vers lui en l’assurant que tout allait bien.

Philippe fit mine de le croire et prit congé.


[1] La fourchette, bien qu’introduite en France à la fin du 16e siècle par Catherine de Médicis, commença à se populariser dans la noblesse et la bourgeoisie française qu’à la fin du 17e siècle, donc au moment où se déroule ce récit, et bien plus tard pour le reste de la population.

[2] Serpentard pour la VF.

[3] À l’époque, pas de carte avec le menu, dans un souci pratique et logistique, les aubergistes choisissaient un plat pour la journée ou pour la semaine et ne servaient que ça à ses clients. C’est de là que vient le terme « plat du jour ».

[4] Dans la religion druidique, le nemeton est un bois sacré, il sert de sanctuaire.

[5] Non, je n’ai pas inventé ce nom ni celui du général Paulinus, il s’agit de faits historiques avérés.


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