Les Premiers Chasseurs

Chapitre 18 : XVII Une vie de seigneur

2793 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 25/08/2022 03:30

CHAPITRE XVII : UNE VIE DE SEIGNEUR


Les jours suivants, Philippe d’Estremer se consacra aux affaires courantes de son domaine qu’il avait un peu négligées ces derniers temps. Heureusement, il pouvait compter sur son intendant, Marcellin, pour assurer la bonne tenue du comté. Certaines choses nécessitaient tout de même son attention et sa signature.

De son bureau, il voyait tous les jours Mathias sortir pour marcher, seul exercice qu’il pouvait effectuer pour le moment. Philippe s’amusa de voir que malgré ses mots le jour de la visite d’Ubéric Valrand, il ne sortait jamais sans la compagnie de la jeune Charlotte.

Il avait surpris une fois Rose les regarder s’éloigner en faisant une moue réprobatrice. Il ne sut pas si elle l’avait fait à chaque fois, surtout que la future mère se retrouva alitée, la délivrance de l’accouchement se faisant de plus en plus proche. Le guérisseur venait la voir quotidiennement. Mathias faisait coïncider ses propres visites sur les siennes, décalant ses balades dans le parc pour être présent.

— Bien ! Tout se présente comme il faut, madame ! sourit le médicomage. Je reviendrais demain, car je crois que votre enfant joue la surprise et peut s’inviter parmi nous quand il veut !

— Alors je vous dis à demain, docteur, répondit Rose.

Le guérisseur salua Rose et fit de même avec Mathias avant de sortir.

— Tu peux partir pour ta promenade maintenant, lança la jeune femme froidement après un temps de silence.

— J’ai l’impression que tu m’en veux pour quelque chose, dit Mathias. Mais je ne vois pas ce que tu pourrais me reprocher, à part de ne pas avoir été là le jour de l’attaque.

— Oh pour ça, je ne t’en veux pas, rassure-toi. Comment aurais-tu pu te douter d’un tel acte ?

— Alors, dis-moi ce que tu me reproches. Si c’est en mon pouvoir, j’y remédierai, promit-il. Si tu ne me dis rien, je ne pourrai rien faire, c’est sûr, ajouta-t-il comme Rose se murait dans le silence.

— Il ne reste plus que nous trois maintenant, lâcha-t-elle. Toi, moi et cet enfant à naître.

— Tu oublies ceux qui ont été enlevés.

— S’ils sont encore en vie ! Regarde les enfants de ta sœur ! Tués, car moldus pour être vendus morceau par morceau !

— Comment le sais-tu ? Je ne t’en ai pas parlé pour ne pas te perturber !

— Je suis enceinte ! Pas sourde ! J’entends quand les gens parlent autour de moi, rappela-t-elle.

— Quoi qu’il en soit, je vais tout faire pour les ramener, vivants ou morts.

— Tu fais ça pour te venger surtout, mais ce n’est pas pour ça que je t’en veux, car moi aussi j’appelle cette vengeance de mes vœux.

— Alors pourquoi ? relança Mathias.

— Je te l’ai dit : il ne reste plus que nous trois, et j’ai l’impression que tu nous délaisses pour conter fleurette à cette jeunette.

Mathias demeura interdit. Il ne s’attendait pas à ce que Rose soit jalouse de Charlotte. Pour lui, elle était sa belle-sœur, l’épouse de son défunt jeune frère Nathaël, elle faisait partie de sa famille et il devait la protéger, tout comme son enfant. Qu’attendait-elle de lui au final ? Il sera toujours présent pour prendre soin d’elle et du bébé.

— Tu te méprends sur toute la ligne, finit par dire Mathias.

— Dis-moi en me regardant dans les yeux qu’elle ne représente rien pour toi !

— Sa compagnie m’est agréable, mais je t’assure qu’il n’y a rien entre nous.

— Ça se voit comme le nez au milieu de la figure qu’elle est éprise de toi…

Mathias resta coi une fois de plus, il n’avait absolument rien remarqué. Il devait reconnaître que Charlotte était charmante. Si c’était vrai, il ne comprenait toujours pas que ça mette sa belle-sœur en colère.

— Et alors ? Peux-tu me dire en quoi es-tu concernée ? gronda-t-il.

— Je voudrais que tu sois un père pour cet enfant.

— Je ne serais pas son père, je serais son oncle. Je t’aiderai à l’élever comme chaque membre de notre famille l’aurait fait. Je ne peux rien te promettre de plus. Je ne t’épouserai pas si c’est ce que tu attends.

— Je…

Rose ne savait pas quoi ajouter, soufflée par sa dernière phrase, et Mathias profita de son silence pour quitter la chambre. Il descendit dans le vestibule où il fut arrêté par la voix de Charlotte :

— Votre belle-sœur va bien ?

Il se tourna vers elle et la fixa sans répondre et sans aucune expression sur le visage. Il se demandait encore si ce que lui avait dit Rose était vrai : la jeune femme était-elle vraiment amoureuse de lui ? Si c’était le cas, comment se faisait-il qu’il n’ait rien remarqué ?

Il continuait de fixer la jouvencelle. Celle-ci se mit à rougir, son regard se détournant sous la brûlure que lui provoquait celui de cet homme.

— Je… Ai-je quelque chose sur le visage ? balbutia-t-elle.

Mathias se surprit à en détailler les détails, ses yeux noisette, son petit nez légèrement pointu, ses taches de rousseur, ses cheveux couleur de feu réunis en une longue tresse posée sur son épaule, son cou d’une blancheur immaculée…

— Monsieur Corvus ?

Le son de sa voix l’interrompit dans son examen juste avant que celui-ci ne s’attaque à l’étude du reste de son corps. Il remonta comme à regret vers ses yeux et lui sourit pour cacher son trouble.

— Excusez-moi, Charlotte, j’étais perdu dans mes pensées, dit-il.

— Voulez-vous sortir dans le parc aujourd’hui ? questionna-t-elle.

— Oui, mais ne vous sentez pas obligée de m’accompagner, vous avez sûrement autre chose à faire, répondit-il un peu abruptement.

— En fait, madame la comtesse m’a demandé de veiller sur vous pendant vos promenades.

— Donc, vous le faites, car c’est une tâche qui vous a été confiée ?

— Oh non, monsieur ! Je le fais, car… j’ai envie d’être avec vous… mais si vous ne souhaitez pas ma présence…

— Non, Charlotte, allons-y. Aujourd’hui, j’aimerais aller jusqu’au bois.

Elle sourit et lui ouvrit la porte avant de le suivre dehors. De la fenêtre de son cabinet de travail, Philippe les vit s’éloigner côte à côte. Lui aussi aurait préféré profiter de cette journée, certes froide, car hiver oblige, était ensoleillée, mais il devait rester là, à parler papier avec son intendant.

— Monsieur le comte souhaite-t-il continuer ou que nous remettions ? questionna Marcellin de son ton austère auquel Philippe s’était habitué depuis son enfance.

— Non, monsieur Marcellin, je n’aurai certainement pas envie d’y revenir, répondit-il.

— Oui, je sais la passion que vous avez pour la gestion, lança l’intendant avec une évidente ironie.

— Heureusement, vous êtes là, et vous avez une véritable passion pour ça. De plus, j’ai entièrement confiance en vous.

— La confiance n’exclut pas le contrôle, monsieur le comte.

Le temps parut long à Philippe. Parfois, il perdait le fil des paroles de Marcellin, et quand il y revenait, il ne savait plus où ils en étaient. Si, par moment, il avait l’honnêteté d’avouer ses égarements, obligeant le brave gestionnaire à reprendre ses explications, il se contentait souvent de simplement acquiescer, sachant pertinemment que Marcellin n’était pas dupe.

Deux heures passèrent ainsi. Noé entra, apportant un plateau doté d’une collation en plus d’une distraction bien venue par sa simple présence.

— Monsieur, une famille est arrivée il y a quelques minutes, annonça-t-il. Des gens disant que vous les avez invités à venir s’ils ne trouvaient lieux où s’établir.

— Ah ! C’est la famille Duruis, n’est-ce pas ? interrogea le comte.

— C’est effectivement le nom que m’a donné le patriarche, confirma Noé.

— Nous reprendrons plus tard, monsieur Marcellin, si vous le voulez bien. Je vais accueillir mes hôtes.

— Je vous en prie, monsieur le comte. En vérité, si vous pouviez simplement signer ici, tout le reste je peux m’en charger moi-même, libéra Marcellin.

Philippe s’empressa de poser sa griffe là où l’intendant le lui indiquait. Il allait sortir à la suite de Noé quand il se tourna vers son gestionnaire.

— À propos, monsieur Marcellin, j’ai invité cette famille à venir s’ils ne trouvaient d’endroit où s’installer. Je vais leur confier une des fermes actuellement à l’abandon, informa le comte.

— Je comprends, monsieur le comte, je vais préparer les documents à cet effet. Laquelle comptez-vous leur octroyer ? demanda-t-il

Philippe réfléchit quelques secondes avant de répondre :

— Celle à l’est de la forêt d’Estremer, je pense qu’elle sera parfaite. Et ils auront sûrement besoin d’argent pour y effectuer quelques travaux, après tout, cela fait longtemps qu’elle n’a pas été habitée.

— Vous leur prêtez ?

— Je leur donne.

— Comme il vous plaira, monsieur le comte.

Marcellin assura qu’il s’attelait à la tâche et se replongea dans son océan de papiers. Philippe descendit dans le vestibule où se tenait Jean Duruis. Ce dernier s’inclina respectueusement devant le comte.

— Monsieur Duruis, je suis à la fois soulagé et désolé de vous voir, dit-il. Soulagé, car, je peux constater que vous êtes en excellente santé. Et désolé, car cela veut dire que vous n’avez pas trouvé où vous installer.

— En effet, monsieur le comte, c’est pourquoi nous sommes venus ici, nous souvenant de votre proposition généreuse, annonça Duruis. Notre famille, bien que désirant nous aider, n’a pas les moyens matériels de le faire. Et je ne veux pas être une charge pour eux, ils essayent de ne pas devenir une cible de l’Inquisition.

— Vous avez bien fait, j’ai donné l’ordre de faire préparer le côté administratif, quand vous serez reposé de votre voyage, je vous guiderai personnellement vers une ferme abandonnée où vous pourrez vous bâtir une nouvelle vie. Je ne vous mentirai pas : cela fait longtemps que personne n’y vit, il y aura donc des travaux à effectuer et les champs sont en jachère depuis longtemps. Mais pour tout ça, vous pouvez compter sur mon soutien financier, le temps que cela sera nécessaire.

— Je ne sais pas quoi dire, monsieur le comte… balbutia Duruis. Tant de générosité…

— Je fais ce que je peux pour les autres. Et puis, j’y vois aussi un intérêt, une ferme abandonnée n’est pas une bonne affaire pour un seigneur.

— Nous vous paierons l’impôt, soyez-en assuré.

— Je vous en exonère pour les trois prochaines années, annonça-t-il en se disant qu’il devrait prévenir monsieur Marcellin, et si vous avez besoin de plus de temps, je suis prêt à monter à cinq ans.

— Trois ans, c’est déjà beaucoup ! Je ne sais vraiment pas quoi dire, monsieur le comte…

Philippe voyait des larmes de joie et de soulagement poindre aux coins des yeux du fermier. Les quelques jours qui avaient précédé n’avaient vraisemblablement pas été de tout repos pour le patriarche et sa famille.

— Allons, monsieur Duruis, je ne fais que ce que tout seigneur devrait faire, mais que je sais que malheureusement très peu font. Noé, appela-t-il. Montre à monsieur Duruis où lui et sa famille peuvent se reposer aujourd’hui, et fournit leur gîte et couvert.

— Bien, monsieur le comte, répondit Noé.

— Demain, je vous emmène chez vous, monsieur Duruis.

Philippe quitta Duruis pour aller donner quelques dernières consignes à son intendant au sujet de cette affaire. Marcellin fit grise mine en apprenant l’exonération d’impôt voulue par le comte, mais il se garda de tout commentaire, comprenant le fond de la pensée de son maître.

 

Le bois qui jouxtait le parc du château d’Estremer n’était rien en comparaison du Bois aux Corbeaux où était né et avait grandi Mathias. Il était bien plus petit, méritant lui le nom de « bois », et la présence moldue écrasante avait chassé presque toute trace de magie. Seules des créatures surnaturelles discrètes, en peu d’individus, peuplaient encore son ombrage.

La promenade avait été longue malgré tout, car il ne se déplaçait pas encore à sa vitesse habituelle, et au bout de deux heures, Mathias s’était engagé sur le chemin du retour, toujours suivi par la jeune Charlotte.

Peu de mots avaient été échangés entre eux aujourd’hui. Encore troublé par la discussion houleuse qu’il avait eue avec Rose, il ne savait plus sur quel sujet lancer la conversation. Charlotte avait tenté d’engager un échange entre eux en le questionnant sur les diverses plantes et animaux qu’ils croisèrent, mais le spadassin ne répondait que par des phrases courtes et directes. Elle en conclut qu’il ne voulait pas parler et se tut.

Lorsqu’ils débouchèrent de l’ombre des arbres, à trois centaines de mètres du château, Mathias prétexta de devoir s’arrêter un instant pour s’appuyer contre un muret de pierre. Il se sentait déjà mieux, ses forces lui revenaient, demain, il laisserait la canne et tenterait même quelques mouvements d’escrime.

Bientôt, il pourra se remettre en chasse et retrouver Taran…

Charlotte le regardait d’un œil mêlant inquiétude et soulagement. Elle était heureuse de le voir se rétablir aussi vite après avoir frôlé la mort. Elle avait entendu l’alchimiste Nicolas Flamel dire au comte que quelqu’un d’une constitution normale qui aurait survécu à cet empoisonnement aurait mis des mois, voire des années à s’en remettre, sans aucune certitude de retrouver ses facultés d’antan. Et d’un autre côté, elle savait que lorsqu’il sortirait de sa convalescence, il partirait, poursuivant son ennemi, allant au-devant de maints dangers.

Et peut-être, n’en revenant pas cette fois…

— Que comptez-vous faire ?

La voix de Mathias l’a surpris, elle ne s’attendait pas à l’entendre de nouveau aujourd’hui. Elle se tourna vers lui, lui demandant de répéter la question.

— Une fois que je serai de nouveau sur pieds, que comptez-vous faire ? Où irez-vous ? reformula-t-il.

— Je… je n’y ai pas encore pensé à dire vrai, répondit-elle timidement. Je pense que la proposition faite par monsieur Valrand sera toujours valable, je l’accepterais peut-être.

— À moins que vous trouviez autre chose de plus intéressant pour vous, n’est-ce pas ?

— Je suppose que oui… Auriez-vous quelque chose à me suggérer ?

— Pourquoi aurais-je une idée de ce que vous devez faire de votre avenir ? Il ne me regarde pas. Je vous souhaite juste de vivre une longue et heureuse vie. Je vous imagine, trouvant un mari et entourée d’enfants, je pense que vous serez une épouse et mère formidable pour la famille que vous fondrez.

— Oh… Euh… balbutia la jeune femme en sentant la chaleur grandir en elle, allait-il lui faire une demande ?

— Et peut-être, pourrais-je vous rendre visite, en toute courtoisie, si ma route me mène près de l’endroit où vous serez établie.

La chaleur s’estompa aussi vite qu’elle l’avait envahie. Ce n’était donc que ça, ces paroles, uniquement de la courtoisie. Il ne pensait pas à elle de manière galante et sentimentale. Elle décida d’essayer d’en rien montrer.

— Oui, fit-elle sans lever les yeux vers lui, consciente qu’elle se trahirait. Vous serez le bienvenu. Excusez-moi, je dois rentrer.

Aussi vite qu’elle put sans courir, Charlotte s’éloigna, sentant des larmes poindre au coin de ses yeux.


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