Les Premiers Chasseurs

Chapitre 20 : XIX Le père Mathérius

5418 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/10/2022 16:55

CHAPITRE XIX : LE PÈRE MATHÉRIUS


L’après-midi touchait à sa fin quand Philippe rentra chez lui, transplanant dans la petite cour qu’il avait l’habitude d’utiliser. Alors qu’il allait traverser la cour pour se rendre au logis, il remarqua Mathias près du puits, torse nu, en train visiblement de se rincer à l’aide du baquet.

Le comte vint vers lui, chassant par sa seule arrivée les femmes qui s’étaient arrêtées dans leurs tâches pour se délecter du spectacle de Mathias effectuant ses ablutions. Certaines gloussèrent en lançant une dernière œillade sur le torse sec et musclé du jeune homme.

— Bonjour, Philippe, salua Mathias. Votre visite à Odon Marchas a-t-elle été fructueuse ?

— J’ai appris plusieurs choses intéressantes pour mieux connaître notre ennemi, dit-il. Je vous parlerais une fois que vous serez habillé, et que nous serons au chaud. N’avez-vous pas froid d’ailleurs ? Nous sommes encore en plein hiver !

— J’ai toujours préféré le froid à la chaleur. Le froid forge à la fois notre corps et notre esprit, alors que la chaleur nous ramollit. Et puis, cela fait du bien de l’eau bien fraîche après s’être entraîné. J’ai beaucoup apprécié votre salle d’armes, j’y retournerai demain.

— Vous vous sentez de nouveau prêt à vous battre ?

— J’ai perdu en force, et mes mouvements me semblent moins naturels, autant la faute à l’effet dévastateur du poison sur mon corps qu’au repos forcé, je pense. Mais je sens que je ne mettrais pas longtemps à retrouver mes pleines capacités, voire plus. Et alors, je retrouverais Taran, et je le tuerais.

— Il doit être jugé, contredit Philippe. Nous devons le remettre au Ministère, pour que justice soit faite.

— Justice ! s’exclama Mathias. Oh, mais je compte bien appliquer la justice ! En lui passant ma lame en travers du corps.

— Vous parlez ainsi, car vous cherchez vengeance…

— Je ne le nie pas. Ma vengeance ne sert pas que moi, elle sert aussi la Justice que vous appelez de vos vœux, car en le tuant, je rendrais justice aux victimes innocentes de ce monstre et l’empêcherait d’en faire d’autres.

Philippe préféra ne pas aller plus loin dans ce débat. D’une part parce qu’il comprit qu’il ne ferait pas changer d’avis Mathias sur ce point pour le moment. D’autre part, car il se rendit compte qu’il était plus ou moins d’accord avec lui, surtout sur le fait de l’empêcher de faire de nouvelles victimes.

En donnant rendez-vous à Mathias au salon, Philippe réfléchit à ce court échange. Que se passerait-il s’ils livraient Taran à la Justice ? Il sera jugé, mais sera-t-il condamné ? Il demeurait des chances qu’il soit acquitté par des membres du Ministère acquis ou simples sympathisants à sa cause. Philippe n’ignorait pas que la volonté du ministre Étienne Courneuf de mettre en place le Secret Magique n’était pas du goût de tout le monde, y compris dans son propre camp. L’entrée dans la lumière d’un homme comme Taran pourrait donner le courage à certains de se révéler et de contrecarrer les projets du ministre.

Une guerre entre les Moldus et les Sorciers serait alors du domaine du probable…

Tout à ses pensées, Philippe ne vit pas Charlotte, dissimulée derrière une fenêtre du rez-de-chaussée qui reluquait Mathias. Tout comme il ne se rendit pas compte que Noé lui adressait la parole quand il fut dans le vestibule. Il fallut que le majordome insiste pour qu’il lui accorde son attention.

— Pardonne-moi, Noé, j’étais perdu dans mes pensées, s’excusa Philippe. Que me disais-tu ?

— Vous avez un visiteur, monsieur, il patiente dans le petit salon, annonça Noé.

— Un visiteur ! Je n’attendais personne aujourd’hui ! Qui est-ce ?

— Il s’est présenté comme étant le père Mathérius. Il m’a dit vous connaître. Je lui ai servi une collation en attendant votre retour.

— Oh ! Voilà une excellente surprise ! Je vais le rejoindre. J’ai déjeuné, mais je prendrais un chocolat bien chaud, s’il te plaît.

— Bien, monsieur.

— Et quand Mathias rentrera, dis-lui de nous rejoindre, je te prie.

— Bien, monsieur.

Philippe se rendit au petit salon où l’attendait le curé de Sainte-Cécile-les-Bois. Ce dernier se leva lorsqu’il vit arriver le comte.

— Mon Père, je suis heureux de voir que vous allez bien, dit-il en venant vers lui.

— Monsieur le comte, excusez ma visite à l’improviste, mes pas m’ont mené dans votre région et je me suis dit que j’allais voir où vous en étiez, fit le curé.

— Vous êtes ici le bienvenu, et vous pouvez rester autant que vous le souhaitez.

— Je pense que je reprendrais la route ce soir.

— Vous n’y pensez pas ! s’exclama Philippe. Si vous désirez vraiment repartir, faites-le donc demain et restez cette nuit. Vous êtes mon invité. Vous pourrez ainsi revoir Mathias et Rose Corvus.

Le visage du prêtre s’illumina à l’évocation de ces deux noms et surtout au fait que cela signifiait qu’ils allaient bien tous deux.

Philippe invita le père Mathérius à s’asseoir alors que Noé arrivait avec une tasse fumante qu’il posa sur la table. Le majordome demanda si le comte ou son invité souhaitait autre chose. Le curé se contenta de quémander un autre verre d’eau et Noé sortit après lui avoir servi.

— Maintenant, dites-moi, mon père, que vous est-il arrivé depuis notre dernière rencontre ? questionna Philippe.

Le père Mathérius raconta qu’il était resté à Sainte-Cécile-les-Bois quelques jours encore, s’assurant que les derniers habitants quittaient les lieux sans dommage. Puis, il quitta lui-même ce village devenu fantôme, n’emportant rien d’autre avec lui qu’un baluchon et le peu de monnaie qu’il lui restait.

Les jours suivants, il marcha un peu au hasard, prenant vaguement la direction de la capitale, mais ne désirant pas y entrer. Et, ne voulant pas errer comme une âme en peine, il décida de se diriger vers le comté d’Estremer, dans l’espoir d’y avoir des nouvelles plus plaisantes.

La route fut longue. Heureusement, il put quémander l’hospitalité dans les églises, les couvents et les monastères qu’il trouva sur le chemin. Ces arrêts lui permirent aussi de se tenir au courant à propos de l’Inquisition. Cette dernière avait investi le village de Galy-sur-Ruis, mais n’y avait trouvé aucun Sorcier, ceux-ci ayant fui, visiblement prévenu de son arrivée.

— La famille Duruis est ici, apprit Philippe à l’ecclésiastique. Je l’ai relogée dans une ferme de mes terres. Quant à la jeune Yseult Firminins, elle a été prise en charge par le Ministère de la Magie.

— Voilà déjà des nouvelles qui me réjouissent, sourit le prêtre. Et les Corvus ?

— Mathias était dehors à l’instant, je pense qu’il va nous rejoindre sous peu. Rose se trouve dans une chambre, elle ne peut plus beaucoup bouger, la délivrance étant pour bientôt.

Une nouvelle fois, le curé sourit franchement.

— Si vous voulez, je peux demander si elle se sent assez bien pour que vous alliez la voir, proposa Philippe.

— Ce sera avec joie, assura-t-il.

— Rose aussi sera contente de vous voir, Mathérius.

Mathias venait d’entrer. Bien qu’encore un peu débrailler, il était de nouveau habillé et présentable. Il vint serrer la main du prêtre.

— Philippe m’a raconté que vous vouliez quitter Sainte-Cécile, je n’y croyais pas sur le coup.

— J’y suis resté tant qu’il y demeurait une âme y vivant, mais le village est désert dorénavant, dit Mathérius. J’aimerais que vous me racontiez par quelles aventures vous êtes passés, tous les deux, mais il est vrai que j’aimerais voir Rose aussi.

— Nous aurons tout le temps de discuter plus tard, mon Père, car nous vous gardons ce soir, vous êtes mon invité, dit Philippe. Désirée, peux-tu aller voir si madame Corvus se sent assez vaillante pour recevoir une visite, s’il te plaît ? Noé, fais préparer une chambre pour le père Mathérius et préviens la cuisine que nous aurons un couvert de plus, s’il te plaît.

— Bien, monsieur le comte, fit Noé en sortant à la suite de la chambrière.

— Je ne voudrais surtout pas m’imposer… souffla Mathérius.

— C’est avec plaisir que je vous accueille, mon père. Je ne peux pas en dire autant de tous les curés de la région…

— Oui… Je suis passé au village avant de venir ici, votre prêtre m’a donné l’impression d’être…

Le père Mathérius sembla chercher un qualificatif approprié, Philippe vint à son aide :

— Oui… Je le connais depuis mon enfance, mon père ne l’appréciait pas non plus. Il a fallu lui cacher ma vraie nature durant toute ma vie. Ne parlons pas de lui ! Ne gâchons pas ce moment.

Désirée revint en annonçant que Rose était ravie à l’idée de revoir le père Mathérius. Ce dernier se rendit donc à son chevet, laissant Philippe et Mathias seuls. Le comte en profita pour exposer un compte-rendu de sa visite à Odon Marchas.

— Au final, on n’a rien appris concernant notre situation actuelle, dit Mathias après avoir écouté attentivement. Mais nous connaissons un peu mieux notre ennemi.

— Vous ne saviez pas ? Pour vos ancêtres ?

— Non, je suppose que cette histoire s’est perdue, et je pense que ce ne fut pas involontairement. Ce n’est pas un épisode très glorieux de notre clan. Quelqu’un a dû vouloir que l’on ne s’en souvienne pas, par honte. Être associé à des massacres d’innocents, c’est contraire à nos valeurs. Malgré tout, c’est notre passé, nous devons le connaître pour ne pas répéter ses erreurs.

— Vous faites preuve d’une grande sagesse pour quelqu’un de votre âge !

— Nous n’avons pas une assez grande différence d’âge pour que vous me fassiez ce genre de remarque ! sourit Mathias. Quel âge avez-vous d’ailleurs ?

— Vingt-neuf ans prochainement, et vous-même ?

— J’ai déjà le quart de siècle. En clair, nous sommes tous deux pas si vieux.

— Oh ! s’exclama le père Mathérius en revenant. Je n’aime pas quand les jeunes gens commencent à parler d’âge ! Vous aurez tout le temps quand vous aurez le mien. Profitez de votre jeunesse sans vous soucier du temps qui passe, même si je sais que vous avez tous deux choisi une vie de devoirs.

— Comment va Rose ? questionna Mathias.

— Elle est fatiguée, mais cela est normal. Je sais que tu n’es pas allé la voir depuis quelques jours, elle me l’a dit. Elle regrette les mots que vous avez échangés. Je pense qu’elle souhaite te présenter ses excuses.

— Elle n’a rien à se faire pardonner, je comprends ses craintes, même si elles sont infondées. Vous avez raison, j’irais la voir demain, il commence à se faire tard et elle doit se ménager.

— Et puis-je savoir qui est cette Charlotte dont le nom est venu dans sa bouche ?

Mathias demeura coi, ne sachant quoi répondre au prêtre. Oui… Qui était Charlotte ? Ou plutôt, qui était-elle pour lui ? Aujourd’hui, tout à son entraînement, il ne l’avait pas vu autrement que de manière fugace dans les couloirs. À chaque fois, il n’avait pu s’empêcher de la suivre distraitement du regard, observant sa chevelure rousse onduler à chacun de ses pas, ou sa peau diaphane éclairée par le pâle soleil d’hiver.

Et comme il ne répondait pas, Philippe vint à son secours :

— Une jeune femme que nous avons sauvée des griffes de Sorciers criminels. Vous la verrez au dîner.

Mathias aurait aimé savoir ce que Rose en avait dit, mais il préféra ne pas poser la question. Noé entra, apportant une distraction dans cette discussion.

— Monsieur, le père Victurnien vient d’arriver, annonça-t-il de la façon la plus neutre possible.

Philippe ne put s’empêcher de pousser un soupir de lassitude :

— Et moi qui pensais que cette journée serait des plus agréables… Introduis-le, et fais porter du vin et des biscuits. Je prendrais bien un autre chocolat pour ma part. Mon père ? Désirez-vous quelque chose ?

— Je partagerai du vin avec le père Victurnien, à défaut de partager ses idées, du peu que j’ai pu voir.

— Juste de l’eau pour moi, demanda Mathias lorsque Philippe se tourna vers lui. J’ai beaucoup sué.

Le père Victurnien entra, suivant Noé. Le majordome ressortit aussitôt, refermant les portes derrière lui.

— Bonjour, mon père, salua Philippe.

— Monsieur le comte, cela faisait un petit moment que je n’étais pas venu vous rendre visite, je me suis dit qu’il fallait couper court à cela, plaida le père Victurnien.

— Je sais que vous êtes très occupé.

— Je vois que vous avez des invités…

— Permettez-moi de vous présenter monsieur Mathias Corvus, qui vit ici pour quelque temps, ayant à faire dans la région.

— Quelle est donc votre activité, monsieur ?

— Je recherche des personnes disparues pour le compte de mes employeurs, répondit Mathias.

Ce mensonge, qui n’en était pas totalement un, avait été décidé par Philippe et lui pour justifier sa présence dans la demeure d’Estremer. De même que la présence de Rose trouvait comme excuse que Mathias, sa seule famille, ne pouvait s’absenter en la laissant seule dans son état.

— Je n’ai pas souvenir qu’on m’ait rapporté des disparitions dans la région, fit remarquer le curé d’Estremer.

— Je n’ai jamais dit que les victimes étaient d’ici, répliqua Mathias. Mes investigations m’ont mené dans le coin, c’est tout.

— J’aimerais bien savoir quels éléments. Connaissant bien la région, je n’ai eu vent d’aucune rumeur sur ce genre d’affaires. Je suis sûr que vous devez vous tromper et que vous devriez aller voir ailleurs. Sur quoi vous basez-vous ?

— Désolé, mon père, je garde les détails de l’affaire pour moi, histoire de ne pas alarmer les contrevenants responsables de ceci.

— Vous savez que je suis tenu au secret de la confession…

— Et bien, nous verrons si un jour je viens me confesser auprès de vous, mais c’est peu probable.

— N’êtes-vous pas croyant ? Tout chrétien a besoin et doit se confesser !

— Disons que j’arrive à m’arranger seul avec ma conscience.

— Mais seul Dieu… ?

Philippe intervint avant que la discussion parte sur un terrain qu’il savait houleux. Surtout qu’il commençait à bien connaître Mathias, comme il connaissait le père Victurnien.

— Et voici le père Mathérius, que vous avez déjà rencontré, semble-t-il.

— Nous avons devisé brièvement, acquiesça Mathérius.

— Oui, j’étais étonné que vous connaissiez un autre prêtre, dit Victurnien en se tournant vers le comte.

— J’ai rencontré le père Mathérius lors de mes récents voyages, raconta Philippe. Mais, dites-moi, père Victurnien, qu’est-ce qui vous amène ?

— J’étais intéressé d’en savoir plus sur votre visiteur. De plus, j’aime venir voir les gens vivant ici, que ça soit votre famille ou vos gens. Et j’ai quelques nouvelles du monde dont vous n’avez certainement pas eu vent.

— Et bien, nous vous écoutons, se résolut le comte, sachant qu’il ne pourrait faire partir le curé d’Estremer sans en passer par là.

Le serviteur du comte arriva et servit les boissons et collations avant de se retirer. Les convives s’installèrent plus confortablement dans les fauteuils.

— Déjà, sachez qu’une rumeur a couru sur vous pendant quelques jours, mais j’y ai mis bon ordre, annonça fièrement le père Victurnien.

— Et quelle était cette rumeur ? questionna Philippe.

— Elle disait que vous aviez recueilli des réfugiés durant un temps, leur offrant gîte et couvert.

— Jusque-là, rien de mauvais, intervint Mathérius. Si ce fait est vrai, le comte n’aurait alors démontré qu’une réelle charité chrétienne, il mériterait donc des éloges.

— Certes, mais ce n’est pas sur ce point de la rumeur que j’ai repris mes ouailles. Certains n’hésitaient pas à dire que ces malheureux étaient d’engeance maléfique, des Sorciers. Je leur ai dit qu’en tant qu’homme de qualité, le comte aurait fait son devoir et aurait livré ces adorateurs de Satan à l’Inquisition.

Philippe ne sut que répondre, il se contenta de dire qu’ils avaient bien recueilli des personnes dans le besoin et avaient assuré qu’ils puissent voir l’avenir sous de meilleurs hospices. Il assura de plus qu’aucun n’était sorcier, ce qui était vrai également.

— Fort bien ! sourit Victurnien. Vous auriez dû me faire appeler, une messe leur aurait sûrement fait plaisir.

Mathias émit un ricanement ouvertement moqueur, chose qui n’échappa pas au curé local.

— Quelque chose vous semble drôle, monsieur ? questionna-t-il sèchement.

— Je pensais juste que certains ont un sens particulièrement sélectif de la charité chrétienne, dit Mathias. Ces gens étaient dans le besoin, Philippe les a accueillis, soignés, nourris… Ce qui était le plus juste à faire. Mais s’ils avaient été sorciers, alors il aurait fallu faire fi de leur mauvaise fortune et les livrer aux flammes criminelles de l’Inquisition… Je suis peut-être bête, mais j’avais cru comprendre que la charité chrétienne ne faisait aucune distinction. D’après vos écritures, ne sommes-nous pas tous des enfants de dieu ?

Victurnien semblait à la fois outré et furieux. Il cherchait visiblement comment répliquer. Mathérius resta neutre, attendant la réponse de son confrère. Philippe avait légèrement pâli et patientait également. Il ne se souvenait pas que quelqu’un ait répliqué un jour ainsi au père Victurnien. Ce n’était qu’un prêtre local, mais tout le monde savait qu’il ne désirait que livrer des impies à sa hiérarchie.

— Plusieurs choses me surprennent dans votre discours, monsieur, commença le prêtre en gardant son calme. Vous dîtes déjà que les bûchers de la Sainte Inquisition sont criminels ! Ils ont été approuvés et bénis par le Pape ! Ce qui en fait la Loi et la Justice pour toute créature dans ce monde. Vous dîtes que ces êtres maléfiques mériteraient la charité chrétienne ! Alors qu’ils ont tourné le dos à Dieu ! Qu’ils usent de pouvoir que seul Dieu doit posséder ! Et enfin, vous avez dit « vos écritures », n’êtes-vous pas baptisé et chrétien ?

Mathias avait écouté attentivement la contre-attaque du prêtre. Il s’attendait à chacun de ces mots, à chacun de ces arguments. Ce n’était pas le premier ecclésiastique qu’il rencontrait…

— Ont-ils choisi d’avoir des pouvoirs ? Qu’ont-ils fait pour mériter le bûcher si ce n’est d’attiser la jalousie des puissants de Rome et de vouloir vivre sans que celle-ci vienne interférer dans leurs vies ? Je dis que l’Inquisition est criminelle, car elle tue des innocents qui n’ont pas mérité ce sort. Certains sorciers méritent qu’on leur applique la Justice, tout comme certains « bons chrétiens ». La majorité ne souhaite que vivre en paix, pourquoi ne pas les laisser ? Quant à votre dernière question, en effet, je ne suis pas baptisé, et je n’ai pas la foi. Cela ne m’empêche pas de vivre pleinement. Au contraire, je pense que je vis mieux que certains chrétiens, je ne suis pas toujours à me demander si ce que je fais plaît à un être supérieur ou non, je n’ai aucun besoin de me confesser, car tout ce que je fais, je le fais en accord avec ma conscience et mon sens moral, sans besoin qu’on me susurre à l’oreille comment je dois penser et comment je dois me comporter.

— Seul Dieu peut juger de qui est innocent et coupable !

— Alors pourquoi l’Église juge-t-elle ? Pourquoi l’Inquisition exécute-t-elle ? Si seul dieu peut juger, laissez-le faire.

— L’Église est l’ambassade de Dieu sur Terre !

— Montrez-moi un acte officiel signé de sa main pour que j’y croie.

— La Bible…

— … A été écrite par des hommes. Vous pouvez toujours dire qu’ils ont été inspirés par un dieu, toujours est-il que vous n’en avez aucune preuve. Cela pourrait tout aussi bien être le diable qui leur a soufflé à l’oreille, ce faisant passer pour son antagoniste. Je préfère croire que ces hommes avaient juste beaucoup d’imagination, qu’ils ignoraient quel dessein aurait leur œuvre, et que par la suite certains y ont cru un peu trop fort.

— Blasphème ! hurla le père Victurnien. N’avez-vous pas peur de l’Enfer ? N’avez-vous pas envie d’aller au Paradis ?

— Si vous avez besoin de la peur de l’Enfer ou de la promesse du Paradis pour être une bonne personne, alors c’est que vous n’êtes pas une bonne personne.

Le curé tremblait de rage, il semblait prêt à jeter son verre de vin sur Mathias. À l’opposé, celui-ci était d’un calme olympien et buvait son godet d’eau par petite gorgée.

Philippe attendait, la peur au ventre. Il ne savait pas comment désamorcer la situation. C’est alors que le père Mathérius intervint. Le comte espérait en son for intérieur qu’il parvienne à ramener la paix dans son salon.

— La foi est une conviction personnelle, certaines personnes ont besoin de croire en Dieu ou en autre chose, ce n’est pas le cas de tout le monde.

— Mais ceux qui croient que Dieu n’existe pas se trompent ! s’exclama Victurnien. Et ceux qui croient en un autre dieu aussi ! C’est pourquoi l’Église doit continuer d’évangéliser ces brebis égarées.

— Comment être sûr que nous soyons détenteurs de la vérité ? Peut-être est-ce nous qui nous trompons ? Et puis, je ne suis pas partisan d’évangéliser par la force. On peut présenter notre philosophie, notre foi, pas l’imposer. En cela, je rejoins Mathias, je pense que l’Inquisition est criminelle. Elle n’honore pas Dieu, elle lui fait honte.

— Vous tendriez la main aux Sorciers ?

— Oui, sans hésiter, car c’est ce qu’a fait Jésus, même envers ceux qui l’ont mis sur la croix. Il n’a pas appelé à la vengeance ni à l’évangélisation forcée, il a demandé à son Père qu’il leur pardonne.

Même si les paroles du père Mathérius étaient sages et appelaient à l’apaisement, le père Victurnien semblait les prendre comme un affront. Se souvenant de qui était le maître ici, il se tourna vers Philippe.

— Monsieur le comte, vous recevez des gens… particuliers chez vous, dit-il avec acrimonie. Cela m’étonne d’un bon chrétien. Votre père, que Dieu ait son âme, les aurait certainement chassés de ces lieux, voire les aurait livrés à la Justice inquisitrice.

— En cela, père Victurnien, je pense que vous vous trompez, contredit Philippe, ne souhaitant pas ternir le souvenir paternel. Mon père était de ceux qui ne voyaient pas l’Inquisition d’un bon œil. Il croyait en la Justice Divine, en une Justice compatissante, tout le contraire de l’Inquisition.

Le père Victurnien ne s’attendait pas à se retrouver seul contre tous, ce fut pourtant le cas. Il posa son verre encore à moitié plein et se leva.

— Bien, comme je vois que je suis en minorité, je ne vais pas rester plus longtemps, annonça-t-il en se levant. Mais je ne compte pas en rester là, sachez-le. Vous, père Mathérius, je compte signaler votre discours à ma hiérarchie, je pense que votre soutane vous sera arrachée sous peu. Vous, monsieur le comte, je vais vous laisser le bénéfice du fait que vous êtes le seigneur de ces terres, mais je me donne le droit de venir parfaire votre éducation, pour vous apprendre la vérité de l’Église, la seule qui soit. Quant à vous, monsieur Corvus, je vous suggère de fuir, car je compte bien en appeler en toutes les forces possibles contre vous. Vous êtes un impie, vous serez exécuté comme tel un jour prochain.

Mathias se leva, les yeux noirs d’une sourde menace. Victurnien pâlit de peur et entama son mouvement de repli vers la sortie, il ne vit pas Philippe sortir sa baguette.

— Stupéfix !

Mathias toisait le curé gisant maintenant sur le tapis.

— Vous auriez pu faire profil bas, gronda le comte en regardant Mathias.

— Ce n’est pas dans mes habitudes de cacher ce que je pense, répliqua Mathias. Qu’allons-nous faire de lui ?

— Je vais le ramener à son église et lui effacer les souvenirs de cette soirée. Êtes-vous doué pour ce genre de sortilège ?

— Pas vraiment… Je suis plus magie de combat.

Philippe acquiesça sombrement, cela ne l’étonna pas. Puis, posant sa main sur le prêtre stupéfixé, il transplana.

— Je suis peut-être allé trop loin, c’est vrai, souffla Mathias une fois qu’il fut seul avec Mathérius.

— Peut-être oui, dit le prêtre. Mais je suis comme toi Mathias, je suis partisan de ne pas cacher ce qu’on pense, surtout envers les suppôts de l’Inquisition.

— Excusez-moi… lança une voix en entrant.

Les deux hommes se tournèrent vers Charlotte qui se tenait dans l’entrée du salon. Mathias ne l’avait vu que de loin et fugacement aujourd’hui, et pas du tout entendu. Il ne put réprimer un léger sourire à cette apparition.

Ses yeux restèrent fixés sur le jeune homme quelques secondes. Ce fut le prêtre qui se décida à demander :

— Oui mon enfant ?

— Mon père, pardonnez-moi, je… j’ai eu une légère absence, dit-elle.

— J’ai connu quelqu’un étant enfant à qui cela arrivait souvent, il disait en riant qu’un ange venait lui chuchoter à l’oreille. Veniez-vous nous dire quelque chose ?

— Euh… oui ! Rose a perdu les eaux ! Mesdames les comtesses sont avec elle. Madame Lanéa pense qu’il y a encore le temps, mais m’a demandé de prévenir son fils pour qu’il fasse appeler la sage-femme.

— Monsieur le comte vient malheureusement de partir…

— Noé ! appela Mathias. Rose est en train d’accoucher, pouvez-vous faire chercher la sage-femme, s’il vous plaît ?

— Tout de suite, monsieur Corvus, obéit le majordome.

— Je vais me rendre à son chevet, ajouta le père Mathérius. J’ai moi-même aidé plusieurs fois de jeunes mères à mettre au monde leur enfant.

— Rose sera surtout bien plus rassurée de vous avoir près d’elle, Mathérius, dit Mathias.

— Je viens avec vous mon père… fit Charlotte.

— Je pense que vous devriez rester ici, pour guider la sage-femme quand elle arrivera. Et, pardonnez-moi de ne pas l’avoir demandé plus tôt, quel est votre nom ?

— Charlotte, mon père.

— Ah ! s’exclama le curé en lançant une œillade à Mathias. Enchanté de vous rencontrer.

Le père Mathérius ne resta pas plus longtemps et monta rejoindre la chambre où se trouvait Rose et les deux comtesses, laissant seuls Mathias et Charlotte. Un silence gêné s’installa. Il n’avait échangé que des banalités d’usage depuis la promenade où elle l’avait quitté de manière abrupte.

— Vous n’êtes pas allé vous promener aujourd’hui ? questionna-t-elle.

— Non, je suis assez remis pour reprendre un entraînement plus poussé, répondit-il. J’ai utilisé la salle d’armes du comte. J’aurais dû vous prévenir, excusez-moi, j’espère que vous ne m’avez pas attendu.

« Pourquoi vous aurais-je attendu ? » aurait-elle aimé lui dire, pensant qu’il ne songeait pas à elle comme elle rêvait de lui. Au lieu de ça, elle se contenta d’un banal et court non. Cela restait un mensonge, à l’heure habituelle, elle s’était apprêtée et avait patienté dans le vestibule. Les minutes s’étaient égrainées lentement, augmentant son sentiment d’abandon. Elle était restée là jusqu’à ce que Noé, passant près d’elle, lui apprenne qu’il était à la salle d’armes.

— J’ai été très occupée, mentit-elle. En fait, j’ai remarqué trop tard que j’avais raté l’heure de votre promenade, alors je me suis dit que vous deviez y être allé seul.

— Non… Si j’étais parti en promenade, soyez assurée que je vous aurais cherché, dit-il. J’aurais dû vous prévenir que je ne comptais pas sortir aujourd’hui. Je vais de nouveau m’entraîner demain, mais peut-être pourrions-nous décider d’une heure, si vous le souhaitez…

Charlotte voulait lui dire oui, passer du temps avec lui était tout ce qu’elle désirait, mais elle ne voulait pas l’obliger à faire quelque chose qu’il ne souhaitait pas ardemment. Elle ne voulait pas rester piéger par une histoire sans lendemain.

— Je ne pense pas que je pourrais, refusa-t-elle. Si madame Corvus accouche ce soir, je veux être là pour l’aider dans les jours à venir.

— Oui… Bien… Je comprends. Et je vous en remercie en son nom.

Le silence s’installa de nouveau, jusqu’à ce que Philippe fût de retour. En découvrant Mathias et Charlotte dans la même pièce, n’échangeant pas un mot, il pensa avoir interrompu quelque chose et resta troublé.

— Vous avez fini avec votre curé, Philippe ? demanda Mathias pour casser l’ambiance pesante qui s’était installée.

— Oui, en effet, répondit-il. J’espère avoir réussi à lui modifier la mémoire… Où se trouve le père Mathérius ?

— Il est monté à la chambre de Rose, le travail a commencé. Mademoiselle Lehel attend la sage-femme.

Cette dernière arriva quelques instants plus tard, Charlotte en profita pour ne pas rester en présence de Mathias, laissant les deux hommes entre eux.

Mathias poussa un profond soupir.

— Je crois que je vais avoir besoin d’un verre de vin…


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