La Complainte de l'Outremangeur
Allongé sur son lit, Kageyama fit rebondir le ballon du bout de ses doigts. Il flotta, tranquille, effleura tout juste le plafond sans le toucher, puis retomba. Il le renvoya et recommença, encore et encore. Peu à peu, il réussit à se vider l’esprit, gagné par une torpeur méditative. Tant qu’il tenait un ballon entre ses mains, il pouvait maintenir intacte son humanité, garder la tête hors de l’eau et se figurer que rien en lui n’avait changé.
Voilà des mois qu’il s’était transformé. Comme ça, d’un seul coup, en mordant dans une bête brioche, il avait enfin compris de quoi Grand-Père avait tenté toute sa vie de le prémunir. Souvent, il hésitait à venir lui parler de sa détresse, il se disait qu’avouer sa faute était bien peu cher payé devant l’aide que son aîné pourrait lui apporter dans cette épreuve. Mais toujours, l’image de Miwa hurlant, prisonnière du débarras, le retenait. Il ne pourrait jamais passer tant de temps enfermé entre ces quatre murs exigus, qui lui paraissaient si resserrés depuis quelques temps. Il n’était plus un enfant, et la maison qui lui avait semblé un jour immense se révélait finalement plutôt modeste pour une famille de cinq. Désormais, il ne tenait pas allongé de tout son long dans le débarras, qu’il voyait maintenant bien plus comme un placard que comme une pièce à part entière. Il devait se débrouiller seul.
Petit à petit, sans qu’il parvienne à la chasser, l’image de Hinata s’imposa à lui. Le souvenir de leur entraînement, quelques heures plus tôt envahit son esprit et il entendit comme s’il y était encore les battements de coeur de Hinata, étouffés sous sa peau. Depuis peu, il ne parvenait plus à l’ignorer, même en se concentrant sur ses passes. L’odeur de son corps l’envoûtait, l’invitait, le chant de son sang battait à ses tempes. Dans ces moments, Kageyama sentait la salive perler sous sa langue, claquait la mâchoire dans l’anticipation de cette chair découverte où il rêvait de planter les dents. Il se laissait emporter par le songe un instant, une poignée de secondes dont il sortait brutalement au claquement d’un ballon sur le sol ou à un strident coup de sifflet. Ce n’était qu’à ce moment qu’il prenait la mesure de ses pensées, qu’il comprenait à quel point ce désir monstrueux le rongeait de l’intérieur. Il finirait par le consumer s’il ne parvenait pas à l’endiguer.
Accroupi dans la minuscule ruelle à côté de l’épicerie, dissimulé aux yeux indiscrets par le container à ordures ménagères, Kageyama sortit du sac plastique la barquette d’abats qu’il venait d’acheter. Le sang qui s’échappait du morceau de viande coula entre ses doigts et le long de son bras, jusqu’à son coude pour goutter lentement sur le bitume.
Il ferma les yeux en arrachant la première bouchée. Le goût ferreux de la chair crue le secoua d’un frisson aussi satisfait que soulagé. Il avala, puis inspira profondément. Il devait vider son esprit, ne manger que par besoin. La dernière fois, il s’était imaginé qu’il mordait à pleines dents dans le bras de Hinata ou bien dans la cuisse, s’était figuré ses cris et ses protestations, avait bougé ses mains dans le vide, attrapant l’air, comme pour bloquer les membres qui se débattaient pour le chasser. Les jours suivants, sa faim ne s’était pas atténuée du tout, au contraire et, chaque fois qu’il croisait Hinata, elle grandissait encore un peu plus.
Enfin, les furieux cris de la bête qui l’habitait se taisaient. Tout en mastiquant, Kageyama laissa tomber son regard sur l’emballage tombé au sol. Il avait attrapé la barquette en vitesse dans le rayon, l’estomac noué, sans même prendre le temps de se demander ce qu’il achetait. C’était une tranche de cœur. Sans qu’il ait eu le temps de s’en empêcher, il se demanda si le cœur de Hinata lui aussi aurait ce goût-là.
La bête recommença à hurler.