La Complainte de l'Outremangeur

Chapitre 2 : Aone

3267 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 23/10/2020 15:14

Quand Aone avait accepté de garder Natsu Hinata le soir d’Halloween, il n’avait pas prévu que la petite débarque déguisée en sorcière, son panier en forme de citrouille sous le bras. Lui-même ne s’était jamais adonné à cette coutume occidentale pendant son enfance, puisque la pratique était peu, voire pas du tout répandue au Japon à l’époque. Mais ces jours-ci, les plus jeunes avaient pris goût à cette fête typiquement américaine. Bien sûr, ça n’avait sans doute rien à voir avec Halloween tel qu’il existait Outre-Pacifique. Ici, hors de question de bombarder les maisons au papier toilette et il n’était pas rare non plus que les quémandeurs, au lieu de sucreries, reçoivent des snacks salés, des briquettes de lait ou des charmes de réussite aux examens.


— Merci, merci, Takanobu, remercia Hitomi Hinata en s’inclinant encore une fois, tu m’enlèves une sacrée épine du pied.


Aone répondit à sa courbette et écouta attentivement toutes les consignes que lui donnait la mère de Natsu : à quelle heure la petite devait aller se coucher, le temps qu’elle pouvait passer devant la télé, ses devoirs à faire pour le week-end, le nombre de bonbons de son butin qu’elle aurait le droit de manger chaque jour… Elle ajouta qu’elle passerait la chercher le lendemain soir, dès son retour et Aone comprit qu’il devrait emmener la petite à son entraînement du samedi. Le coach ne lui en tiendrait sans doute pas rigueur, mais il fallait tout de même qu’il le prévienne en amont.


Une fois la porte fermée, Natsu se jeta sur Aone, qui en fut si surpris qu’il faillit tomber en arrière. Il se rattrapa de justesse, quelques centimètres avant de heurter la table basse. La fillette ne le lâcha pas pour autant. Au contraire, elle le serra encore plus fort contre elle. Aone se rendit compte à ce moment à quel point elle avait grandi depuis qu’il la connaissait. À l’école, elle avait commencé le volley, ce qui n’avait absolument pas entamé l’infernale énergie dont elle faisait preuve. Aone avait pu, une fois, assister à un de ses entraînements et était resté bouche bée devant la détente ahurissante d’une enfant aussi jeune. Désormais, quand il tenait sa main juste au-dessus de sa tête — soit à environ deux mètres du sol — Natsu bondissait pour la frapper comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Il en venait à se demander si les Hinata n’avaient pas des ancêtres springbok.


— On va récupérer tellement de bonbons qu’on pourra en manger jusqu’à ce que tu sois un grand-père ! annonça-t-elle, des étoiles plein les yeux.


Elle le lâcha enfin et se mit à farfouiller dans son sac, que Hitomi avait posé près de la commode dans l’entrée. Pendant ce temps, Aone vérifia ses messages. Son portable avait vibré dans sa poche quand Natsu était arrivé, sans doute un petit mot de Futakuchi pour lui annoncer qu’il serait en retard, puisqu’il était aussi ponctuel qu’Aone était bavard. Mais non, il s’agissait d’une photo qu’Hinata venait de poster sur ses réseaux sociaux. Il y posait avec Kageyama, Yachi, Yamaguchi, Tsukkishima et quatre autres garçons qu’Aone se souvenait avoir vus en tournoi mais sans pouvoir mettre de nom sur leurs visages. Il reconnut le centre de la ville où Hinata vivait, et se le remémora illuminé pour Noël, l’année précédente.


Ils avaient passé une superbe soirée du réveillon, cette fois-là. Aone avait emmené Hinata à la patinoire en plein air et, une fois épuisés, ils avaient grignoté sans un mot leur seau de poulet frit réservé une semaine à l’avance pour l’occasion. Et puis, Aone avait décidé de se lancer. C’était le moment ou jamais. J’aimerais être plus que ton ami, avait-il dit, le visage brûlant malgré le froid glacial. 


Hinata s’était contenté de baisser les yeux, son silence plus éloquent que n’importe quelle excuse. Ils avaient fini par écourter la soirée et regagner leurs pénates sans un mot. Depuis, ils avaient échangé quelques SMS, rien de plus. Hinata avait envoyé un message à Aone pour son anniversaire, poli mais si froid qu’il aurait préféré qu’il s’abstienne. Leurs mères, qui n’avaient aucune idée de ce qui s’était passé, gardaient une relation amicale et il n’était pas rare que Hitomi et Natsu viennent prendre le thé chez les Aone et inversement. Aone, lui, ne conservait qu’une photo de leur amitié.


En plein milieu d’un été caniculaire, pendant sa troisième année à Dateko, plusieurs membres de différentes équipes de la préfecture s’étaient retrouvés à Hokkaido. La grand-tante de Nishinoya avait accepté de lui laisser sa résidence secondaire près de la mer pour toute une semaine, ce qui constituait une occasion toute trouvée pour un petit camp de beach volley improvisé pour tous ceux qui voulaient s’y joindre. Ils avaient passé six jours à jouer jusqu’à ce que le sable se soit infiltré dans chaque recoin de leurs vêtements et cinq nuits à rire, chanter, et partager des anecdotes autour du feu de camp et d’une tonne de marshmallows grillés. Passage obligé pour tous les touristes qui montent à Hokkaido en été, ils s’étaient arrêtés avant de partir près d’un immense champ de tournesol pour un dernier pique-nique avant le retour à la vie normale. C’était là que Futakuchi avait pris la photo, l’unique photo. Hinata et lui, assis près des longues tiges vertes, profitaient du peu d’ombre que les fleurs leur offraient. Hinata, protégé du soleil par un chapeau de paille aux bords si larges qu’ils s’affaissaient sous le propre poids, offrait un sourire rayonnant à l’objectif, les lèvres encore brillantes du jus du melon dont il tenait la peau entre ses mains. Il penchait un peu la tête vers Aone, comme s’il avait voulu la poser sur son épaule, bien trop haute pour lui. Aone se souvenait encore de la sensation de sa jambe pressée contre celle de Hinata, de sa façon de lui toucher le bras quand il voulait attirer son attention, de son coeur serré autant de joie que d’embarras de l’avoir si proche de lui, n’était-ce que pour une poignée de minutes. Aone s’était depuis trouvé une affection toute particulière pour les tournesols, ces grandes plantes un peu gauches irrémédiablement attirées par le soleil. La photo avait été tiré en deux exemplaires, un pour chacun. Aone évitait de se demander ce que Hinata avait fait du sien.


Chassant ces idées malvenues pour un soir de fête, il profita que Natsu ait le dos tourné pour donner quelques criquets à Tank, sa tortue de compagnie. La petite adorait s’occuper de la tortue, mais avait une peur bleue des insectes. Il la laisserait verser quelques granulés dans l’aquarium un peu plus tard. Absorbé par la contemplation du petit reptile qui gobait son repas comme s’il ne l’avait pas nourri depuis quinze jours, Aone entendit un minuscule craquement, à peine perceptible, suivi d’un cri suraigu.


— Hiii ! couina Natsu quand il se retourna. Je… je te jure que c’est pas moi ! Il s’est cassé tout seul !


Elle montrait le cadre sur la commode, qui n’avait pas bougé d’un pouce depuis qu’Aone avait fait les poussières, quelques heures plus tôt. Il s’approcha et constata, médusé, que la vitre s’était fendillée. Une cassure nette, sans impact apparent, comme s’il s’était véritablement cassé tout seul. La balafre couvrait tout le côté gauche de la photo, où se trouvait Hinata. Aone déglutit. Il n’était pas du genre superstitieux, mais cela ressemblait fortement à un mauvais présage. Non, c’était sans doute dû à l’usure, ou bien à une micro-secousse sismique qu’ils n’auraient pas ressentie. Ces choses-là arrivaient. Il se reprit, ébouriffa les cheveux de Natsu pour lui signifier qu’il ne lui en voulait pas et la laissa lui montrer ce qu’elle avait sorti de sac.


Elle passa les vingt minutes suivantes à le badigeonner de maquillage vert et à tracer avec soin, à l’aide d’un crayon gras noir, des cicatrices tout le long de son visage. Un serre-tête avec un boulon de chaque côté complétait le costume à la perfection. Pour compléter le déguisement, Aone enfila une veste d’uniforme usée, qui ne lui allait plus depuis la fin de la première année. C’était étriqué et parfaitement inconfortable, mais Natsu semblait aux anges devant sa créature de Frankenstein. Elle colla leurs deux visages pour une photo qu’elle prit avec le portable d’Aone et envoya tout de suite à sa mère. Aone la regarda, étonné de la facilité déconcertante avec laquelle elle manipulait l’appareil, et essuya du bout du pouce la trace verte qui s’était déposée sur la joue de Natsu quand elle l’avait touché.


— On peut l’envoyer à Shōyō aussi ? demanda-t-elle avec un grand sourire.


Aone hocha la tête. Il ne fallut pas plus de quelques secondes à Natsu pour trouver son frère dans la liste de contact.


— Nous-aussi-on-s’amuse, se dicta-t-elle à haute voix. Nos-costumes-sont-les-mieux. C’est bon, j’ai bien écrit ?


Elle tourna l’écran vers Aone, qui confirma que tout était en ordre, même s’il n’avait jeté qu’un bref coup d’oeil à ce qu’avait écrit Natsu. Son attention se retrouva happée par le précédent message, le dernier qu’il avait échangé avec Hinata. Il datait du 13 août, soit plus de deux mois auparavant, presque trois. La petite coche « Lu » apparut quelques secondes plus tard, mais aucune réponse n’arriva.


Une fois le message envoyé, Natsu acheva de nourrir Tank, Aone demanda à Futakuchi de le rejoindre directement en centre-ville, si possible déguisé, et ils partirent.


Les rues grouillaient d’enfants, accompagnés de leurs parents ou, pour les plus grands, en grappe de six ou sept. Aone savait que des animations étaient organisées pour l’occasion dans le grand parc municipal, aussi fit-il en sorte que Natsu s’y dirige en faisant son porte-à-porte. Lui restait en retrait, juste assez près pour la surveiller.


— Eh bien, quelle dégaine, entendit-il dans son dos tandis qu’une vieille dame déversait des poignées de bonbons dans le panier de Natsu.


Il se retourna pour faire face à Futakuchi. Il avait revêtu un costume noir, tiré ses cheveux en arrière et s’était coiffé de deux petites cornes rouges. Simple, mais efficace. Aone n’eut pas le temps de réagir que Natsu surgissait entre eux pour bondir dans les bras du nouvel arrivant.


— Kenji !


Futakuchi, qui s’y attendait sans doute, la réceptionna sans difficulté et sortit de sa poche une poignée de bonbons aux fruits dans leur emballage multicolore.


— Tu as été une enfant sage, cette année, Natsu ?


La petite s’empressa de hocher la tête et tendit la main. Mais Futakuchi, loin de lui céder la récompense tant attendue, ferma le poing et les tint hors de portée.


— Dommage, dit-il avec un sourire en coin. Moi, je suis le Diable, tu sais, je n’aime que les enfants pas sages.


Natsu, loin de se laisser démonter, baissa les yeux vers son panier et y farfouilla pour en extraire un paquet, qu’elle montra à Futakuchi.


— Et si je te donne des Coca qui piquent en échange ?

— Toi, tu sais me parler, répondit-il en plaçant les friandises dans la main libre de l’enfant.


Il la posa à terre et ils continuèrent tous trois leur chemin à travers les rues sinueuses de la ville. Aone, épuisé, finit par se laisser distancer par les deux autres. Il s’était levé plus tôt que d’habitude à cause de son stage et, depuis qu’il habitait seul dans son appartement, il comprenait pourquoi sa mère le tannait pour qu’il range derrière lui. Il avait passé deux heures à remettre de l’ordre avant l’arrivée de Natsu. Résultat, il n’avait plus qu’une envie : rentrer vite et aller se coucher. Hitomi leur avait accordé une permission exceptionnelle jusqu’à vingt-trois heures et il se doutait que la petite voudrait profiter de chaque minute à laquelle elle avait le droit.


Koganegawa les rejoignit à l’entrée du parc, où ils passèrent une bonne partie de la soirée. Une dizaine de bénévoles animaient des ateliers de peinture de masque, des jeux qui consistaient à plonger ses mains dans des boîtes remplies d’objets à la texture répugnante pour tester son courage et une conteuse s’était installée dans un coin pour raconter de vieilles histoires de yokai à un public captivé. Aone se laissa finalement entraîner par les festivités et le temps passa bien plus vite qu’il ne l’aurait cru. Il était près de minuit quand il se sépara de ses deux amis et prit le chemin de l’appartement avec Natsu.


À cette heure, les rues avaient retrouvé le calme habituel de la nuit. Les enfants, satisfaits de leur butin, étaient rentrés chez eux et devaient déjà dormir. Natsu marchait plusieurs mètres devant Aone, encore pleine d’énergie. Il traînait le pas derrière elle, terrassé par la fatigue. Il songea qu’il devrait se démaquiller en arrivant, puis se dit qu’il mettrait une serviette de toilette sur son oreiller et s’occuperait de se laver après une longue nuit de repos.


Au détour d’une ruelle, une silhouette attira son attention. Il s’arrêta pour l’observer un instant, alerté par son comportement curieux. Nimbé d’une lumière douce, un jeune homme se tenait debout au milieu de la voie, immobile, le regard fixé droit devant lui. Tenant entre les mains une longue fleur de tournesol, il portait un kimono mortuaire, blanc et, comme le veut la tradition, croisé vers la droite. Du sang s’étendait sur le tissu, au niveau de l’épaule et sur le col, agglutinait entre eux ses cheveux. De beaux cheveux roux qu’Aone aurait reconnus entre mille.


Il resta interdit devant cette vision, oubliant complètement Natsu qui le distançait. Ce n’était pas possible, il ne pouvait pas être là. Hinata se trouvait en ce moment-même à des dizaines de kilomètres de là, il faisait la fête avec ses amis, célébrait leur qualification au tournoi de Printemps. Quoi qu’il voyait là, ce n’était pas Shōyō Hinata.


L’apparition remarqua enfin sa présence et quand elle leva les yeux vers lui, ils se remplirent de tristesse. Leur pourtour se teinta de rouge, comme s’il était sur le point de pleurer. Il semblait perdu, portait au visage une expression de sidération. Ses mains, elles aussi couvertes de sang, se serrèrent autour de la tige du tournesol. Hinata fit un pas vers Aone, qui remarqua à ce moment qu’il ne portait pas de chaussures. Tout de suite, il eut envie de se précipiter vers lui, de s’assurer que tout allait bien et de le serrer contre lui. Peu importait le fossé qui s’était crée entre eux ces derniers mois ; il serait toujours là, prêt à répondre à l’appel dès que Hinata aurait besoin de lui, prêt à l’aider et à le protéger. Il fit lui aussi un pas.


— Takanobu !


Il tourna la tête et vit Natsu revenir vers lui au pas de course, tenant sa longue jupe dans ses mains pour ne pas se prendre les pieds dedans. Elle fit tomber quelques bonbons sur le chemin, s’arrêta, se pencha pour les ramasser et repartit.


— Ben alors, t’es dans la lune ou quoi ?! l’admonesta-t-elle en arrivant à sa hauteur.

— Je…


Il se tourna vers la ruelle, mais elle était vide. Plus aucune trace de l’apparition ne subsistait, elle était repartie aussi vite qu’elle était venue. Natsu lui lança un regard curieux.


— Rien. Tu as raison, rentrons vite.


Ils regagnèrent l’appartement et ne tardèrent pas à se coucher. Aone se passa un peu d’eau sur le visage, moins pour se débarbouiller que pour se remettre les idées en place. Il ne comprenait toujours pas ce qu’il venait de voir, mais il ne pouvait s’agir que d’un délire dû à la fatigue. Il tâcha d’oublier cette vision et se coucha.


La sonnerie de son téléphone le réveilla sept heures plus tard ; l’écran affichait le nom de Futakuchi. Il répondit dans un grognement.


— Comment ça va, toi ? demanda son coéquipier sans prendre le temps de le saluer.


À l’autre bout du fil, Futakuchi semblait tendu, nerveux. Aone, aussi évasif qu’à son habitude, répondit que ça allait, même s’il était fatigué.


— Natsu est encore avec toi ? Elle le prend comment ?


Aone fronça les sourcils. Elle prend comment quoi, au juste ?


— Tu ne sais pas, c’est ça ? demanda Futakuchi après un long silence.


Le ton lui fit penser bien plus à une affirmation qu’à une question. Mais bien plus que la terrible nouvelle qu’il allait se voir annoncé, il s’inquiétait pour Futakuchi. Il avait connu son ami toujours, au mieux, détaché, au pire narquois. Le sérieux et la gravité dont il faisait preuve lui laissait craindre le pire.


— J’arrive. Tu bouges pas. Tu réveilles pas Natsu. Tu allumes pas la télé, tu regardes pas Internet. OK ?


Aone acquiesça avant même d’avoir compris ce que disait Futakuchi. Il se leva et, sur la pointe des pieds, se glissa dans la salle de bains où il termina de se démaquiller. Natsu, endormie à poings fermés sur son futon, ne réagit pas. Aone s’habilla. Alors qu’il jetait un coup d’oeil distrait à l’enfant recroquevillée sous sa couverture, son regard fut attiré par le cadre, toujours brisé.


Le téléphone d’Aone vibra dans sa poche.


✉ Je suis là. Rejoins-moi en bas, faut pas qu’on en parle dans l’appart.


Toujours aussi intrigué, Aone sortit de l’appartement sur la pointe des pieds et verrouilla la porte derrière lui. Il s’en voulait un peu de laisser Natsu seule ; si elle se réveillait pendant qu’il était parti, elle s’inquièterait sûrement. Il se rasséréna en se disant qu’il n’allait pas loin et qu’elle pourrait le voir de la fenêtre.


La boule au ventre, il rejoignit Futakuchi. Son ami affichait un air grave qui ne lui ressemblait pas ; il tenait le journal du jour entre les mains.


— Assieds-toi.


Aone ne songea même pas à le contredire, le ton de sa voix ne souffrait aucune opposition. Futakuchi lui tendit le journal.


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