La Complainte de l'Outremangeur

Chapitre 1 : Kageyama

875 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 23/10/2020 16:20

« La viande est une nourriture pour les bêtes féroces ; il est impropre de la manger », voilà ce que disait Grand-Père quand Kageyama lui demandait pourquoi personne dans la famille ne mangeait jamais de viande. Petit, il lui parlait de la bienveillance à laquelle devaient aspirer les bodhisattvas, lui lisait les soutras et lui parlait de l’empereur Ashoka. Il lui acheta un lapin, pour lui apprendre à traiter toute forme de vie avec respect. Et même si on le regardait parfois de travers à l’école, jamais Kageyama ne remit en doute ces enseignements. Il arrivait que les professeurs s’inquiètent de cette drôle de lubie, le trouvent trop maigre, pas assez nourri, ou que d’autres se fâchent et lui reprochent de ne chercher qu’à faire son intéressant. Cependant, une fois sorti de l’école primaire, puisqu’il amenait son propre bento pour le déjeuner, en dehors d’une poignée de remarques curieuses, personne ne lui reprocha plus ses habitudes alimentaires. Elles devinrent une seconde nature, une simple façon d’être, différente de la norme mais bien inoffensive, comme Misaki, qui était catholique ou bien Matsuda, qui vivait dans une famille recomposée. Pas de quoi fouetter un chat.


Pas une fois Kageyama ne se laissa tenter. Au début, il voulait simplement suivre les enseignements de son grand-père, qu’il avait toujours trouvé plein de bon sens ; il aimait voir la fierté dans ses yeux quand il se comportait comme il faut. Puis vint la crainte.


Un jour, alors que Kageyama entrait en deuxième année de collège, sa soeur Miwa revint en pleurs d’une journée shopping avec ses amies. Elles s’étaient arrêtées dans un petit restaurant de brochettes en ville et, pour ne pas se sentir exclue, Miwa en avait mangé une, elle aussi. Du poulet, précisa-t-elle. Jamais Kageyama n’avait vu son grand-père dans un tel état de rage. Le vieil homme, pourtant déjà frêle, l’attrapa par le col et la traîna jusqu’à un débarras. Miwa y resta enfermée toute une semaine, nourrie d’un seul bol de riz par jour, tandis que Grand-Père montait la garde. De l’encens brûlait en permanence et la porte du débarras était scellée à l’aide d’un talisman, comme pour empêcher un démon d’en sortir. Kageyama fut plusieurs fois tenté de contourner la maison et casser le carreau pour glisser quelques biscuits à Miwa ; mais la terreur sourde qu’il voyait dans les yeux de son aïeul et les hurlements de sa soeur qui emplissaient la maison suffirent à le dissuader. Au collège, quand les amies de Miwa vinrent lui demander de ses nouvelles, il prétendit, comme on le lui avait demandé, qu’elle avait contracté une mauvaise grippe.


Au bout du septième jour, Grand-Père ouvrit enfin la porte. Miwa était si faible qu’il dût la porter jusqu’à son lit. Elle n’eut que la force de secouer la tête quand Grand-Père lui demanda : « La sens-tu encore ? ». Kageyama ne comprit pas la question, mais le regard de Grand-Père était sans équivoque : s’il le prenait un jour à manger de la viande, il lui ferait subir le même sort.


Il le présentait toujours comme un choix, quand on lui posait la question. Bien sûr qu’il décidait lui-même et que s’il lui prenait un jour l’envie de manger de la viande, il le ferait sans hésiter. Il n’en avait pas envie voilà tout. Et puis, Grand-Père le laissait libre de manger des oeufs et boire du lait s’il le souhaitait. Il ne manquait de rien et n’avait aucun mal à refuser la nourriture qu’on lui offrait.


Pourtant, quand il fit enfin partie de l’équipe de Karasuno et que Daichi lui tendit une brioche au porc, il la prit. Il comprenait enfin ce que voulait dire Miwa, quand elle parlait de ses pairs et de son envie d’être comme tout le monde, pour une fois. L’esprit de corps aussi était un des aspects fondamentaux de ce que Grand-Père lui avait enseigné. Et puis, si le vieillard ne l'apprenait jamais, cela ne changerait rien à sa vie.


Kageyama expira par le nez quand la farce brûlante toucha sa langue. Quelque part, il était un peu déçu, il s’attendait à mieux. Les autres faisaient un tel cirque de la viande qu’il avait fini par penser qu’il s’agissait d’une sorte de nourriture des dieux, si irrésistible qu’elle suffisait à détourner un brave homme du droit chemin. Mais non. C’était bon, mais sans plus. Étrange. Un peu mou. Sans trop de goût. Il termina sa brioche et se souvint de Miwa, affamée et affaiblie dans le débarras. Grand-Père avait réagi d’une telle façon ce jour-là que Kageyama s’était attendu à ce qu’un cataclysme déferle sur lui à l’instant-même où il croquerait sa première bouchée.


Mais rien ne s’était passé.

Tout allait bien.


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