La Complainte de l'Outremangeur
Bokuto s’éveilla, le corps couvert de sueurs froides, incapable de bouger. Ses rêves, une fois de plus, l’avaient emmené dans le square d’une petite ville de la préfecture de Miyagi. Il avait senti le froid de la fin du mois d’octobre sur sa peau, sur sa langue le goût de cerise chimique du bonbon qu’il mâchouillait, entendu les rires des enfants aux alentours. Et puis, comme à chaque fois, il l’avait vu, lui. Il n’était d’abord qu’une silhouette, une ombre indistincte à peine découpée par la lumière des réverbères tout proches. De lui, émanait un gargouillis répugnant, dans un mélange de claquements de dents et de cartilages broyés. Puis, il levait vers Bokuto ses deux grands yeux jaunes et luisants de démon.
Il l’avait vu.
Bokuto déglutit et, lentement, tourna la tête vers la table de chevet, où trônait un gros radio réveil avec affichage à cristaux liquides. Les chiffres, d’un vert agressif, étaient les mêmes. Quatre zéros. Il était minuit.
Un frisson le secoua tout entier, tandis qu’il reprenait le contrôle de ses membres. Il était là, quelque part, Bokuto le sentait au fond de ses tripes. Son côté rationnel tentait tant bien que mal de lui rappeler que c’était impossible, mais il se trompait. Bokuto sentait sa présence, là, tout près. Il se tapissait dans l’ombre, patient, n’attendant que le moment où sa proie relâcherait sa vigilance pour bondir. Il venait pour se venger et n’aurait de cesse de le tourmenter jusqu’à ce qu’il ait obtenu réparation. Bokuto s’assit dans son lit, l’oreille aux aguets. Le bruit de la ville lui parvenait, étouffé, mais dans l’appartement, le silence régnait. Il n’entendait que le battement de son propre coeur.
Doucement, centimètre par centimètre, Bokuto glissa sa main sous l’oreiller et en sortit le couteau qu’il y gardait depuis déjà quelques semaines. Il se réveillait de plus en plus souvent à la même heure, minuit pile, avec la désagréable impression qu’on l’observait. Les cauchemars, qui avaient fini par disparaître après des mois de thérapie, revenaient en même temps. Entre les nuits sans sommeil et les journées sans répit, il se sentait instable, les nerfs à vif. Et il connaissait très bien le responsable.
Le manche du couteau serré au creux du poing, il s’efforça de se calmer. Il voulut fermer les yeux mais n’osa pas, de peur que, quand il les réouvrirait, il le verrait là, juste devant lui, le visage maculé de sang, une grimace démente tordant ses traits. Il inspira profondément, puis expira. Inspira, expira. Mais c’était peine perdue. La terreur l’enserrait tout entier, bien déterminée à ne pas le lâcher.
Il aurait voulu résister. Il aurait voulu lui hurler : « Ca ne sert à rien de revenir ! Tu me fais pas peur ! », mais sa voix mourait dans sa gorge dès qu’il essayait de prononcer le moindre mot. Bokuto jeta un bref coup d’oeil sur sa table de nuit. D’ordinaire, il y posait ses médicaments, pour des cas de force majeure comme celui-ci. Il n’aimait pas les prendre. Même si elles n’avaient pas leur pareil pour chasser ses démons, ces maudites pilules l’anesthésiaient, il se retrouvait groggy et bon à rien pour les douze heures suivantes. Autant dire que sur le terrain, dans ces cas-là, il se révélait d’une inutilité crasse, aussi lent qu’une limace et pas fichu de sauter plus haut qu’un joueur de collège. Mais il avait besoin du volleyball, plus que tout. Depuis qu’Akaashi avait vidé toutes ses bouteilles dans les toilettes, il n’avait que ça pour oublier.
Sur la table de nuit, il n’y avait que le radio-réveil, son portable et une paire de boules Quiès qu’il enfilait quand il voulait dormir en pleine journée. Il se souvint qu’il avait laissé la boîte de pilules dans l’armoire à pharmacie de la salle de bains, dans l’espoir que ne plus les voir suffirait pour réussir à s’en passer.
Décidant qu’un verre d’eau lui ferait le plus grand bien, Bokuto se redressa encore un peu. Il resta un moment assis sur le bord du matelas, les orteils à quelques millimètres au-dessus du sol. S’il les posait sur le plancher, une main surgirait de sous le lit pour lui attraper les chevilles, ou bien une lame lui sectionnerait les tendons, pour qu’il ne puisse plus s’enfuir. Et alors, il serait à sa merci. Il le sentait toujours dans son dos, tout près mais pourtant insaisissable. Il respirait contre sa nuque, soufflait des souvenirs à son oreille, mais si Bokuto se tournait, sa lame brandie en guise de rempart, il ne frappait que le vide.
Allez, s’admonesta-t-il. C’est dans ta tête, tout ça, Kotaro, rien que dans ta tête. Ignorant l’angoisse qui lui tordait le ventre, il se leva enfin. Ses jambes tremblaient sous lui, mais pas de ce frisson d’excitation qu’il connaissait avant les matches. Non, elles étaient ceintes d’une terreur absurde, au point de la paralysie, à la fois prêtes à s’enfuir à toute vitesse à la moindre alerte et déterminées à rester clouées sur place. Encore une fois, il prit plusieurs lentes respirations, et se répéta plusieurs fois que tout ceci n’était que le fruit de son imagination, que les esprits vengeurs n’existaient pas et qu’il ne risquait rien.
Ce fut à ce moment qu’il lui apparut. Bokuto ne le vit que l’espace d’un instant, en périphérie de son champ de vision. Malgré lui, il poussa un cri et, son couteau brandi devant lui, se jeta dans le placard, qu’il referma derrière lui. Recroquevillé dans cet espace étroit, la tête forcée entre les genoux par l’étagère trop basse, Bokuto se mit à pleurer, épuisé. Dehors, aucun esprit frappeur ne s’amusait à le torturer, il le savait bien. La seule chose qui le hantait depuis toutes ces années n’était que sa propre culpabilité et plus il tentait de la fuir, plus elle lui collait à la peau. Mais il avait beau savoir tout cela, rien n’empêchait son cerveau de paniquer à longueur de journée. Il se prit à souhaiter se perdre dans le fond d’une bouteille de gin et au diable ses progrès, au diable ses promesses. Un ricanement sardonique le secoua entre deux reniflements. Akaashi avait pris soin d’inspecter toutes ses cachettes et il n’était certainement pas en état de se traîner jusqu’au combini en bas de la rue.
Il cessa de respirer en entendant grincer la porte de sa chambre. Quelqu’un s’était introduit dans la pièce. Quelqu’un ou quelque chose. De nouveau, l’adrénaline submergea Bokuto. Son coeur, prêt à éclater dans sa poitrine pompait le sang à une vitesse folle dans ses veines. Tous ses membres grouillaient, envahis de fourmis, prêts à bondir et à frapper. Les pas se rapprochaient de plus en plus.
La porte du placard s’ouvrit. Puisqu’il n’y avait nulle part où fuir, il n’avait pas d’autre choix que de combattre. Aveuglé par la lumière du plafonnier tout juste allumée, il sentit la lame ripper mais ne vit pas l’adversaire qui lui faisait face.
Une fois ses yeux de nouveau habitués à la lumière, Bokuto put détailler son assaillant. Devant lui, Akaashi était couché au sol, replié sur lui-même. Du sang tachait le tatami.
——
— Puisque je te dis que ce n’est rien…
Ils s’étaient installés dans la cuisine et, pour couvrir le silence, avaient allumé la télévision, qui rediffusait un documentaire sur la fabrication des kimonos de geishas dans la région de Hokkaido. Bokuto s’excusa encore une fois, tout en découpant un morceau de gaze. Assis en face de lui, Akaashi pressait un linge propre au creux de sa main, où l’estafilade continuait de saigner.
— On devrait peut-être aller à l’hôpital. Tu pourrais avoir besoin de points.
Akaashi secoua la tête. Il souleva le linge et, tout de suite, sa paume se remplit de sang.
— Non, ne t’en fais pas. C’est impressionnant comme ça, mais la plaie est superficielle.
Sans un mot, il laissa Bokuto passer un coton imbibé de désinfectant sur la coupure, entourer sa main de gaze et fixer le tout avec un petit bout d’adhésif. Ce n’était pas du soin de toute première qualité, mais il avait un peu l’impression de se racheter. En se levant, il avait allumé toutes les pièces du petit appartement. Cette fâcheuse manie avait d’habitude le don d’agacer son colocataire mais, cette fois-ci, Akaashi ne fit aucune remarque. Bokuto rangea la trousse de premiers secours dans l’armoire à pharmacie de la salle de bains. Sur une des étagères, sa boîte de comprimés le narguait. Il avança la main pour s’en saisir, mais renonça au dernier moment.
— Ça fait longtemps que tu dors avec un couteau ?
Bokuto haussa les épaules. Il s’attendait à ce qu’Akaashi lui demande s’il en avait parlé au docteur Kawada, le psychiatre qui le suivait pour son stress post-traumatique et se sentit aussitôt sur la défensive. Pourtant, Akaashi n’en fit rien. Il se saisit simplement du couteau dans l’évier, le passa un peu sous l’eau et l’essuya, avant de le ranger à sa place dans le bloc. Bokuto comprit qu’à partir de maintenant, Akaashi prendrait soin de vérifier qu’il n’en manquait aucun avant de partir se coucher. Il voulut s’excuser encore une fois de lui causer tant de tracas, mais se retint de justesse. Pour donner le change, il se plongea sans grande conviction dans le documentaire qui passait à la télévision.
— Est-ce que tu as faim ? demanda Akaashi en ouvrant le réfrigérateur.
Bokuto réfléchit un instant, puis hocha la tête. Il n’avait pas tant besoin de manger que de combler le vide qui s’était creusé dans son estomac depuis que le calme était retombé. Akaashi fouina un moment puis brandit un Tupperware rouge rempli d’une mixture brunâtre.
— Ma mère nous a fait un curry, dit-il, avant d’ajouter, devant l’air perplexe de Bokuto : Il est aux légumes.
— Ça me va.
Pendant que le plat tournait dans le micro-ondes, Bokuto se demanda s’il serait un jour de nouveau capable de manger de la viande. Ces derniers temps, il parvenait à en tolérer l’odeur et c’était déjà beaucoup. Juste après l’incident, le simple fait d’y songer lui donnait envie de vomir. Longtemps, il avait dû dîner dans sa chambre quand Akaashi se préparait les petits plats apportés par Kaede. Le docteur Kawada lui conseillait toujours de s’y confronter, pour revenir un jour à la normale, mais sans forcer non plus. Il pouvait prendre son temps, l’objectif n’était pas de se presser. Trois ans avaient passé depuis ce fameux jour, qu’il n’évoquait qu’à mots couvert et pourtant, Bokuto avait parfois l’impression que les événements venaient tout juste de se produire. Il voyait le temps passer : les cheveux de sa mère blanchissaient, ses amis se mariaient et avaient des enfants, mais cette nuit fatidique lui collait à la peau comme si elle était arrivée la veille.
Bokuto attrapa la télécommande et changea de chaîne. Il zappa jusqu’à tomber sur les informations en continu où s’affichait un visage familier.
— Et c’est sur un verdict attendu que se termine le procès d’Ushijima Wakatoshi, lisait la speakerine. L’ancien jeune talent du volleyball japonais a été aujourd’hui condamné à la peine capitale pour la—
Dans un soupir, Akaashi éteignit le poste et lança à Bokuto un regard lourd de reproches. Bokuto se renfrogna ; ce n’était tout de même pas sa faute s’il était tombé dessus par hasard. Ces quelques secondes avaient suffi à faire rejaillir en lui l’idée que sa génération avait été frappé d’une malédiction. La mort les frappait tous, beaucoup trop tôt, comme si la Grande Faucheuse s’était donné comme mission personnelle de tous les couper dans leur élan. Son regard tomba sur la main bandée d’Akaashi, qui ouvrait une barquette de riz. Il avait eu de la chance de ne toucher que sa main, quelques centimètres plus à gauche et…
— Tu n’es pas encore en train de tracasser, quand même ? lança Akaashi.
— Non, non…
Akaashi se retourna vers Bokuto avec, au visage, un air qu’il lui connaissait bien. Il esquissa un sourire, se demandant comment il avait pu penser que son ami goberait un pareil mensonge.
— Bien sûr que je me tracasse… J’aurais pu te blesser gravement.
— Ne dis pas n’importe quoi. Je te connais, tu ne ferais pas de mal à une mouche.
Bokuto grimaça à cette dernière phrase. Il comprenait ce que voulait lui dire Akaashi, il savait qu’il ne cherchait qu’à le rassurer, mais le fait était que si, il était capable de faire beaucoup de mal. Même si la justice avait décidé qu’il ne serait pas puni pour ses actes, qu’il s’agissait de légitime défense, il avait tué un autre être humain. Rien ne pourrait jamais effacer ce fait.
— Désolé, souffla Akaashi quand il se rendit compte de sa bourde.
— Tu n’as pas à t’excuser.
Akaashi se détourna et sortit la boîte brûlante du micro-ondes. Il plongea une cuillère à soupe dans le curry et dressa leurs assiettes avec autant d’application que s’il s’apprêtait à les servir dans un restaurant étoilé. Bokuto ne savait pas à quoi il pensait exactement mais il connaissait ce visage : Akaashi était en train de se triturer le cerveau, passant en revue des milliers de possibilités, des millions de phrases qu’il pourrait prononcer pour améliorer les choses.
— J’aimerais pouvoir faire quelque chose pour toi… dit-il finalement, sans détacher les yeux de sa tâche.
— Tu en fais déjà énormément.
Bokuto disait vrai ; il ne s’agissait pas d’un blanc mensonge dans le but de le rassurer, ni d’une platitude qu’on lance faute de pouvoir être sincère. Akaashi avait emménagé avec lui un an auparavant, alors qu’il était au plus bas. Il avait refusé par la même occasion un poste plus prestigieux — et accessoirement beaucoup mieux payé — dans une grande maison d’édition à Osaka simplement pour rester à Tokyo avec lui. Il n’osait même pas songer à ce qu’il serait devenu s’il avait dû traverser seul cette épreuve.
— Tu sais bien ce que je veux dire… Quelque chose de concret…
Bokuto se leva et se dirigea vers l’entrée. Il fouilla dans la poche de son manteau et en sortit la médaille qu’il y gardait depuis qu’il l’avait reçue, le mois précédent. Ce n’était qu’une petite pièce de métal bleue sur laquelle avait été gravée la mention « Un jour à la fois ». Au-dessus, dans un triangle était indiqué : « Six mois ». Il revint dans la cuisine et la plaça au creux de la main d’Akaashi.
— Ca, c’est assez concret pour moi.
Akaashi observa la médaille et, quand il la redonna à Bokuto, ses yeux brillaient derrière les verres de ses lunettes. Ils mangèrent en silence et, quand ils eurent terminé, se dirigèrent vers leurs chambres respectives. Bokuto s’arrêta avant d’entrer dans la sienne.
— Est-ce que je peux abuser de ta gentillesse ? demanda-t-il avec un grand sourire.
Interloqué, Akaashi ouvrit de grands yeux mais lui rendit vite son sourire. Il comprenait très bien ce que lui demandait Bokuto. Quand ils s’étaient installés dans l’appartement, durant les premières semaines, Bokuto n’avait pas réussi à fermer l’oeil. Dès qu’il essayait de s’endormir, il entendait dans chaque petit craquement l’intrusion d’un meurtrier sanguinaire ou l’apparition d’un démon. La seule façon qu’ils avaient trouvée de chasser ces terreurs nocturnes avait été de dormir tous les deux dans la même chambre. D’abord installé sur un matelas posé à même le sol, Akaashi n’avait pas tardé à rejoindre Bokuto dans son lit. Ils n’avaient arrêté que le jour où leurs relations étaient devenues plus qu’ambiguës et que, avant d’éteindre la lumière, ils avaient échangé un baiser. À cette époque, Bokuto sortait à peine la tête de l’eau et voulait se reprendre en main avant de se lancer dans des histoires de coeur. S’il lui avait dit oui et avait tout fait foirer à cause de ses problèmes, jamais il n’aurait pu se le pardonner.
Ils se serrèrent tous deux sur le petit lit une place de Bokuto, qui éteignit la lumière. Un instant, il songea à poser ses lèvres sur celles d’Akaashi, mais se dit finalement qu’ils avaient eu leur dose de sensations fortes pour la soirée. Ils auraient tout le temps de se rattrapper plus tard. Epuisé par sa longue journée, Akaashi s’assoupit le premier. Bokuto ne tarda pas à l’imiter. Il ferma les yeux mais, au moment où il sentait le sommeil l’emporter, il sentit une présence dans la chambre.
Debout à côté du lit, nimbé d’un halo de lumière douce, Hinata les regardait. Il portait un short rouge et un t-shirt orné d’une tête de panda, que Bokuto reconnut comme le pyjama qu’il portait pendant le camp d’entraînement à Fukurodani. Il les observait, serein et, quand son regard croisa celui de Bokuto, ses yeux semblait demander s’il pouvait les rejoindre. Bokuto tendit le bras, invitant. De tous les esprits qui l’avaient tourmenté au fil des années, celui-ci était le seul qu’il accueillait avec bonheur. Il irradiait d’une énergie tranquille, qui balayait toute la terreur, comme pour dire : « Ca y est, c’est bon, tu y es arrivé ».
Hinata grimpa sur le lit et s’allongea sur le peu de place restante, tout contre Bokuto. Du bout des doigts, il caressa l’avant-bras d’Akaashi, qui tressaillit à ce contact. Son corps ne pesait rien sur les draps, mais il émanait de lui une chaleur apaisante qui précipita Bokuto dans les bras de Morphée.
Quand il ouvrit les yeux, le lendemain matin, Hinata avait disparu. Le poids qui alourdissait la chambre depuis des mois s’était levé. Il avait emmené Kageyama avec lui, enfin. Akaashi, lui, était toujours là. Il s’éveilla à son tour et gratifia son ami d’un sourire ensommeillé. Bokuto se serra un peu plus contre lui.