L'enfant
"Asseyez-vous!"Dit le commandant Trahearne en fixant la nouvelle venue. C'était mercredi soir, et le Sylvaris avait consacré la journée à une tâche un peu particulière: recevoir les soldats volontaires qui voulaient partir pour Orr, et plus particulièrement ceux sortant tout droit des écoles militaires. Cela lui permettait non seulement de rester proche des soldats qu'il avait sous ses ordres, mais surtout, il les mettait en garde concernant l'horreur qui les attendait sur le front. Il leur faisait gentimment comprendre que ce n'était pas une guerre d'héros et d'héroïsme comme on le racontait depuis que la boucherie barbare qui ravageait les terres désolées d'Orr. La recrue, une dénomée Iryenna, s'assit sur la chaise de bois, devant le bureau en chêne massif. À ce qu'il savait, elle sortait de l'académie militaire, et avait obtenu des résultats exceptionnels: "Archère hors-pair dotée d'un sens de la stratégie affuté, calme en situation de crise, et resistante physiquement" Attestait le document qu'on lui avait procuré. Il la regarda, levant les yeux de son document: elle semblait regarder le décor autour d'elle avec l'oeil vif et alerte de celle qui remarque et note dans un coin de son esprit chaque petit détail. Bien que l'on se trouvait dans le bureau du chef des armées du Pacte, le mobilier y était simple, et très peu orné. La petite salle avait pour seule décoration une cheminée dans laquelle brûlait un feu qui inondait la salle de sa lumière dansante, quelques armes accrochées sur les murs en pierre grise, ainsi que deux banières du Pacte, fièrement accrochées derrière le bureau. Le parquet vernis luisait et renvoyait l'éclat des flammes, et le sol luisait d'une douce lueur. Une agréable odeur de bois emplissait la salle. Elle dégagea la mèche de cheveux rouges sang qui lui tombaient devant l'oeil droit, puis regarda le Sylvaris dans les yeux, considérant avec respect mais froideur l'homme à la tête de la plus grande armée de Tyrie. Il rompit le silence:"Vous savez qu'Orr est une région désolée, sans arbres et sans soleil et que vous risquer d'y rester un bout de temps, si n'est pour l'éternité. Cette guerre n'est pas pour les âmes sensibles, et certains soldats désertent ou se suicident une fois là bas.-Vous ne savez pas d'où je viens...-Effectivement... Mais je doute que ce que vous avez vécu soit pire que ce qui vous attend là bas...-J'ai tant approché la mort que j'ai senti son haleine froide sur ma peau...-Alors racontez moi, j'ai hâte de savoir...-Vous ne voulez pas savoir...-Vous ne voulez pas vous le remémorer plutôt, non? À moins que vous ne mentiez, fit-il d'un air de défis.-Très bien... Je vais vous raconter, si vous y tenez tant.Je suis née au Promontoire, dans une famille qui n'était pas des plus enviables: mon père battait ma mère quasiment tous les deux jours, et n'avait qu'un très maigre salaire. Autant vous dire que nous ne roulions déjà pas sur l'or à ce moment là mais, un jour, Julia, ma mère, après avoir vu son mari nous taper moi et ma soeur, a versé quelque chose dans son verre de vin, et il est mort dans l'heure qui a suivi, nous laissant vivre avec encore moins d'argent: elle pouvait supporter les violences conjugales, mais elle est devenue folle de rage dès qu'il s'en ai pris à nous... Quand l'enquête a été ouverte, elle avait joué la pauvre veuve éplorée, et cela avait réussi à flouer les Séraphins, et la cause du décès n'a jamais été trouvée... Officiellement... J'avais alors cinq ans. Mais tout a commencé à réellement changer un après midi de décembre 1310... La faim me tenaillait, comme chaque jour, et j'étais assise dans la pièce qui à l'époque me servait de salon. L'unique pièce qui nous servait de maison, perchée sur les toits du Promontoire, exiguë, étouffante l'été, glaciale l'hiver. Six étages à monter et à descendre pour aller chercher de l'eau et de la nourriture quand il y en avait. Certains disent que des gens pauvres se contentent de ce qu'ils ont, et sont heureux tels quels. Mais pas nous. Nous ne pouvions nous contenter de rien, puisque nous n'avions rien. J'avais mangé un bout de pain hier soir, et en ce début d'après midi d'hiver, j'étais à jeun, ce qui ne changeait rien à d'habitude. Ma mère entra dans la salle, de retour d'un petit travail, qu'elle avait effectué pour une misère, mais qui était une aubaine. Elle tapota sa robe en lambeaux afin d'en faire tomber la poussière, essuya à l'aide d'un mouchoir déchiré son visage rouge et perlé de sueur, jetant sur moi un regard épuisé et triste, presque désolé. Elle me souria comme elle le faisait si souvent, d'un sourire maladroit mais sincère: maternel. Je décidais donc de sortir afin d'aller mendier quelques pièces aux passants, espérant récolter assez pour manger ce soir, une activité quotidienne, qui nous permettais ma soeur et moi, d'aider la famille comme on pouvait. Je descendais les escaliers lentement, peu exitée à l'idée de me traîner dehors en plein hiver, pour aller demander des pièces pendant que passaient devant moi des gens aux bras chargés de paquets d'Hivernel. Je croisais ma soeur en bas, discutant avec deux autres enfants, aussi pauvres que nous. Je lui adressais un sourire qu'elle me rendit tendrement. J'avais onze ans, elle douze. Nous nous parlions peu, mais étions néanmoins très proches l'une de l'autre. Et je sortait donc, en cette fin de journée, mes longs cheveux parfaitement lisses, bruns, ondoyant au rythme de mes pas. J'étais à l'époque très fine, voire maigre, à cause du manque de nourriture. Dans ma petite robe rouge délavée m'arrivant aux genoux, je me dirigeais vers le quartier des commerçants, où le passage était plus important, et, une fois arrivée, je m'adossais à un mur, recroquevillée dans le froid de l'hiver, mes jambes à moitié seulement recouvertes par le coton de ma robe. Et j'attendis, grelottant de froid, regardant passer devant moi des dizaines et des dizaines d'hommes et de femmes, des dizaines de vies heureuses que je n'aurais jamais, même si je leur tendais les bras jusqu'à les toucher presque, les effleurer, sentir la douceur du foyer, le doux parfum de la viande rôtie au feu de bois, la douce chaleur du poêle en hiver... Mais je n'aurai jamais que l'âcre odeur de poussière de notre taudis, la neutralité pourtant si réconfortante du pain, et la froide brûlure des soirs d'hiver. De temps à autre un passant me laissait une petite pièce de bronze ou d'argent dans le pot que j'avais posé devant moi, et je le gratifiait d'un regard, certes piteux, mais reconnaissant, car, frigorifiée, je ne trouvais pas la force de parler. Je me traînais ainsi de rue en rue pendant des heures, ne chassant même plus la neige qui s'accumulait sur mes genoux, et encore moins les idées noires qui ne faisaient qu'aggraver ma peine. Vers la fin de journée, un homme, grand, habillé de vêtements côssus, m'aborda gentiment, et s'accroupissant devant moi, me dit"Bonjour petite, ne reste pas là, tu va attrapper froid... Suis moi, je vais te donner une soupe, et tu pourras dormir au chaud ce soir."Plongée dans un état de semie hypothermie, je ne réfléchis pas et le suivit jusqu'à chez lui, son manteau sur mes épaules".Iryenna s'arrêta de parler, fixant Trahearne d'un oeil comme embué, se perdant dans le vide. Après un long moment d'hésitation, ce dernier risqua:"Que s'est-il passé ensuite?-Si je vous dis que je préfère ne pas en parler, vous devinez?-Je vois.... Désolé...-Ce n'est pas grave. Je continue:Il me jetait donc, plusieurs heures plus tard, en tenue humiliante, dans la nuit noire hivernale, traumatisée et brisée. Je rentrait chez moi, le visage couvert de larmes glaciales, pieds nus, titubant dans la lumière dansante des torches sur un parquet de neige. Je passais les quatres prochains jours au lit, tordue de douleur sur mon fin matelas, ne dormant que d'un sommeil gâché par les cauchemars, et je me réveillais, couverte de sueur et parfois de sang sur les hanches et les jambes. Plus jamais après cela ma mère ne m'envoya mendier, ni moi ni ma soeur qui ne sut jamais ce qu'il m'était arrivé. Ma misérable vie ne fut plus jamais la même, mais elle continua néanmoins, jour après jour, galère après galère... Un matin de janvier, un mois plus tard, nous vîmes, sur une petite place du nord du Promontoire, le corps sans vie de celui qui m'avait emmené en ce soir d'Hivernel. La corde au coup, les yeux picorés par les corbeaux, une pancarte a l'encre effacée par la pluie clouée dans le dos. Jugé par ses pairs, sans pitié. Un témoin de la barbarie de ce monde... Préservant le secret, préservant ma soeur, je ne dis rien, et jetais un oeil morne au cadavre. Le monde se portait mieux ainsi....