Mad Love (Jerome Valeska)
Le soleil avait entamé sa déclinaison nocturne dans le ciel de la Louisiane, et Jérôme sortait de chez lui en claquant la porte. Sa mère était sortie, comme à l’usuel. Il avait prévu une veste très légère sur son débardeur, pour ne pas se laisser surprendre par les nuits encore fraîches de la fin du printemps, et avait négligé sa chemise. Même lorsque sa mère était absente, il n’aimait pas passer du temps dans cette caravane aux odeurs de la peau de Lila Valeska et d’amours adultères. Le garçon haïssait les deux odeurs, toutes deux répugnantes de la même manière à ses narines.
Alors il sortait, la nuit recouvrant peu à peu le ciel de ses ténèbres réconfortantes. Il prenait le temps de sentir sa respiration, d’observer les ombres qui s’effaçaient lentement. Il écoutait le son de chacun de ses pas, perdus dans ses pensées profondes, les mains dans les poches, les yeux rivés au sol. Il entendait les couverts tinter à l’intérieur des caravanes aux fenêtres ouvertes, les odeurs de nourritures qui traversaient le cirque, les rires lointains, ou les disputes insensées.
Il avança jusqu’à l’entrée du cirque, non loin du grand chapiteau rouge et jaune. Jérôme entra tout doucement à l’intérieur, pour rêver du magicien qu’il voulait devenir, et qu’il ne serait pourtant jamais. Il fut étonné lorsqu’il vit qu’une légère lumière pâle éclairait son milieu. Des cordes volantes pendaient là, et quelqu’un valsait dessus. Après plusieurs secondes d’hésitation, il reconnut Kaysha de loin. Elle portait un maillot unique, que les danseuses utilisaient à l’entrainement. Et elle volait, entre ces cordes, comme si ces dernières étaient l’articulation d’elle-même. Son corps musclé se découpait gracieusement dans la lumière. Elle s’emparait des cordes, les enroulant tantôt autour de sa cheville dont le pied était élégamment courbé, tantôt autour de son avant bras. Elle se lâchait ensuite dans le vide, retenue à la dernière minute par la corde qui lui évitait de s’écraser sur le sol. La souplesse dont elle faisait preuve le surpris. Elle ressemblait à une Vénus moderne, dans toute sa féminité. Il ne voyait plus le garçon qu’elle s’efforçait de paraître. Eprit par cette figure magique, Jérôme s’avança vers la lumière bleue pour voir Kaysha de plus près.
Il s’arrêta juste sous les cordes. Kaysha le remarqua enfin, et dans un élégant élan calculé de tout son corps, elle se laissa tomber juste au dessus de lui. Il tendit les bras vers elle, pendant qu’elle appuyait ses mains sur ses épaules. Il lui attrapa la taille et la fit descendre. Une fois les pieds sur le sol, elle regarda Jérôme quelques instants en reprenant silencieusement son souffle.
- C’était mon secret, dit-elle avec un sourire fatigué.
- C’était magnifique, répondit Jérôme avec une admiration contrôlée.
Kaysha baissa les yeux, gênée comme elle ne l’avait jamais été.
- Pourquoi tu m’as rien dit ?
Elle se désigna en faisant un tour sur elle-même.
- Tu me vois ? Est-ce que c’est ce que t’attendais de Wade ?
- Non. Non, répéta-t-il en pressant ses épaules dans ses longues mains. C’est Kaysha sur ces cordes. C’est la fille à qui je parle, avec qui je fais des conneries depuis que j’ai dix ans. Pourquoi tu la cache ? pourquoi tu te cache ?
Elle se détacha de lui subitement.
- Je ne suis pas... elle, soupira Kaysha.
- Peu importe, dit-il sur le même ton. Je l’ai trouvée plus incroyable que d’habitude.
Elle eut un léger sourire en coin.
- Tu sais danser ? demanda-t-elle sans transition.
Il lui fit non de la tête, comprenant qu’elle ne voulait pas parler plus. Il avait pourtant envie de lui parler encore, de connaître ses pensées les plus profondes. Mais il n’insista pas.
- Je vais t’apprendre la valse, expliqua-t-elle en lui prenant une main et en lui faisant poser l’autre sur sa taille. Très bien. D’abord tu vas me suivre, d’accord ? et après tu mèneras.
Il hocha doucement la tête, tâchant d’oublier ses réflexions, pour prendre en compte tout ce que lui disait Kaysha. Cette dernière commença à bouger.
- Détends-toi, dit-elle doucement. Voilà, c’est mieux. Attention à tes pieds… et aux miens, surtout !
Ils rirent tranquillement. Ils se déplaçaient sans bruit sur le sable du chapiteau, Jérôme maladroit et Kaysha prévenante. Leurs visages étaient dissimulés par l’obscurité de la nuit, rendus à peine visibles par la lumière au centre de la piste. Kaysha les fit s’arrêter.
- Tu te débrouilles bien, Jérôme.
Elle ne l’appelait que très rarement par son prénom. Il devait lui sembler qu’en cet instant ils étaient tout à fait égaux et que rien ne pouvait les séparer. C’est ce qu’il ressentait dans son propre être.
- Maintenant, c’est toi qui va mener, d’accord ? vas-y doucement.
Il prit le dessus sur la valse, et les deux furent rapidement synchronisés. Ils s’arrêtèrent au bout de quelques minutes, Jérôme avait la tête qui lui tournait.
Kaysha le lâcha et continuait de tournoyer de son côté. Elle dansait ainsi qu’une fée, emportée par ses mouvements fluides et gracieux, que Jérôme regardait avec intérêt. Il aurait cru voir du vent se déplacer avec tant de facilité sur cet espace noir. Avec la tranquillité des gestes mélodieux, elle revint vers lui, pour s’arrêter.
- Tu ne diras rien, hein ? demanda-t-elle le souffle coupé par l’effort.
Elle avait la voix calme et posée, moins dure, inhabituellement sereine.
- Rien à personne, répondit Jérôme en l’embrassant sur la tempe.
Elle parut si triste en cet instant. Elle laissa tomber sa tête sur le torse de Jérôme, en pensant qu’il n’y avait encore pas longtemps, elle le dépassait. Il restait tellement le dos courbé devant les autres, que personne n’avait réellement conscience de sa taille. Ils ne surent pas combien de temps ils étaient restés là, oubliant la douleur qui lançait les muscles de leurs jambes à force de rester ainsi immobiles. Elle entendait son cœur battre, et se laissa bercer par la pulsion.